(1868) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, à l’usage de tous les établissements d’instruction. Cours supérieurs. Première partie : prose « Extraits des classiques français. première partie — Jean-Jacques Rousseau, 1712-1778 » pp. 313-335
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(1868) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, à l’usage de tous les établissements d’instruction. Cours supérieurs. Première partie : prose « Extraits des classiques français. première partie — Jean-Jacques Rousseau, 1712-1778 » pp. 313-335

Jean-Jacques Rousseau
1712-1778

[Notice]

Né à Genève, orphelin élevé presque à la grâce de Dieu, tour à tour apprenti, séminariste, musicien ambulant, trucheman d’un moine quôteur, laquais, copiste, précepteur, secrétaire, commis de caisse, Rousseau promena d’aventures en aventures, de mécomptes en mécomptes une jeunesse vagabonde, indigente et humiliée, dont les souffrances romanesques aigrirent son cœur passionné. Les malheurs et les fautes d’un génie supérieur à sa condition le prédestinaient à faire retentir éloquemment les rancunes d’un déclassé qui, mécontent de lui-même et des autres, aima mieux déclarer la guerre à l’ordre social que de réformer son caractère ou d’accuser ses torts. Tourmenté par une imagination ombrageuse, il finit par tomber dans une noire misanthropie qui devint son supplice ; peut-être abrégea-t-il par le suicide une existence solitaire et farouche que consumaient des craintes sans cause, et un orgueil sans bornes.

Intelligence plus puissante que saine, il eut moins de justesse que de force dans l’esprit. Son honnêteté, souvent déclamatoire, honora la vertu par des phrases que démentaient ses exemples. Mêlant la lumière aux ténèbres, égaré par ses utopies, couvrant à son insu de l’intérêt général des théories qui flattaient ses propres ressentiments, il entoure d’un appareil logique des sophismes et des paradoxes ; il prête un faux jour d’évidence à des thèses que lui inspire le goût de la contradiction ou de la singularité : il eut une conscience d’apparat qui, sous prétexte de poursuivre la perfection, se dispensa des devoirs indispensables. Habile à déduire des conséquences rigoureuses de principes erronés qu’il formule avec l’aplomb d’un oracle, il eut l’ambition de façonner à sa fantaisie le cœur humain. Son idée fixe, je dirais presque sa monomanie, fut de nous proposer pour idéal ce qu’il appelait l’état de nature, et de rendre les lettres, les arts ou les institutions civiles et politiques responsables de nos passions et de nos vices. On pourrait dire de lui : Ce fut un malade qui voulut guérir les autres. Si l’Émile se recommande par des vues élevées et des aspirations généreuses que compromet un esprit chimérique, le Contrat social préconise trop exclusivement la souveraineté du nombre, et légitime la tyrannie populaire.

Toutefois, il faut lui savoir gré d’avoir admirablement parlé de l’âme et de Dieu en un siécle où il y eut des matérialistes et des athées. Touché par la beauté morale, il défendit les croyances éternelles du genre humain, il eut le cœur religieux, et fut excellent lorsqu’il eut raison avec tout le monde. Celui qui disait au baron d’Holbach : « la majesté des Écritures m’étonne », sema des germes d’où le Génie du christianisme devait éclore.

À une époque où l’on préférait les salons aux champs et la clarté des bougies à la lumière du soleil, il eut encore le mérite de mettre en honneur le sentiment de la nature. Ses descriptions ont de la couleur, de l’éclat et un charme pénétrant ; peintre ému, il mêle à ses tableaux un accent domestique et bourgeois qui est une importante nouveauté dans notre littérature.

S’il instruit médiocrement, il séduit, il agite, il étonne, il entraîne. Formé tout seul, sans maîtres, à l’école de la souffrance, son talent se compose d’imagination et de sensibilité, de logique et de véhémence ; il a de l’orateur le mouvement, la force, la dialectique pressante, l’abondance et la flamme. Il nous inspire une admiration inquiète et mêlée d’une pitié qui, sans absoudre les écarts de son esprit, nous rend sympathiques à son cœur, et désarme les juges les plus sévères1.

