(1868) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, à l’usage de tous les établissements d’instruction. Cours supérieurs. Première partie : prose « Extraits des classiques français. première partie — Sainte-Beuve. Né en 1804. » pp. 566-577
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(1868) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, à l’usage de tous les établissements d’instruction. Cours supérieurs. Première partie : prose « Extraits des classiques français. première partie — Sainte-Beuve. Né en 1804. » pp. 566-577

Sainte-Beuve
Né en 1804.

[Notice]

M. Sainte-Beuve est avant tout un peintre de portraits. Une merveilleuse sagacité psychologique assure à sa critique l’intérêt impérissable qui s’attache à toutes les œuvres où l’homme apprend à se connaître. Il sait pénétrer au fond des âmes, et nous offre la clef qui en ouvre les cachettes les plus mystérieuses. Nul ne s’insinue avec plus d’adresse dans l’intimité des consciences. On dirait qu’il a été le contemporain, l’ami de tous les personnages dont il analyse les sentiments. Il leur dérobe leur secret par mille aveux involontaires qui ressemblent à une confidence et parfois à une confession. Chaque original de son immense galerie se traduit à son insu par ce qu’il y a de plus vivant en ses écrits ; et si les traits de sa physionomie ne sont pas flatteurs, il ne doit pas en vouloir à M. Sainte-Beuve : car il n’a fait que présenter le miroir où s’est reflétée l’image.

Son talent, son génie propre consistent à dégager la substance morale des livres où il cherche les éléments d’un caractère. Comme il l’a dit, il puise dans l’écritoire de chaque écrivain l’encre dont il se sert pour parler de lui. Savoir lire, voilà son art inimitable. Ses œuvres sont une encyclopédie qui embrasse la philosophie, la politique, l’histoire, la poésie, l’éloquence et les arts, l’antiquité et les temps modernes, la littérature étrangère et contemporaine, en un mot toutes les formes de l’esprit humain, depuis le cèdre jusqu’à l’hysope. Son bon sens fin et malicieux va d’un sûr instinct chercher en tout sujet l’essence de la fleur pour en exprimer le suc et le parfum. Ses Causeries du lundi eussent fait les délices de l’épicurien Montaigne, et seraient devenues son Plutarque français. Nul n’a plus contribué à former les connaisseurs délicats, à élargir le temple du goût, en sorte qu’il devienne une église universelle, où se rencontrent tous les croyants de cœur sincère qui ont adoré le beau dans tous les temps, sans distinction de frontières et de patrie.

Qu’est-ce qu’un classique 1 ?

Un vrai classique, comme j’aimerais à l’entendre définir, c’est un auteur qui a enrichi l’esprit humain, qui en a réellement augmenté le trésor, qui lui a fait faire un pas de plus, qui a découvert quelque vérité morale non équivoque, ou ressaisi quelque passion éternelle dans ce cœur où tout semblait connu et exploré ; qui a rendu sa pensée, son observation ou son invention, sous une forme, n’importe laquelle, mais large et grande, fine et serrée, saine et belle en soi ; qui a parlé à tous dans un style à lui, et qui se trouve aussi celui de tout le monde, dans un style nouveau, sans néologisme, nouveau et antique, aisément contemporain de tous les âges.

Un tel classique a pu être un moment révolutionnaire, il a pu le paraître du moins, mais il ne l’est pas ; il n’a fait d’abord main basse autour de lui ; il n’a renversé ce qui le gênait que pour rétablir bien vite l’équilibre au profit de l’ordre et du beau.

Je ne me dissimule pas que cette définition excède un peu l’idée qu’on est accoutumé de se faire sous ce nom. On y fait entrer surtout des conditions de régularité, de sagesse, de modération et de raison, qui dominent et contiennent toutes les autres. En ce sens, les classiques par excellence seraient les écrivains d’un ordre moyen, justes, sensés, élégants, toujours nets, d’une passion noble encore, et d’une force légèrement voilée. Marie-Joseph Chénier a tracé leur poétique en ces vers où il se montre leur heureux disciple :

C’est le bon sens, la raison qui fait tout,
Vertu, génie, esprit, talent et goût,
Qu’est-ce vertu ? raison mise en pratique ;
Talent ? raison produite avec éclat ;
Esprit ? raison qui finement s’exprime ;
Le goût n’est rien qu’un bon sens délicat,
Et le génie est la raison sublime.

