(1897) Extraits des classiques français, seizième, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours moyens. Première partie : prose. [Seizième siècle] « XVIe siècle — Prose — Rabelais, 1483-1553 » pp. -
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(1897) Extraits des classiques français, seizième, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours moyens. Première partie : prose. [Seizième siècle] « XVIe siècle — Prose — Rabelais, 1483-1553 » pp. -

Rabelais
1483-1553

[Notice]

Né la même année que Luther, sur les bords de la Loire, en Touraine, près de Chinon, dans la métairie de la Devinière, fils d’un apothicaire suivant les uns, d’un cabaretier suivant les autres, François Rabelais ne devait point oublier le voisinage de la Dive bouteille, et des joyeux buveurs dont les chants l’éveillèrent au berceau. De l’auberge de la Lamproie il passa chez les moines de Seuillé, où il commença ses premières études, qui furent achevées au couvent de la Bamette, à Angers. Il se souvint aussi de ces écoles hantées par le pédantisme, et les impressions qu’il en garda se retrouveront plus tard dans les vertes satires qu’il inflige à l’ignorance ou à la routine. Sans ajouter foi à toutes les légendes qui enveloppent sa biographie, nous le retrouvons bientôt frère mineur à Fontenay-le-Comte, abbaye de cordeliers, où sa libre humeur faillit lui coûter cher, s’il faut en croire l’anecdote qui nous le montre condamné à une prison perpétuelle, dans les souterrains du monastère. Délivré par le crédit d’amis puissants qu’il devait à la renommée de son savoir, il fut autorisé par le pape Clément VII à entrer au cloître de Maillezais, dans l’ordre des bénédictins. Mais il n’y fit pas long séjour ; et, jetant le froc aux orties, devint, en 1524, prêtre séculier, puis secrétaire d’un évêque, Geoffroy d’Estissac. Quelque temps après, vers 1530, l’année même où Louis Berquin fut brûlé en place de Grève, il étudiait la médecine à Montpellier, et apprenait à y connaître de près les bons tours de ces étudiants qu’il représentera au vif sous les traits de Panurge. Ce fut alors qu’il édita certains traités d’Hippocrate et de Galien ; nous savons aussi que le cardinal du Bellay se fit accompagner par maître François dans son ambassade à Rome. Ce voyage lui valut, avec un surcroît d’expérience, une bulle pontificale qui l’autorisait à exercer en tous lieux l’art de la médecine, mais à titre gratuit, « jusqu’à l’application du fer et du feu exclusivement1 ». Fixé à Lyon, où il figure en 1536 comme médecin du grand hôpital2, il fut bientôt compromis dans un procès d’hérésie, mais s’abrita sous la pourpre d’un prélat qui le sauva de ce mauvais pas. Absous par le saint-siége, il finit même par obtenir d’abord une prébende dans l’église collégiale de Saint-Maur-les-Fossés, puis la cure de Meudon, retraite sûre où, achevant sans péril la publication de Pantagruel, il termina doucement une existence dont les contrastes sont aussi étranges que les caprices de son imagination.

Oui, ses œuvres ressemblent à la vie même de leur auteur qui, tour à tour moine, docteur et curé, fut avant tout poète, homme de libre étude et de libre plaisir. Composé de marbre et de boue, ce monument qu’on pourrait appeler l’apocalypse d’un philosophe, devait être la proie des commentateurs. Jamais écrivain ne leur donna plus rude besogne. Nous ne perdrons pas notre peine à débrouiller leurs gloses encore plus obscures que le texte. Evitons les piéges où tombèrent ceux qui prétendirent expliquer, par des symboles et des allégories, toutes les conceptions de Gargantua ou de Pantagruel. C’est ne pas comprendre Rabelais que de vouloir toujours et partout le comprendre. Sans voir dans ses éclats de rire une série d’allusions dont on peut retrouver la clef, bornons-nous à dire qu’au sortir de la scolastique et de ses ténébreux labyrinthes, la franche gaîté de sa verve incomparable épanouit enfin la raison assombrie et mortifiée. Si l’on se demande ce qu’eût été Molière en un siècle où tout esprit indépendant avait à craindre le Châtelet, le Parlement et la Sorbonne, Molière privé d’un théâtre et réduit à dérober son bon sens sous la livrée de la folie, on songera tout naturellement au pantagruélisme de Rabelais, côtoyant les piéges sans y tomber, et sauvant ses audaces par l’apparente insanité d’un rire sans cause. Dans cette arène sanglante des guerres civiles et religieuses, on avait besoin de rire, pour ne pas pleurer. Les coqs-à-l’âne et les billevesées furent du moins la sauvegarde des vérités que recouvraient les débauches d’un comique étourdissant. Cette épopée jubilatoire ouvrit un âge, comme l’ironie de Voltaire en fermait un autre.

