(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Première partie. Prose — Fénelon 1651-1715 » pp. 118-132
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(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Première partie. Prose — Fénelon 1651-1715 » pp. 118-132

Fénelon
1651-1715

[Notice]

« Sa physionomie, dit Saint-Simon, rassemblait tout ; les contraires ne s’y combattaient point. Elle avait du sérieux et de la gaieté ; elle sentait également le docteur, l’évêque et le grand seigneur : ce qui y surnageait, ainsi que dans toute sa personne, c’était la finesse, l’esprit, les grâces, la décence et surtout la noblesse. »

Égal à tous les emplois, signalé à Louis XIV par son Traité de l’éducation des jeunes filles (1687), chef-d’œuvre de raison délicate, et par les éminentes qualités qu’il avait déployées dans une mission en Poitou, l’abbé de Fénelon fut nommé en 1687 précepteur du duc de Bourgogne. Ce jeune prince, si fougueux, si hautain, si rebelle, devint entre ses mains pieux, humain, charitable, attentif à tous ses devoirs : ce fut le miracle d’une habileté qui alliait la tendresse à l’autorité, la complaisance à l’énergie, la patience à la souplesse. C’est pour son royal élève qu’il composa ces fables ingénieuse qui se soutiennent dans le voisinage de La Fontaine ; ces Dialogues des Morts où l’histoire est morale sans nous ennuyer ; enfin le Télémaque, ce roman où un paganisme épuré se mêle à un christianisme embelli de toutes les grâces de la mythologie. Les deux muses y sont réconciliées par un cœur religieux et nourri de la parole homérique. Cet ouvrage est-il le rêve d’un utopiste et d’un poëte, ou le vœu d’un philosophe et d’un sage ? Est-ce un pamphlet, ou le jeu d’une imagination tendre et subtile, qu’inspire la passion du beau et du bien ? Toutes les nuances s’accordent avec un art prodigieux dans cette épopée en prose dont le style nous enchante par sa dextérité, sa souplesse et son élégante harmonie.

L’Académie lui donna le fauteuil de Pellisson en 1663. Ses Dialogues sur l’éloquence sont d’un maître qui enseigne avec l’autorité de son expérience et de ses exemples. Sa lettre sur les occupations de l’Académie révèle le critique supérieur, l’admirateur enthousiaste, mais impartial de l’antiquité, et l’artiste délicat qui se montre aussi fidèle à la tradition qu’hospitalier pour les idées nouvelles. On sait que tombé dans la disgrâce par suite de la publication clandestine de Télémaque, l’archevêque de Cambrai édifia son diocèse par l’ardeur de sa charité, et mourut adoré comme un saint.

Les faiblesses humaines

La perfection supporte facilement l’imperfection d’autrui ; elle se fait toute à tous 1 Il faut se familiariser avec les défauts des bonnes âmes, et les laisser tranquillement jusqu’à ce que Dieu donne le signal pour les leur ôter peu à peu : autrement, on arracherait le bon grain avec le mauvais. Dieu laisse dans les âmes les plus avancées2 certaines faiblesses, semblables à ces morceaux de terre qu’on nomme témoins, et qu’on laisse dans un terrain rasé, pour faire voir, par ces restes, de quelle profondeur a été l’ouvrage des hommes. Dans les plus grandes âmes, Dieu laisse aussi des témoins, ou restes de ce qu’il en a ôté de misères.

