« Dieu dont l’arc est d’argent, dieu de Claros, écoute
2,
O Sminthée Apollon, je périrai sans doute,
Si tu ne sers de guide à cet aveugle errant. »
C’est ainsi qu’achevait l’aveugle en soupirant,
Et près des bois marchait, faible, et sur une pierre
S’asseyait
3.
Trois pasteurs, enfant de cette terre,
Le suivaient, accourus aux abois turbulents
Des molosses, gardiens de leurs troupeaux bêlants ;
Ils avaient, retenant leur fureur indiscrète,
Protégé du vieillard la faiblesse inquiète ;
Ils l’écoutaient de loin, et s’approchant de lui :
« Quel est ce vieillard blanc, aveugle et sans appui ?
Serait-ce un habitant de l’empire céleste ?
Ses traits sont grands et fiers ; de sa ceinture agreste
Pend une lyre informe, et les sons de sa voix
Emeuvent l’air et l’onde et le ciel et les bois. »
Mais il entend leurs pas, prête l’oreille, espère,
Se trouble, et tend déjà les mains à la prière
1.
« Ne crains point, disent-ils, malheureux étranger
(Si plutôt, sous un corps terrestre et passager,
Tu n’es point quelque Dieu protecteur de la Grèce,
Tant une grâce auguste ennoblit ta vieillesse !) :
Si tu n’es qu’un mortel, vieillard infortuné,
Les humains près de qui les flots t’ont amené
Aux mortels malheureux n’apportent point d’injures
2.
Les destins n’ont jamais de faveurs qui soient pures.
Ta voix noble et touchante est un bienfait des dieux ;
Mais aux clartés du jour ils ont fermé tes yeux. »
« Enfants, car votre voix est enfantine et tendre,
Vos discours sont prudents, plus qu’on eût dû l’attendre ;
Mais, toujours soupçonneux, l’indigent étranger
Croit qu’on rit de ses maux et qu’on veut l’outrager :
Ne me comparez point à la troupe immortelle :
Ces rides, ces cheveux, cette nuit éternelle,
Voyez ; est-ce le front d’un habitant des cieux ?
Je ne suis qu’un mortel, un des plus malheureux.
— Prends, et puisse bientôt changer ta destinée ! »
Disent-ils. Et tirant ce que pour leur journée
Tient la peau d’une chèvre aux crins noirs et luisants
3,
Ils versent à l’envi, sur ses genoux pesants
4,
Le pain de pur froment, les olives huileuses,
Le fromage et l’amande, et les figues mielleuses,
Et du pain à son chien entre ses pieds gisant,
Tout hors d’haleine encor, humide et languissant,
Qui malgré les rameurs se lançant à la nage,
L’avait loin du vaisseau rejoint sur le rivage.
« Le sort, dit le vieillard, n’est pas toujours de fer.
Je vous salue, enfants, venus de Jupiter ;
Heureux sont les parents qui tels vous firent naître !
Mais venez, que mes mains cherchent à vous connaître ;
Je crois avoir des yeux. Vous êtes beaux tous trois
1.
Vos visages sont doux, car douce est votre voix.
Qu’aimable est la vertu que la grâce environne !
Croissez, comme j’ai vu ce palmier de Latone,
Alors qu’ayant des yeux je traversai les flots ;
Car jadis, abordant, à la sainte Délos,
Je vis près d’Apollon, à son autel de pierre,
Un palmier, don du ciel, merveille de la terre
2.
Vous croîtrez, comme lui, grands, féconds, révérés,
Puisque les malheureux sont par vous honorés.
Le plus âgé de vous aura vu treize années :
A peine, mes enfants, vos mères étaient nées,
Que j’étais presque vieux. Assieds-toi près de moi,
Toi, le plus grand de tous ; je me confie à toi.
Prends soin du vieil aveugle. — O sage magnanime !
Comment, et d’où viens-tu ? car l’onde maritime.
Mugit de toutes parts sur nos bords orageux.
— Des marchands de Cymé m’avaient pris avec eux
3 !
J’allais voir, m’éloignant des rives de Carie,
Si la Grèce pour moi n’aurait point de patrie,
Et des dieux moins jaloux, et de moins tristes jours :
Car jusques à la mort nous espérons toujours.