Tout en regrettant que le cynisme de ce Shakespeare jovial justifie trop le mot de la Bruyère, disant : « Où il est mauvais, il passe bien au-delà du pire ; c’est le régal de la canaille », rappelons pourtant qu’« où il est bon, il va jusqu’à l’exquis et l’excellent, qu’il peut être le mets des plus délicats ». Tels sont les chapitres où il inaugure la Renaissance par un système d’éducation tout pratique, digne d’inspirer Montaigne, mieux ménagé que celui de l’Emile, et dont le juste équilibre nous révèle le génie d’un moraliste éclairé par l’expérience d’un médecin. S’il fustige d’importance les ridicules et les abus de son temps, il épargne ces géants dont la haute taille indique assez la puissance. A la façon dont il les traite, on soupçonne qu’un de leurs attributs est de protéger les téméraires contre les griffes des chats fourrés. Pichrocole seul est ici le type des tyrans violents et ambitieux, livrés à leurs passions et aux flatteries de courtisans imbéciles. Mais Pantagruel nous apparaît comme un idéal de la royauté forte et bienfaisante. Il est une sorte d’Ulysse satirique visitant l’empire de la Folie et tous les vices de l’humanité, sans se laisser ni duper ni séduire. Dans le cortége de ce souverain équitable et pacifique, une place d’honneur est réservée à Panurge, homme d’esprit nécessiteux, ourdisseur d’intrigues, frondeur impitoyables, relégué par sa naissance au plus bas de l’échelle, mais impatient de prendre son rang, et habile à se venger par ses moqueries des injustices qu’il reproche au hasard. Nous reconnaissons dans ce personnage l’ancêtre de Figaro ; l’avenir lui appartient ; il n’est rien encore ; mais il sera tout un jour. C’est le tiers état instinctivement personnifié.

L’écrivain est digne du penseur, auquel nous ne saurions pourtant pardonner toutes ses gigantesques, polissonneries. L’opulence et la souplesse est merveilleuse en ce style inimitable, qui abaisse ou élève les mots au niveau des choses. Il y a de l’or dans ce torrent turbulent et fangeux qui s’échappe d’une imagination homérique et aristophanesque. Quelle netteté ! quel relief ! quelle vigueur inventive d’expressions toujours originales ! Créateur et peintre, il a, comme dit Montaigne, fureté tout le magasin des termes et des figures. Physique, médecine, astrologie, alchimie, théologie, philosophie, toutes les sciences lui furent familières. Il sait le grec, le latin, l’hébreu et la plupart des langues modernes. Emprunté aux arts, aux métiers, à la guerre, à la marine, à la basoche, son français a exploité toutes les sources techniques, tout le trésor du fonds national. Mais ces éléments, dont il est comme farci, sont devenus sa substance et sa moelle. Aussi jamais plume ne fut à pareille fête. Il y a du prodige dans le jet intarissable de cette parole où la splendeur de Rubens s’associe à la crudité grotesque de Callot. Il concilie Platon et Lucien ; il a du Michel-Ange et du Boccace. Si son cerveau semble parfois comme obscurci par le vertige d’une ébriété d’ailleurs toute lyrique, il a ses heures de souveraine éloquence, où règne la pure raison. Nul, avant Corneille et Molière, n’a possédé plus magistralement le don supérieur de créer des types, et la puissance du génie dramatique. Légataire universel de tous les francs conteurs qui foisonnaient en terre gauloise, il a mis l’Arioste à la portée des races prosaïques de Brie, de Champagne, de Picardie, de Beauce, de Touraine et de Poitou. Tous les crus de notre sol plantureux fermentent ici comme dans une cuve féconde, sous le chaud soleil de la Renaissance. Semblable à ces géants nés de sa fantaisie, il se dresse sur le seuil du seizième siècle, le broc en main et le rire aux lèvres, versant à tous le délire ou la sagesse. Son œuvre rappelle cette fontaine magique dont les eaux avaient pour chacun le goût des vins qu’il s’imaginait boire. C’est donc à nous de n’y puiser qu’une liqueur généreuse, et non de nous y abreuver jusqu’à la lie.

