Bernardon de Saint-Pierre
1737-1814
[Notice]
D’abord ingénieur et officier, Bernardin de Saint-Pierre eut une jeunesse fort aventureuse ; il promena longtemps à travers le monde, en Pologne, en Russie, à l’Ile de France, sa mélancolie inquiète et son imagination éprise de rêveries philanthropiques. Enfin, à quarante ans, après une maladie noire causée par ses épreuves et ses mécomptes, il publia les Études de la nature (1784), œuvre originale qui le rendit subitement le favori de l’opinion. Ses prétentions scientifiques y font parfois sourire les savants ; mais c’est un éloquent plaidoyer contre l’athéisme, et un hymne religieux en l’honneur de la Providence. Par l’éclat de ses descriptions et sa douceur harmonieuse, il ravit toutes les âmes sensibles.
En 1788, parut son quatrième volume, qui contenait l’épisode de Paul et Virginie, immortelle pastorale où la flamme de la passion est tempérée par le charme de l’innocence. Le fond du récit nous offre des paysages enchanteurs, et idéalisés par des souvenirs émus. Dans ce drame simple, décent, sobre et tendre, respire un génie virgilien qu’on applaudit en pleurant.
Ses derniers ouvrages, la Chaumière indienne (1791) et les Harmonies de la nature (1796) mêlent aux pages les plus riantes la fadeur d’un ton trop sentimental.
Peintre romanesque, moraliste poëte, disciple de Rousseau, dont il n’a pas la force, mais qu’il surpasse par la portée morale de son talent, Bernardin est le précurseur de M. de Chateaubriand.
Les nuages
Lorsque j’étais en pleine mer, et que je n’avais d’autre spectacle que le ciel et l’eau, je m’amusais quelquefois à dessiner les beaux nuages blancs et gris, semblables à des groupes de montagnes, qui voguaient à la suite les uns des autres, sur l’azur des cieux. C’était surtout vers la fin du jour qu’ils développaient toute leur beauté en se réunissant au couchant, où ils se revêtaient des plus riches couleurs, et se combinaient sous les formes les plus magnifiques.
Un soir, environ une demi-heure avant le coucher du soleil, le vent alizé du sud-est1 se ralentit, comme il arrive d’ordinaire vers ce temps. Les nuages devinrent plus rares, et ceux de l’ouest s’arrêtant se groupèrent entre eux sous les formes d’un paysage. Ils représentaient un continent avec de hautes montagnes séparées par des vallées profondes, et surmontées de rochers gigantesques ; sur leurs sommets et leurs flancs, apparaissaient des brouillards semblables à ceux qui s’élèvent des terres véritables. Un long fleuve semblait circuler dans leurs vallons, et tomber çà et là en cataractes ; il était traversé par un pont colossal, appuyé sur des arcades à demi ruinées. Des bosquets de cocotiers, au centre desquels on entrevoyait des habitations, s’élevaient sur les croupes et les profils de cette île aérienne. Tous ces objet n’étaient point revêtus de ces riches teintes de pourpre, de jaune doré, de nacarat1, d’émeraudes, si communes le soir dans les couchants de ces parages ; ce paysage n’était point un tableau colorié : c’était une simple estampe, où se réunissaient tous les accords de la lumière et des ombres. Ils représentaient une contrée éclairée, non en face par les rayons du soleil, mais, par derrière, de leurs simples reflets. En effet, dès que l’astre du jour se fut caché, quelques-uns de ces rayons décomposés éclairèrent les arcades demi-transparentes du pont d’une couleur ponceau, se reflétèrent dans les vallons, et au sommet des rochers, tandis que des torrents de lumière couvraient ses contours de l’or le plus pur2 ; mais la masse entière resta dans sa demi-teinte obscure, et on voyait autour des nuages qui s’élevaient de ses flancs les lueurs des tonnerres dont on entendait les roulements lointains. On aurait juré que c’était une terre véritable, située environ à une lieue et demie de nous. Mais tout à coup cet appareil fantastique, ces montagnes surmontées de palmiers, ces orages qui grondaient sur leurs sommets, ce fleuve, ce pont, tout se fondit et disparut à l’arrivée de la nuit, comme les illusions du monde aux approches de la mort. L’astre des nuits se leva sur l’horizon. Bientôt des étoiles innombrables, et d’un éclat éternel, brillèrent au sein des ténèbres. Oh ! si le jour n’est lui-même qu’une image de la vie, si les heures rapides de l’aube, du matin, du midi et du soir, représentent les âges si fugitifs de l’enfance, de la jeunesse, de la virilité et de la vieillesse, la mort, comme la nuit, doit nous découvrir aussi de nouveaux cieux et de nouveaux mondes1 !
