(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Extraits des classiques français. Deuxième partie. Poésie — Voltaire 1694-1778 » pp. 445-463
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(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Extraits des classiques français. Deuxième partie. Poésie — Voltaire 1694-1778 » pp. 445-463

Voltaire
1694-1778

[Notice]

Habile, adroit, remuant, infatigable, s’occupant de tout à la fois, mêlant les plaisirs aux affaires, homme de cour et homme de lettres, favori de Madame de Pompadour et roi des philosophes, fla teur des souverains qu’il encensa pour assurer l’impunité à ses hardiesses, ennemi des abus plus que des vices, prêt à tout oser contre les préjugés, mais ne sachant respecter ni la religion ni les mœurs, Voltaire n’eut jamais le temps de se recueillir, et risqua de propager les réformes par la licence, ou de corrompre les esprits en voulant les affranchir. Plus soucieux encore de plaire que d’instruire, de charmer que d’être utile, il chercha surtout le bruit, l’éclat, la gloire, la première place dans un siècle sur lequel il régna, et dont l’influence régnait elle-même sur l’Europe. Doué d’une sensibilité qui prenait feu sur toute question, d’une intelligence vive, rapide et capricieuse qui effleurait les sujets les plus divers, il manqua trop souvent de cette délicatesse dont le tact avertit des occasions qui comportent la plaisanterie ou le sérieux ; et il y a dans sa vie des taches qui ne s’effaceront pas, comme dans ses écrits des torts que ses séductions ne sauraient faire oublier. S’il est un démon de grâce et d’esprit1, il a peu d’autorité morale ; la vérité même, il la traite en homme « qui pourrait s’en passer, et lui préfère la gloire2. ».

Il a essayé tous les genres, et, dans chacun d’eux, a marqué brillamment sa trace, comme en se jouant. La Henriade a prouvé une fois de plus que les Français, surtout au dix-huitième siècle, n’avaient pas la tête épique. L’imagination religieuse y fait défaut ; mais des portraits, des caractères, des sentences politiques, et des vers heureux nous y dissimulent les faiblesses d’une invention trop assujettie à la routine des procédés classiques. Au théâtre, il tient sa place au-dessous de Corneille et de Racine dont il continue la tradition, tout en cherchant à introduire sur la scène plus d’action, plus de mouvement, des effets pathétiques, des allusions philosophiques, et le savoir faire d’une industrie timide qui corrige Shakespeare. Ses comédies ne font rire qu’à ses dépens ; mais il reste sans rival dans la poésie légère, badine et philosophique.

Il est juste d’ajouter que Voltaire fut souvent l’avocat zélé de causes belles à défendre. Il s’éleva hautement contre le matérialisme de son siècle, et ces pages qui honorent son talent doivent nous rendre plus sévères pour celles qui en furent un emploi pernicieux. En les condamnant, nous devons admirer cette langue si pure, si élégante, si naturelle et si facile, qui par sa prestesse et sa justesse prête de l’agrément à toutes les idées. Voltaire se jugeait peut-être lui-même en disant : « Je suis comme les petits ruisseaux : ils sont transparents, parce qu’ils sont peu profonds1. »

Paris

Je crois voir à la fois Athène et Sybaris2
Transportés dans les murs embellis par la Seine :
Un peuple aimable et vain, que son plaisir entraîne,
Impétueux, léger, et surtout inconstant,
Qui vole au moindre bruit, et qui tourne à tout vent,
Y juge les guerriers, les ministres, les princes ;
Rit des calamités dont pleurent les provinces ;
Clabaude le matin contre un édit du roi,
Le soir, s’en va siffler quelque moderne, ou moi ;
Et regrette, à souper, dans ses turlupinades3,
Les divertissements du jour des barricades4.
Voilà donc ce Paris ! voilà ces connaisseurs
Dont on veut captiver les suffrages trompeurs !
Hélas ! au bord de l’Inde autrefois Alexandre
Disait sur les débris de cent villes en cendres :
« Ah ! qu’il m’en a coûté quand j’étais si jaloux,
Railleurs Athéniens, d’être loué par vous ! »