Jean qui pleure et Jean qui rit

Du dueil que mena1 Gargantua de la mort de sa femme Badebec 2

Quand Pantagruel fut né, qui3 fut bien esbahy et perplex, ce fut Gargantua son pere ; car voyant d’un cousté1 sa femme Badebec morte, et de l’aultre son filz Pantagruel né, tant beau et tant grand, ne sçauoit que2 dire ny que faire. Et le doubte qui troubloit son entendement estoit, assauoir3 s’il deuoit plorer4 pour le dueil de sa femme, ou rire pour la ioye5 de son filz ? D’un costé et d’aultre il auoit argumens sophisticques6 qui le suffocquoyent7 ; car il les faisoit tres bien in modo et figura 8, mais il ne les pouoit souldre9. Et par ce moyen demouroit empestré10 comme la souriz empeigee11, ou vn milan prins au lasset12. « Pleureray ie, disoit-il ? ouy : car pourquoy13 ? Mutant bonne femme est morte, qui estoit la plus cecy, la plus cela qui feust14 au monde. Iamais ie ne la verray, iamais ie n’en recouureray15 vne telle : ce m’est vne perte inestimable O mon Dieu, que te auois-je faict pour ainsi me punir ? Que ne enuoyas tu la mort à moy premier16 que à elle ? car viure sans elle ne m’est que languir. Ha Badebec, ma mignonne, mamye17… ma tendrette18… iamais ie ne te verray. Ha pauure Pantagruel, tu as perdu ta bonne mere, ta doulce nourrisse, ta dame19 tres aymée. Ha faulce20 mort, tant1 tu me es maliuole, tant tu me es oultrageuse de me tollir2 celle à laquelle immortalité appartenoit de droict. »

Et ce disant pleuroit comme vne vache, mais tout soubdain rioit comme vn veau, quand Pantagruel luy venoit en memoire. Ho mon petit filz (disoit-il), mon peton3, que tu es ioly, et tant ie suis tenu4 à Dieu de ce qu’il m’a donné vn si beau filz tant ioyeux, tant riant, tant ioly. Ho, ho, ho, ho, que suis ayse5 ! beuuons6 ; ho, laissons toute melancholie ; apporte du meilleur, rince les verres, boute7 la nappe, chasse ces chiens, souffle ce feu, allume la chandelle, ferme cette porte, taille ces souppes8, enuoye9 ces pauures, bai’le10 leur ce qu’ilz demandent, tiens ma robbe, que ie me mette en pourpeinct11 pour mieux festoyer12 les commeres. Ce disant ouyt la letanie13 et les mementos des prebstres qui portoyent sa femme en terre, dont14 laissa son bon propos15 et tout soubdain fut rauy16 ailleurs, disant : « Seigneur Dieu, fault il que ie me contriste encores ? Cela me fasche17, ie ne suis plus ieune, ie deuiens vieulx, le temps est dangereux, ie pourray prendre quelque fiebure18, me voyla affolé19. Foy de gentil homme, il vault mieulx pleurer moins et boire d’aduantaige. Ma femme est morte : et bien, par Dieu (da jurandi20) ie ne la resusciteray pas par mes pleurs : elle est bien, elle est en paradis pour le moins si mieux ne est21 ; elle prie Dieu pour nous, elle est bien heureuse, elle ne se soucie plus de nos miseres et calamitez ; autant nous en pend à l’œil ; Dieu gard le demourant1 ! il me fault penser d’en2 trouuer vne aultre. Mais voicy que3 vous ferez, dict il es4 saiges femmes (ou sont elles ? Bonnes gens, ie ne vous peulx veoyr) : allez à l’enterrement d’elle, et ce pendent5 ie berceray ici mon filz, car ie me sens bien fort altere et serois en danger de tomber malade, mais beuuez quelque bon traict6 deuant7 : car vous vous en trouuerez bien, et m’en croyez sur mon honneur. A quoy obtemperantz8 allerent à l’enterrement et funerailles9, et le pauvre Gargantua demoura à l’hostel.

