(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Extraits des classiques français. Deuxième partie. Poésie — Béranger 1780-1859 » pp. 488-497
/ 249
(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Extraits des classiques français. Deuxième partie. Poésie — Béranger 1780-1859 » pp. 488-497

Béranger
1780-1859

[Notice]

Sage et avisé comme Franklin, épicurien aimable comme Horace et La Fontaine, Béranger éleva la chanson à la dignité de l’ode. Son adresse fut de faire tressaillir les fibres vives de la foule. Le peuple reconnut en lui les souvenirs et les instincts de son patriotisme, comme aussi les préjugés et les faiblesses de ses passions parfois injustes ou aveugles. Chantre des vaincus et des morts, il sut, par des notes attendries ou légères, allier la sensibilité à l’ironie, et faire venir une larme aux yeux, un sourire aux lèvres : en célébrant la bravoure, la gloire et l’amour de la patrie, il trouva le secret d’associer dans une sorte d’idéal les mots d’Empire et de Liberté. Sa gaieté, composée de bon sens narquois et de malice, eut le tort de ne pas toujours respecter ce qui est respectable ; aussi toutes les couronnes qu’on lui a décernées ne seront-elles pas immortelles.

Mais s’il convient de le lire avec choix, il faut admirer son talent savant, plein de ruses, de calcul et d’étude. Il excelle à imaginer des cadres, de petits drames, des motifs, qui mettent en action une pensée ou un sentiment. Il est sans rival dans l’art d’amener le refrain. Il a de l’essor, du souffle lyrique ; son rhythme est vif, svelte et allègre. Il sème dans le détail de son style le sel d’un esprit gaulois. Il esquisse en se jouant des tableaux frais et souriants. Il est classique, par une facture dont l’aisance apparente a connu le travail et les lenteurs de la lime1.

Souvenirs d’enfance 1
1831

Lieux où jadis m’a bercé l’Espérance,
Je vous revois à plus de cinquante ans.
On rajeunit aux souvenirs d’enfance,
Comme on renaît au souffle du printemps.
Salut à vous, amis de mon jeune âge !
Salut, parents que mon amour bénit !
Grâce à vos soins, ici, pendant l’orage,
Pauvre oiselet, j’ai pu trouver un nid2.
J’ai fait ici plus d’un apprentissage,
A la paresse3, hélas ! toujours enclin ;
Mais je me crus des droits au nom de sage,
Lorsqu’on m’apprit le métier de Franklin4.
C’était à l’âge où naît l’amitié franche,
Sol que fleurit un matin plein d’espoir5.
Un arbre y croît dont souvent une branche
Nous sert d’appui pour marcher jusqu’au soir.
Lieux où jadis m’a bercé l’Espérance6,
Je vous revois à plus de cinquante ans.
On rajeunit aux souvenirs d’enfance,
Comme on renaît au souffle du printemps.
C’est dans ces murs qu’en des jours de défaites
De l’ennemi j’écoutais le canon7.
Ici, ma voix, mêlée aux chants des fêtes,
De la patrie a bégayé le nom8.
Ame rêveuse, aux ailes de colombe,
De mes sabots, là, j’oubliai le poids.
Du ciel, ici, sur moi la foudre tombe,
Et m’apprivoise avec celle des rois1.
Contre le sort ma raison s’est armée
Sous l’humble toit, et vient aux mêmes lieux
Narguer la gloire, inconstante fumée,
Qui tire aussi des larmes de nos yeux2.
Amis, parents, témoins de mon aurore,
Objets d’un culte avec le temps accru,
Oui, mon berceau me semble doux encore,
Et la berceuse a pourtant disparu.
Lieux où jadis m’a bercé l’Espérance,
Je vous revois à plus de cinquante ans.
On rajeunit aux souvenirs d’enfance,
Comme on renaît au souffle du printemps.
(Édit. Garnier frères.)