Les champs désertés

Plutus1 est dans Paris, et c’est là qu’il appelle
Les voisins de l’Adour2, et du Rhône, et du Var ;
Tous viennent à genoux environner son char ;
Les uns montent dessus ; les autres dans la boue
Baisent, en soupirant, les rayons de sa roue.
Le fils de mon manœuvre, en ma ferme élevé,
A d’utiles travaux à quinze ans enlevé,
Des laquais de Paris s’en va grossir l’armée :
De sergent des impôts il obtient un emploi ;
Il vient dans son hameau, tout fier, de par le roi
Fait des procès-verbaux, tyrannise, emprisonne,
Ravit aux citoyens le pain que je leur donne,
Et traîne en des cachots le père et les enfants3.
Vous le savez, grand Dieu ! j’ai vu des innocents,
Sur le faux exposé de ces loups mercenaires,
Pour cinq sous de tabac envoyés aux galères4.
Chers enfants de Cérès, ô chers agriculteurs !
Vertueux nourriciers de vos persécuteurs,
Jusqu’à quand serez-vous vers ces tristes frontières
Écrasés sans pitié sous ces mains meurtrières ?
Ne vous ai-je assemblés que pour vous voir périr1.
En maudissant les champs que vos mains font fleurir !
Un temps viendra, sans doute, où des lois plus humaines
De vos bras opprimés relâcheront les chaînes :
Dans un monde nouveau vous aurez un soutien ;
Car pour ce monde-ci je n’en espère rien2.

Le soldat français

C’est ici que l’on dort sans lit,
Et qu’on prend ses repas par terre
Je vois et j’entends l’atmosphère
Qui s’embrase et qui retentit
De cent décharges de tonnerre,
Et, dans ces horreurs de la guerre,
Le Français chante, boit et rit.
Bellone va réduire en cendres
Les courtines de Philipsbourg3,
Par cinquante mille Alexandres
Payés à quatre sous par jour.
Je les vois, prodiguant leur vie,
Chercher ces combats meurtriers
Couverts de fange et de lauriers,
Et pleins d’honneur et de folie ;
Je vois briller au milieu d’eux
Ce fantôme nommé la Gloire,
A l’œil superbe, au front poudreux,
Portant au cou cravate noire,
Ayant sa trompette en sa main,
Sonnant la charge et la victoire,
Et chantant quelques airs à boire
Dont ils répètent le refrain1.

L’écho de paris

A M. MARMONTEL

Mon très-aimable successeur,
De la France historiographe1,
Votre indigne prédécesseur
Attend de vous son épitaphe.
Au bout de quatre-vingts hivers,
Dans mon obscurité profonde,
Enseveli dans mes déserts,
Je me tiens déjà mort au monde.
Mais sur le point d’être jeté
Au fond de la nuit éternelle,
Comme tant d’autres l’ont été,
Tout ce que je vois me rappelle
A ce monde que j’ai quitté.
Si vers le soir un triste orage
Vient ternir l’éclat d’un beau jour,
Je me souviens qu’à votre cour
Le temps change encore davantage.
Si mes paons de leur beau plumage
Me font admirer les couleurs,
Je crois voir nos jeunes seigneurs
Avec leur brillant étalage ;
Et mes coqs d’Inde sont l’image
De leurs pesants imitateurs.
Puis-je voir mes troupeaux bêlants,
Qu’un loup impunément dévore,
Sans songer à des conquérants
Qui sont beaucoup plus loups encore ?
Lorsque les chantres du printemps
Réjouissent de leurs accents
Mes jardins et mon toit rustique,
Lorsque mes sens en sont ravis,
On me soutient que leur musique
Cède aux bémols des Monsignis1
Qu’on chante à l’Opéra-Comique.
Je lis cet éloge éloquent
Que Thomas a fait savamment
Des dames de Rome et d’Athène ;
On me dit : « Partez promptement,
Venez sur les bords de la Seine,
Et vous en direz tout autant
Avec moins d’esprit et de peine. »
Ainsi du monde détrompé,
Tout m’en parle, tout m’y ramène.
Serais-je un esclave échappé
Qui tient encore un bout de chaîne ?
Non, je ne suis pas faible assez
Pour regretter des jours stériles,
Perdus bien plus tôt que passés
Parmi tant d’erreurs inutiles.