(Livre II, ch. iii.)

Exploit d’un géant

Comment Gargantua demollit le chasteau du Gué de Vede

Adoncques10 monta Gargantua sus sa grande iument. Et trouuant en son chemin un hault et grand arbre (lequel communement on nommoit l’arbre de sainct Martin11, pource qu’ainsi estoit creu vn bourdon12 que iadis sainct Martin y planta), dist : « Voicy ce qu’il me failloit13. Cest arbre me seruira de bourdon et de lance. » Et l’arrachit14 facillement de terre, et en ousta15 les rameaux, et le para16 pour son plaisir… Gargantua venu à l’endroict17 du boys de Vede feut aduisé18 par Eudemon que dedans le chasteau estoit quelque reste des ennemys, pour laquelle chose sçauoir Gargantua s’escria tant qu’il peut : « Estez-vous1 là, ou n’y estez pas ? Si vous y estez, n’y soyez plus : Si n’y estez, ie n’ay que dire. » Mais vn ribauld2 canonnier, qui estoit au machicoulys3, luy tyra vn coup de canon, et le attainct par la temple dextre4 furieusement : toutesfoys ne luy feist pource5 mal en plus que s’il luy eust getté vne prune : « Qu’est ce là ? dist Gargantua. Nous gettez vous icy des grains de raisin ? La vendange vous coustera cher ; » pensant de vray que le boulet feust vn grain de raisin. Ceulx qui estoient dedans le chasteau amuzez à la pille6, entendant le bruit, coururent aux tours, et forteresses, et luy tirerent plus de neuf mille vingt et cinq coups de faulconneaux7, et arquebouzes, visans tous à sa teste ; et si menu tiroient contre lui qu’il s’escria : « Ponocrates8 mon amy, ces mouches icy me aueuglent, baillez moy9 quelque rameau de ces saulles pour les chasser. » Pensant des plombées et pierres10 d’artillerie que feussent mousches bouines11. Ponocrates l’aduisa que n’estoient aultres mouches que les coups d’artillerye que l’on tiroit du chasteau.

Alors chocqua de son grand arbre contre le chasteau et a grandis coups abastit et tours, et forteresses, et ruyna tout par terre. Par ce moyen feurent tous rompuz12, et mis en pieces ceulx qui estoient en icelluy.

(Livre I, ch. xxxvi.)

