(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Première partie. Prose — Madame de Staël 1766-1817 » pp. 218-221
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(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Première partie. Prose — Madame de Staël 1766-1817 » pp. 218-221

Madame de Staël
1766-1817

[Notice]

Fille d’un philosophe et d’un ministre populaire, mademoiselle Necker, depuis baronne de Staël, eut pour première école les graves entretiens d’un monde animé par le voisinage de la tribune ; les écrits de Jean-Jacques et des espérances généreuses de rénovation sociale firent battre son cœur d’enfant. Puis vinrent les malheurs publics et privés, l’anarchie, la violence et les crimes : ces épreuves attendrirent et tempérèrent son exaltation sans décourager son amour de la liberté. Revenue en France au lendemain de la Terreur, elle y réveilla l’esprit de société, jusqu’au jour où sa royauté de salon parut dangereuse à un pouvoir ombrageux qui la réduisit à quitter son pays. Nous devons aux vicissitudes de son exil les deux meilleurs ouvrages qu’elle ait produits : Corinne, roman dont les fictions recouvrent les confidences d’une âme supérieure ; et l’Allemagne, tableau brillant d’une littérature que la France ignorait.

Intelligence sympathique aux nobles idées, imagination ardente, romanesque, et vivement éprise de la gloire, madame de Staël a eu le mérite de nous découvrir de nouveaux horizons. Elle donne de l’essor à la pensée, elle suscite des émotions bienfaisantes et fait aimer le progrès, la justice, le courage, l’indépendance morale. Mais malgré ce don d’éloquence, ses écrits ne nous offrent qu’une image affaiblie d’elle-même ; car elle brillait surtout par le génie de la conversation, et son style, parfois vague ou abstrait, n’a pas retenu toute la flamme de sa parole1.

Une société de province 2

La naissance, le mariage et la mort composaient toute l’histoire de notre société, et ces trois événements différaient là moins qu’ailleurs. Représentez-vous ce que c’était, pour une Italienne comme moi, que d’être assise autour d’une table à thé plusieurs heures par jour, après dîner, avec la société de ma belle-mère. Elle était composée de sept femmes, les plus graves de la province ; deux d’entre elles étaient des demoiselles de cinquante ans, timides comme à quinze, mais beaucoup moins gaies qu’à cet âge. Une femme disait à l’autre : Ma chère, croyez-vous que l’eau soit assez bouillante pour la jeter sur le thé ? — Ma chère, répondait l’autre, je crois que ce serait trop tôt, car ces messieurs ne sont pas encore prêts à venir. — Resteront-ils longtemps à table aujourd’hui ? disait la troisième ; qu’en croyez-vous, ma chère ? — Je ne sais pas, répondait la quatrième ; il me semble que l’élection du Parlement doit avoir lieu la semaine prochaine, et il se pourrait qu’ils restassent pour s’en entretenir. — Non, reprenait la cinquième, je crois plutôt qu’ils parlent de cette chasse au renard qui les a tant occupés la semaine passée, et qui doit recommencer lundi prochain ; je crois cependant que le dîner sera bientôt fini. — Ah ! je ne l’espère guère, disait la sixième en soupirant, et le silence recommençait. J’avais été dans les couvents d’Italie ; ils me paraissaient pleins de vie à côté de ce cercle, et je ne savais qu’y devenir1.

Tous les quarts d’heure il s’élevait une voix qui faisait la question la plus insipide, pour obtenir la réponse la plus froide ; et l’ennui soulevé retombait avec un nouveau poids sur ces femmes, que l’on aurait pu croire malheureuses, si l’habitude prise dès l’enfance n’apprenait pas à tout supporter. Enfin les messieurs revenaient, et ce moment si attendu n’apportait pas un grand changement dans la manière d’être des femmes : les hommes continuaient leur conversation auprès de la cheminée ; les femmes restaient dans le fond de la chambre, distribuaient les tasses de thé ; et quand l’heure du départ arrivait, elles s’en allaient avec leurs époux, prêtes à recommencer le lendemain une vie qui ne différait de celle de la veille que par la date de l’almanach et par la trace des années, qui venait enfin s’imprimer sur le visage de ces femmes comme si elles eussent vécu pendant ce temps.1

Un courtisan

Je me mis à causer avec un Espagnol que j’avais déjà vu une ou deux fois, et que j’avais remarqué comme spirituel, éclairé, mais un peu frondeur. Je lui demandai s’il connaissait le duc de Mendoce. — Fort peu, répondit-il ; mais je sais seulement qu’il n’y a point d’homme dans toute la cour d’Espagne aussi pénétré de respect pour le pouvoir. C’est une véritable curiosité que de le voir saluer un ministre ; ses épaules se plient dès qu’il l’aperçoit, avec une promptitude et une activité tout à fait amusantes ; et quand il se relève, il le regarde avec un air si obligeant, si affectueux, je dirais presque si attendri1, que je ne doute pas qu’il n’ait vraiment aimé tous ceux qui ont eu du crédit à la cour d’Espagne depuis trente ans. Sa conversation n’est pas moins curieuse que ses démonstrations extérieures ; il commence des phrases, pour que le ministre les finisse ; il finit celles que le ministre a commencées ; sur quelque sujet que le ministre parle, le duc de Mendoce l’accompagne d’un sourire gracieux, de petits mots approbateurs qui ressemblent à une basse continue, très-monotone pour ceux qui écoutent, mais probablement agréable à celui qui en est l’objet. Quand il peut trouver l’occasion de reprocher au ministre le peu de soin qu’il prend de sa santé, les excès de travail qu’il se permet, il faut voir quelle énergie il met dans ces vérités dangereuses ; on croirait, au son de sa voix, qu’il s’expose à tout pour satisfaire sa conscience, et ce n’est qu’à la réflexion qu’on observe que, pour varier la flatterie fade, il essaye de la flatterie brusque sur laquelle on est moins blasé. Ce n’est pas un méchant homme ; il préfère ne pas faire du mal, et ne s’y décide que pour son intérêt. Il a, si l’on peut le dire, l’innocence de la bassesse ; il ne se doute pas qu’il y ait une autre morale, un autre honneur au monde que le succès auprès du pouvoir ; il tient pour fou, je dirais presque pour malhonnête, quiconque ne se conduit pas comme lui. Si l’un de ses amis tombe dans la disgrâce, il cesse à l’instant tous ses rapports avec lui, sans aucune explication, comme une chose qui va de soi-même.

Les idées religieuses

à monsieur destuit de tracy 1

Vous m’avez écrit une charmante lettre, monsieur, et vous savez quel prix je mets à votre suffrage. Vous me dites que vous ne me suivez pas dans le ciel ni dans les tombeaux ; il me semble qu’un esprit aussi supérieur que le votre, et qui est déjà détaché de tout ce qui est matériel par la nature même de ses recherches, doit un jour se plaire dans les idées religieuses ; elles complètent tout ce qui est grand, elles apaisent tout ce qui est sensible, et sans cet espoir, il me prendrait je ne sais quelle invincible terreur de la vie comme de la mort ; mon imagination en serait bouleversée.