Le poëte octogénaire

Eh quoi ! vous êtes étonnée2
Qu’au bout de quatre-vingts hivers,
Ma Muse faible et surannée
Puisse encor fredonner des vers ?
Quelquefois un peu de verdure
Rit sous les glaçons de nos champs ;
Elle console la nature,
Mais elle sèche en peu de temps.
Un oiseau peut se faire entendre
Après la saison des beaux jours ;
Mais sa voix n’a plus rien de tendre,
Il ne chante plus ses amours.
Ainsi je touche encore ma lyre
Qui n’obéit plus à mes doigts ;
Ainsi j’essaye encor ma voix
Au moment même qu’elle expire1.

Sur sa mort

Vers écrits au prince de Ligne. Le bruit avait couru que Voltaire venait de mourir.

Prince, dont le charmant esprit
Avec tant de grâce m’attire,
Si j’étais mort, comme on l’a dit,
N’auriez-vous pas eu le crédit
De m’arracher du sombre empire ?
Car je sais très-bien qu’il suffit
De quelques sons de votre lyre.
C’est ainsi qu’Orphée en usait
Dans l’antiquité révérée ;
Et c’est une chose avérée
Que plus d’un mort ressuscitait.
Croyez que dans votre gazette,
Lorsqu’on parlait de mon trépas,
Ce n’était pas chose indiscrète ;
Ces messieurs ne se trompaient pas.
En effet, qu’est-ce que la vie ?
C’est un jour, tel est son destin ;
Qu’importe qu’elle soit finie
Vers le soir ou vers le matin ?

L’espérance et le sommeil

Du Dieu qui nous créa la clémence infinie,
Pour adoucir les maux de cette courte vie,
A placé parmi nous deux êtres bienfaisants,
De la terre à jamais aimables habitants,
Soutiens dans les travaux, trésors dans l’indigence
L’un est le doux Sommeil, et l’autre l’Espérance1.
L’un, quand l’homme accablé sent de son faible corps
Les organes vaincus sans force et sans ressorts,
Vient par un calme heureux secourir la nature,
Et lui porter l’oubli des peines qu’elle endure.
L’autre anime nos cœurs, enflamme nos désirs,
Et même en nous trompant, donne de vrais plaisirs :
Mais aux mortels chéris à qui le ciel l’envoie,
Elle n’inspire point une infidèle joie ;
Elle apporte de Dieu la promesse et l’appui ;
Elle est inébranlable et pure comme lui.

L’esprit doit se prêter a tous les gouts

Ces vers étaient adressés à un ministre d’État.

Joubert disait :

« Il faut toujours avoir dans la tête un coin ouvert et libre, pour y donner une place aux opinions de ses amis, et les y loger en passant. Il devient réellement insupportable de converser avec des hommes qui n’ont, dans le cerveau, que des cases où tout est pris, et où rien d’extérieur ne peut entrer. Ayons le cœur et l’esprit hospitaliers. »

Je lis dans La Bruyère :

« Appellerai-je homme d’esprit celui qui, borné et renfermé dans quelque art, ou même dans une certaine science qu’il exerce dans une grande perfection, ne montre hors de là ni jugement, ni mémoire, ni vivacité, ni mœurs, ni conduite ; qui ne m’entend pas, qui ne pense point, qui s’énonce mal ; un musicien, par exemple, qui, après m’avoir comme enchanté par ses accords, semble s’être remis avec son luth dans un même étui, on n’être plus, sans cet instrument, qu’une machine démontée, à qui il manque quelque chose, et dont il n’est plus permis de rien attendre ? »