Préceptes de conduite

Au marquis de Fénelon, son petit-neveu 1

Je ne puis m’empêcher de vous gronder un peu, mon cher neveu, sur ce que vous ne voyez pas assez les gens que vous devriez cultiver. Il est vrai que le principal est de s’instruire et de s’appliquer à son devoir ; mais il faut aussi se procurer quelque considération, et se préparer quelque avancement ; or, vous n’y réussirez jamais, et vous demeurerez dans l’obscurité, sans établissement sortable2 à moins que vous n’acquériez quelque talent pour ménager toutes les personnes en place, ou en chemin d’y parvenir3. C’est un soin tranquille et modéré, mais fréquent et presque continuel, que vous devez prendre, non par vanité et par ambition, mais par fidélité pour remplir les devoirs de votre état, et pour soutenir votre famille4 Il ne faut y mêler ni empressement ni indiscrétion5 ; mais sans rechercher trop les personnes considérables, on peut les cultiver, et profiter de toutes les occasions naturelles de leur plaire. Souvent il n’y a que paresse, que timidité, que mollesse à suivre son goût dans cette apparente modestie, qui fait négliger le commerce des personnes élevées. On aime, par amour-propre, à passer sa vie avec les gens auxquels on est accoutumé, avec lesquels on est libre, et parmi lesquels on est en possession de réussir. L’amour-propre est contristé, quand il faut aller hasarder de ne réussir pas, et de ramper devant d’autres6 qui ont toute la vogue. Au nom de Dieu1, mon cher enfant, ne négligez point les choses sans lesquelles vous ne remplirez pas tous les devoirs de votre état. Il faut mépriser le monde, et connaître néanmoins le besoin de le ménager ; il faut s’en détacher par religion, mais il ne faut pas l’abandonner par nonchalance et par humeur particulière2

Contre la mollesse

Souvenez-vous que la mollesse énerve tout, qu’elle affadit tout, qu’elle ôte leur séve et leur force à toutes les vertus et à toutes les qualités de l’âme, même suivant le monde. Un homme livré à sa mollesse est un homme faible et petit en tout : il est si tiède que Dieu le vomit3. Le monde le vomit aussi à son tour, car il ne veut rien que de vif et de ferme. Il est donc le rebut de Dieu et du monde, c’est un néant ; il est comme s’il n’était pas ; quand on en parle, on dit : Ce n’est pas un homme. — Craignez, monsieur, ce défaut qui serait la source de tant d’autres. Priez, veillez, mais veillez contre vous-même. Pincez-vous4 comme on pince un léthargique ; faites-vous piquer par vos amis pour vous réveiller. Recourez assidûment aux sacrements, qui sont les sources de vie, et n’oubliez jamais que l’honneur du monde et celui de l’Évangile sont ici d’accord. Ces deux royaumes ne sont donnés qu’aux violents qui les emportent d’assaut5.

Conseils à Fanfan 6

Bonjour, Fanfan ; je souhaite qu’en t’éloignant de Cambrai, tu ne sois point éloigné de notre commun centre, et que notre absence n’ait point diminué en toi la présence de Dieu. L’enfant ne peut pas teter toujours1, ni même être sans cesse tenu par les lisières ; on le sèvre, on l’accoutume à marcher seul. Tu ne m’auras pas toujours. Il faut que Dieu te fasse cent fois plus d’impression que moi, vile et indigne créature. Fais ton devoir parmi tes officiers avec exactitude, sans minutie, patiemment et sans dureté. On déshonore la justice quand on n’y joint pas la douceur2, les égards et la condescendance : c’est faire mal le bien3 Je veux que tu te fasses aimer ; mais Dieu seul peut te rendre aimable, car tu ne l’es point par ton naturel roide et âpre. Il faut que la main de Dieu te manie pour te rendre souple et pliant ; il faut qu’il te rende docile, attentif à la pensée d’autrui, défiant de la tienne, et petit comme un enfant : tout le reste est sottise, enflure et vanité.

Madame de Chevry souffre encore. Nous ne savons rien de nouveau, rien qui me fasse plaisir, sinon que Fanfan reviendra vendredi.

