(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Extraits des classiques français. Deuxième partie. Poésie — Florian 1755-1794 » pp. 473-479
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(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Extraits des classiques français. Deuxième partie. Poésie — Florian 1755-1794 » pp. 473-479

Florian
1755-1794

[Notice]

Page chez le duc de Penthièvre, officier de dragons, littérateur de salons, Florian n’a jamais composé que des œuvres aimables. Sa Galatée et son Estelle sont des pastorales où ne manquent ni la grâce ni l’esprit ; ses arlequinades ont de la malice et de la gaieté. Ingénieux et sensible dans sa prose, il a su tourner de jolis vers, et ses fables méritent l’attention, ne fût-ce que pour nous faire mieux sentir le prix de La Fontaine. Elles sont adroitement composées ; il a de l’invention, et les images lui arrivent sans effort. Sa morale est douce et humaine. Il sait conter et animer un récit par des traits agréables. On y voudrait plus de naïveté, une touche plus forte, quelques-unes de ces expressions créées qui portent un écrivain à la postérité ; mais sa gentillesse et sa finesse lui assurent le second rang dans un genre où un maître a tellement excellé qu’il rend toute concurrence impossible1.

Le singe qui montre la lanterne magique

Messieurs les beaux esprits, dont la prose et les vers
Sont d’un style pompeux et toujours admirable,
Mais que l’on n’entend2 point, écoutez cette fable,
Et tâchez de devenir clairs.
Un homme qui montrait la lanterne magique
Avait un singe dont les tours
Attiraient chez lui grand concours ;
Jacqueau, c’était son nom, sur la corde élastique
Dansait et voltigeait au mieux,
Puis faisait le saut périlleux ;
Et puis, sur un cordon, sans que rien le soutienne,
Le corps droit, fixe, d’aplomb,
Notre Jacqueau fait tout au long
L’exercice à la prussienne1
Un jour qu’au cabaret son maître était resté,
(C’était, je pense, un jour de fête)2,
Notre singe en liberté
Veut faire un coup de sa tête.
Il s’en va rassembler les divers animaux
Qu’il peut rencontrer dans la ville.
Chiens, chats, poulets, dindons, pourceaux,
Arrivent bientôt à la file.
« Entrez, entrez, messieurs, criait notre Jacqueau ;
C’est ici, c’est ici qu’un spectacle nouveau3
Vous charmera gratis. Oui, messieurs, à la porte,
On ne prend point d’argent : je fais tout pour l’honneur. »
A ces mots, chaque spectateur
Va se placer, et l’on apporte
La lanterne magique : on ferme les volets,
Et, par un discours fait exprès.
Jacqueau prépare l’auditoire.
Ce morceau vraiment oratoire
Fit bâiller ; mais on applaudit.
Content de ce succès, notre singe saisit
Un verre peint qu’il met dans la lanterne ;
Il sait comment on le gouverne,
Et crie en le poussant :« Est-il rien de pareil4 !
Messieurs, vous voyez le soleil,
Ses rayons et toute sa gloire.
Voici présentement la lune, et puis l’histoire
D’Adam, d’Ève et des animaux…
Voyez, messieurs, comme ils sont beaux !
Voyez la naissance du monde ;
Voyez… » Les spectateurs, dans une nuit profonde,
Écarquillaient leurs yeux, et ne pouvaient rien voir :
L’appartement, le mur, tout était noir.
« Ma foi, disait un chat1, de toutes les merveilles
Dont il étourdit nos oreilles,
Le fait est que je ne vois rien.
— Ni moi non plus, disait un chien2.
— Moi, disait un dindon, je vois bien quelque chose,
Mais je ne sais pour quelle cause
Je ne distingue pas très-bien3. »
Pendant tous ces discours, le Cicéron moderne
Parlait éloquemment, et ne se lassait point.
Il n’avait oublié qu’un point,
C’était d’éclairer sa lanterne4.

Le chateau de cartes

Un bon mari, sa femme, et deux jolis enfants,
Coulaient en paix leurs jours dans le simple héritage
Où, paisibles comme eux, vécurent leurs parents5.
Ces époux, partageant les doux soins du ménage,
Cultivaient leur jardin, recueillaient leurs moissons ;
Et le soir, dans l’été, soupant sous le feuillage,
Dans l’hiver, devant leurs tisons,
Ils prêchaient à leurs fils la vertu, la sagesse6,
Leur parlaient du bonheur qu’elles donnent toujours :
Le père par un conte égayait ses discours,
La mère par une caresse7.
L’aîné de ces enfants, né grave, studieux,
Lisait et méditait sans cesse ;
Le cadet, vif, léger, mais plein de gentillesse,
Sautait, riait toujours, ne se plaisait qu’aux jeux1.
Un soir, selon l’usage, à côté de leur père,
Assis près d’une table où s’appuyait la mère,
L’aîné lisait Rollin2 : le cadet, peu soigneux
D’apprendre les hauts faits des Romains et des Parthes3
Employait tout son art, toutes ses facultés,
A joindre, à soutenir par les quatre côtés
Un fragile château de cartes.
Il n’en respirait pas, d’attention, de peur4.
Tout à coup, voici le lecteur
Qui s’interrompt : « Papa, dit-il, daigne m’instruire
Pourquoi5 certains guerriers sont nommés conquérants,
Et d’autres fondateurs d’Empire6 ?
Ces deux noms sont-ils différents ? »
Le père méditait une réponse sage,
Lorsque son fils cadet, transporté de plaisir,
Après tant de travail, d’avoir pu parvenir
A placer son second étage,
S’écrie : « Il est fini ! » Son frère, murmurant,
Se fâche, et d’un seul coup détruit son long ouvrage7 ;
Et voilà le cadet pleurant.
« Mon fils, répond alors le père,
Le fondateur, c’est votre frère,
Et vous êtes le conquérant8. »

