(1865) Morceaux choisis des classiques français à l’usage des classes supérieures : chefs-d’oeuvre des prosateurs et des poëtes du dix-septième et du dix-huitième siècle (nouv. éd.). Classe de troisième « Morceaux choisis des classiques français à l’usage de la classe de troisième. Chefs-d’œuvre de prose. — Molière. (1622-1673.) » pp. 29-34
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(1865) Morceaux choisis des classiques français à l’usage des classes supérieures : chefs-d’oeuvre des prosateurs et des poëtes du dix-septième et du dix-huitième siècle (nouv. éd.). Classe de troisième « Morceaux choisis des classiques français à l’usage de la classe de troisième. Chefs-d’œuvre de prose. — Molière. (1622-1673.) » pp. 29-34

Molière.
(1622-1673.)

[Notice]

Molière n’a pas seulement surpassé tous ses devanciers par la richesse de son invention et la force de sa verve comique ; il s’est encore placé, par la franchise nerveuse et l’originalité piquante de son style, au premier rang des écrivains qui ont illustré la grande époque où il a vécu. Sa prose se recommande par un tour net et vif, admirablement approprié au génie de notre langue. Tel est, en outre, le mérite de ses vers : aussi aurons-nous l’occasion de parler de nouveau et plus longuement de Molière, en le considérant comme poëte. Bornons-nous à dire que, né à Paris en 1622, il termina sa carrière en 1673.

L’avare dans son intérieur.

Il veut donner à dîner, mais avec peu d’argent.

L’avare ou Harpagon ; Valère, son intendant ; Dame Claude, Brindavoine, Maître Jacques et La Merluche, ses domestiques.

Harpagon. Allons, venez çà2 tous, que je vous distribue mes ordres pour tantôt, et règle à chacun son emploi. Approchez, dame Claude : commençons par vous. Bon, vous voilà les armes à la main1. Je vous commets au soin de nettoyer partout ; et surtout prenez garde de frotter les meubles trop fort, de peur de les user. Outre cela, je vous constitue, pendant le souper, au gouvernement des bouteilles, et s’il s’en écarte quelqu’une, et qu’il se casse quelque chose, je m’en prendrai à vous et le rabattrai sur vos gages.

Maître Jacques (à part). Châtiment politique !

Harpagon. Vous, Brindavoine, et vous, La Merluche, je vous établis dans la charge de rincer les verres et de donner à boire, mais seulement lorsque l’on aura soif, et non pas suivant la coutume de certains impertinents de laquais qui viennent provoquer les gens et les faire aviser de2 boire lorsqu’on n’y songe pas. Attendez qu’on vous en demande plus d’une fois, et vous ressouvenez de porter toujours beaucoup d’eau.

Maître Jacques (à part). Oui, le vin pur monte à la tête.

La Merluche. Quitterons-nous nos souquenilles3, monsieur ?

Harpagon. Oui, quand vous verrez venir les personnes ; et gardez bien de gâter vos habits.

Brindavoine. Vous savez bien, monsieur, qu’un des devants de mon pourpoint4 est couvert d’une grande tache de l’huile de la lampe.

La Merluche. Et moi, monsieur, j’ai mon haut-de-chausses5 tout troué.

Harpagon. Tenez toujours votre chapeau ainsi, lorsque vous servirez.

(Dame Claude, Brindavoine et La Merluche sortent.)

Harpagon. Valère, aide-moi à ceci. Oh çà ! maître Jacques ; approchez-vous : je vous ai gardé pour le dernier.

Maître Jacques. Est-ce à votre cocher, monsieur, ou bien à votre cuisinier que vous voulez parler ? car je suis l’un et l’autre.

Harpagon. C’est à tous les deux.

Maître Jacques. Mais à qui des deux le premier ?

Harpagon. Au cuisinier.

Maître Jacques. Attendez donc, s’il vous plaît.

(Maître Jacques ôte sa casaque de cocher et paraît en cuisinier.)

Harpagon. Quelle cérémonie est-ce là ?

Maître Jacques. Vous n’avez qu’à parler.

Harpagon. Je me suis engagé, maître Jacques, à donner ce soir à souper.

Maître Jacques (à part). Grande merveille !

Harpagon. Dis-moi un peu, nous feras-tu1 bonne chère ?