En faisant ces vers, il pensait manifestement à Pope1, à Despréaux, à Horace, leur maître à tous. Cette théorie a du vrai, si l’on n’use qu’avec à propos, si l’on n’abuse pas de ce mot raison ; mais il est évident qu’on en abuse, et que si la raison, par exemple, peut se confondre avec le génie poétique, et ne faire qu’un avec lui dans une épître morale, elle ne saurait être la même chose que ce génie si diversement créateur dans l’expression des passions qui conviennent au drame et à l’épopée1.

Mais l’important me paraît être aujourd’hui de maintenir le culte du passé, tout en l’élargissant. Il n’y a pas de recette pour faire des classiques2 ; ce point doit être enfin reconnu comme évident. Croire qu’en imitant certaines qualités de pureté, de clarté, de correction et d’élégance, indépendamment du caractère même et de la flamme, on deviendra classique, c’est croire qu’après Racine père, il y a lieu à des Racine fils ; rôle estimable et triste, ce qui est le pire en poésie. Il y a plus : il n’est pas bon de paraître trop vite et d’emblée classique à ses contemporains ; on a grande chance alors de ne pas rester tel pour la postérité. Fontanes3, en son temps, paraissait un classique pur à ses amis : voyez quelle pâle couleur cela fait à vingt-cinq ans de distance. Combien de ces classiques précoces qui ne tiennent pas, et qui ne le sont que pour un temps ! On se retourne un matin, et l’on est tout étonné de ne plus les retrouver debout derrière soi. Il n’y en a eu, disait gaiement madame de Sévigné, que pour un déjeuné de soleil . En fait de classiques, les plus imprévus sont encore les meilleurs et les plus grands : demandez-le plutôt à ces mâles génies vraiment nés immortels, et perpétuellement florissants. Le moins classique, en apparence, des quatre grands poëtes de Louis XIV était Molière ; on l’applaudissait alors bien plus qu’on ne l’estimait ; on le goûtait, sans savoir son prix. Le moins classique après lui semblait la Fontaine ; et voyez après deux siècles ce qui, pour tous deux, en est advenu. Bien avant Boileau, même avant Racine, ne sont-ils pas aujourd’hui unanimement reconnus les plus féconds et les plus riches pour les traits d’une morale universelle ?

Du reste, il ne s’agit véritablement de rien sacrifier, de rien déprécier. Le temple du goût, je le crois, est à refaire ; mais en le rebâtissant, il suffit simplement de l’agrandir, en sorte qu’il devienne le panthéon de tous les nobles humains, de tous ceux qui ont accru pour une part notable et durable la somme des jouissances et des titres de l’esprit. Pour moi, qui ne saurais à aucun degré prétendre à être architecte1 ou ordonnateur d’un tel temple, je me bornerai à exprimer quelques vœux, à concourir en quelque façon pour le devis. Avant tout, je voudrais n’exclure personne entre les dignes ; chacun y serait à sa place, depuis le plus libre des génies créateurs, et le plus grand des classiques sans le savoir, Shakespeare, jusqu’au tout dernier des classiques en diminutif, Andrieux. « Il y a plus d’une demeure dans la maison de mon père » ; que cela soit vrai du royaume du beau ici-bas non moins que du royaume des cieux. Homère, comme toujours et partout, y serait le premier, le plus semblable à un dieu ; mais derrière lui, et tels que le cortége des trois mages d’Orient, se verraient ces trois poëtes magnifiques, ces trois Homère longtemps ignorés de nous, et qui ont fait, eux aussi, à l’usage des vieux peuples d’Asie, des épopées immenses et vénérées, les poëtes des Indiens et des Persans2. Il est bon de savoir du moins que de tels hommes existent.