De la vie

Peu de gens, dit-on avec Érasme2, voudraient renaître aux mêmes conditions qu’ils ont vécu ; mais tel tient sa marchandise fort haute, qui en rabattrait beaucoup, s’il avait quelque espoir de conclure le marché. Qui donc parle ainsi ? des riches peut-être, rassasiés de faux plaisirs, mais ignorant les véritables ; toujours ennuyés de la vie, et toujours tremblants de la perdre ; peut-être des gens de lettres, de tous les ordres d’hommes le plus sédentaire, le plus malsain, le plus réfléchissant, et par conséquent le plus malheureux. Veut-on trouver des hommes de meilleure composition, ou du moins plus sincères, et qui, formant le plus grand nombre, doivent être écoutés par préférence ? Consultez un honnête bourgeois, qui aura passé une vie obscure et tranquille, sans projets et sans ambition ; un bon artisan, qui vit commodément de son métier ; un paysan même, non de France, où l’on prétend qu’il faut les faire mourir de misère, afin qu’ils nous fassent vivre, mais d’un pays libre. J’ose affirmer qu’il n’y a peut-être pas dans le haut Valais un seul montagnard mécontent de sa vie presque automate, et qui n’acceptât volontiers, au lieu même du paradis, le marché de renaître sans cesse pour végéter ainsi perpétuellement. Ces différences me font croire que l’abus seul de la vie nous la rend à charge ; et j’ai bien moins bonne opinion de ceux qui sont fâchés d’avoir vécu, que de celui qui peut dire avec Caton : « Je ne me repens point d’avoir vécu, car j’ai vécu de façon à pouvoir me rendre ce témoignage, que je ne suis pas né en vain. »

Selon le cours ordinaire des choses, de quelques maux que soit semée la vie humaine, elle n’est pas, à tout prendre, un mauvais présent ; et si ce n’est pas toujours un mal de mourir, c’en est fort rarement un de vivre.

Vivre, ce n’est pas respirer, c’est agir, c’est faire usage de nos organes, de nos sens, de nos facultés, de toutes les parties de nous-mêmes qui nous donnent le sentiment de notre existence. L’homme qui a plus vécu n’est pas celui qui a compté le plus d’années, mais celui qui a le plus senti la vie. Tel s’est fait enterrer à cent ans, qui mourut dès sa naissance. Il eût gagné de mourir jeune : au moins il eût vécu jusqu’à ce temps-là.

Si nous étions immortels, nous serions des êtres très-misérables. Il est dur de mourir, sans doute1 ; mais il est doux d’espérer qu’on ne vivra pas toujours, et qu’une meilleure vie finira les peines de celles-ci. Si l’on nous offrait l’immortalité sur la terre, qui est-ce qui voudrait accepter ce triste présent ? Quelle ressource, quel espoir, quelle consolation nous resterait-il contre les rigueurs du sort, et contre les injustices des hommes ? L’ignorant qui ne prévoit rien sent peu le prix de la vie, et craint peu de la perdre ; l’homme éclairé voit des biens d’un plus grand prix qu’il préfère à celui-là. Il n’y a que le demi-savoir et la fausse sagesse qui, prolongeant nos vues jusqu’à la mort, et pas au delà, en font pour nous le pire des maux. La nécessité de mourir n’est à l’homme sage qu’une raison pour supporter les peines de la vie. Si l’on n’était pas sûr de la perdre une fois, elle coûterait trop à conserver.

Les hommes disent que la vie est courte, et je vois qu’ils s’efforcent de la rendre telle. Ne sachant point l’employer, ils se plaignent de la rapidité du temps ; et j’observe qu’il coule trop lentement à leur gré. Toujours pleins de l’objet auquel ils tendent, ils voient à regret l’intervalle qui les en sépare : l’un voudrait être à demain, l’autre au mois prochain, l’autre à dix ans de là ; nul ne veut vivre aujourd’hui ; nul n’est content de l’heure présente, tous la trouvent trop lente à passer. Quand ils se plaignent que le temps coule trop vite, ils mentent ; ils payeraient volontiers le pouvoir de l’accélérer. Ils emploieraient volontiers leur fortune à consumer leur vie entière ; et il n’y en a peut-être pas un qui n’eût réduit ses ans à très-peu d’heures, s’il eût été le maître d’en ôter, au gré de son ennui, celles qui lui étaient à charge, et, au gré de son impatience, celles qui le séparaient du moment désiré. Tel passe la moitié de sa vie à se rendre de Paris à Versailles, de Versailles à Paris, de la ville à la campagne, de la campagne à la ville, et d’un quartier à l’autre, qui serait fort embarrassé de ses heures, s’il n’avait le secret de les perdre ainsi, et qui s’éloigne exprès de ses affaires, pour s’occuper à les aller chercher : il croit gagner le temps qu’il y met de plus, et dont autrement il ne saurait que faire ; ou bien, au contraire, il court pour courir, et vient en poste, sans autre objet que de retourner de même1. Mortels, ne cesserez-vous jamais de calomnier la nature ? Pourquoi vous plaindre que la vie est courte, puisqu’elle ne l’est pas encore suffisamment à votre gré ? S’il est un seul d’entre vous qui sache mettre assez de tempérance en ses désirs pour ne jamais souhaiter que le temps s’écoule, celui-là ne l’estimera point trop courte. Vivre et jouir seront pour lui la même chose ; et, dût-il mourir jeune, il ne mourra que rassasié de jours1.