Maître Jacques. Oui, si vous me donnez bien de l’argent.

Harpagon. Que diable ! toujours de l’argent ! Il semble qu’ils n’aient rien autre chose à dire ! de l’argent ! de l’argent ! de l’argent ! Ah ! ils n’ont que ce mot-là à la bouche, de l’argent ! Toujours parler d’argent ! Voilà leur épée de chevet2, de l’argent !

Valère. Je n’ai jamais vu de réponse plus impertinente que celle-là. Voilà une belle merveille que de faire bonne chère avec bien de l’argent ! c’est la chose la plus aisée du monde, et il n’y a si pauvre esprit qui n’en fît autant. Mais pour agir en habile homme, il faut parler de faire bonne chère avec peu d’argent.

Maître Jacques. Bonne chère avec peu d’argent ?

Valère. Oui.

Maître Jacques (à Valère). Par ma foi, monsieur l’intendant, vous nous obligerez de nous faire voir ce secret et de prendre mon office de cuisinier : aussi bien vous mêlez-vous céans3 d’être le factotum.

Harpagon. Taisez-vous. Qu’est-ce qu’il nous faudra ?

Maître Jacques. Voilà monsieur votre intendant qui vous fera bonne chère pour peu d’argent.

Harpagon. Ah ! je veux que tu me répondes.

Maître Jacques. Combien serez-vous de gens à table ?

Harpagon. Nous serons huit ou dix ; mais il ne faut prendre que huit. Quand il y a à manger pour huit, il y en a bien pour dix.

Valère. Cela s’entend.

Maître Jacques. Eh bien ! il faudra quatre grands potages et cinq assiettes. Potages… Entrées…

Harpagon. Que diable ! voilà pour traiter toute une ville entière !

Maître Jacques. Rôt…

Harpagon (mettant la main sur la bouche de maître Jacques). Ah ! traître, tu manges tout mon bien.

Maître Jacques. Entremets…

Harpagon (mettant encore la main sur la bouche de maître Jacques). Encore !

Valère (à maître Jacques). Est-ce que vous avez envie de faire crever1 tout le monde ? et monsieur a-t-il invité les gens pour les assassiner à force de mangeaille ! Allez-vous-en lire un peu les préceptes de la santé, et demander aux médecins s’il y a rien de plus préjudiciable à l’homme que de manger avec excès.

Harpagon. Il a raison.

Valère. Apprenez, maître Jacques, vous et vos pareils, que c’est un coupe-gorge qu’une table remplie de trop de viandes2 ; que, pour bien se montrer ami de ceux que l’on invite, il faut que la frugalité règne dans les repas qu’on donne, et que, suivant le dire d’un ancien, il faut manger pour vivre et non pas vivre pour manger.

Harpagon. Ah ! que cela est bien dit ! Approche, que je t’embrasse pour ce mot. Voilà la plus belle sentence que j’aie entendue de ma vie : Il faut vivre pour manger, et non pas manger pour vi… Non, ce n’est pas cela. Comment est-ce que tu dis ?

Valère. Qu’il faut manger pour vivre, et non pas vivre pour manger.

Harpagon (à maître Jacques). Oui, entends-tu ? (A Valère.) Qui est le grand homme qui a dit cela ?

Valère. Je ne me souviens pas maintenant de son nom.

Harpagon. Souviens-toi de m’écrire ces mots. Je les veux faire graver en lettres d’or sur la cheminée de ma salle.

Valère. Je n’y manquerai pas ; et pour votre souper, vous n’avez qu’à me laisser faire, je réglerai tout cela comme il faut.

Harpagon. Fais donc.

Maître Jacques. Tant mieux ! j’en aurai moins de peine.

Harpagon (à Valère). Il faudra de ces choses dont on ne mange guère, et qui rassasient d’abord : quelque bon haricot3 bien gras, avec quelque pâté en pot, bien garni de marrons.

Valère. Reposez-vous sur moi.

Harpagon. Maintenant, maître Jacques, il faut nettoyer mon carrosse.

(Maître Jacques remet sa casaque.)

Maître Jacques. Attendez. Ceci s’adresse au cocher.