Le présent et l’avenir

Les hommes passent comme les fleurs qui s’épanouissent le matin, et qui le soir sont flétries et foulées aux pieds. Les générations des hommes s’écoulent comme les ondes d’un fleuve rapide ; rien ne peut arrêter le temps, qui entraîne après lui tout ce qui paraît le plus immobile. Toi-même, ô mon fils ! mon cher fils ! toi-même qui jouis maintenant d’une jeunesse si vive et si féconde en plaisirs, souviens-toi que ce bel âge n’est qu’une fleur qui sera presque aussitôt séchée qu’éclose : tu te verras changer insensiblement ; les grâces riantes, les doux plaisirs qui t’accompagnent, la force, la santé, la joie s’évanouiront comme un beau songe ; il ne t’en restera qu’un triste souvenir ; la vieillesse languissante et ennemie des plaisirs viendra rider ton visage, courber ton corps, affaiblir tes membres, faire tarir dans ton cœur la source de la joie, te dégoûter du présent, te faire craindre l’avenir, te rendre insensible à tout, excepté à la douleur. Ce temps te paraît éloigné. Hélas ! tu te trompes, mon fils ; il se hâte, le voilà qui arrive : ce qui vient avec tant de rapidité n’est pas loin de toi, et le présent qui s’enfuit est déjà bien loin, puisqu’il s’anéantit dans le moment que nous parlons, et ne peut plus se rapprocher. Ne compte donc jamais, mon fils, sur le présent ; mais soutiens-loi dans le sentier rude et âpre de la vertu, par la vue de l’avenir. Prépare-toi, par des mœurs pures et par l’amour de la justice, une place dans l’heureux séjour de la paix1.

Le jeune prince 2

Le Soleil, ayant laissé le vaste tout du ciel en paix, avait fini sa course et plongé ses chevaux fougueux dans le sein des ondes de l’Hespérie.3. Le bord de l’horizon était encore rouge comme la pourpre, et enflammé des rayons ardents qu’il y avait répandus sur son passage. La brûlante canicule1 desséchait la terre : toutes les plantes altérées languissaient ; les fleurs ternies penchaient leurs têtes, et leurs tiges malades ne pouvaient plus les soutenir ; les zéphyrs mêmes retenaient leurs douces haleines, l’air que les animaux respiraient était semblable à de l’eau tiède2. La nuit, qui répand avec ses ombres une douce fraîcheur, ne pouvait tempérer la chaleur dévorante que le jour avait causée ; elle ne pouvait verser sur les hommes abattus et défaillants, ni la rosée qu’elle fait distiller quand Vesper3brille à la queue des autres étoiles, ni cette moisson de pavots qui font sentir les charmes du sommeil à toute la nature fatiguée. Le soleil seul, dans le sein de Téthys4, jouissait d’un profond repos ; mais ensuite, quand il fut obligé de remonter sur son char attelé par les Heures et devancé par l’Aurore qui sème son chemin de roses, il aperçut tout l’Olympe couvert de nuages ; il vit les restes d’une tempête qui avait effrayé les mortels pendant toute la nuit. Les nuages étaient encore empestés de l’odeur des vapeurs soufrées qui avaient allumé les éclairs et fait gronder le menaçant tonnerre ; les vents séditieux, ayant rompu leurs chaînes et forcé leurs cachots profonds, mugissaient encore dans les vastes plaines de l’air ; des torrents tombaient des montagnes dans tous les vallons. Celui dont l’œil plein de rayons anime toute la nature5 voyait de toutes parts, en se levant, le reste d’un cruel orage ; mais, ce qui l’émut davantage, il vit un jeune nourrisson des Muses qui lui était fort cher, à qui la tempête avait dérobé le sommeil lorsqu’il commençait déjà à étendre ses sombres ailes sur ses paupières6. Il fut sur le point de ramener ses chevaux en arrière, et de retarder le jour, pour rendre le repos à celui qui l’avait perdu. « Je veux, dit-il, qu’il dorme : le sommeil rafraîchira son sang, apaisera sa bile, lui donnera la santé et la force dont il aura besoin pour imiter les travaux d’Hercule ; lui inspirera je ne sais quelle douceur tendre qui pourrait seule lui manquer. Pourvu qu’il dorme, qu’il rie, qu’il adoucisse son tempérament, qu’il aime les jeux de la société, qu’il prenne plaisir à aimer les hommes et à se faire aimer d’eux, toutes les grâces de l’esprit et du corps viendront en foule pour l’orner. »