Le sentiment moral 2

La conscience est le plus éclairé des philosophes. On n’a pas besoin de savoir les Offices 3 de Cicéron, pour être un homme de bien ; et la femme du monde la plus honnête sait peut-être le moins ce que c’est que l’honnêteté.

Rentrons en nous-mêmes. Quel spectacle nous flatte le plus, celui des tourments ou du bonheur d’autrui ? Qu’est-ce qui nous est plus doux à faire et nous laisse une impression plus agréable après l’avoir fait, d’un acte de bienfaisance ou d’un acte de méchanceté ? Pour qui vous intéressez-vous sur vos théâtres ? Est-ce aux forfaits que vous prenez plaisir ? est-ce à leurs auteurs punis que vous donnez des larmes ? Tout nous est indifférent, dites-vous, sauf notre intérêt ; or, bien au contraire, les douceurs de l’amitié, de l’humanité, nous consolent dans nos peines ; et même dans nos plaisirs, nous serions trop seuls, trop misérables, si nous n’avions avec qui les partager. S’il n’y a rien de moral dans le cœur de l’homme, d’où lui viennent donc ces transports d’admiration pour les actions héroïques, ces ravissements d’amour pour les grandes âmes ? Cet enthousiasme de la vertu, quel rapport a-t-il avec notre intérêt privé ? Pourquoi voudrais-je être Caton1 qui déchire ses entrailles, plutôt que César triomphant ? Otez de nos cœurs cet amour du beau, vous ôtez tout le charme de la vie2.

Mais quel que soit le nombre des méchants sur la terre, il est peu de ces âmes cadavéreuses devenues insensibles, hors leur intérêt, à tout ce qui est juste et bon. L’iniquité ne plaît qu’autant qu’on en profite ; dans tout le reste on veut que l’innocent soit protégé. Voit-on commettre un acte de violence et d’injustice : à l’instant un mouvement de colère et d’indignation s’élève au fond du cœur, et nous porte à prendre la défense de l’opprimé. Au contraire, si quelque trait de clémence ou de générosité frappe nos yeux, quelle admiration, quel respect il nous inspire ! Qui est-ce qui ne se dit pas : Je voudrais en avoir fait autant ? Il nous importe assurément fort peu qu’un homme ait été méchant ou juste il y a deux mille ans ; et cependant le même intérêt nous affecte dans l’histoire ancienne, que si tout cela s’était passé de nos jours1. Que me font à moi les crimes de Catilina2 ? Ai-je peur d’être sa victime ? Pourquoi donc ai-je de lui la même horreur que s’il était mon contemporain ? Nous ne haïssons pas seulement les méchants parce qu’ils nous nuisent, mais parce qu’ils sont méchants. Non-seulement nous voulons être heureux, nous voulons aussi le bonheur d’autrui ; et, quand ce bonheur ne coûte rien au nôtre, il l’augmente. Enfin, l’on a, malgré soi, pitié des infortunés ; quand on est témoin de leur mal, on en souffre. Les plus pervers ne sauraient perdre tout à fait ce penchant : souvent il les met en contradiction avec eux-mêmes. Le voleur qui dépouille les passants couvre encore la nudité du pauvre, et le plus féroce assassin soutient un homme tombant en défaillance.

Conscience !1 conscience ! instinct divin, immortelle et céleste voix, guide assuré d’un être ignorant et borné, mais intelligent et libre ; juge infaillible du bien et du mal, qui rends l’homme semblable à Dieu, c’est toi qui fais l’excellence de sa nature ; sans toi, je ne sens rien en moi qui m’élève au-dessus des bêtes, que le triste privilége de m’égarer d’erreurs en erreurs, à l’aide d’un entendement sans règle et d’une raison sans principes2.

Du bonheur

Le bonheur parfait n’est pas sur la terre ; mais le plus grand des malheurs, et celui qu’on peut toujours éviter, c’est d’être malheureux par sa faute.

Il n’y a point de route plus sûre pour aller au bonheur, que celle de la vertu. Si l’on y parvient, il est plus pur, plus solide et plus doux par elle ; si on le manque, elle seule peut en dédommager.

Laissons dire les méchants qui montrent leur fortune et cachent leur cœur, et soyons sûrs que, s’il est un seul exemple de bonheur sur la terre, il se trouve dans un homme de bien.

Si d’abord la multitude et la variété des amusements semblent contribuer au bonheur, si l’uniformité d’une vie égale paraît d’abord ennuyeuse, en y regardant mieux, on trouve, au contraire, que la plus douce habitude de l’âme consiste dans une modération de jouissance qui laisse peu de prise au désir et au dégoût. L’inquiétude des désirs produit la curiosité, l’inconstance ; le vide des turbulents plaisirs produit l’ennui3.