Vous dites ?…

Harpagon. Qu’il faut nettoyer mon carrosse, et tenir mes chevaux tout prêts pour conduire à la foire…

Maître Jacques. Vos chevaux, monsieur ! Ma foi, ils ne sont point en état de marcher. Je ne vous dirai point qu’ils sont sur la litière : les pauvres bêtes n’en ont point, et ce serait fort mal parler ; mais vous leur faites observer des jeûnes si austères, que ce ne sont plus rien que des idées ou des fantômes, des façons de chevaux.

Harpagon. Les voilà bien malades ! ils ne font rien.

Maître Jacques. Et pour ne rien faire, monsieur, est-ce qu’il ne faut rien manger ? Il leur vaudrait bien mieux, les pauvres animaux, travailler beaucoup et manger de même. Cela me fend le cœur, de les voir ainsi exténués. Car, enfin, j’ai une telle tendresse pour mes chevaux, qu’il me semble que c’est moi-même, quand je les vois pâtir. Je m’ôte tous les jours, pour eux, les choses de la bouche ; et c’est être, monsieur, d’un naturel trop dur que de n’avoir nulle pitié de son prochain.

Harpagon. Le travail ne sera pas grand d’aller jusqu’à la foire.

Maître Jacques. Non, je n’ai point le courage de les mener, et je ferais conscience de leur donner des coups de fouet en l’état où ils sont. Comment voudriez-vous qu’ils traînassent un carrosse : ils ne peuvent pas se traîner eux-mêmes.

Valère. Monsieur, j’obligerai le voisin le Picard à se charger de les conduire ; aussi bien nous fera-t-il ici besoin1 pour apprêter le souper.

Maître Jacques. Soit. J’aime mieux encore qu’ils meurent sous la main d’un autre que sous la mienne.

L’Avare (1668), acte III, sc. 1, 2 et 5.

Singulière apologie de la musique et de la danse.

M. Jourdain (bourgeois de Paris), un maître à danser, un maître de musique.

Le maître de musique. Ce sont deux arts1 qui ont une étroite liaison ensemble.

Le maître à danser. Et qui ouvrent l’esprit d’un homme aux belles choses.

M. Jourdain. Est-ce que les gens de qualité apprennent aussi la musique ?

Le maître de musique. Oui, monsieur.

M. Jourdain. Je l’apprendrai donc. Mais je ne sais quel temps je pourrai prendre ; car, outre le maître d’armes qui me montre, j’ai arrêté encore un maître de philosophie qui doit commencer ce matin.

Le maître de musique. La philosophie est quelque chose ; mais la musique, monsieur, la musique…

Le maître à danser. La musique et la danse… La musique et la danse, c’est là tout ce qu’il faut.

Le maître de musique. Il n’y a rien qui soit si utile dans un Etat que la musique.

Le maître à danser. Il n’y a rien qui soit si nécessaire aux hommes que la danse.

Le maître de musique. Sans la musique, un État ne peut subsister.

Le maître à danser. Sans la danse, un homme ne saurait rien faire.

Le maître de musique. Tous les désordres, toutes les guerres qu’on voit dans le monde, n’arrivent que pour n’apprendre pas la musique.

Le maître à danser. Tous les malheurs des hommes, tous les revers funestes dont les histoires sont remplies, les bévues des politiques, les manquements2 des grands capitaines, tout cela n’est venu que faute de savoir danser.

M. Jourdain. Comment cela ?

Le maître de musique. La guerre ne vient-elle pas du manque d’union entre les hommes ?

M. Jourdain. Cela est vrai.

Le maître de musique. Et si tous les hommes apprenaient la musique, ne serait-ce pas le moyen de s’accorder ensemble, et de voir dans le monde la paix universelle ?

M. Jourdain. Vous avez raison.

Le maître à danser. Lorsqu’un homme a commis quelque faute de conduite, soit dans les affaires de sa famille, ou dans le gouvernement d’un Etat ou le commandement d’une armée, ne dit-on pas toujours : « Un tel a fait un mauvais pas dans une telle affaire ? »

M. Jourdain. Oui, on dit cela.

Le maître à danser. Et faire un mauvais pas peut-il procéder d’autre chose que de ne savoir pas danser ?

M. Jourdain. Cela est vrai, et vous avez raison tous deux.

Le maître à danser. C’est pour vous faire voir l’excellence et l’utilité de la danse et de la musique.

Le Bourgeois Gentilhomme (1670), acte Ier, sc. 2.