(1897) Extraits des classiques français, seizième, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours moyens. Première partie : prose. [Seizième siècle] « XVIe siècle — Prose — La Boétie, 1530 1563 » pp. -
/ 235
(1897) Extraits des classiques français, seizième, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours moyens. Première partie : prose. [Seizième siècle] « XVIe siècle — Prose — La Boétie, 1530 1563 » pp. -

La Boétie
1530 1563

[Notice]

Né dans le Périgord, à Sarlat, en 1530, peu de temps après la paix de Cambrai, lorsque François Ier, sans cesser d’être l’ennemi de Charles-Quint, devint son beau-frère, Étienne de la Boétie appartenait à cette génération qu’auima la ferveur de l’érudition classique. Il fit ses études à Bordeaux, en un temps où cette cité se distinguait entre toutes par la passion d’apprendre. Elle venait d’appeler dans ses écoles une colonie de savants qui secondaient l’élan d’une jeunesse studieuse. C’étaient J. Buchanan, Nicolas Grouchi, Guillaume Guérente, Marc-Antoine Muret, Élie Vinet, Jean Coste, Simon Mellanger et Gouvea que Montaigne appelait le premier principal de son temps. Formé par leurs leçons, La Boétie manifesta bientôt un talent précoce que la célébrité vint surprendre presque au début de la vie. C’était, du reste, l’époque où Montaigne parlait latin à six ans, où Juste-Lipse composait des poëmes à neuf ans, où d’Aubigné traduisait, à huit ans, des dialogues de Platon. Les premiers essais de leur jeune émule furent les traductions des Œconomiques d’Aristote, de la Mesnagerie de Xénophon, et des Règles de Mariage enseignées par Plutarque. Ces travaux qui révélaient en lui le goût de l’antique simplicité et des mœurs patriarcales, se recommandaient par un style attique et souple, dont la grâce rivalise parfois avec la plume d’Amyot. Les Lettres de Consolation qui suivirent furent inspirées par des malheurs personnels dont le sentiment donne un vif accent à ce commentaire d’un ancien.

Il eut aussi ses heures de poésie. Quoiqu’élève de Ronsard, il échappa à l’affectation italienne et au fatras pédantesque en quelques sonnets où l’on aime la sensibilité d’un cœur enthousiaste.

Mais de toutes ses œuvres, la seule qui ait gardé souvenir de son nom, fut son Discours sur la Servitude volontaire. Pour comprendre l’âpreté de ces colères, presque républicaines, il faut se rappeler que sous François Ier les impôts furent écrasants, qu’Henri II soumit alors le sel à de nouveaux droits, et que la Guienne se révolta contre les agents du fisc. Moneins, lieutenant du roi, étant tombé sous les coups des séditieux, le connétable de Montmorency fut envoyé pour châtier les habitants de Bordeaux qui, réduits par la force, furent condamnés par ordre royal à déterrer avec leurs ongles le corps de leur victime. Il y eut alors bien des confiscations et des supplices. Les principaux de la ville durent se prosterner à genoux devant l’hôtel du connétable pour crier merci.

En face de ces misères publiques, La Boétie trouva dans son cœur l’éloquence indignée de Tacite. « On croirait lire, dit M. Villemain, un manuscrit antique trouvé dans les ruines de Rome sous la statue brisée du plus jeune des Gracches. » Ce tribun de dix-huit ans devint plus tard conseiller au Parlement.

La Boétie fut digne d’être l’ami de Montaigne, et ces deux noms sont à jamais inséparables.