La source du bonheur n’est tout entière ni dans l’objet désiré ni dans le cœur qui le possède, mais dans le rapport de l’un et de l’autre ; et comme tous les objets de nos désirs ne sont pas propres à produire la félicité, tous les états du cœur ne sont pas propres à la sentir. Si l’âme la plus pure ne suffit pas seule à son propre bonheur, il est plus sûr encore que toutes les délices de la terre ne sauraient faire celui d’un cœur dépravé.

Voulez-vous vivre heureux et sage ? n’attachez votre cœur qu’à la beauté qui ne périt point ; que votre condition borne vos désirs ; que vos devoirs aillent avant vos penchants ; étendez la loi de la nécessité aux choses morales ; apprenez à perdre ce qui peut vous être enlevé ; apprenez à tout quitter quand la vertu l’ordonne, à vous mettre au-dessus des événements, à détacher votre cœur sans qu’ils le déchirent ; à être courageux dans l’adversité, afin de n’être jamais misérable ; à être ferme dans votre devoir, afin de n’être jamais criminel. Alors vous serez heureux malgré la fortune, et sage malgré les passions. Alors vous trouverez dans la possession même des biens fragiles une volupté que rien ne pourra troubler ; vous les posséderez sans qu’ils vous possèdent, et vous sentirez que l’homme à qui tout échappe ne jouit que de ce qu’il sait perdre. Vous n’aurez point, il est vrai, l’illusion des plaisirs imaginaires ; vous n’aurez point aussi les douleurs qui en sont le fruit ; vous gagnerez beaucoup à cet échange ; ces douleurs sont fréquentes et réelles, et ces plaisirs rares et vains. Vainqueur de tant d’opinions trompeuses, vous le serez encore de celle qui donne un si grand à la vie. Vous passerez la vôtre sans trouble, et la terminerez sans effroi : vous vous en détacherez comme de toutes choses. Que d’autres, saisis d’horreur, pensent, en la quittant, cesser d’être ; instruit de votre néant, vous croirez commencer : la mort est la fin de la vie du méchant, et le commencement de celle du juste1.

À Voltaire 1

C’est à moi, Monsieur, de vous remercier à tous égards. En vous offrant l’ébauche de mes tristes rêveries2, je n’ai point cru vous faire un présent digne de vous, mais m’acquitter d’un devoir et vous rendre un hommage que nous vous devons tous comme à notre chef. Sensible, d’ailleurs, à l’honneur que vous faites à ma patrie, je partage la reconnaissance de mes concitoyens, et j’espère qu’elle ne fera qu’augmenter encore lorsqu’ils auront profité des instructions que vous pouvez leur donner. Embellissez l’asile que vous avez choisi3 ; éclairez un peuple digne de vos leçons ; et vous qui savez si bien peindre les vertus et la liberté, apprenez-nous à les chérir dans nos murs comme dans vos écrits4. Tout ce qui vous approche doit apprendre de vous le chemin de la gloire.

Vous voyez que je n’aspire pas à nous rétablir dans notre bêtise, quoique je regrette beaucoup, pour ma part, le peu que j’en ai perdu. Pour ce qui est de vous, Monsieur, ce retour serait un miracle si grand à la fois et si nuisible, qu’il n’appartiendrait qu’à Dieu de le faire, et qu’au diable de le vouloir. Ne tentez donc pas de retomber à quatre pattes : personne au monde n’y réussirait moins que vous. Vous nous redressez trop bien sur nos deux pieds pour cesser de vous tenir sur les vôtres.

Quant à moi, si j’avais suivi ma première vocation, et que je n’eusse ni lu ni écrit, j’en aurais sans doute été plus heureux.

Cependant si les lettres étaient maintenant anéanties, je serais privé du seul plaisir qui me reste. C’est dans leur sein que je me console de tous mes maux ; c’est parmi ceux qui les cultivent que je goûte les douceurs de l’amitié, et que j’apprends à jouir de la vie sans craindre la mort. Je leur dois le peu que je suis ; je leur dois même l’honneur d’être connu de vous. Mais consultons l’intérêt de nos affaires et la vérité de nos écrits. Quoiqu’il faille des philosophes, des historiens, des savants pour éclairer le monde et conduire ses aveugles habitants, je ne connais rien d’aussi fou qu’un peuple de sages.

Convenez-en, Monsieur, s’il est bon que les grands génies instruisent les hommes, il faut que le vulgaire reçoive leurs instructions ; mais si chacun se mêle d’en donner, qui les voudra recevoir ? « Les boiteux, dit Montaigne, sont malpropres aux exercices du corps, et aux exercices de l’esprit les âmes boiteuses » ; or, en ce siècle savant, on ne voit que boiteux voulant apprendre à marcher aux autres.

