(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Première partie. Prose — Cousin 1792-1867 » pp. 257-260
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(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Première partie. Prose — Cousin 1792-1867 » pp. 257-260

Cousin
1792-1867

[Notice]

Prix d’honneur de rhétorique (1810), élève de l’École normale où l’enseignement de La Romiguière et de Maine de Biran décida de sa vocation ; appelé en 1815 à l’honneur de suppléer Royer-Collard dans sa chaire de la Sorbonne, M. Victor Cousin fut un maître déjà célèbre, à l’âge où d’ordinaire les mieux doués sont encore étudiants. Interprète ému de Platon et de Descartes, il eut le mérite de restaurer leurs doctrines, et de vulgariser par un beau langage les vérités essentielles à l’ordre moral. S’il n’a pas créé de système, ou de méthode nouvelle, il a suscité un mouvement considérable de recherches savantes, et appliqué une critique éloquente aux plus grands penseurs des temps anciens et modernes4.

Même dans sa ferveur philosophique, M. Cousin n’avait jamais cessé d’être sensible à la gloire littéraire ; cette passion le suivit dans sa retraite dont il charma les loisirs par des études historiques, où les vues pénétrantes, mais parfois paradoxales d’un savoir aussi précis qu’enthousiaste, s’allient à l’éclat d’une forme magistrale, et à cette puissance d’imagination qui rend la vie à la poussière des morts.

Si M. Cousin juge ses modèles avec trop d’indulgence, on ne peut qu’admirer en lui le don d’animer tous les sujets qu’il traite. Il est orateur, même quand il se réduit à des questions d’érudition et de philologie. Son style a grand air. On croirait entendre un personnage du dix-septième siècle1. Il a l’ampleur des périodes savantes, le ton grandiose et volontiers solennel, le tour naturel, l’expression simple et forte, la touche hardie, le dessin large et lumineux. Il a porté dans tous ses écrits ces délicates inquiétudes qui visent à la perfection, ce sentiment du beau, du bien et du vrai qui est l’âme du talent.

Berlin

Le premier aspect de Berlin est imposant. Quand on entre dans cette ville qui surgit d’un désert de sables, quand on se promène pour la première fois dans ces rues larges et bien alignées, où chaque maison est comme un palais, on éprouve une impression de grandeur. Mais lorsque cette impression est dissipée et qu’on regarde avec attention, on ne trouve plus un seul beau monument dans cette ville si belle. L’ensemble frappe, et rien n’attache : c’est une ville d’hier, qu’un grand homme a jetée dans l’espace sur de vastes proportions pour un magnifique avenir ; mais cet avenir n’est pas encore venu2.

De berlin à Dresde

Je pars de Berlin à onze heures du soir. N’ayant pas de chaise de poste à moi, il me faut, à chaque relai, prendre celle que j’y trouve, et ce sont le plus souvent de mauvais chariots découverts, où l’on met une botte de paille pour soutenir ma tête. C’est ainsi que je voyage jusqu’à Dresde1. Partout du sable, partout des forêts de sapin. Nuit déjà froide, mais brillante, calme, majestueuse. Je contemple avec ravissement cette nature inconnue, ce ciel du Nord avec ses étoiles éclatantes, mille fois plus belles que le jour pâle et sombre qui leur succède2. La tête immobile sur mon sac de paille, je roule en mon esprit les redoutables problèmes que je porte avec moi depuis tant d’années3, et je ne me réveille de ces méditations confuses4, qu’à la vue de Dresde, sur le pont élégant et léger qui joint les deux parties de la ville, et d’où j’ai sous les yeux le cours sinueux de l’Elbe ; en face les montagnes de Pilnitz, qui bornent l’horizon ; à gauche, les jardins du comte de Brüll, la terrasse, le belvédère ; à droite, le gracieux vaisseau de l’Église catholique5.

(Souvenirs d’Allemagne.)