Les forêts agitées par les vents 2
Qui pourrait décrire les mouvements que l’air communique aux végétaux ? Combien de fois, loin des villes, dans le fond d’un vallon solitaire couronné d’une forêt, assis sur les bords d’une prairie agitée des vents, je me suis plu à voir les mélilots dorés, les trèfles empourprés, et les vertes graminées, former des ondulations semblables à des flots, et présenter à mes yeux une mer agitée de fleurs et de verdure ! Cependant les vents balançaient sur ma tête les cimes majestueuses des arbres. Le retroussis de leur feuillage faisait paraître chaque espèce de deux verts différents. Chacun a son mouvement : le chêne au tronc raide ne courbe que ses branches, l’élastique sapin balance sa haute pyramide, le peuplier robuste secoue son feuillage mobile, et le bouleau laisse flotter le sien dans les airs comme une longue chevelure. Ils semblent animés de passions1 Quelquefois un vieux chêne élève au milieu d’eux ses longs bras dépouillés de feuilles et immobiles. Comme un vieillard, il ne prend plus de part aux agitations qui l’environnent : il a vécu dans un autre siècle. Cependant ces grands corps insensibles font entendre des bruits profonds et mélancoliques. Ce ne sont point des accents distincts : ce sont des murmures confus comme ceux d’un peuple qui célèbre au loin une fête par des acclamations. Il n’y a point de voix dominantes, mais des sons monotones, parmi lesquels se font entendre des bruits sourds et profonds, qui nous jettent dans une tristesse pleine de douceur. C’est un fond de concert qui fait ressortir les chants éclatants des oiseaux, comme la douce verdure est un fond de couleur sur lequel se détache l’éclat des fleurs et des fruits. Ce bruissement des prairies, ces gazouillements des bois, ont des charmes que je préfère aux plus brillants accords : mon âme s’y abandonne ; elle se berce avec les feuillages ondoyants des arbres : elle s’élève avec leur cime vers les cieux ; elle se transporte dans les champs qui les ont vus naître et dans ceux qui les verront mourir ; ils étendent dans l’infini mon existence circonscrite et fugitive. Il me semble qu’ils me parlent, comme ceux de Dodone, un langage mystérieux. Ils me plongent dans d’ineffables rêveries, qui souvent ont fait tomber de mes mains les livres des philosophes. Majestueuses forêts, paisibles solitudes, qui plus d’une fois avez calmé mes passions, puissent les cris de la guerre ne troubler jamais vos résonnantes clairières ! N’accompagnez de vos religieux murmures que les chants des oiseaux, ou les doux entretiens des amis qui veulent se reposer sous vos ombrages1.