Le peuple reçoit les écrits du sage pour les juger, non pour s’instruire. Jamais on ne vit tant de dandins1. Le théâtre en fourmille ; les cafés retentissent de leurs sentences ; il les affichent dans les journaux ; les quais sont couverts de leurs écrits, et l’Orphelin 2, parce qu’on l’applaudit, est critiqué par tel grimaud si peu capable d’en voir les défauts, qu’à peine en sent-il les beautés.

Recherchons la première source des désordres de la société, nous trouverons que tous les maux des hommes leur viennent de l’erreur bien plus que de l’ignorance, et que ce que nous ne savons point nous nuit beaucoup moins que ce que nous croyons savoir. Or, quel plus sûr moyen de courir d’erreurs en erreurs que la fureur de savoir tout ? Si l’on n’eût prétendu savoir que la terre ne tournait pas, on n’eût point puni Galilée pour avoir dit qu’elle tournait. Si les seuls philosophes en eussent réclamé le titre, l’encyclopédie n’eût point eu de persécuteurs. Si cent mirmidons n’aspiraient à la gloire, vous jouiriez en paix de la vôtre, ou du moins vous n’auriez que des rivaux dignes de vous.

Ne soyez donc pas surpris de sentir quelques épines inséparables des fleurs1 qui couronnent les grands talents. Les injures de vos ennemis sont les acclamations satiriques qui suivent le cortège des triomphateurs : c’est l’empressement du public pour tous vos écrits qui produit les vols dont vous vous plaignez ; mais les falsifications n’y sont plus faciles, car le fer ni le plomb ne s’allient pas avec l’or2. Permettez-moi de vous le dire, par l’intérêt que je prends à votre repos et à votre instruction : méprisez de vaines clameurs par lesquelles on cherche moins à vous faire mal qu’à vous détourner de bien faire. Plus on vous critiquera, plus vous devez vous faire admirer. Un bon livre est une terrible réponse à des injures imprimées ; et qui vous oserait attribuer des écrits que vous n’aurez point faits, tant que vous n’en ferez que d’inimitables ?

Je suis sensible à votre invitation ; et si cet hiver me laisse en état d’aller, au printemps, habiter ma patrie, j’y profiterai de vos bontés. Mais j’aimerais mieux boire de l’eau de votre fontaine que du lait de vos vaches ; et, quant aux arbres de votre verger, je crains bien de n’y en trouver d’autres que le lotos, qui n’est pas la pâture des bêtes, et le moly3, qui empêche les hommes de le devenir4.

Je suis de tout mon cœur et avec respect, etc.

À M. de Malesherbes 1

Je ne saurais vous dire, monsieur, combien j’ai été touché de voir que vous m’estimiez le plus malheureux des hommes. Le public, sans doute, en jugera comme vous, et c’est encore ce qui m’afflige. Oh ! que le sort dont j’ai joui n’est-il connu de tout l’univers ! chacun voudrait s’en faire un semblable ; la paix régnerait sur la terre ; les hommes ne songeraient plus à se nuire, et il n’y aurait plus de méchants quand nul n’aurait intérêt à l’être. Mais de quoi jouissais-je enfin quand j’étais seul ? De moi, de l’univers entier, de tout ce qui est, de tout ce qui peut être, de tout ce qu’a de beau le monde sensible, et d’imaginable le monde intellectuel : je rassemblais autour de moi tout ce qui pouvait flatter mon cœur ; mes désirs étaient la mesure de mes plaisirs. Non, jamais les plus voluptueux n’ont connu de pareilles délices, et j’ai cent fois plus joui de mes chimères qu’ils n’ont coutume de faire des réalités.