Réprimande d’un précepteur à un prince

Je ne sais, Monsieur1, si vous vous rappelez ce que vous m’avez dit hier : que vous saviez ce que vous êtes, et ce que je suis 2 ; il est de mon devoir de vous apprendre que vous ignorez l’un et l’autre. Vous vous imaginiez donc, Monsieur, être plus que moi ; quelques valets, sans doute, vous l’auront dit ; et moi, je ne crains pas de vous dire, puisque vous m’y forcez, que je suis plus que vous. Vous comprenez assez qu’il n’est pas ici question de la naissance3. Vous regarderiez comme un insensé celui qui prétendrait se faire un mérite de ce que la pluie du ciel a fertilisé sa moisson, sans arroser celle de son voisin. Vous ne seriez pas plus sage, si vous vouliez tirer vanité de votre naissance, qui n’ajoute rien à votre mérite personnel.

Vous ne sauriez douter que je suis au-dessus de vous par les lumières et les connaissances. Vous ne savez que ce que je vous ai appris, et ce que je vous ai appris n’est rien, comparé à ce qui me resterait à vous apprendre. Quant à l’autorité, vous n’en avez aucune sur moi, et je l’ai moi-même, au contraire, pleine et entière sur vous. Le Roi et Monseigneur1 vous l’ont dit assez souvent. Vous croyez peut-être que je m’estime fort heureux d’être pourvu de l’emploi que j’exerce auprès de vous : désabusez-vous encore, Monsieur ; je ne m’en suis chargé que pour obéir au Roi et faire plaisir à Monseigneur, et nullement pour le pénible avantage d’être votre précepteur ; et afin que vous n’en doutiez pas, je vais vous conduire chez Sa Majesté, pour la supplier de vous en nommer un autre, dont je souhaite que les soins soient plus heureux que les miens.

La bourse aux abois

Ma santé ne va pas mal, quoique je me trouve bien occupé ; mais ma bourse est aux abois2, par les retardements de mon payement, et par l’extrême cherté de toutes choses, cette année. Je suis sur le point de congédier presque tous mes domestiques, si je ne reçois promptement quelque secours. Je ne veux point que vous lassiez de votre chef3 aucun effort pour moi ; je vous renverrais ce que vous me prêteriez ; j’aime mieux souffrir. Mais faites en sorte qu’on m’envoie tout l’argent qu’on pourra, après avoir néanmoins pourvu aux aumônes pressées ; car j’aimerais mieux à la lettre vivre de pain sec que d’en laisser manquer jusqu’à l’extrémité les pauvres de mon bénéfice4. Au nom de Dieu, ayez la bonté, ma très-chère, sœur1, d’entrer là-dessus dans mes sentiments. Conservez-vous tous, et aimez-moi toujours. Rien au monde n’est plus à vous pour toute la vie que moi.