Le fils d’un géant

De l’enfance de Pantagruel 13

Ie trouue par les anciens historiographes et poetes, que plusieurs sont nez en ce monde en façons bien estranges que seroient trop longues à racompter1 : lisez le vije liure de Pline2, si aués loysir. Mais vous n’en ouystes iamais d’vne si merueilleuse comme3 fut celle de Pantagruel ; car c’estoit chose difficile à croyre comment il creut4 en corps et en force en peu de temps. Et n’estoit rien Hercules5 qui estant au berseau tua les deux serpens : car lesdicts serpens estoyent bien petitz et fragiles. Mais Pantagruel estant encores au berceau feist cas6 bien espouuentables. Le laisse icy à dire7 comment à chascun de ses repas il humoit8 le laict de quatre mille six cens vaches. Et comment pour luy faire vn paeslon9 à cuire sa bouillie furent occupez tous les pesliers10 de Saumur en Aniou, de Villedieu en Normandie, de Bramont en Lorraine, et lui bailloit on ladicte bouillie en vn grand timbre11 qui est encores de present12 à Bourges pres du palays ; mais les dentz luy estoient desià tant crues et fortifices, qu’il en rompit dudict tymbre vn grand morceau13 comme tresbien apparoist. Certains iours vers le matin que on le vouloit faire tetter vne de ses vaches (car de nourrisses il n’en eut iamais aultrement, comme dict l’hystoire) il se deffit des liens qui le tenoyent au berceau vn des bras, et vous prent ladicte vache par dessoubz le iarret, et luy mangea la moytié du ventre, auecques le foye et les roignons, et l’eust toute deuoree, n’eust esté qu’elle14 cryoit horriblement comme si les loups la tenoient aux iambes, auquel cry le monde arriua, et osterent ladicte vache à Pantagruel ; mais ilz ne sceurent si bien faire que le iarret ne luy en demourast comme il le tenoit, et le mangeoit tresbien comme vous feriez d’vne saulcisse, et quand on luy voulut oster l’os, il l’aualla bien tost, comme vn Cormaran1 feroit vn petit poisson, et apres commença à dire : « bon, bon, bon ! » car il ne sçauoit encores bien parler, voulant donner à entendre que il auoi trouué fort bon et qu’il n’en failloit plus que autant2. Ce que voyans ceulx qui le seruoyent, le lierent à3 gros cables comme sont ceulx que l’on faict à Tain4 pour le voyage du sel à Lyon : ou comme sont ceulx de la grand nauf5 Françoyse qui est au port de Grâce6 en Normandie. Mais quelquefoys7 que vn grand ours que nourrissoit son pere eschappa8, et luy venoit lescher le visaige, car les nourrisses ne luy auoyent bien à poinct9 torché les babines, il se deffist desdictz cables aussi facillement comme Sanson10 d’entre les Philistins, et vous print monsieur de l’Ours et le mist en pieces comme vn poulet, et vous en fist vne bonne gorge chaulde11 pour ce repas. Parquoy12 craignant Gargantua qu’il se gastast13, fist faire quatre grosses chaines de fer pour le lyer, et fist faire des arboutans14 à son berceau bien afustez15. Et de ces chaines en auez une à La Rochelle, qve l’on leue au soir entre les deux grosses tours du haure16. L’aultre est à Lyon. L’aultre à Angiers. Et la quarte17 fut emportee des diables pour lier Lucifer qui se deschainoit en ce temps là à cause d’vne colicque qui le tormentoit extraordinairement, pour auoir mangé l’âme d’vn sergeant1 en fricassee à son desieuner. Dont pouez2 bien croire ce que dict Nicolas de Lyra3 sur le passaige du psaultier4 où il est escript : « Et Og regem Basan5, que ledict Og estant encores petit estoit tant fort et robuste, qu’il le falloit lyer de chaisnes de fer en son berceau. Et ainsi demoura coy6 et pacificque ; car il ne pouuoit rompre tant facilement lesdictes chaisnes, mesmement qu’il7 n’auoit pas espace au berceau de donner la secousse des bras. » Mais voicy que8 arriva un iour d’vne grande feste, que son pere Gargantua faisoit un beau banquet à tous les princes de sa court9. Ie croy bien que tous les officiers de sa court estoyent tant occupés au seruice du festin, que l’on ne se soucyoit du pauure Pantagruel, et demouroit ainsi à reculorum10. Que fist-il ? Qu’il fist11, mes bonnes gens, escoutez. Il essaya de rompre les chaisnes du berceau auecques les bras, mais il ne peut ; car elles estoyent trop fortes : adonc12 il trepigna tant des piedz qu’il rompit le bout de son berceau, qui toutesfoys estoit d’vne grosse poste13 de sept empans14 en quarré, et ainsi qu’il15 eut mys les piedz dehors il se aualla16 le mieux qu’il peut, en sorte que il touchoit les piedz en terre. Et alors auecques grande puissance se leua emportant son berceau sur l’eschine ainsi lyé comme vne tortue17 qui monte contre vne muraille, et à le veoir sembloit que ce feust vne grande carracque18 de cinq cens tonneaulx qui feust debout. En ce point1 entra en la salle ou l’on banquetoit, et hardiment qu’il espouenta2 bien l’assistance ; mais, par autant3 qu’il auoit les bras lyez dedans, il ne pouoit rien prendre à manger, mais en grande peine4 se enclinoit5 pour prendre à tout6 la langue quelque lippée7. Quoy8 voyant son pere entendit9 bien que l’on l’auoit laissé sans luy bailler à repaistre10, et commanda qu’il fut deslyé desdictes chesnes par le conseil des princes et seigneurs assistans, ensemble aussi11 que les medicins de Gargantua dysoient que si l’on le tenoit ainsi au berseau qu’il12 seroit toute sa vie subiect à la grauelle. Lors qu’il feust deschainé, l’on le fist asseoir et repeut13 fort bien et mist son dict berceau en plus de cinq cens mille pieces d’vn coup de poing qu’il frappa au milieu par despit, auec protestation de iamais n’y retourner.