Quand mes douleurs me font tristement mesurer la longueur des nuits, et que l’agitation de la fièvre m’empêche de goûter un seul instant de sommeil, souvent je me distrais de mon état présent en songeant aux divers événements de ma vie2, et les repentirs, les doux souvenirs, les regrets, l’attendrissement, se partagent le soin de me faire oublier quelques moments mes souffrances. Quels temps croiriez-vous, monsieur, que je me rappelle le plus souvent et le plus volontiers dans mes rêves ? Ce ne sont point les plaisirs de ma jeunesse ; ils furent trop rares, trop mêlés d’amertume, et sont déjà trop loin de moi. Ce sont ceux de ma retraite, ce sont mes promenades solitaires1 : ce sont ces jours rapides, mais délicieux, que j’ai passés tout entiers avec moi seul, avec ma bonne et simple gouvernante, avec mon chien bien-aimé, ma vieille chatte, avec les oiseaux de la campagne et les biches de la forêt, avec la nature entière et son inconcevable auteur. En me levant avant le soleil pour aller voir, contempler son lever dans mon jardin, quand je voyais commencer une belle journée, mon premier souhait était que ni lettres, ni visites n’en vinssent troubler le charme. Après avoir donné la matinée à divers soins que je remplissais tous avec plaisir, parce que je pouvais les remettre à un autre temps, je me hâtais de dîner pour échapper aux importuns, et me ménager un plus long après-midi. Avant une heure, même les jours les plus ardents, je partais par le grand soleil avec le fidèle Achate1, pressant le pas, dans la crainte que quelqu’un ne vînt s’emparer de moi avant que j’eusse pu m’esquiver ; mais quand une fois j’avais pu doubler un certain coin, avec quel battement de cœur, avec quel pétillement de joie je commençais à respirer en me sentant2sauvé, en me disant : Me voilà maître de moi pour le reste de ce jour ! J’allais alors d’un pas plus tranquille chercher quelque lieu sauvage dans la forêt, quelque lieu désert où rien, en me montrant la main des hommes, n’annonçât la servitude et la domination3, quelque asile où je puisse croire avoir pénétré le premier, et où nul tiers importun ne vînt s’interposer entre la nature et moi. C’était là qu’elle semblait déployer à mes yeux une magnificence toujours nouvelle. L’or des genêts et la pourpre des bruyères4 frappaient mes yeux d’un luxe qui touchait mon cœur ; la majesté des arbres qui me couvraient de leur ombre, la délicatesse des arbustes qui m’environnaient, l’étonnante variété des herbes et des fleurs que je foulais sous mes pieds, tenaient mon esprit dans une alternative continuelle d’observation et d’admiration : le concours de tant d’objets intéressants qui se disputaient mon attention, m’attirant sans cesse de l’un à l’autre, favorisait mon humeur rêveuse et paresseuse, et me faisait souvent redire en moi-même : « Non, Salomon dans toute sa gloire ne fut jamais vêtu comme l’un d’eux5. »

Mon imagination ne laissait pas longtemps déserte la terre ainsi parée. Je la peuplais bientôt d’êtres selon mon cœur, et chassant bien loin l’opinion, les préjugés, toutes les passions factices, je transportais dans les asiles de la nature des hommes dignes de les habiter6. Je m’en formais une société charmante dont je ne me sentais pas indigne ; je me faisais un siècle d’or à ma fantaisie, et, remplissant ces beaux jours de toutes les scènes de ma vie qui m’avaient laissé de doux souvenirs, et de toutes celles que mon cœur pouvait désirer encore, je m’attendrissais jusqu’aux larmes sur les vrais plaisirs de l’humanité, plaisirs si délicieux, si purs, et qui sont désormais si loin des hommes. Oh ! si dans ces moments quelque idée de Paris, de mon siècle et de ma petite gloriole d’auteur, venait troubler mes rêveries, avec quel dédain je la chassais à l’instant, pour me livrer sans distraction aux sentiments exquis dont mon âme était pleine ! Cependant, au milieu de tout cela, je l’avoue, le néant de mes chimères venait quelquefois la contrister tout à coup. Quand tous mes rêves se seraient tournés en réalités, ils ne m’auraient pas suffi ; j’aurais imaginé, rêvé, désiré encore. Je trouvais en moi un vide inexplicable que rien n’aurait pu remplir, un certain élancement de cœur vers une autre sorte de jouissance, dont je n’avais pas d’idée, et dont pourtant je sentais le besoin. Eh bien ! monsieur, cela même était une jouissance, puisque j’en étais pénétré d’un sentiment très-vif et d’une tristesse attirante que je n’aurais pas voulu ne pas avoir1.

Bientôt de la surface de la terre j’élevais mes idées à tous les êtres de la nature, au système universel des choses, à l’être incompréhensible qui embrasse tout. Alors l’esprit perdu dans cette immensité, je ne pensais pas, je ne raisonnais pas, je ne philosophais pas : je me sentais, avec une sorte de volupté, accablé du poids de cet univers ; je me livrais avec ravissement à la confusion de ces grandes idées, j’aimais à me perdre en imagination dans l’espace, mon cœur, resserré dans les bornes des êtres, s’y trouvait trop à l’étroit ; j’étouffais dans l’univers ; j’aurais voulu m’élancer dans l’infini. Je crois que si j’eusse dévoilé tous les mystères de la nature, je me serais senti dans une situation moins délicieuse que cette étourdissante extase à laquelle mon esprit se livrait sans retenue, et qui, dans l’agitation de mes transports me faisait écrier quelquefois : « O grand Être ! ô grand Être ! » sans pouvoir dire ni penser rien de plus2. »

Ainsi s’écoulaient dans un délire continuel les journées les plus charmantes que jamais créature humaine ait passées ; et quand le coucher du soleil me faisait songer à la retraite, étonné de la rapidité du temps, je croyais n’avoir pas assez mis à profit ma journée, je pensais en pouvoir jouir davantage encore, et, pour réparer le temps perdu, je me disais : « Je reviendrai demain. »

