Boileau
1636-1711
[Notice]
On peut diviser sa carrière poétique en trois périodes. De 1660 à 1668, il combat à outrance les méchants poëtes et le mauvais goût venu d’Espagne ou d’Italie. Il fait la police du Parnasse, et en chasse les intrus. — De 1669 à 1677, il laisse reposer ses armes, et maître du champ de bataille, formule dans l’Art poétique (1674), sous la dictée d’Horace, dont il n’a pas la grâce, ces lois éternelles du goût, qui doivent être la conscience de tout écrivain. En publiant le Lutrin, qui prouve que l’imagination ne lui fait pas défaut, il donne encore une leçon littéraire aux partisans du burlesque. A ces parodies qui dégradaient les grands sujets, il oppose une ingénieuse plaisanterie qui transforme en héros équipes de minces personnages. — L’Ode à Namur, et Trois ingrates satires furent les derniers soupirs de sa muse, qui, dans sa vieillesse chagrine, commençait à perdre haleine.
Il eut le génie du bon sens. Nul n’a plus que lui réconcilié la rime et la raison. Le goût du vrai fut sa passion bienfaisante et éloquente. Homme de bien, dont la vie est un exemple comme ses œuvres sont des modèles, aussi cordial dans l’éloge que sincère et vif dans le blâme, il a l’autorité d’un censeur et d’un juge. Ses arrêts ont force de loi1.
Le travail et la paresse
La chicane
L’avare
L’ambitieux
Les ages de la vie
Rien n’est beau que le vrai
Conseils au poëte
Quelque sujet qu’on traite, ou plaisant ou sublime,Que toujours le bon sens s’accorde avec la rime :L’un l’autre vainement ils semblent se haïr ;La rime est une esclave, et ne doit qu’obéir1 ;Lorsqu’à la bien chercher d’abord on s’évertue,L’esprit à la trouver aisément s’habitue2.Au joug de la raison sans peine elle fléchit,Et, loin de la gêner, la sert et l’enrichit.Mais, lorsqu’on la néglige, elle devient rebelle ;Et, pour la rattraper, le sens court après elle3 :Aimez donc la raison4 ; que toujours vos écritsEmpruntent d’elle seule et leur lustre, et leur prix.La plupart, emportés d’une fougue insensée,Toujours loin du droit sens vont chercher leur pensée.Ils croiraient s’abaisser dans leurs vers monstrueux,S’ils pensaient ce qu’un autre a pu penser comme eux.Évitons ces excès : laissons à l’Italie5De tout ces faux brillants l’éclatante folie6.Tout doit tendre au bon sens ; mais, pour y parvenir,Le chemin est glissant et pénible à tenir :Pour peu qu’on s’en écarte, aussitôt on se noie.La raison, pour marcher, n’a souvent qu’une voie.Un auteur, quelquefois trop plein de son objet,Jamais sans l’épuiser n’abandonne un sujet.Fuyez de ces auteurs l’abondance stérile,Et ne vous chargez point d’un détail inutile.Tout ce qu’on dit de trop est fade et rebutant1 ;L’esprit rassasié le rejette à l’instant.Qui ne sait se borner ne sut jamais écrire2 :Souvent la peur d’un mal nous conduit dans un pire.Un vers ôtait trop faible, et vous le rendez dur.J’évite d’être long, et je deviens obscur.L’un n’est point trop fardé, mais sa Muse est trop nue ;L’autre a peur de ramper, il se perd dans la nue.Voulez-vous du public mériter les amours,Sans cesse en écrivant variez vos discours.Un style trop égal, et toujours uniforme,En vain brille à nos yeux, il faut qu’il nous endorme.On lit peu ces auteurs nés pour nous ennuyer,Qui toujours sur un ton semblent psalmodier.Heureux qui dans ses vers sait, d’une voix légère,Passer du grave au doux, du plaisant au sévère !Son livre, aimé du ciel, et chéri des lecteurs,Est souvent chez Barbin3 entouré d’acheteurs.Quoi que vous écriviez, évitez la bassesse :Le style le moins noble a pourtant sa noblesse.Au mépris du bon sens, le burlesque effronté4,Trompa les yeux d’abord, plut par sa nouveauté.Que ce style jamais ne souille votre ouvrage.Imitez de Marot1 l’élégant badinage,Et laissez le burlesque aux plaisirs du pont Neuf2.Mais n’allez point aussi, sur les pas de Brébeuf3,Même en une Pharsale 4, entasser sur les rivesDe morts et de mourants cent montagnes plaintivesPrenez mieux votre ton. Soyez simple avec art,Sublime sans orgueil, agréable sans fard.N’offrez rien au lecteur que ce gui peut lui plaire :Ayez pour la cadence une oreille sévère.Que toujours dans vos vers le sens, coupant les mots,Suspende l’hémistiche, en marque le repos.Gardez qu’une voyelle, à courir trop hâtée,Ne soit d’une voyelle en son chemin heurtée.Il est un heureux choix de mots harmonieux ;Fuyez des mauvais sons le concours odieux.Le vers le mieux rempli, la plus noble pensée,Ne peut plaire à l’esprit quand l’oreille est blessée.Durant les premiers ans du Parnasse françois,Le caprice tout seul faisait toutes les lois.Enfin5 Malherbe vint, et le premier en FranceFit sentir dans les vers une juste cadence ;D’un mot mis en sa place enseigna le pouvoir,Et réduisit la muse aux règles du devoir.Par ce sage écrivain la langue réparée,N’offrit plus rien de rude à l’oreille épurée.Les stances avec grâce apprirent à tomber,Et le vers sur le vers n’osa plus enjamber.Tout reconnut ses lois, et ce guide fidèleAux auteurs de ce temps sert encor de modèle.Marchez donc sur ses pas ; aimez sa pureté,Et de son tour heureux imitez la clarté.Si le sens de vos vers tarde à se faire entendre,Mon esprit aussitôt commence à se détendre,Et de vos vains discours prompt à se détacher,Ne suit point un auteur qu’il faut toujours chercher1.Il est certains esprits dont les sombres penséesSont d’un nuage épais toujours embarrassées ;Le jour de la raison ne le saurait percer.Avant donc que d’écrire, apprenez à penser2 :Selon que notre idée▶ est plus ou moins obscure,L’expression la suit, ou moins nette, ou plus pure3 :Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement,Et les mots pour le dire arrivent aisément4.Surtout qu’en vos écrits la langue révéréeDans vos plus grands excès vous soit toujours sacrée ;En vain vous me frappé d’un son mélodieux,Si le terme est impropre, ou le tour vicieux :Mon esprit n’admet point un pompeux barbarisme,Ni d’un vers ampoulé l’orgueilleux solécisme :Sans la langue, en un mot, l’auteur le plus divinEst toujours, quoi qu’il fasse, un méchant écrivain.Travaillez à loisir, quelque ordre qui vous presse,Et ne vous piquez pas d’une folle vitesse.Un style si rapide, et qui court en rimant,Marque moins trop d’esprit que peu de jugement.J’aime mieux un ruisseau qui, sur la molle arène,Dans un pré plein de fleurs lentement se promène,Qu’un torrent débordé, qui d’un cours orageuxRoule, plein de gravier, sur un terrain fangeux.Hâtez-vous lentement5, et, sans perdre courage,Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage.Polissez-le sans cesse, et le repolissez ;Ajoutez quelquefois, et souvent effacez1.C’est peu qu’en un ouvrage où les fautes fourmillent,Des traits d’esprit semés de temps en temps pétillent :Il faut que chaque chose y soit mise en son lieu,Que le début, la fin, répondent au milieu ;Que d’un art délicat les pièces assortiesN’y forment qu’un seul tout de diverses parties ;Que jamais du sujet le discours s’écartantN’aille chercher trop loin quelque mot éclatant.Craignez-vous pour vos vers la censure publique ?Soyez-vous à vous-même un sévère critique :L’ignorance toujours est prête à s’admirer.Faites-vous des amis prompts à vous censurer2;Qu’ils soient de vos écrits les confidents sincères,Et de tous vos défauts les zélés adversaires.Dépouillez devant eux l’arrogance d’auteur ;Mais sachez de l’ami discerner le flatteur.Tel vous semble applaudir, qui vous raille et vous joue ;Aimez qu’on vous conseille, et non pas qu’on vous loue.Un flatteur aussitôt cherche à se récrier ;Chaque vers qu’il entend le fait extasier.Tout est charmant, divin ; aucun mot ne le blesseIl trépigne de joie, il pleure de tendresse3;Il vous comble partout d’éloges fastueux.La vérité n’a point cet air impétueux.Un sage ami, toujours rigoureux, inflexible,Sur vos fautes jamais ne vous laisse paisible.Il ne pardonne point les endroits négligés ;Il renvoie en leur lieu les vers mal arrangés ;Il réprime des mots l’ambitieuse emphase :Ici le sens le choque, et plus loin c’est la phrase ;Votre construction semble un peu s’obscurcir ;Ce terme est équivoque, il le faut éclaircir.C’est ainsi que vous parle un ami véritable.(Art poétique, chant Ier.)
Devoirs de l’écrivai
Que votre âme et vos mœurs, peintes dans vos ouvrages,N’offrent jamais de vous que de nobles images.Je ne puis estimer ces dangereux auteurs,Qui de l’honneur, en vers, infâmes déserteurs,Trahissant la vertu sur un papier coupable,Aux yeux de leurs lecteurs rendent le vice aimable.En vain l’esprit est plein d’une noble vigueur :Le vers se sent toujours des bassesses du cœur1.Fuyez surtout, fuyez ces basses jalousies,Des vulgaires esprits malignes frénésies.Un sublime écrivain n’en peut être infecté2 ;C’est un vice qui suit la médiocrité.Du mérite éclatant cette sombre rivaleContre lui chez les grands incessamment cabale,Et sur les pieds en vain tâchant de se hausser,Pour s’égaler à lui cherche à le rabaisser.Ne descendons jamais dans ces lâches intrigues :N’allons point à l’honneur par de honteuses brigues.Que les vers ne soient pas votre éternel emploi :Cultivez vos amis, soyez homme de foi1 ;C’est peu d’être agréable et charmant dans un livre ;Il faut savoir encore et converser et vivre.Travaillez pour la gloire, et qu’un sordide gain2Ne soit jamais l’objet d’un illustre écrivain.Je sais qu’un noble esprit peut sans honte et sans crimeTirer de son travail un tribut légitime ;Mais je ne puis souffrir ces auteurs renommés,Qui, dégoûtés de gloire, et d’argent affamés,Mettent leur Apollon aux gages d’un libraire3,Et font d’un art divin un métier mercenaire.Un vil amour du gain, infectant les esprits,De mensonges grossiers souilla tous les écrits ;Et partout, enfantant mille ouvrages frivoles,Trafiqua du discours et vendit les paroles.Ne vous flétrissez point par un vice si bas.Si l’or seul a pour vous d’invincibles appas,Fuyez ces lieux charmants qu’arrose le Permesse ;Ce n’est point sur ses bords qu’habite la richesse.Aux plus savants auteurs, comme aux plus grands guerriers,Apollon ne promet qu’un nom et des lauriers4.(Art poétique, chap. iv.)