Les Romains de la décadence

Le menu populaire1, duquel le nombre est tousjours plus grand dans les villes, est souspeçonneux2 à l’endroict de celui qui l’aime et simple envers celui qui le trompe. Ne pensez pas qu’il y ait nul oiseau qui se prenne mieux à la pipee3, ni poisson aulcun qui, pour la friandise4, s’accroche plus tost dans le haim5, que tous les peuples s’alleichent6 vistement à la servitude, pour la moindre plume qu’on leur passe, comme on dict, devant la bouche : et est chose merveilleuse qu’ils se laissent aller ainsi tost7, mais8 seulement qu’on les chatouille. Les theatres, les jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les bestes estranges, les medailles, les tableaux, et aultres telles drogueries, estoient aux peuples anciens, les appasts9 de la servitude, le prix de leur liberté, les utils10 de la tyrannie. Ce moyen, ceste practique, ces alleichements avoient les anciens tyrans11 pour endormir les anciens subjects soubs le joug. Ainsi les peuples, trouvants beaux ces passetemps, amusés d’un vain plaisir qui leur passoit devant les yeux, s’accoustumoient à servir aussi niaisement, mais plus mal que les petits enfants qui, pour voir les luisants images de livres illuminés12, apprennent à lire.

Les Romains tyrans s’adviserent encores d’un aultre poinct, de festoyer souvent les dixaines1 publicques, abusants ceste canaille comme il falloit, qui se laisse aller, plus qu’à toute aultre chose, au plaisir de la bouche : le plus entendu de tous n’eust pas quitté son escuelle de soupe pour recouvrer la liberté de la Republique de Platon. Les tyrans faisoient largesse de quart de bled, du sextier de vin, du sesterce ; et lors c’estoit pitié d’ouïr crier : « Vive le roi ! » Les lourdauts2 n’advisoient pas qu’ils ne faisoient que recouvrer partie du leur3, et que cela mesme qu’ils recouvroient, le tyran ne le leur eust peu donner si, devant4, il ne l’avoit osté à eux mesmes. Tel eust amassé aujourd’hui le sesterce, tel se feust gorgé au festin publicque, en benissant Tibere et Neron de leur belle liberalité, qui, le lendemain, estant contrainct d’abandonner ses biens à l’avarice, son sang mesme à la cruauté de ces magnifiques empereurs, ne disoit mot non plus qu’une pierre et ne se remuoit non plus qu’une souche. Toujours le populas5 a eu cela : il est, au plaisir qu’il ne peut honnestement recevoir, tout ouvert et dissolu ; et au tort et à la douleur, qu’il ne peut honnestement souffrir, insensible. Je ne vois pas maintenant personne qui, oyant parler de Neron, ne tremble mesme au surnom de ce vilain monstre, de ceste orde6 et sale beste. On peut bien dire que, après sa mort, aussi vilaine que sa vie, le noble peuple romain en receut tel desplaisir, se soubvenant de ses jeux et festins, qu’il fut sur le poinct d’en porter le deuil. Ainsi l’a escrit Corneille Tacite, auteur bon et grave des plus7, et certes croyable. Ce qu’on ne trouvera pas estrange, si l’on considere ce que ce peuple là mesme avoit faict à la mort de Jules Cæsar, qui donna congé8 aux lois et à la liberté : auquel personnage ils n’y ont trouvé, ce me semble, rien qui valeust9, que son humanité ; laquelle, quoiqu’on la preschast10 tant, fut plus dommageable que la plus grande cruauté du plus sauvage tyran qui feust oncques, pour ce que, à la verité, ce fut ceste venimeuse doulceur qui, envers le peuple romain, sucra1 la servitude. Mais, après sa mort, ce peuple là, qui avoit encores à la bouche ses banquets, en l’esprit la soubvenance de ses prodigalités, pour lui faire ses honneurs et le mettre en cendres2, amonceloit, à l’envi, les bancs de la place ; et puis esleva une colonne, comme au pere du peuple, ainsi portoit le chapiteau : et lui fit plus d’honneur, tout mort qu’il estoit, qu’il n’en debvoit faire à homme du monde, si ce n’estoit possible, à ceux qui l’avoient tué. Ils n’oublierent pas cela aussi les empereurs romains, de prendre communement le tiltre de tribun du peuple, tant pour ce que cest office estoit tenu pour sainct et sacré, que aussi qu’il estoit establi pour la deffense et protection du peuple et soubs la faveur de l’Estat. Par ce moyen ils s’asseuroient que ce peuple se fieroit plus d’eux, comme s’il debvoit encourir le nom et non pas sentir les effects.

(Servitude volontaire.)