Le véritable esprit sait se plier à tout ;
On ne vit qu’à demi quand on n’a qu’un seul goût.
Je plains tout être faible, aveugle en sa manie,
Qui dans un seul objet confina son génie,
Et qui, de son idole adorateur charmé,
Veut immoler le reste au dieu qu’il s’est formé.
Entends-tu murmurer ce sauvage algébriste,
A la démarche lente, au teint blême, à l’œil triste,
Qui, d’un calcul aride à peine encore instruit,
Sait que quatre est à deux comme seize est à huit ?
Il méprise Racine, il insulte à Corneille1 ;
Lulli n’a point de sons pour sa pesante oreille,
Et Rubens vainement sous ses pinceaux flatteurs
De la belle nature assortit les couleurs.
Des xx redoublés admirant la puissance,
Il croit que Varignon2 fut seul utile en France,
Et s’étonne surtout qu’inspiré par l’amour,
Sans algèbre, autrefois, Quinault3 charmât la cour.
Avec non moins d’orgueil et non moins de folie,
Un élève d’Euterpe, un enfant de Thalie,
Qui dans ses vers pillés nous répète aujourd’hui
Ce qu’on a dit cent fois, et toujours mieux que lui,
De sa frivole muse admirateur unique,
Conçoit pour tout le reste un dégoût léthargique,
Prend pour des arpenteurs Archimède et Newton,
Et voudrait mettre en vers Aristote et Platon1.
Ce bœuf2 qui pesamment rumine ses problèmes,
Ce papillon folâtre, ennemi des systèmes,
Sont regardés tous deux avec un ris moqueur
Par un bavard en robe3, apprenti chicaneur,
Qui, de papiers timbrés barbouilleur mercenaire,
Vous vend pour un écu sa plume et sa colère.
« Pauvres fous ! vains esprits ! s’écrie avec hauteur
Un ignorant fourré, fier du nom de docteur,
Venez à moi ; laissez Massillon, Bourdaloue ;
Je veux vous convertir, mais je veux qu’on me loue.
Je divise en trois points le plus simple des cas ;
J’ai, vingt ans, sans l’entendre, expliqué Saint-Thomas4. »
Ainsi ces charlatans, de leur art idolâtres,
Attroupent un vain peuple au pied de leurs théâtres.
L’honnête homme est plus juste ; il approuve en autrui
Les arts et les talents qu’il ne sent point en lui.

De la modération

À M. Helvétius5

Tout vouloir est d’un fou ; l’excès est son partage :
La modération est le trésor du sage ;
Il sait régler ses goûts, ses travaux, ses plaisirs,
Mettre un but à sa course, un terme à ses désirs.
Nul ne peut avoir tout. L’amour de la science
A guidé ta jeunesse au sortir de l’enfance ;
La nature est ton livre, et tu prétends y voir
Moins ce qu’on a pensé que ce qu’il faut savoir.
La raison te conduit : avance à sa lumière ;
Marche encor quelques pas, mais borne ta carrière :
Au bord de l’infini ton cours doit s’arrêter ;
Là commence un abîme, il le faut respecter.
………………………
………………………
Modérons-nous surtout dans notre ambition ;
Car c’est du cœur humain la grande passion.
Moi-même, renonçant à mes premiers desseins,
J’ai vécu, je l’avoue, avec des souverains1.
Mon vaisseau fit naufrage aux mers de ces sirènes2 ;
Leur voix flatta mes sens, ma main porta leurs chaînes ;
On me dit : « Je vous aime », et je crus comme un sot
Qu’il était quelque idée attachée à ce mot.
J’y fus pris ; j’asservis au vain désir de plaire
La mâle liberté qui fait mon caractère3 ;
Et, perdant la raison, dont je devais m’armer,
J’allai m’imaginer qu’un roi pouvait aimer.
Que je suis revenu de cette erreur grossière !
A peine de la cour j’entrai dans la carrière,
Que mon âme éclairée, ouverte au repentir,
N’eut d’autre ambition que d’en pouvoir sortir4.
Raisonneurs, beaux esprits, et vous qui croyez l’être,
Voulez-vous vivre heureux, vivez toujours sans maître.

