(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Extraits des classiques français. Deuxième partie. Poésie — De Laprade Né en 1812 » pp. 576-582
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(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Extraits des classiques français. Deuxième partie. Poésie — De Laprade Né en 1812 » pp. 576-582

De Laprade
Né en 1812

[Notice]

M. Victor de Laprade est entre tous le poëte de l’idéal. Il aime les cimes supérieures, et sa devise pourrait être ; Haut les cœurs Dans Eleusis et Psyché, qui furent ses premières œuvres, et font revivre des légendes antiques, la nature semble être une médiatrice entre l’âme et Dieu. Il y a là des pages qui rappellent Poussin et Lucrèce, mais un Lucrèce chrétien, comme l’attestent ses Poëmes évangéliques où abondent les beaux vers animés par le souffle de la foi. En les lisant, on est ému comme en face des fresques de Flandrin. L’industrie du peintre y traduit non de molles et stériles rêveries, mais les soupirs, les accents d’un cœur religieux, le concert des voix intimes que l’enthousiasme du beau peut éveiller au fond même de la conscience. Au sentiment de l’art antique il a su allier celui de l’art chrétien. Homère et l’Évangile furent ses maîtres. Ajoutons qu’il a soutenu son essor par un progrès constant. Récemment encore, il vient de prouver la souplesse de son talent par une épopée intime, où il se fait le rhapsode d’un foyer rustique, et donne une sœur au couple immorte d’Hermann et Dorothée 3. Son vers a de l’ampleur, de l’élan, de la sérénité. Il a comparé quelques-uns de ses poëmes à un vase athénien rempli des fleurs du Calvaire 4.

Les épis du pauvre

Moissonneurs ! sans plaindre5 vos peines,
Cueillez les blés mûrs dans les plaines,
Le blé, notre bien le plus cher !
Ce grain d’or1, sous sa pâle écorce,
C’est le germe de notre force,
C’est notre sang et notre chair.
Pour le pauvre, en liant la gerbe,
Laissez quelques épis dans l’herbe ;
Qu’il glane2 un peu de ce bon grain.
Puissions-nous, dans un champ prospère,
Voir tous les fils du même père
Unis autour du même pain3 !

Le réveil de psyché

Le matin, rougissant dans sa fraîcheur première,
Change les pleurs de l’aube en gouttes de lumière ;
Et la forêt joyeuse, au bruit des flots chanteurs,
Exhale, à son réveil, les humides senteurs ;
La terre est vierge encor, mais déjà dévoilée,
Et sourit au soleil sous la brune envolée.
Entre les fleurs, Psyché, dormant au bord de l’eau,
S’anime, ouvre les yeux à ce monde nouveau ;
Et baigné des vapeurs d’un sommeil qui s’achève,
Son regard luit pourtant, comme après un doux rêve.
La terre avec amour porte la blonde enfant ;
Des rameaux par la brise agités doucement
Le murmure et l’odeur s’épanchent sur sa couche.
Le jour pose, en naissant, un rayon sur sa bouche ;
D’une main, supportant son corps demi penché.
Rejetant de son front ses longs cheveux, Psyché
Écarte l’herbe haute et les fleurs autour d’elle,
Respire, sent la vie, et voit la terre belle,
Et blanche, se dressant dans sa robe aux longs plis,
Hors du gazon touffu monte comme un grand lis4
(Psyché. Éd. Michel Lévy.)

L’invasion 1

Aux armes !

Que le moindre clocher sonne le glas d’alarmes ;
Que chacun sous son toit se dresse avec ses armes ;
Que tout hameau lointain vierge de l’étranger
Coure au-devant du flot qui nous veut submerger ;
………………
Que tout homme jaloux d’une sœur, d’une femme,
Ayant à lui son champ et sa fierté dans l’âme ;
Que tout chef d’une race, et tout enfant pieux
Qui sait sous quel gazon reposent ses aïeux,
Jurant de recouvrer cette place usurpée,
Frappe un coup de sa faux, s’il manque d’une épée.
Et, certes, nous verrons ces torrents d’ennemis
Des villes et des bourgs promptement revomis,
Et nous redeviendrons, d’insultés que nous sommes,
Libres, maîtres chez nous, comme il sied à des hommes.
(Pernette. — Éd. Didier, 1869, p. 140.)