L’aveugle et le paralytique

Au temps où Florian fit cette fable, la sensibilité était fort en honneur dans notre littérature. Comparez les Deux Amis de La Fontaine.

Aidons-nous mutuellement,
La charge des malheurs en sera plus légère :
Le bien que l’on fait à son frère
Pour le mal que l’on souffre est un soulagement.
Confucius l’a dit ; suivons tous sa doctrine ;
Pour la persuader aux peuples de la Chine,
Il leur contait le trait suivant :
Dans une ville de l’Asie
Il existait deux malheureux,
L’un perclus, l’autre aveugle, et pauvres tous les deux :
Ils demandaient au ciel de terminer leur vie ;
Mais leurs cris étaient superflus ;
Ils ne pouvaient mourir. Notre paralytique,
Couché sur un grabat dans la place publique,
Souffrait sans être plaint : il en souffrait bien plus.
L’aveugle, à qui tout pouvait nuire,
Était sans guide, sans soutien ;
Sans avoir même un pauvre chien
Pour l’aimer, et pour le conduire.
Un certain jour, il arriva
Que l’aveugle, à tâtons, au détour d’une rue,
Près du malade se trouva :
Il entendit ses cris, son âme en fut émue.
Il n’est tel que les malheureux
Pour se plaindre les uns les autres1.
« J’ai mes maux, lui dit-il, et vous avez les vôtres.
Unissons-les, mon frère, ils seront moins affreux. —
Hélas ! dit le perclus, vous ignorez, mon frère,
Que je ne puis faire un seul pas ;
Vous-même vous n’y voyez pas :
A quoi nous servirait d’unir notre misère ? — 
A quoi ? répond l’aveugle ; écoutez : à nous deux
Nous possédons le bien à chacun nécessaire :
J’ai des jambes, et vous des yeux.
Moi, je vais vous porter ; vous, vous serez mon guide
Vos yeux dirigeront mes pas mal assurés ;
Mes jambes, à leur tour, iront où vous voudrez.
Ainsi, sans que jamais votre amitié décide
Qui de nous deux remplit le plus utile emploi,
Je marcherai pour vous, vous y verrez pour moi2. »

Le perroquet confiant

Cela ne sera rien, disent certaines gens,
Lorsque la tempête est prochaine ;
Pourquoi nous affliger avant que le mal vienne1 ?
Pourquoi ? Pour l’éviter, s’il en est encor temps.
Un capitaine de navire,
Fort brave homme, mais peu prudent,
Se mit en mer malgré le vent.
Le pilote avait beau lui dire
Qu’il risquait sa vie et son bien,
Notre homme ne faisait qu’en rire,
Et répétait toujours : Cela ne sera rien.
Un perroquet de l’équipage,
A force d’entendre ces mots,
Les retint, et les dit pendant tout le voyage.
Le navire égaré voguait au gré des flots,
Quand un calme plat vous l’arrête.
Les vivres tiraient à leur fin ;
Point de terre voisine, et bientôt plus de pain.
Chacun des passagers s’attriste, s’inquiète ;
Notre capitaine se tait.
Cela ne sera rien, criait le perroquet.
Le calme continue ; on vit vaille que vaille ;
Il ne reste plus de volaille ;
On mange les oiseaux, triste et dernier moyen ;
Perruches, cardinaux, catakois, tout y passe.
Le perroquet, la tête basse,
Disait plus doucement : Cela ne sera rien.
Il pouvait encor fuir : sa cage était trouée.
Il attendit, il fut étranglé bel et bien,
Et, mourant, il criait d’une voix enrouée :
Cela… cela ne sera rien 2.

La vie

Florian fut un homme heureux, un talent facile et riant que tout favorisa, dès son entrée dans le monde et dans la vie ; mais il écrivit ces vers en 1793, sous la terreur, en prison, un an avant sa mort.

Partir avant le jour, à tâtons, sans voir goutte,
Sans songer seulement à demander sa route,
Aller de chute en chute, et, se traînant ainsi,
Faire un tiers du chemin jusqu’à près de midi ;
Voir sur sa tête alors s’amasser les nuages,
Dans un sable mouvant précipiter ses pas,
Courir en essuyant orages sur orages,
Vers un but incertain où l’on n’arrive pas ;
Détrompé, vers le soir, chercher une retraite ;
Arriver haletant, se coucher, s’endormir :
On appelle cela naître, vivre et mourir.
 ;La volonté de Dieu soit faite2 !