Cet hommage rendu à ce qu’il suffit d’apercevoir et de reconnaître, nous ne sortirions plus de nos horizons, et l’œil s’y complairait en mille spectacles agréables ou augustes, s’y réjouirait en mille rencontres variées et pleines de surprises, mais dont la confusion apparente ne serait jamais sans accord et sans harmonie. Les plus antiques des sages et des poëtes, ceux qui ont mis la morale humaine en maximes, et qui l’ont chantée sur un mode simple, converseraient entre eux avec des paroles rares et suaves, et ne seraient pas étonnés, dès le premier mot, de s’entendre. Les Solon, les Hésiode, les Théognis3, les Job, les Salomon, et pourquoi pas Confucius4 lui-même ? accueilleraient les plus ingénieux modernes, les La Rochefoucauld et les La Bruyère, lesquels se diraient en les écoutant : « Ils savaient tout ce que nous savons, et, en rajeunissant l’expérience, nous n’avons rien trouvé. »

Sur la colline la plus en vue, et de la pente la plus accessible, Virgile entouré de Ménandre, de Tibulle, de Térence, de Fénelon, se livrerait avec eux à des entretiens d’un grand charme et d’un enchantement sacré : son doux visage serait éclairé de rayons et coloré de pudeur, comme ce jour où, entrant au théâtre de Rome dans le moment qu’on venait d’y réciter ses vers, il vit le peuple se lever tout entier devant lui par un mouvement unanime, et lui rendre les mêmes hommages qu’à Auguste lui-même.

Non loin de lui, et avec le regret d’être séparé d’un ami si cher, Horace présiderait à son tour (autant qu’un poëte et qu’un sage si fin peut présider) le groupe des poëtes de la vie civile et de ceux qui ont su causer quoiqu’ils aient chanté : Pope, Despréaux, l’un devenu moins irritable, l’autre moins grondeur ; Montaigne, ce vrai poëte, en serait, et il achèverait d’ôter à ce coin charmant tout air d’école littéraire. La Fontaine s’y oublierait, et, désormais moins volage, n’en sortirait plus. Voltaire y passerait, mais tout en s’y plaisant, il n’aurait pas la patience de s’y tenir.

Sur la même colline que Virgile, et un peu plus bas, on verrait Xénophon, d’un air simple qui ne sent en rien le capitaine, et qui le fait plutôt ressembler à un prêtre des Muses, réunir autour de lui les attiques de toute langue et de tout pays : les Addison, les Pellisson, les Vauvenargues, tous ceux qui sentent le prix d’une persuasion aisée, d’une simplicité exquise, et d’une douce négligence mêlée d’ornement.

Au centre du lieu, trois grands hommes aimeraient souvent à se rencontrer devant le portique du principal temple (car il y en aurait plusieurs dans l’enceinte), et, quand ils seraient ensemble, pas un quatrième, si grand qu’il fût, n’aurait l’idée de venir se mêler à leur entretien, ou à leur silence, tant il paraîtrait en eux de beauté, de mesure dans la grandeur, et de cette harmonie parfaite qui ne se produisit qu’un jour dans la pleine jeunesse du monde. Leurs trois noms sont devenus l’idéal de l’art : Platon, Sophocle et Démosthène.

Et malgré tout, ces demi-dieux une fois honorés, ne voyez-vous point là-bas une foule nombreuse et familière d’esprits excellents qui va suivre de préférence les Cervantes, les Molière, les peintres pratiques de la vie, ces amis indulgents et qui sont encore les premiers des bienfaiteurs, qui prennent l’homme entier avec le rire, lui versent l’expérience dans la gaieté, et savent les moyens puissants d’une joie sentie, cordiale et légitime ?

Je ne veux point continuer ici plus longtemps cette description qui, si elle était complète, tiendrait tout un livre. Le moyen âge, croyez-le bien, et Dante occuperaient des hauteurs consacrées : aux pieds du chantre du Paradis l’Italie se déroulerait presque tout entière comme un jardin ; Boccace et l’Arioste s’y joueraient, et le Tasse retrouverait la plaine d’orangers de Sorrente. En général, les nations diverses y auraient chacune un coin réservé ; mais les auteurs se plairaient à en sortir, et ils iraient en se promenant reconnaître, là où l’on s’y attendrait le moins, des frères ou des maîtres. Lucrèce par exemple aimerait à discuter l’origine du monde et le débrouillement du chaos avec Milton ; mais, en raisonnant tous deux dans leur sens, ils ne seraient d’accord que sur les tableaux divins de la poésie et de la nature.