Le franc tireur

L’étranger au pas lourd s’étendait, sans soupçons,
Devant nos chemins creux couverts par les buissons,
Quand jaillit, à travers les ronces et les lierres,
Un sifflement aigu suivi de cent tonnerres2
L’écho crépite et gronde, et nos vaillants conscrits,
Dressés et triomphants, s’élancent à grands cris :
Pas un coup de fusil qui n’ait touché son homme,
Et la balle a choisi tous les chefs qu’on renomme !
Surpris et foudroyé, le bataillon trop lent
Hésita : froids soldats, braves, mais sans élan.
Tandis qu’ils frappaient l’air d’une vaine riposte,
Et s’alignaient, chacun incertain de son poste,
Nos conscrits, bondissant à travers les halliers,
Fiers louveteaux à qui ces bois sont familiers,
Avaient refait, dans l’ombre, une halte invisible,
Et répété trois fois la décharge terrible.
Plongeant de chaque roche et de chaque fourré,
Le feu de nos chasseurs remontait par degré,
Et l’étranger laissait des morts sur chaque étage.
A chaque pas, du nombre il perdait l’avantage.
Il montait, mais d’un pied qui va se ralentir,
Et craignant de chaque arbre un coup prêt à partir.
Car déjà, de très-haut, dans leur savante fuite,
Nos chasseurs dominaient cette vaine poursuite,
Du seuil de ces grands bois dont les troncs vénérés,
Comme des combattants étroitement serrés,
Autour des longs rochers, donjons à tête grise,
Font une palissade où tout assaut se brise.
Là, de ces boucliers habile à se couvrir
La troupe s’arrêta pour vaincre ou pour mourir.
Encor bien loin, là-bas, dans les ronces grimpantes,
L’étranger gravissait péniblement les pentes,
Harassé, décimé. Nos braves jeunes gens
L’écrasaient de leurs feux rapides et plongeants ;
Et déjà les rochers, roulant par intervalles,
Suffisaient, épargnant le trésor de nos balles1.
(Pernette. — Éd. Didier, 1869, p. 197.)

La moisson

Les blés hauts et dorés, que le vent touche à peine,
Comme un jaune océan, ondulent sur la plaine2 ;
D’un long ruban de pourpre, agité mollement,
L’aurore en feu rougit ces vagues1 de froment,
Et, dans l’air, l’alouette, en secouant sa plume,
Chante, et comme un rubis dans le ciel bleu s’allume2.
Mais déjà la faucille est au pied des épis.
Les souples moissonneurs, sur le chaume accroupis,
Sont cachés tout entiers, comme un nageur sous l’onde ;
Leur front noir reparaît parfois sur la mer blonde.
Plongeant leurs bras actifs dans les flots3 de blé mûr,
Ils avancent toujours de leur pas lent, mais sûr ;
Leur fer tranchant et prompt, à tous les coups qu’il frappe,
Rétrécit devant eux l’or de l’immense nappe.
Derrière eux, le sillon reparaît morne et gris ;
Les bluets sont tombés, et les pavots fleuris ;
Et le soleil de juin, piquant comme la flèche,
Sur leur couche de paille à l’instant les dessèche.
Le sol brûle ; on dirait que la flamme a passé
Sur le terrain, déjà blanchâtre et crevassé.
Les faux marchent toujours, allongeant derrière elles
Les rangs d’épis tombés en réseaux parallèles,
Et qui semblent, de loin, tissu fauve et doré,
Des toiles de lin neuf qu’on blanchit sur le pré4.
Dans l’air lourd plus de voix, hors5 le bruit des cigales
Frappant le ciel cuivré de leurs notes égales.
Entre les moissonneurs plus de joyeux propos ;
Il est temps que midi sonne enfin le repos.
L’œuvre languit ; la main, en essuyant la tempe,
Retombe mollement avec l’eau qui la trempe1.
Les yeux cherchent ; voici, travailleurs aux abois,
Que vous voyez venir, par le sentier du bois,
Les rouges tabliers, les corbeilles couvertes
D’un linge blanc qui luit entre les feuilles vertes.
Des cris ont salué l’espoir du gai repas.
Vers l’ombre, au bout du champ, chacun marche à grands pas.
On s’assied. Les grands pains sont étalés sur l’herbe.
Le maître fait les parts, trônant sur une gerbe.
La fermière a servi les rustiques apprêts,
Et rempli d’un vin clair les écuelles de grès.
Mais déjà, sous le chêne où la mousse l’invite,
Pressant comme la soif, le sommeil descend vite.
Près de l’homme endormi, les marmots en éveil
Font leur moisson d’ivraie, et de pavot vermeil.