Conseils à son neveu contre la mollesse

Ce que vous avez le plus à craindre, monsieur, c’est la mollesse et l’amusement. Ces deux défauts sont capables de jeter dans le plus affreux désordre les personnes même les plus résolues à pratiquer la vertu, et les plus remplies d’horreur pour la vice. La mollesse est une langueur de l’âme qui l’engourdit, et qui lui ôte toute vie pour le bien ; mais c’est une langueur traîtresse qui la passionne secrètement pour le mal, et qui cache sous la cendre un feu toujours prêt à tout embraser. Sitôt qu’on l’écoute et qu’on marchande avec elle, tout est perdu. Elle fait même autant de mal selon le monde que selon Dieu. Un homme mou et amusé ne peut jamais être qu’un pauvre homme2 ; et s’il se trouve dans de grandes places, il n’y sera que pour se déshonorer. La mollesse ôte à l’homme tout ce qui peut faire les qualités éclatantes. Un homme mou n’est pas un homme : c’est une demi-femme. L’amour de ses commodités l’entraîne toujours malgré ses plus grands intérêts. Il ne saurait cultiver ses talents, ni acquérir les connaissances nécessaires de sa profession ; ni s’assujettir de suite au travail dans les fonctions pénibles, ni se contraindre longtemps pour s’accommoder au goût et à l’humeur d’autrui, ni s’appliquer courageusement à se corriger.

C’est le paresseux de l’Ecriture, qui veut et ne veut pas ; qui veut de loin ce qu’il faut vouloir, mais à qui les mains tombent de langueur dès qu’il regarde le travail de près. Que faire d’un tel homme ? il n’est bon à rien. Les affaires l’ennuient, la lecture sérieuse le fatigue, le service d’armée trouble ses plaisirs, l’assiduité même de la cour le gêne. Il faudrait lui faire passer sa vie sur un lit de repos. Travaille-t-il, les moments lui paraissent des heures ; s’amuse-t-il, les heures ne lui paraissent plus que des moments. Tout son temps lui échappe, il ne sait ce qu’il en fait ; il le laisse couler comme l’eau sous les ponts1. Demandez-lui ce qu’il a fait de sa matinée : il n’en sait rien, car il a vécu sans songer s’il vivait ; il a dormi le plus tard qu’il a pu, s’est habillé fort lentement, a parlé au premier venu, a ait plusieurs tours dans sa chambre, a entendu nonchalamment la messe. Le dîner est venu ; l’après-dînée se passera comme le matin, et toute la vie comme cette journée. Encore une fois, un tel homme n’est bon à rien. Il ne faudrait que de l’orgueil pour ne se pouvoir supporter soi-même dans un état si indigne d’un homme. Le seul honneur du monde suffit pour faire crever l’orgueil de dépit et de rage, quand on se voit si imbécile2.

Le fantasque 3

Qu’est-il donc arrivé de funeste à Mélanthe ? Rien au dehors, tout au dedans. Ses affaires vont à souhait. Tout le monde cherche à lui plaire. Quoi donc ? C’est que sa rate fume. Il se coucha hier les délices du genre humain4 : ce matin on est honteux 5 pour lui ; il faut le cacher. En se levant, le pli d’un chausson lui a déplu ; toute la journée sera orageuse, et tout le monde en souffrira. Il fait peur, il fait pitié ; il pleure comme un enfant, il rugit1 comme, un lion. Une vapeur maligne et farouche trouble et noircit son imagination, comme l’encre de son écritoire barbouille ses doigts. N’allez pas lui parler des choses qu’il aimait le mieux il n’y a qu’un moment ; par la raison qu’il les a aimées, il ne les saurait plus souffrir. Les parties2 de divertissements, qu’il a tant désirées, lui deviennent ennuyeuses ; il faut les rompre3. Il cherche à contredire, à se plaindre, à piquer les autres ; il s’irrite de voir qu’ils ne veulent point se fâcher. Souvent il porte ses coups en l’air comme un taureau furieux qui de ses cornes aiguisées va se battre contre les vents4