Un salon

Après dîné, l’indolente Glycère5
Sort pour sortir, sans avoir rien à faire ;
On a conduit son insipidité
Au fond d’un char, où montant de côté,
Son corps pressé gémit sous les barrières
D’un lourd panier qui flotte1 aux deux portières ;
Chez son amie au grand trot elle va,
Monte avec joie, et s’en repent déjà,
L’embrasse, et bâille, et puis lui dit : « Madame,
J’apporte ici tout l’ennui de mon âme ;
Joignez un peu votre inutilité
A ce fardeau de mon oisiveté. »
Si ce ne sont ses paroles expresses2,
C’en est le sens. Quelques feintes caresses,
Quelques propos sur le jeu, sur le temps,
Sur un sermon, sur le prix des rubans,
Ont épuisé leurs âmes excédées3.
Vient à la piste4 un fat en manteau noir,
Qui se rengorge, et se lorgne au miroir.
Tandis qu’il jase, et s’étudie à plaire,
Un officier arrive, et le fait taire,
Prend la parole, et conte longuement
Ce qu’à Plaisance eût fait son régiment,
Si par malheur on n’eût pas fait retraite.
Il vous le mène au col de la Boquette ;
A Nice, au Var, à Digne il le conduit :
Nul ne l’écoute, et le cruel poursuit.
D’autres oiseaux de différent plumage,
Divers de goût, d’instinct et de ramage,
En sautillant, font entendre à la fois
Le gazouillis de leurs confuses voix ;
Et dans les cris de la folle cohue,
La médisance est à peine entendue.
Ce chamaillis5 de cent propos croisés
Ressemble aux vents l’un à l’autre opposés.
Un profond calme, un stupide silence,
Succède au bruit de leur impertinence :
Chacun redoute un honnête entretien ;
On veut penser, et l’on ne pense rien.
O roi David1 ! ô ressource assurée !
Viens ranimer leur langueur désœuvrée ;
Grand roi David, c’est toi dont les sixains2
Fixent l’esprit et le goût des humains !
Sur un tapis dès qu’on te voit paraître,
Noble bourgeois, clerc, prélat, petit-maître3,
Femmes surtout, chacun met son espoir
Dans tes cartons peints de rouge et de noir ;
Leur âme vide est du moins amusée
Par l’avarice4 en plaisir déguisée.

Le pauvre diable

Quel parti prendre ? où suis-je, et qui dois-je être ?
Né dépourvu, dans la foule jeté,
Germe naissant par le vent emporté,
Sur quel terrain puis-je espérer de croître ?
Comment trouver un état, un emploi ?
Sur mon destin, de grâce, instruisez-moi.
— Il faut s’instruire et se sonder soi-même,
S’interroger, ne rien croire que soi,
Que son instinct ; bien savoir ce qu’on aime,
Et, sans chercher des conseils superflus,
Prendre l’état qui vous plaira le plus.
— J’aurais aimé le métier de la guerre.
— Qui vous retient ? allez : déjà l’hiver
A disparu ; déjà gronde dans l’air
L’airain bruyant, ce rival du tonnerre.
Du duc de Broglie5 osez suivre les pas :
Sage en projets, et vif dans les combats
Il a transmis sa valeur aux soldats ;
Il va venger les malheurs de la France.
Sous ses drapeaux marchez dès aujourd’hui,
Et méritez d’être aperçu de lui.
— Il n’est plus temps ; j’ai d’une lieutenance
Trop vainement demandé la faveur,
Mille rivaux briguaient la préférence :
C’est une presse ! En vain Mars en fureur
De la patrie a moissonné la fleur ;
Plus on en tue, et plus il s’en présente.
Ils vont trottant des bords de la Charente,
De ceux du Lot, des coteaux Champenois,
Et de Provence, et des monts Francs-Comtois,
En botte, en guêtre, et surtout en guenille1,
Tous assiégeant la porte de Crémille2,
Pour obtenir des maîtres de leur sort
Un beau brevet qui les mène à la mort.
Parmi les flots de la foule empressée,
J’allai montrer ma mine embarrassée ;
Mais un commis, me prenant pour un sot,
Met rit au nez sans me répondre un mot ;
Et je voulus, après cette aventure,
Me retourner vers la magistrature.
— Eh bien, la robe est un métier prudent ;
Et cet air gauche, et ce front de pédant
Pourront encor passer dans les enquêtes :
Vous verrez là de merveilleuses têtes !
Vite achetez un emploi de Caton,
Allez juger. Êtes-vous riche ? — Non,
Je n’ai plus rien ; c’en est fait. — Vil atôme !
Quoi ! point d’argent et de l’ambition ?
Pauvre impudent ! apprends qu’en ce royaume
Tous les honneurs sont fondés sur le bien.
L’antiquité tenait pour axiôme
Que rien n’est rien, que de rien ne vient rien.
Du genre humain connais quelle est la trempe ;
Avec de l’or, je te fais président,
Fermier du roi, conseiller, intendant :
Tu n’as point d’aile, et tu veux voler ! rampe3.