Mais pauvre, et n’ayant rien pour payer mon passage,
Ils m’ont, je ne sais où, jeté sur le rivage.
—Harmonieux vieillard, tu n’a donc point chanté ?
Quelques sons de ta voix auraient tout acheté.
— Enfants ! du rossignol la voix pure et légère
N’a jamais apaisé le vautour sanguinaire ;
Et les riches, grossiers, avares, insolents,
N’ont pas une âme ouverte à sentir
4 les talents.
Guidé par ce bâton, sur l’arène glissante,
Seul, en silence, au bord de l’onde mugissante
1,
J’allais, et j’écoutais le bêlement lointain
Des troupeaux agitant leurs sonnette d’airain.
Puis j’ai pris cette lyre, et les cordes mobiles
Ont encor résonné sous mes vieux doigts débiles.
Je voulais des grands dieux implorer la bonté,
Et surtout Jupiter, dieu d’hospitalité,
Lorsque d’énormes chiens, à la voix formidable,
Sont venus m’assaillir ; et j’étais misérable,
Si vous (car c’était vous), avant qu’ils m’eussent pris,
N’eussiez armé pour moi les pierres et les cris.
— Mon père, il est donc vrai, tout est devenu pire ?
Car jadis, aux accents d’une éloquente lyre,
Les tigres et les loups, vaincus, humiliés,
D’un chanteur comme toi vinrent baiser les pieds
2.
— Les barbares ! j’étais assis près de la poupe :
Aveugle vagabond, dit l’insolente troupe,
Chante ; si ton esprit n’est point comme tes yeux,
Amuse notre ennui, tu rendras grâce aux dieux…
J’ai fait taire mon cœur qui voulait les confondre ;
Ma bouche ne s’est point ouverte à leur répondre ;
Ils n’ont pas entendu ma voix, et sous ma main
J’ai retenu le dieu courroucé dans mon sein.
Cymé, puisque tes fils dédaignent Mnémosyne,
Puisqu’ils ont fait outrage à la muse divine,
Que leur vie et leur mort s’éteignent dans l’oubli ;
Que ton nom dans la nuit demeure enseveli !
— Viens, suis-nous à la ville, elle est toute voisine,
Et chérit les amis de la muse divine.
Un siége aux clous d’argent te place à nos festins ;
Et là, les mets choisis, le miel et les bons vins,
Sous la colonne où pend une lyre d’ivoire,
Te feront de tes maux oublier la mémoire.
Et si, dans le chemin, rapsode ingénieux,
Tu veux nous accorder des chants dignes des cieux,
Nous dirons qu’Apollon, pour charmer les oreilles,
T’a lui-même dicté de si douces merveilles
3.
— Oui, je le veux ; marchons. Mais où m’entraînez-vous ?
Enfants du vieil aveugle, en quel lieu sommes-nous ?
— Sicos
1 est l’île heureuse
où nous vivons, mon père.
— Salut, belle Sicos, deux fois hospitalière !
Car sur tes bords heureux je suis déjà venu ;
Amis, je la connais. Vos pères m’ont connu :
Ils croissaient comme vous ; mes yeux s’ouvraient encore
Au soleil, au printemps, aux roses de l’aurore ;
J’étais
◀jeune▶ et vaillant. Aux danses des guerriers,
A la course, aux combats, j’ai paru des premiers.
J’ai vu Corinthe, Argos, et Crète et les cent villes,
Et du fleuve Egyptus les rivages fertiles ;
Mais la terre et la mer, et l’âge et les malheurs,
Ont épuisé ce corps fatigué de douleurs ;
La voix me reste. Ainsi la cigale innocente,
Sur un arbuste assise
2, et se console et chante
3.