Je revenais à petits pas, la tête un peu fatiguée, mais le cœur content ; je me reposais agréablement au retour, en me livrant à l’impression des objets, mais sans penser, sans imaginer, sans rien faire autre chose que sentir le calme et le bonheur de ma situation. Je trouvais mon couvert mis sur ma terrasse. Je soupais de grand appétit ; dans mon petit domestique, nulle image de servitude et de dépendance ne troublait la bienveillance qui nous unissait tous1. Mon chien lui-même était mon ami, non mon esclave ; nous avions toujours la même volonté, mais jamais il ne m’a obéi. Ma gaieté durant toute la soirée témoignait que j’avais vécu seul tout le jour ; j’étais bien différent quand j’avais vu de la compagnie, j’étais rarement content des autres, et jamais de moi. Le soir, j’étais grondeur et taciturne : cette remarque est de ma gouvernante, et, depuis qu’elle me l’a dite, je l’ai toujours trouvée juste en m’observant. Enfin, après avoir fait encore quelques tours dans mon jardin, ou chanté quelque air sur mon épinette, je trouvais dans mon lit un repos de corps et d’âme cent fois plus doux que le sommeil même.

Ce sont là les jours qui ont fait le vrai bonheur de ma vie ; bonheur sans amertume, sans ennuis, sans regrets, et auquel j’aurais borné volontiers tout celui de mon existence. Oui, monsieur, que de pareils jours remplissent pour moi l’éternité ; je n’en demande point d’autres, et n’imagine pas que je sois beaucoup moins heureux dans ces ravissantes contemplations que les intelligences célestes. Mais un corps qui souffre ôte à l’esprit sa liberté ; désormais je ne suis plus seul, j’ai un hôte qui m’importune ; il faut m’en délivrer pour être à moi, et l’essai que j’ai fait de ces douces jouissances ne sert plus qu’à me faire attendre avec moins d’effroi le moment de les goûter sans distraction2.

Sur lui-même

À M. le président de Malesherbes

J’aurais moins tardé, monsieur, à vous remercier de la dernière lettre dont vous m’avez honoré, si j’avais mesuré ma diligence à répondre sur le plaisir qu’elle m’a fait. Les motifs auxquels vous attribuez les partis qu’on m’a vu prendre, depuis que je porte une espèce de nom dans le monde, me font peut-être plus d’honneur que je n’en mérite ; mais ils sont certainement plus près de la vérité que ceux que me prêtent ces hommes de lettres qui, donnant tout à la réputation, jugent de mes sentiments par les leurs. J’ai un cœur trop sensible à d’autres attachements pour l’être si fort à l’opinion publique ; j’aime trop mon plaisir et mon indépendance pour être esclave de la vanité au point qu’ils le supposent. Il n’est point du tout croyable qu’un homme qui se sent quelque talent, et qui tarde jusqu’à quarante ans à le faire connaître, soit assez fou pour aller s’ennuyer le reste de ses jours dans un désert, uniquement afin d’acquérir la réputation d’un misanthrope.

Mais, monsieur, quoique je haïsse souverainement l’injustice et la méchanceté, cette passion n’est pas assez dominante pour me déterminer seule à fuir la société des hommes. Je suis né avec un amour naturel pour la solitude, qui n’a fait qu’augmenter à mesure que j’ai mieux connu le monde. Je trouve mieux mon compte avec les êtres chimériques que je rassemble autour de moi, qu’avec ceux que je vois ; et la société dont mon imagination fait les frais dans ma retraite achève de me dégoûter de toutes celles que j’ai quittées. Vous me supposez malheureux et consumé de mélancolie. O monsieur, combien vous vous trompez ! C’est à Paris que je l’étais, c’est à Paris qu’une bile noire rongeait mon cœur ; et cette bile ne se fait que trop sentir dans tous les écrits que j’ai publiés jusqu’à ce jour. Mais, monsieur, comparez ces pages avec celles qui datent de ma solitude : ou je suis trompé, ou vous sentirez dans ces dernières une certaine sérénité d’âme qui ne se joue point, et d’après laquelle on peut juger avec une entière assurance l’état intérieur de l’auteur. L’extrême agitation que je viens d’éprouver vous a pu faire porter un jugement contraire ; mais il est facile de voir que cette agitation a son principe dans une imagination déréglée, prête à s’effaroucher sur tout, et à porter tout à l’extrême. Des succès continus m’ont rendu sensible à la gloire ; et il n’y a point d’homme, ayant quelque hauteur d’âme et quelque vertu, qui pût penser, sans le plus mortel désespoir, qu’après sa mort on substituerait sous son nom, à un ouvrage utile, un ouvrage pernicieux, capable de déshonorer sa mémoire.