La nature parle à l’âme

Tout ce qui existe est animé. La matière est mue et pénétrée par des forces qui ne sont pas matérielles, et elle suit des lois qui attestent une intelligence partout présente. L’analyse chimique la plus subtile ne parvient point à une nature morte et inerte, mais à une nature organisée à sa manière, et qui n’est dépourvue ni de forces ni de lois. Dans les profondeurs de l’abîme comme dans les hauteurs des cieux, dans un grain de sable comme dans une montagne gigantesque, un esprit immortel rayonne à travers les enveloppes les plus grossières. Contemplons la nature avec les yeux de l’âme aussi bien qu’avec les yeux du corps : partout une expression morale nous frappera, et la forme nous saisira comme un symbole de la pensée. Nous avons dit que chez l’homme et chez l’animal même la figure est belle par l’expression ; mais, quand vous êtes sur les hauteurs des Alpes ou en face de l’immense Océan, quand vous assistez au lever ou au coucher du soleil, à la naissance de la lumière ou à celle de la nuit, ces imposants tableaux ne produisent-ils pas sur vous un effet moral ? Tous ces grands spectacles ne nous semblent-ils pas comme des manifestations d’une puissance, d’une intelligence et d’une sagesse admirables ; et, pour ainsi parler, la face de la nature n’est-elle pas expressive comme celle de l’homme1 ?

Adieu à un ami 2

Je pose la plume, mon cher ami ; je n’ai fait, vous le voyez, que rassembler des fragments de correspondance, recueillir des renseignements dignes de foi, retracer quelques faits, et exprimer des sentiments que quinze années n’ont point affaiblis, et qui sont encore dans mon âme aussi vifs, aussi profonds qu’ils l’ont jamais été. Mais je n’ai plus la force de faire passer dans mes paroles l’énergie de mes sentiments. Mon esprit épuisé ne sert plus ni mon cœur ni ma pensée ; ma plume est aussi faible que ma main ; elle a tracé péniblement chacune de ces lignes : il n’y en a pas une qui ne m’ait déchiré le cœur, et je n’aurais pas souffert davantage si j’eusse creusé moi-même la fosse de Santa-Rosa. Et n’est-ce pas en effet ce triste devoir que je viens d’accomplir ? Mon cœur n’est-il pas son vrai tombeau ? Encore quelques jours peut-être, la voix, la seule voix qui disait son nom parmi les hommes et le sauvait de l’oubli, sera muette, et Santa-Rosa sera mort une seconde et dernière fois. Mais qu’importe la gloire et ce bruit misérable que l’on fait en ce monde, si quelque chose de lui subsiste dans un monde meilleur, si l’âme que nous avons aimée respire encore, avec ses sentiments et ses pensées sublimes, sous l’œil de celui qui le créa ? Que m’importe à moi-même ma douleur dans cet instant fugitif, si bientôt je dois le revoir pour ne m’en séparer jamais ? O espérance divine, qui me fait battre le cœur au milieu des incertitudes de l’entendement ! ô problème redoutable que nous avons si souvent agité ensemble ! ô abîme couvert de tant nuages mêlés d’un peu de lumière ! Après tout, mon cher ami, il est une vérité plus éclatante à mes yeux que toutes les lumières, plus certaines que les mathématiques : c’est l’existence de la divine Providence. Oui, il y a un Dieu, un Dieu qui est une véritable intelligence, qui, par conséquent, a conscience de lui-même, qui a tout fait et tout ordonné avec poids et mesure, et dont les œuvres sont excellentes, dont les fins sont adorables, alors même qu’elles sont voilées à nos faibles yeux. Ce monde a un auteur parfaitement sage et bon. L’homme n’est point un orphelin : il a un père dans le ciel. Que fera ce père de son enfant quand celui-ci lui reviendra ? Rien que de bon. Quoi qu’il arrive, tout sera bien. Tout ce qu’il a fait est bien fait, tout ce qu’il fera, je l’accepte d’avance, je le bénis. Oui, telle est mon inébranlable foi, et cette foi est mon appui, mon asile, ma consolation, ma douceur, dans ce moment formidable.

(Fragments et Souvenirs. Édition Didier.)

1er novembre 1838.