Quand il manque de prétexte pour attaquer les autres, il se tourne contre lui-même. Il se blâme, il ne se trouve bon à rien, il se décourage, il trouve fort mauvais qu’on veuille le consoler. Il veut être seul, et il ne peut supporter la solitude. Il revient à la compagnie, et s’aigrit contre elle. On se tait : ce silence affecté le choque. On parle tout bas : il s’imagine que c’est contre lui5. On parle tout haut ; il trouve qu’on parle trop, et qu’on est trop gai pendant qu’il est triste. On est triste : cette tristesse lui paraît un reproche de ses fautes. On rit : il soupçonne qu’on se mo que de lui. Que faire ? être aussi ferme et aussi patient qu’il est insupportable, attendre en paix qu’il revienne demain aussi sage qu’il était hier. Cette humeur étrange s’en va comme elle vient ; quand elle le prend, on dirait que c’est un ressort de machine qui se démonte tout à coup6. Il est comme on dépeint les possédés ; sa raison est comme à l’envers : c’est la déraison elle-même en personne. Poussez-le ; vous lui ferez dire en plein jour qu’il est nuit, car il n’y a plus ni jour ni nuit pour une tête démontée par son caprice. Quelquefois il ne peut s’empêcher d’être étonné de ses excès et de ses fougues. Malgré son chagrin, il sourit1 des paroles extravagantes qui lui ont échappé.

Mais quel moyen de prévoir ces orages, et de conjurer la tempête ? Il n’y en a aucun : point de bons almanachs pour prédire ce mauvais temps2. Gardez-vous bien de dire : « Demain nous irons nous divertir dans un tel jardin. » L’homme d’aujourd’hui ne sera point celui de demain ; celui qui vous promet maintenant, disparaîtra tantôt ; vous ne saurez plus le prendre3 pour le faire souvenir de sa parole. En sa place, vous trouverez un je ne sais quoi qui n’a ni forme ni nom, qui n’en peut avoir, et que vous ne sauriez définir deux instants de suite de la même manière. Étudiez-le bien ; puis dites-en tout ce qu’il vous plaira ; il4 ne sera plus vrai le moment d’après que vous l’aurez dit : ce je ne sais quoi5 veut et ne veut pas ; il menace, il tremble ; il mêle des hauteurs ridicules avec des bassesses indignes ; il pleure, il rit, il blandine, il est furieux ; dans sa fureur la plus bizarre et la plus insensée, il est plaisant et éloquent, subtil, plein de tours nouveaux, quoiqu’il ne lui reste pas seulement une ombre de raison.

Prenez bien garde de ne lui rien dire qui ne soit juste, précis et exactement raisonnable : il saurait bien en prendre avantage, et vous donner adroitement le change 6. Il passerait d’abord de son tort au vôtre, et deviendrait raisonnable 7, pour le seul plaisir de vous convaincre que vous ne l’êtes pas. C’est un rien qui l’a fait monter jusqu’aux nues8, mais ce rien qu’est-il devenu ? il est perdu dans la mêlée ; il n’en est plus question : il ne sait plus ce qui l’a fâché ; il sait seulement qu’il se fâche, et qu’il veut se fâcher ; encore même ne le sait-il pas toujours1. Il s’imagine souvent que tous ceux qui lui parlent sont emportés, et que c’est lui qui se modère : comme un homme qui a la jaunisse croit que tous ceux qu’il voit sont jaunes, quoique le jaune ne soit que dans ses yeux2.

Mais peut-être qu’il épargnera certaines personnes auxquelles il doit plus qu’aux autres, ou qu’il paraît aimer davantage. Non, sa bizarrerie ne connaît personne ; elle s’en prend sans choix à tout le monde. Il n’aime plus les gens, il n’en est point aimé. On le persécute, on le trahit3. Il ne doit rien à qui que ce soit. Mais attendez un moment : voici une autre scène. Il a besoin de tout le monde ; il aime, on l’aime aussi ; il flatte, il insinue, il ensorcelle tous ceux qui ne pouvaient plus le souffrir. Il avoue son tort, il rit de ses bizarreries ; il se contrefait, et vous croiriez que c’est lui-même dans ses accès d’emportement, tant il se contrefait bien4. Après cette comédie jouée à ses propres dépens, vous croyez bien qu’au moins il ne fera plus le démoniaque. Hélas ! vous vous trompez : il le fera encore ce soir pour s’en moquer demain sans se corriger.