Une maitresse d’école

Prnette 2

Elle aimait entre tous, de son amour de mère,
Ceux dont l’âme innocente attend une lumière.
Les petits révoltés, les rôdeurs de buissons
Préféraient à leurs jeux ses charmantes leçons.
Les marmots hérissés3 ayant horreur du livre,
Quand elle ouvrait le sien, quittaient tout pour la suivre.
Dans nos rudes hameaux faits pour la liberté,
Où jamais magister ne s’était implanté,
Son foyer souriant fut la première école ;
Elle y prenait l’enfance au miel de sa parole ;
Et4 par elle, aujourd’hui, du maître à l’ouvrier,
Tous, en ces champs heureux, savent lire et prier.
Elle excitait d’un mot chez ses petits convives
Les curiosités de leurs âmes naïves……
………………
C’était près d’elle à qui se ferait écolier ;
Tout enfant chérissait son toit hospitalier.
Plus de grossiers ébats, de rixes, de maraude.
Oh ! les bons jours d’hiver, dans la salle bien chaude,
A chanter1 doucement les antiques noëls,
A se faire conter des contes éternels,
A s’empresser autour du vieux livre d’images,
A changer mille fois de plaisirs et d’ouvrages,
A mêler la prière entre les jeux divers,
Et même à réciter des fables et des vers !
Puis on posait cahier, tricot, livre, au plus vite :
Les châtaignes fumaient dans l’immense marmite,
Les branches de raisins2 s’abaissaient du plafond,
La corbeille de noix se vidait jusqu’au fond,
Et les pommes d’api, fraîches comme l’aurore,
Sautaient et bondissaient sur la table sonore3.
(Pernette. Didier, Librairie académique.)

A la jeunesse

On dit qu’impatient d’abdiquer4 la jeunesse,
Aux sordides calculs vous livrez vos vingt ans ;
Qu’à moins d’un sang nouveau qui du vieux sol5 renaisse,
La France et l’avenir ont perdu leur printemps.
On dit que le franc rire est absent de vos fêtes ;
Que l’ironie à flots y coule par moments ;6
Que chez vous le plaisir, pour parer ses conquêtes,
Rêve, au mépris des fleurs, l’or et les diamants ;
Que vous refuseriez l’amour et le génie,
Si Dieu vous les offrait avec la pauvreté ;
Que vous n’auriez jamais pour la Muse bannie
Un seul regret, pas plus que pour la liberté !
On dit vos cœurs tout pleins d’ambitions mort-nées :
On dit que vos yeux secs se refusent aux pleurs ;
Qu’avec vous le rameau des nouvelles années
Porte un fruit corrompu, sans avoir eu des fleurs.
Mais je vous connais mieux, malgré votre silence :
Le poëte a chez vous bien des secrets amis.
D’autres vous ont crus morts, et vous pleurent d’avance ;
Frères de Roméo, vous n’êtes qu’endormis1 !
Aimez votre jeunesse, aimez, gardez-la toute !
Elle est de vos aînés l’espoir et le trésor ;
Portez-la fièrement, sans en perdre une goutte ;
Portez-la devant vous comme un calice d’or.
Peut-être on vous dira d’y boire avec largesse,
D’y verser hardiment le vin des passions ;
D’autres vous prêcheront l’égoïste sagesse,
Qui rampe et se réserve à ses ambitions.
Mais aux vils tentateurs vous serez indociles !
La muse vous conseille, et vous saurez choisir :
Restez dans le sentier des vertus difficiles2 ;
Votre âge a des devoirs plus doux que le plaisir3