Longtemps je me suis abusé moi-même sur la cause de cet invincible dégoût1 commerce des hommes ; je l’attribuais au chagrin de n’avoir pas l’esprit assez présent pour montrer dans la conversation le peu que j’en ai, et, par contre-coup, à celui de ne pas occuper dans le monde la place que j’y croyais mériter. Mais quand, après avoir barbouillé du papier, j’étais bien sûr, même en disant des sottises, de n’être pas pris pour un sot ; quand je me suis vu recherché de tout le monde, et honoré de beaucoup plus de considération que ma plus ridicule vanité n’en eût osé prétendre ; et quand, malgré cela, j’ai senti ce même dégoût plus augmenté que diminué, j’ai conclu qu’il venait d’une autre cause, et que ces espèces de jouissances n’étaient point celles qu’il me fallait.

Quelle est donc enfin cette cause ? Elle n’est autre que cet indomptable esprit de liberté que rien n’a pu vaincre, et devant lequel les honneurs, la fortune, et la réputation même, ne me sont rien. Il est certain que cet amour de l’indépendance me vient moins d’orgueil que de paresse1 ; mais cette paresse est incroyable : tout l’effarouche ; les moindres devoirs de la vie civile lui sont insupportables ; un mot à dire, une lettre à écrire, une visite à faire, dès qu’il le faut, sont pour moi des supplices. Voilà pourquoi, bien que le commerce ordinaire des hommes me soit odieux, l’intime amitié m’est si chère : c’est qu’il n’y a plus de devoir pour elle ; on suit son cœur, et tout est fait. Voilà encore pourquoi j’ai toujours tant redouté les bienfaits ; car tout bienfait exige reconnaissance, et je me sens le cœur ingrat, par cela seul que la reconnaissance est un devoir. En un mot, l’espèce de bonheur qu’il me faut n’est pas tant de faire ce que je veux, que de ne pas faire ce que je ne veux pas. La vie active n’a rien qui me tente ; je consentirais cent fois plutôt à ne jamais rien faire qu’à faire quelque chose malgré moi ; et j’ai cent fois pensé que je n’aurais pas vécu trop malheureux à la Bastille, n’y étant tenu à rien du tout qu’à rester là.

J’ai cependant fait dans ma jeunesse quelques efforts pour parvenir. Mais ces efforts n’ont jamais eu pour but que la retraite et le repos dans ma vieillesse ; et comme ils n’ont été que par secousse, comme ceux d’un paresseux, ils n’ont jamais eu le moindre succès. Quand les maux sont venus, ils m’ont fourni un beau prétexte pour me livrer à ma passion dominante. Trouvant que c’était une folie de me tourmenter pour un âge auquel je ne parviendrais pas, j’ai tout planté là, et je me suis dépêché de jouir. Voilà, monsieur, je vous le jure, la véritable cause de cette retraite, à laquelle nos gens de lettres ont été chercher des motifs d’ostentation, qui supposent une constance, ou plutôt une obstination à tenir à ce qui me coûte, directement contraire à mon caractère naturel.

Vous me direz, monsieur, que cette indolence supposée s’accorde mal avec les écrits que j’ai composés depuis dix ans, et avec ce désir de gloire qui a dû m’exciter à les publier. Voilà une objection à résoudre, qui m’oblige à prolonger ma lettre, et qui, par conséquent, me force à la finir. J’y reviendrai, monsieur, si mon ton familier ne vous déplaît pas ; car, dans l’épanchement de mon cœur, je n’en saurais prendre un autre : je me peindrai sans fard et sans modestie, je me montrerai à vous tel que je me vois et tel que je suis ; car, passant ma vie avec moi, je dois me connaître, et je vois, par la manière dont ceux qui pensent me pénétrer interprètent mes actions et ma conduite, qu’ils n’y entendent rien. Personne au monde ne me connaît que moi seul. Vous en jugerez quand j’aurai tout dit.

Ne me renvoyez point mes lettres, monsieur, je vous supplie ; brûlez-les, parce qu’elles ne valent pas la peine d’être gardées, mais non pas par égard pour moi. Ne songez pas non plus, de grâce, à retirer celles qui sont entre les mains de Duchesne. S’il fallait effacer dans le monde les traces de toutes mes folies, il y aurait trop de lettres à retirer, et je ne remuerais pas le bout du doigt pour cela. À charge et à décharge, je ne crains point d’être vu tel que je suis. Je connais mes grands défauts, et je sens vivement tous mes vices. Avec tout cela, je mourrai plein d’espoir dans le Dieu suprême, et très-persuadé que, de tous les hommes que j’ai connus en ma vie, aucun ne fut meilleur que moi1.