Voilà nos classiques ; l’imagination de chacun peut achever le dessin et même choisir son groupe préféré ; car il faut choisir, et la première condition du goût, après avoir tout compris, est de ne pas voyager sans cesse, mais de s’asseoir une fois et de se fixer. Rien ne blase et n’éteint plus le goût que les voyages sans fin ; l’esprit poétique n’est pas le Juif errant. Ma conclusion pourtant, quand je parle de se fixer et de choisir, n’est pas d’imiter ceux même qui nous agréent le plus entre nos maîtres dans le passé. Contentons-nous de les sentir, de les pénétrer, de les admirer, et nous, venus si tard, tâchons du moins d’être nous-mêmes. Faisons notre choix dans nos propres instincts. Ayons la sincérité et le naturel de nos propres pensées, de nos sentiments, cela se peut toujours ; joignons-y, ce qui est plus difficile, l’élévation, la direction, s’il se peut, vers quelque but haut placé ; et, tout en parlant notre langue, en subissant les conditions des âges où nous sommes jetés, et où nous puisons notre force comme nos défauts, demandons-nous de temps en temps, le front levé vers les collines et les yeux attachés au groupe des mortels révérés : Que diraient-ils de nous 1 ?

Mais pourquoi parler toujours d’être auteur et d’écrire ? Il vient un âge, peut-être, où l’on n’écrit plus. Heureux ceux qui lisent, qui relisent, ceux qui peuvent obéir à leur libre inclination dans leurs lectures ! Il vient une saison dans la vie où, tous les voyages étant faits, toutes les expériences achevées, on n’a pas de plus vive jouissance que d’étudier et d’approfondir les choses qu’on sait, de savourer ce qu’on sent, comme de voir et de revoir les gens qu’on aime : pures délices du cœur et du goût dans la maturité. C’est alors que ce mot de classique prend son vrai sens, et qu’il se définit pour tout homme de goût par un choix de prédilection et irrésistible. Le goût est fait alors, il est formé et définitif ; le bon sens chez nous, s’il doit venir, est consommé. On n’a plus le temps d’essayer, ni l’envie de sortir à la découverte. On s’en tient à ses amis, à ceux qu’un long commerce a éprouvés. Vieux vins, vieux livres, vieux amis. On se dit, comme Voltaire dans ces vers délicieux :

Jouissons, écrivons, vivons, mon cher Horace !
……………
J’ai vécu plus que toi ; mes vers dureront moins ;
Mais au bord du tombeau, je mettrai tous mes soins
À suivre les leçons de ta philosophie,
À mépriser la mort, en savourant la vie,
À lire tes écrits pleins de grâce et de sens,
Comme on boit d’un vin vieux qui rajeunit les sens.

Enfin, que ce soit Horace ou tout autre, quel que soit l’auteur qu’on préfère et qui nous rende nos propres pensées en toute richesse et maturité, on va demander alors à quelqu’un de ces bons et antiques esprits un entretien de tous les instants, une amitié qui ne trompe pas, qui ne saurait nous manquer, et cette impression habituelle de sérénité et d’aménité qui nous réconcilie, nous en avons souvent besoin, avec les hommes et avec nous-mêmes1.

(Causeries du lundi, t. III. Édit. Garnier frères.)

L’amour de l’antique

C’est dans la jeunesse qu’il faut apprendre à lire les Anciens. Alors la page de l’esprit est toute blanche, et la mémoire boit avidement tout ce qu’on y verse. Plus tard la place est occupée ; les affaires, les soucis, les soins de chaque jour la remplissent, et il n’y a plus guère moyen qu’avec un trop grand effort de repousser la vie présente qui nous envahit de tous côtés et qui nous déborde, pour aller se reporter en idée à trois mille ans en arrière1. Et encore, pour y revenir, quand on sait les chemins, quelle préparation est nécessaire ! que de conditions pour arriver à goûter de nouveau ce qu’on a senti une fois ! Après quelques années d’interruption, essayez un peu, et vous verrez la difficulté. Il est besoin auparavant de se recueillir, de s’isoler de la vie qui fait bruit et de lui fermer la porte, de faire comme on faisait autrefois quand on voulait s’approcher des mystères, de prendre toute une semaine de retraite, de demi-ombre et de silence, de mettre son esprit au régime des ablutions et de le sevrer de la nourriture moderne. Soyez sobre, soyez à jeun ; n’allez pas lire tous les journaux dès le matin2.