La vraie et la fausse philanthropie

Il y a deux manières de se donner aux hommes : la première est de se faire aimer, non pour être leur idole, mais pour employer leur confiance à les rendre bons. Cette philanthropie est toute divine. Il y en a une autre qui est une fausse monnaie, quand on se donne aux hommes pour leur plaire, pour les éblouir, pour usurper de l’autorité sur eux en les flattant. Ce n’est pas eux qu’on aime, c’est soi-même. On n’agit que par vanité et par intérêt ; on fait semblant de se donner, pour posséder ceux à qui on fait accroire qu’on se donne à eux. Ce faux philanthrope est comme un pêcheur qui jette un hameçon avec un appât ; il paraît nourrir les poissons, mais il les prend, et les fait mourir. Tous les tyrans, tous les magistrats, tous les politiques qui ont de l’ambition, paraissent bienfaisants et généreux ; ils paraissent se donner, et ils veulent prendre les peuples ; ils jettent l’hameçon dans les festins, dans les compagnies, dans les assemblées publiques ; ils ne sont pas sociables pour l’intérêt des hommes, mais pour abuser de tout le genre humain. Ils ont un esprit flatteur, insinuant, artificieux, pour corrompre les mœurs des hommes comme les courtisanes, et pour réduire en servitude tous ceux dont ils ont besoin. La corruption de ce qu’il y a de meilleur est le plus pernicieux de tous les maux. De tels hommes sont les pestes du genre humain. Au moins l’amour-propre d’un misanthrope n’est que sauvage et inutile au monde ; mais celui de ce faux philanthropes est traître et tyrannique ; ils promettent toutes les vertus de la société, et ils ne font de la société qu’un trafic dans lequel ils veulent tout attirer à eux, et asservir tous les citoyens. Le misanthrope fait plus de peur et moins de mal. Un serpent qui se glisse entre les fleurs est plus à craindre qu’un animal sauvage qui s’enfuit vers sa tanière, dès qu’il vous aperçoit.

Le patriotisme de Fénelon

Si les ennemis prenaient Cambrai1, je me retirerais au Quesnoy, à Landrecies, et puis à Avesnes. J’irais de place en place jusque dans la dernière de la domination du roi. Je ne prêterais aucun serment, lorsque le roi n’aurait plus aucune place dans mon diocèse ; alors je ne m’en irais jamais volontairement, et je me laisserais mettre en prison plutôt que de quitter mon troupeau. Alors j’irais à la cour pour demander ce que le roi voudrait de moi dans une telle extrémité. Si le roi ne désirait rien de moi, alors je demeurerais en souffrance, sans prêter aucun serment jusqu’à ce que Cambrai eût été cédé aux ennemis par un traité de paix ; et si le roi désirait que je quittasse, je quitterais cent mille livres de rente, sans condition et sans rien demander. (Lettre, au duc de Chevreuse.)

Sur lui-même 1

Je suis fort aise, mon cher bonhomme, de vous voir content de ma lettre. Vous avez raison de dire et de croire que je demande peu de presque tous les hommes ; je tâche de leur rendre beaucoup, et de n’en attendre rien. Je me trouve fort bien de ce marché : à cette condition, je les défie de me tromper. Il n’y a qu’un petit nombre de vrais amis sur qui je compte, non par intérêt, mais par pure estime ; non pour vouloir tirer aucun parti d’eux, mais pour leur faire justice en ne me défiant point de leur cœur. Je voudrais obliger tout le genre humain.2, et surtout les honnêtes gens ; mais il n’y a presque personne à qui je voulusse avoir d’obligation. Est-ce par hauteur et fierté que je pense ainsi ? Rien ne serait plus sot et plus déplacé ; mais j’ai appris à connaître les hommes en vieillissant, et je crois que le meilleur est de se passer d’eux, sans faire l’entendu3. J’ai pitié des hommes, quoiqu’ils ne soient guère bons.