Projets ambitieux

J’ai le sujet d’un poëme héroïque3 ;
Qu’avant dix ans le monde en soit doté !
Oui, le front ceint d’une couronne épique,
Dans l’avenir fondons ma royauté.
Mais mon sujet prête à la tragédie4 ;
J’y pourrai prendre un plus rapide essor ;
Dialoguons, et ma pièce applaudie
M’enivrera d’honneur, de gloire et d’or5.
La tragédie est un bien long ouvrage ;
L’ode1 au sujet, comme à moi, convient mieux ;
Riche d’encens, elle en fait le partage
Aux rois d’abord, et, s’il en reste2, aux dieux.
Mais l’ode exige un trop long flux de style ;
Mieux vaux traiter mon sujet en chanson.
Dormez en paix, Pindare, Homère, Eschyle ;
J’ai rêvé d’aigle, et m’éveille pinson3.
Sans s’amoindrir, quel grand projet s’achève ?
Plus d’un génie a dû manquer d’entrain.
Ainsi de tout. Tel qui restreint son rêve
A des chansons, laisse à peine un quatrain4.
(Chansons posthumes, édit. Garnier frères.)

Mon vieil habit

Sois-moi fidèle, ô pauvre habit que j’aime !
  Ensemble nous devenons vieux.
Depuis dix ans, je te brosse moi-même,
  Et Socrate5 n’eût pas fait mieux.
  Quand le sort à ta mince étoffe
  Livrerait de nouveaux combats,
Imite-moi, résiste en philosophe :
Mon vieil ami, ne nous séparons pas.
Je me souviens, car j’ai bonne mémoire,
  Du premier jour où je te mis.
C’était ma fête, et, pour comble de gloire,
  Tu fus chanté par mes amis.
  Ton indigence, qui m’honore,
  Ne m’a point banni de leurs bras.
Tous ils sont prêts à nous fêter encore :
Mon vieil ami, ne nous séparons pas.
T’ai-je imprégné des flots de musc et d’ambre1,
  Q’un fat exhale en se mirant ?
M’a-t-on jamais vu dans une antichambre
  T’exposer au mépris d’un grand ?
  Pour des rubans2, la France entière
  Fut en proie à de longs débats.
La fleur des champs brille à ta boutonnière :
Mon vieil ami, ne nous séparons pas.
Ne crains plus tant ces jours de courses vaincs
  Où notre destin fut pareil :
Ces jours mêlés de plaisirs et de peines,
  Mêlés de pluie et de soleil.
  Je dois bientôt, il me le semble,
  Mettre pour jamais habit bas3.
Attends un peu ; nous finirons ensemble :
Mon vieil ami, ne nous séparons pas.

Le vieux sergent (1823)

Près du rouet de sa fille chérie,
Le vieux sergent se distrait de ses maux,
Et d’une main que la balle a meurtrie
Berce en riant deux petits-fils jumeaux4
Assis tranquille au seuil du toit champêtre,
Son seul refuge après tant de combats5,
Il dit parfois : « Ce n’est pas tout de naître ;
Dieu, mes enfants, vous donne un beau trépas ! »
Mais qu’entend-il ? Le tambour qui résonne ;
Il voit au loin passer un bataillon6.
Le sang remonte à son front qui grisonne ;
Le vieux coursier a senti l’aiguillon1.
Hélas ! soudain, tristement il s’écrie :
« C’est un drapeau que je ne connais pas2 ! »
Ah ! si jamais vous vengez la patrie,
Dieu, mes enfants, vous donne un beau trépas !
Qui nous rendra, dit cet homme héroïque,
Aux bords du Rhin, à Jemmape3, à Fleurus,
Ces paysans, fils de la république,
Sur la frontière à sa voix accourus !
Pieds nus, sans pain4, sourds aux lâches alarmes,
Tous à la gloire allaient du même pas.
Le Rhin lui seul peut retremper5 nos armes.
Dieu, mes enfants, vous donne un beau trépas !
De quel éclat brillaient dans la bataille
Ces habits bleus par la victoire usés6 !
La liberté mêlait à la mitraille
Des fers rompus et des sceptres brisés7.
Les nations, reines par nos conquêtes8,
Ceignaient de fleurs le front de nos soldats.
Heureux celui qui mourut dans ces fêtes !
Dieu, mes enfants, vous donne un beau trépas !
Tant de vertu trop tôt fut obscurcie :
Pour s’anoblir, nos chefs sortent des rangs ;
Par la cartouche encor toute noircie,
Leur bouche est prête à flatter les tyrans9.
La liberté déserte avec ses armes ;
D’un trône à l’autre ils vont offrir leurs bras ;
A notre gloire on mesure nos larmes1 :
Dieu, mes enfants, vous donne un beau trépas !
Sa fille alors, interrompant sa plainte,
Tout en filant, lui chante à demi-voix
Ces airs proscrits qui, les frappant de crainte,
Ont en sursaut réveillé tous les rois2.
« Peuple, à ton tour, que ces chants te réveillent ;
Il en est temps ! » dit-il aussi tout bas3 ;
Puis il répète à ses fils qui sommeillent :
« Dieu, mes enfants, vous donne un beau trépas ! »
(Édit. Garnier frères.)