Dans le tourbillon accéléré qui entraîne le monde et les sociétés modernes, tout change, tout s’agrandit et se modifie incessamment. Des formes nouvelles de talents se produisent chaque jour ; toutes les règles d’après lesquelles on s’était accoutumé à juger les choses mêmes de l’esprit sont déjouées ; l’étonnement est devenu une habitude ; nous marchons de monstres en monstres. Le vrai d’hier, déjà incomplet ce matin, sera demain tout à fait dépassé et laissé derrière. Les moules, fixés à peine, deviennent aussitôt trop étroits et insuffisants. Aussi, j’y ai souvent pensé : de même qu’autour d’un vaisseau menacé d’être pris par les glaces on est occupé incessamment à briser le cercle rigide qui menace de l’emprisonner, de même chacun, à chaque instant, devrait être occupé à briser dans son esprit le moule qui est près de prendre et de se former. Ne nous figeons pas ; tenons nos esprits vivants et fluides.

Mais aussi, que le présent, que l’avenir le plus prochain, ne nous possèdent point tout entiers ; que l’orgueil et l’abondance de la vie ne nous enivrent pas ; que le passé, là où il a offert de parfaits modèles et exemplaires ne cesse d’être considéré de nous et compris. C’est par les yeux, c’est par les arts encore, c’est par les débris des monuments qui ont gardé je ne sais quoi de leur fleur première et de leur éclat de nouveauté, que les Anciens, les Grecs, se sauvent le plus aisément aujourd’hui. Les marbres sont devenus comme les garants des livres. Phidias a été inspiré par Homère : il le lui rend et le protége à son tour. Mais cela ne suffit pas ; et je réclame la prééminence pour l’art des arts, la poésie.

O vous qu’un noble orgueil anime, qui avez pris à votre tour possession de la vie et des splendeurs du soleil, qui vous sentez hautement de la race et de l’étoffe de ceux qui ont le droit de se dire : « Et nous aussi, soyons les premiers et excellons ! » vous qu’un sang généreux pousse aux nouvelles et incessantes conquêtes de l’art et du génie, et qu’impatiente, qu’ennuie à la fin cet éternel passé qu’on déclare inimitable, veuillez y songer un peu : les Anciens, si vantés qu’ils soient, ne doivent pas nous inspirer de jalousie : trop de choses nous séparent ; la société moderne obéit à des conditions trop différentes ; nous sommes trop loin les uns des autres pour nous considérer comme des rivaux et des concurrents. Les problèmes en art, en science, en industrie, en tout ce qui est de la guerre ou de la paix, se posent pour nous tout autrement : nous avons l’étendue, la multitude, l’océan, tous les océans devant nous, des nations vastes, le genre humain tout entier ; nous sondons l’infini du ciel ; nous avons la clef des choses, nous avons Descartes, et Newton, et Laplace ; nous avons nos calculs et nos méthodes, nos instruments en tout genre, poudre à canon, lunettes, vapeur, analyse chimique, électricité : Prométhée n’a cessé de marcher et de dérober les Dieux. Nous avons une morale pratique plus largement humaine, qu’on la prenne chez saint Vincent de Paul ou chez Franklin. Mais c’est une raison de plus pour que notre fond de perspective ne cesse de nous montrer cette beauté première, cette excellence parfaite dans son cadre et en ses contours limités. Que l’admiration de nous à eux, des modernes aux vrais Anciens, à ceux qui ont le mieux connu le beau, s’entretienne de phare en phare, de colline en colline, et ne s’éteigne pas ; que l’enthousiasme de ce côté n’aille pas mourir, — ce serait une diminution du génie humain lui-même ; — non un enthousiasme crédule, aveugle et indigne d’eux comme de nous, mais un enthousiasme léger, clairvoyant, intelligent, divinateur et réparateur, qui n’est que l’émotion la plus délicate et la plus vivé en face de tant de belles choses, accomplies une fois en leur juste cercle et à jamais disparues1.