(Livre II, ch. iv.)

Un bon tour

Jean Dodin et Frère Couscoil 14

Te aduiendroit ce que nagueres aduint à Jan Dodin recepueur15 du Couldray, au gué de Vede16, quand les gens d’armes rompirent les planches17. Rencontrant sur la riue frere Adam Couscoil, cordelier obseruantin de Myrebeau18, luy promist vn habit en condition qu’il le passast oultre l’eau à la cabre morte1 sus ses espaules. Car c’estoit vn puissant ribault2. Le pacte feut accordé3. Frere Couscoil se trousse et charge à son dours4 comme vn beau petit sainct Christophle5, ledict suppliant Dodin. Ainsi le portoit guayement, comme Æneas porta son pere Anchises6 hort7 la conflagration de Troie, chantant vn bel Aue maris stella. Quand ilz feurent au plus parfond8 du gué, au dessus de la roue du moulin, il luy demanda s’il auoit poinct d’argent sus luy. Dodin respondit qu’il en auoit pleine gibbessiere, et qu’il ne se desfiast de la promesse faicte d’vn habit neuf. Comment (dist frere Couscoil), tu sçais bien que par chapitre exprés de notre reigle il nous est rigoureusement defendu porter argent sus nous. Malheureux es tu bien certes, qui me as faict pecher en ce poinct. Pourquoy ne laissas tu ta bourse au meusnier ? Sans faulte tu en seras præsentement puny. Et si iamais ie te peuz tenir en notre chapitre9 à Myrebeau, tu auras du Miserere iusques à Vitulos10. Soubdain se descharge, et vous iecte Dodin en pleine eau la teste au fond.

(Livre III, ch. xxiii.)

Femme mute 11 et mari sourd

Le bon12 mary voulut qu’elle parlast. Elle parla par l’art du medicin et du chirurgien, qui luy coupperent un encyliglotte13 qu’elle avoit soubz la langue. La parolle recouerte1, elle parla tant, et tant, que son mary retourna au medicin pour remede de la faire taire. Le medicin respondit en son art bien auoir remedes propres pour faire parler les femmes : n’en avoir pour les faire taire. Remede2 vnicque estre surdité du mary, contre cestuy interminable parlement3 de femme. Le paillard4 deuint sourd par ne sçay quelz charmes5 qu’ilz feirent. Sa femme voyant qu’il estoit sourd deuenu, qu’elle parloit en vain, de luy n’estoit entendue, deuint enraigée. Puys le medicin demandant son salaire, le mary respondit qu’il estoit vrayement sourd : et qu’il n’entendoit sa demande. Le medecin luy iecta on dours6 ie ne sçay quelle pouldre, par vertus de laquelle il deuint fol. Adoncques7 le fol mary et la femme enragée se raslierent8 ensemble et tant bastirent les medicin et chirurgien qu’ilz les laisserent à demy mors9. Ie ne ris oncques tant que ie feis10 à ce patelinage11.

(Livre III, ch. xxxiv.)