Le bonheur

Hélas ! où donc chercher, où trouver le bonheur ?
En tous lieux, en tous temps, dans toute la nature,
Nulle part tout entier, partout avec mesure ;
Et partout passager, hors dans son seul auteur.
Il est semblable au feu, dont la douce chaleur
Dans chaque autre élément en secret s’insinue,
Descend dans les rochers, s’élève dans la nue,
Va rougir le corail dans le sable des mers,
Et vit dans les glaçons qu’ont durcis les hivers1.

La sérénité

Qu’il est grand, qu’il est doux de se dire à soi-même :
Je n’ai point d’ennemis, j’ai des rivaux que j’aime,
Je prends part à leur gloire, à leurs maux, à leurs biens ;
Les arts nous ont unis ; leurs beaux jours sont les miens.
C’est ainsi que la terre avec plaisir rassemble
Ces chênes, ces sapins qui s’élèvent ensemble.
Un suc toujours égal est préparé pour eux ;
Leur pied touche aux enfers, leur cime est dans les cieux ;
Leur tronc inébranlable, et leur pompeuse tête,
Résiste, en se touchant, aux coups de la tempête.
Ils vivent l’un par l’autre, ils triomphent du temps ;
Tandis que sous leur ombre on voit de vils serpents,
Se livrer, en sifflant, des guerres intestines,
Et de leur sang impur arroser leurs racines.

La loi naturelle

De nos désirs fougueux la tempête fatale
Laisse au fond de nos cœurs la règle et la morale.
C’est une source pure ; en vain dans ses canaux
Les vents contagieux en ont troublé les eaux ;
En vain sur la surface une fange étrangère
Apporte en bouillonnant un limon qui l’altère :
L’homme le plus injuste et le moins policé
S’y contemple aisément quand l’orage est passé1

Le passage de la vie

Le bonheur est le port où tendent les humains ;
Les écueils sont fréquents, les vents sont incertains ;
Le ciel, pour aborder cette rive étrangère,
Accorde à tout mortel une barque légère.
Ainsi que les secours les dangers sont égaux.
Qu’importe, quand l’orage a soulevé les flots,
Que ta poupe soit peinte, et que ton mât déploie
Une voile de pourpre et des câbles de soie ?
Le vent est sans respect ; il renverse à la fois
Les bateaux des pêcheurs et les barques des rois2.
Si quelque heureux pilote, échappé de l’orage,
Près du port arrivé, gagne au moins le rivage,
Son vaisseau, plus heureux, n’était pas mieux construit ;
Mais le pilote est sage, et Dieu l’avait conduit3.

À chacun son tour

a m. françois de neufchateau4

Si vous brillez à votre aurore,
Quand je m’éteins à mon couchant ;
Si dans votre fertile champ
Tant de fleurs s’empressent d’éclore,
Lorsque mon terrain languissant
Est dégarni des dons de Flore ;
Si votre voix jeune et sonore
Prélude d’un ton si touchant,
Quand je fredonne à peine encore
Les restes d’un lugubre chant ;
Si des Grâces qu’en vain j’implore,
Vous devenez l’heureux amant ;
Et si ma vieillesse déplore
La perte de cet art charmant
Dont le dieu des vers vous honore :
Tout cela peut m’humilier,
Mais je n’y vois point de remède.
Il faut bien que l’on me succède ;
Et j’aime en vous mon héritier1.

L’existence de dieu

Consultez Zoroastre2, et Minos, et Solon,
Et le sage Socrate, et le grand Cicéron :
Ils ont adoré tous un maître, un juge, un père :
Ce système sublime à l’homme est nécessaire ;
C’est le sacré lien de la société,
Le premier fondement de la sainte équité,
Le frein du scélérat, l’espérance du juste.
Si les cieux, dépouillés de leur empreinte auguste3,
Pouvaient cesser jamais de la manifester ;
Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer4 ;
Que le sage l’annonce, et que les grands le craignent.
Rois, si vous m’opprimez, si vos grandeurs dédaignent
Les pleurs de l’innocent que vous faites couler,
Mon vengeur est au ciel : apprenez à trembler1.