Commençons par les dieux : Souverain Jupiter ;
Soleil, qui vois, entends, connais tout ; et toi, mer,
Fleuves, terre, et noirs dieux de vengeances trop lentes,
Salut ! Venez à moi, de l’Olympe habitantes
4,
Muses ! Vous savez tout, vous déesses : et nous,
Mortels, ne savons rien qui ne vienne de vous. »
Il poursuit ; et déjà les antiques ombrages
Mollement en cadence inclinaient leurs feuillages ;
Et pâtres oubliant leur troupeau délaissé,
Et voyageurs quittant leur chemin commencé,
Couraient. Il les entend, près de son
◀jeune▶ guide,
L’un sur l’autre pressés, tendre une oreille avide ;
Et Nymphes et Sylvains sortaient pour l’admirer,
Et l’écoutaient en foule, et n’osaient respirer ;
Car, en de longs détours de chansons vagabondes,
Il enchaînait de tout les semences fécondes,
Les principes du feu, les eaux, la terre et l’air,
Les fleuves descendus du sein de Jupiter,
Les oracles, les arts, les cités fraternelles,
Et depuis le chaos les amours immortelles
5.
France ! ô belle contrée, ô terre généreuse,
Que les dieux complaisants formaient pour être heureuse,
Tu ne sens point du nord les glaçantes horreurs ;
Le midi de ses feux t’épargne les fureurs ;
Tes arbres innocents n’ont point d’ombres mortelles ;
Ni des poisons épars dans tes herbes nouvelles
Ne trompent une main crédule
2 ; ni tes bois
Des tigres frémissants ne redoutent la voix ;
Ni les vastes serpents ne traînent sur tes plantes.
En longs cercles hideux leurs écailles sonnantes.
Les chênes, les sapins et les ormes épais
En utiles rameaux ombragent tes sommets ;
Et de Beaune et d’Aï les rives fortunées,
Et la riche Aquitaine, et les hauts Pyrénées
3,
Sous leurs bruyants pressoirs font couler en ruisseaux
Des vins délicieux mûris sur leurs coteaux.
La Provence odorante et de Zéphyre aimée
Respire sur les mers une haleine embaumée,
Au bord des flots couvrant, délicieux trésor,
L’orange et le citron de leur tunique d’or,
Et plus loin, au penchant des collines pierreuse,
Forme la grasse olive aux liqueurs savonneuses
4,
Et ces réseaux légers, diaphanes habits,
Où la fraîche grenade enferme ses rubis.
Sur tes rochers touffus la chèvre se hérisse
1,
Tes prés enflent de lait la féconde génisse,
Et tu vois les brebis, sur le
◀jeune gazon,
Epaissir le tissu de leur blanche toison.
Dans les fertiles champs voisins de la Touraine,
Dans ceux où l’Océan boit l’urne de la Seine,
S’élèvent pour le frein des coursiers belliqueux.
Ajoutez cet amas de fleuves tortueux :
L’indomptable Garonne aux vagues insensées,
Le Rhône impétueux, fils des Alpes glacées,
La Seine au flot royal, la Loire dans son sein
Incertaine
2, et la Saône, et mille autres enfin
Qui nourrissent partout, sur tes nobles rivages,
Fleurs, moissons et vergers, et bois, et pâturages,
Rampent au pied des murs d’opulentes cités,
Sous les arches de pierre à grand bruit emportés
3.
Dirai-je ces travaux, source de l’abondance,
Ces ports où des deux mers l’active bienfaisance
Amène les tributs du rivage lointain,
Que visite Phœbus le soir et le matin ?
Dirai-je ces canaux ces montagnes percées,
De bassins en bassins ces ondes amassées
Pour joindre au pied des monts l’une et l’autre Thétis
4 ?
Et ces vastes chemins en tous lieux départis,
Où l’étranger, à l’aise achevant son voyage,
Pense au nom des Trudaine
1 et bénit leur ouvrage ?
Ton peuple industrieux est né pour les combats.
Le glaive, le mousquet, n’accablent point ses bras :
Il s’élance aux assauts, et son fer intrépide
Chassa l’impie Anglais, usurpateur avide.
Le ciel les fit humains, hospitaliers et bons,
Amis des doux plaisirs, des festins, des chansons ;
Mais faibles, opprimés, la tristesse inquiète
Glace ces chants joyeux sur leur bouche muette
2,
Pour les jeux, pour la danse, appesantit leurs pas,
Renverse devant eux les tables des repas,
Flétrit de longs soucis, empreinte douloureuse,
Et leur front et leur âme. O France trop heureuse,
Si tu voyais tes biens
3, si tu profitais mieux
Des dons que tu reçus de la bonté des cieux !…