Un pèlerinage au tombeau de Jean-Jacques
Quelques dames et quelques jeunes gens de mes amis firent un jour avec moi la partie d’aller voir le tombeau de Jean-Jacques, à Ermenonville1 : c’était au mois de mai. Nous prîmes la voiture publique de Soissons, et nous la quittâmes à dix lieues et demie de Paris, au-dessus de Dammartin. On nous dit que de là à Ermenonville il n’y avait qu’une heure de promenade. Le soleil allait se coucher lorsque nous mîmes pied à terre au milieu des champs. Nous nous acheminâmes par le sentier des guérets, sur la gauche de la grande route, vers le couchant. Nous marchâmes plus d’une heure et demie dans une vaste campagne sans rencontrer personne. Il faisait nuit obscure, et nous nous serions infailliblement égarés si nous n’eussions aperçu une lumière au fond d’un petit vallon : c’était une lampe qui éclairait la chaumière d’un paysan. Il n’y avait là que sa femme qui distribuait du lait à cinq ou six petits enfants de grand appétit. Comme nous mourions de faim et de soif, nous la priâmes de nous faire participer au souper de sa famille. Nos jeunes▶ dames parisiennes se régalèrent avec elle de gros pain, de lait, et même de sucre dont il y avait une assez ample provision. Nous leur tînmes bonne compagnie. Après ce festin champêtre, nous prîmes congé de notre hôtesse, aussi contente de notre visite que nous étions satisfaits de sa réception. Elle nous donna pour guide l’aîné de ses garçons, qui, après une demi-heure de marche, nous conduisit à travers des marais dans les bois d’Ermenonville. La lune, vers son plein, était déjà fort élevée sur l’horizon, et brillait de l’éclat le plus pur dans un ciel sans nuages. Elle répandait les flots de sa lumière sur les chênes et les hêtres qui bordaient les clairières de la forêt, et faisait apparaître leurs troncs comme les colonnes d’un péristyle. Les sentiers sinueux où nous marchions en silence traversaient des bosquets fleuris de lilas, des troënes, d’ébéniers, tout brillants d’une lueur bleuâtre et céleste. Les ◀jeunes dames vêtues de blanc, qui nous devançaient, paraissaient et disparaissaient tour à tour à travers ces massifs de fleurs, et ressemblaient aux ombres fortunées des Champs-Élysées. Mais bientôt émues elles-mêmes par ces scènes religieuses de lumière et d’ombre, et surtout par le sentiment du tombeau de Jean-Jacques, elles se mirent à chanter une romance ; leurs voix douces, se mêlant aux chants lointains des rossignols1 me firent sentir que s’il y avait des harmonies entre la lumière de l’astre des nuits et les forêts, il y en avait encore de plus touchantes entre la vie et la mort.
Une invitation à dîner
à m. hénin
7 février 1781.
J’irai vous voir à la première violette2 : j’aurai bien près de cinq lieues à aller ;3j’irai gaiement, et je compte vous faire une telle description de mon séjour que je vous ferai naître l’envie de m’y venir voir et d’y prendre une collation. Horace invitait Mécène à venir manger dans sa petite maison de Tivoli un quartier d’agneau, et boire du vin de Falerne. — Comme il s’en faut bien que ma fortune approche de sa médiocrité d’or, je ne vous donnerai que des fraises et du lait dans des terrines ; mais vous aurez le plaisir d’entendre les rossignols chanter dans les bosquets des dames anglaises, et de voir leurs pensionnaires folâtrer dans le jardin4
La patrie
Lorsque j’arrivai en France sur un vaisseau qui venait des Indes, je me rappelle que les matelots, en vue de la patrie, devinrent pour la plupart incapables d’aucune manœuvre. Les uns la regardaient sans pouvoir en détourner les yeux, d’autres mettaient leurs beaux habits, comme s’ils avaient été au moment de descendre ; il y en avait qui parlaient tout seuls, et d’autres qui pleuraient. A mesure que nous approchions, le trouble de leurs têtes augmentait : comme ils en étaient absents depuis plusieurs années, ils ne pouvaient se lasser d’admirer la verdure des collines, le feuillage des arbres, et jusqu’aux rochers du rivage couverts d’algues et de mousse, comme si tous ces objets leur eussent été nouveaux. Les clochers des villages où ils étaient nés, qu’ils reconnaissaient au loin dans les campagnes, et qu’ils nommaient les uns après les autres, les remplissaient d’allégresse ; mais, quand le vaisseau entra dans le port, et qu’ils virent sur les quais, leurs amis, leurs pères, leurs mères, leurs enfants, qui leur tendaient les bras en pleurant, et qui les appelaient par leurs noms, il fut impossible d’en retenir un seul à bord. Tous sautèrent à terre, et il fallut suppléer, suivant l’usage de ce port, aux besoins du vaisseu par un autre équipage1