La postérité

On a comparé souvent l’impression mélancolique que produisent sur nous les bibliothèques, où sont entassés les travaux de tant de générations défuntes, à l’effet d’un cimetière peuplé de tombes. Cela ne nous a jamais semblé plus vrai que lorsqu’on y entre, non avec une curiosité vague ou un labeur trop empressé, mais guidé par une intention particulière d’honorer quelque nom choisi, et par un acte de piété studieuse à accomplir envers une mémoire. Si pourtant l’objet de notre étude ce jour-là, et en quelque sorte de notre dévotion, est un de ces morts fameux et si rares dont la parole remplit les temps, l’effet ne saurait être ce que nous disons : l’autel alors nous apparaît trop lumineux ; il s’en échappe incessamment un puissant éclat qui chasse bien loin la langueur des regrets et ne rappelle que des idées de durée et de vie. La médiocrité, non plus, n’est guère propre à faire naître en nous un sentiment d’espèce si délicate ; l’impression qu’elle cause n’a rien que de stérile, et ressemble à de la fatigue ou à de la pitié. Mais ce qui nous donne à songer plus particulièrement et ce qui suggère à notre esprit mille pensées d’une morale pénétrante, c’est quand il s’agit d’un de ces hommes en partie célèbres et en partie oubliés, dans la mémoire desquels, pour ainsi dire, la lumière et l’ombre se joignent ; dont quelque production toujours debout reçoit encore un vif rayon qui semble mieux éclairer la poussière et l’obscurité de tout le reste ; c’est quand nous touchons à l’une de ces renommées recommandables et jadis brillantes, comme il s’en est vu beaucoup sur la terre, belles aujourd’hui, dans leur silence, de la beauté d’un cloître qui tombe, et à demi-couchées, désertes et en ruine. Or, à part un très-petit nombre de noms grandioses et fortunés qui, par l’à-propos de leur venue, l’étoile constante de leurs destins, et aussi l’immensité des choses humaines et divines qu’ils ont les premiers reproduites glorieusement, conservent ce privilége éternel de ne pas vieillir, ce sort un peu sombre, mais fatal, est commun à qui porte dans l’ordre des lettres le titre de talent et même celui de génie. Les admirations contemporaines les plus unanimes et les mieux méritées ne peuvent rien contre ; la résignation la plus humble, comme la plus opiniâtre résistance, ne hâte ni ne retarde ce moment inévitable, où le grand poëte, le grand écrivain entre dans la postérité, c’est-à-dire où les générations dont il fut le charme et l’âme cédant la scène à d’autres, lui-même il passe de la bouche ardente et confuse des hommes à l’indifférence, non pas ingrate, mais respectueuse qui, le plus souvent, est la dernière consécration des monuments accomplis. Sans doute quelques pèlerins du génie, comme Byron les appelle, viennent encore et jusqu’à la fin se succéderont alentour ; mais la société en masse s’est portée ailleurs et fréquente d’autres lieux… Ce sentiment qui n’est pas sans tristesse, soit qu’on l’éprouve pour soi-même, soit qu’on l’applique à d’autres, nous devons tâcher du moins qu’il nous laisse sans amertume. Il n’a rien, à le bien prendre, qui soit capable d’irriter ou de décourager ; c’est un des mille côtés de la loi universelle. Ne nous y appesantissons jamais que pour combattre en nous l’amour du bruit, l’exagération de notre importance, l’enivrement de nos œuvres. Prémunis par là contre bien des agitations insensées, sachons nous tenir à un calme grave, à une habitude réfléchie et naturelle, qui nous fasse tout goûter selon la mesure, nous permette une justice clairvoyante, dégagée des préoccupations superbes, et, en sauvant nos productions sincères des changeantes saillies du jour et des jargons bigarrés qui passent, nous établisse dans la situation intime la meilleure pour y épancher le plus de ces vérités réelles, de ces beautés simples, de ces sentiments humains bien ménagés, dont, sous des formes plus ou moins neuves et durables, les âges futurs verront se confirmer à chaque épreuve l’éternelle jeunesse.

(Nouveaux Lundis. Édition Michel Lévy.)