Les souvenirs du peuple

  On parlera de sa gloire
  Sous le chaume bien longtemps.
  L’humble toit, dans cinquante ans,
Ne connaîtra plus d’autre histoire.
  Là viendront les villageois
  Dire alors à quelque vieille :
  Par des récits d’autrefois,
  Mère, abrégez notre veille.
  Bien, dit-on, qu’il nous ait nui,
  Le peuple encor le révère,
    Oui, le révère.
Parlez-nous de lui, grand’mère ;
    Parlez-nous de lui4.
Mes enfants, dans ce village,
Suivi de rois, il passa5.
  Voilà bien longtemps de ça1 :
Je venais d’entrer en ménage.
  A pied grimpant le coteau
  Où pour voir je m’étais mise,
  Il avait petit chapeau
  Avec redingote grise.
  Près de lui je me troublai ;
  Il me dit : Bonjour, ma chère ;
    Bonjour, ma chère.
— Il vous a parlé, grand’mère !
    Il vous a parlé !
  L’an d’après, moi, pauvre femme,
  A Paris étant un jour,
  Je le vis avec sa cour :
Il se rendait à Notre-Dame2
  Tous les cœurs étaient contents ;
  On admirait son cortége.
  Chacun disait : Quel beau temps !
  Le ciel toujours le protége.
  Son sourire était bien doux,
  D’un fils Dieu le rendait père3,
    Le rendait père.
— Quel beau jour pour vous, grand’mère !
    Quel beau jour pour vous !
Mais quand la pauvre Champagne
Fut en proie aux étrangers,
Lui, bravant tous les dangers,
Semblait seul tenir la campagne.
  Un soir, tout comme aujourd’hui,
  J’entends frapper à la porte.
  J’ouvre. Bon Dieu ! c’était lui,
  Suivi d’une faible escorte.
  Il s’asseoit où me voilà,
  S’écriant : Oh ! quelle guerre1 !
    Oh ! quelle guerre !
  — Il s’est assis là, grand’mère !
    Il s’est assis là !
  J’ai faim, dit-il, et bien vite
  Je sers piquette et pain bis2 ;
  Puis il sèche ses habits,
  Même à dormir le feu l’invite.
  Au réveil, voyant mes pleurs,
  Il me dit : Bonne espérance !
  Je cours, de tous ses malheurs,
  Sous Paris, venger la France.
  Il part, et, comme un trésor,
  J’ai depuis gardé son verre,
    Gardé son verre.
  — Vous l’avez encor, grand’mère !
    Vous l’avez encor !
Le voici. Mais à sa perte
Le héros fut entraîné.
Lui, qu’un pape a couronné,
Est mort dans une île déserte1.
  Longtemps aucun ne l’a cru ;
  On disait : Il va paraître ;
  Par mer il est accouru ;
  L’étranger va voir son maître.
  Quand d’erreur on nous tira,
  Ma douleur fut bien amère !
    Fut bien amère !
  — Dieu vous bénira, grand’mère !
    Dieu vous bénira2.