(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Première partie. Prose — Pascal, 1622-1662 » pp. 44-51
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(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Première partie. Prose — Pascal, 1622-1662 » pp. 44-51

Pascal
1622-1662

[Notice]

Né à Clermont-Ferrand dans une famille où l’intelligence s’alliait à la vertu, élevé librement par un père qui fut un homme supérieur, Blaise Pascal manifesta dès l’enfance des dons merveilleux. On sait que, sans le secours d’aucun livre, il trouva seul à l’âge de douze ans, les trente-deux propositions d’Euclide. D’autres découvertes précoces prouvèrent qu’en tout ordre de connaissances son regard avait une intuition divinatrice. Il lui était plus facile d’inventer que d’apprendre. Sereine et austère, malgré l’essor d’un cœur ardent, sa jeunesse ne connut que les troubles de la pensée.

Mis en relation avec les religieux de Port-Royal, devenu leur disciple candide, et bientôt leur intrépide avocat, il composa pour les défendre contre leurs adversaires les Lettre de Louis de Montale à un provincial de ses amis (1656-57). Bien que cette querelle ait perdu son à-propos, la verve d’une ironie éloquente, des principes d’éternelle morale, la dialectique d’un bons sens convaincu, et les beautés d’un art supérieur assurent un intérêt durable à ce pamphlet, qui demeure comme une date impérissable de notre littérature. Il y fixe la langue que parleront les maîtres.

Ses Pensées sont inspirées par une âme chrétienne, éprise du vrai, et dévouée au bien de l’humanité. Il avait conçu l’ambition de donner aux vérités de la foi la rigueur de la certitude scientifique. Mais, frappé à mort par un mal que développèrent les excès du travail, il ne put que jeter sur le papier des aperçus, des éclairs. Quoique l’édifice n’ait pas été construit, ses matériaux ont la beauté de ruines imposantes.

Son éloquence porte, dans la défense de la religion, cette angoisse et cette haute mélancolie que d’autres ont rencontrées dans le doute. Il s’attache à la croix, comme un naufragé à la planche du salut. Au sentiment de notre grandeur et de notre misère, il associe l’accent d’un cœur qui a souffert. De là ce style incomparable qui se colore, s’échauffe, rayonne, allie l’audace à la simplicité, le raisonnement et la logique la plus pressante, à l’imagination et à la sensibilité. On s’élève, on se purifie dans les heures qu’on passe en tête-à-tête avec cet athlète, ce héros, ce martyr du monde moral et invisible1.

L’imagination

Ne diriez-vous pas que ce magistrat, dont la vieillesse vénérable impose le respect à tout un peuple, se gouverne par une raison pure et sublime, et qu’il juge des choses par leur nature, sans s’arrêter à ces vaines circonstances qui ne blessent que l’imagination des faibles ? Voyez-le entrer dans un sermon1 où il apporte un zèle tout dévot, renforçant la solidité de la raison par l’ardeur de la charité. Le voilà prêt à l’ouïr avec un respect exemplaire. Que le prédicateur vienne à paraître : si la nature lui a donné une voix enrouée, et un tour de visage bizarre, que son barbier l’ait mal rasé, si le hasard l’a encore barbouillé de surcroît, quelques grandes vérités qu’il annonce, je parie la perte de la gravité de notre sénateur.

Le plus grand philosophe du monde, sur une planche plus large qu’il ne faut, s’il y a au-dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté2, son imagination prévaudra. Plusieurs n’en sauraient soutenir la pensée sans pâlir et suer3.

Les vaines apparences

Je ne veux pas rapporter tous les effets de l’imagination ; je rapporterais presque toutes les actions des hommes, qui ne branlent1 presque que par ses secousses.

Nos magistrats ont bien connu ce mystère. Leurs robes rouges, leurs hermines dont ils s’emmaillottent en chats fourrés2, les palais où ils jugent, les fleurs de lis, tout cet appareil auguste était fort nécessaire : et si les médecins n’avaient des soutanes et des mules, et que les docteurs n’eussent des bonnets carrés, et des robes trop amples de quatre parties3, jamais ils n’auraient dupé le monde, qui ne peut résister à cette montre4 si authentique. Les seuls gens de guerre en sont pas déguisés de la sorte, parce qu’en effet leur part est plus essentielle : ils s’établissent par la force, les autres par la grimace.

C’est ainsi que nos rois n’ont pas recherché ces déguisements. Ils ne sont pas masqués d’habits extraordinaires pour paraître tels ; mais ils se sont accompagnés de gardes, de hallebardes : ces trognes5 armées qui n’ont de mains et de force que pour eux, les trompettes et les tambours qui marchent au-devant, et les légions qui les environnent, font trembler les plus fermes6. Ils n’ont pas l’habit seulement, ils ont la force. Il faudrait avoir une raison bien épurée pour regarder comme un autre homme le Grand Seigneur environné, dans son superbe sérail, de quarante mille janissaires7.

S’ils avaient la véritable justice, si les médecins avaient le vrai art de guérir, ils n’auraient que faire de bonnets carrés : la majesté de ces sciences serait assez vénérable d’elle-même. Mais n’ayant que des sciences imaginaires, il faut qu’ils prennent ces vains instruments qui frappent l’imagination à laquelle ils ont affaire ; et par là en effet ils s’attirent le respect.

Nous ne pouvons pas seulement voir un avocat en soutane et le bonnet en tête, sans une opinion avantageuse de sa suffisance1.

La châsse

D’où vient que cet homme qui a perdu depuis peu de mois son fils unique2, et qui, accablé de procès et de querelles, était ce matin si troublé, n’y pense plus maintenant ? Ne vous en étonnez pas : il est tout occupé à voir par où passera ce sanglier que les chiens poursuivent avec tant d’ardeur depuis six heures. Il n’en faut pas davantage : l’homme, quelque plein de tristesse qu’il soit, si l’on peut gagner sur lui3 de le faire entrer en quelque divertissement, le voilà heureux pendant ce temps-là.

Prenez-y garde. Qu’est-ce autre chose d’être surintendant, chancelier, premier président, sinon d’être en une condition où l’on a dès le matin un grand nombre de gens qui viennent de tous côtés pour ne leur laisser pas une heure en la journée où ils puissent penser à eux-mêmes4 ? Et quand ils sont dans la disgrâce, et qu’on les envoie à leurs maisons des champs5, où ils ne manquent ni de biens, ni de domestiques pour les assister dans leurs besoins, ils ne laissent pas6 d’être misérables et abandonnés, parce que personne ne les empêche de songer à eux.

L’homme et l’univers

En voyant l’aveuglement et la misère de l’homme, en regardant tout l’univers muet1, et l’homme sans lumière, abandonné à lui-même, et comme égaré dans ce recoin de l’univers, sans savoir qui l’y a mis, ce qu’il y est venu faire, ce qu’il deviendra en mourant, incapable de toute connaissance, j’entre en effroi2 comme un homme qu’on aurait porté endormi dans une île déserte et effroyable, et qui s’éveillerait sans connaître où il est, et sans moyen d’en sortir. Et sur cela3, j’admire4 comment on n’entre point en désespoir d’un si misérable état. Je vois d’autres personnes auprès de moi, d’une semblable nature : je leur demande s’ils sont mieux instruits que moi ; ils me disent que non, et sur cela, ces misérables égarés5, ayant regardé autour d’eux et ayant vu quelques objets plaisants6, s’y sont donnés, et s’y sont attachés. Pour moi, je n’ai pu y prendre d’attache, en considérant combien il y a plus d’apparence7 qu’il y a autre chose que ce que je vois ; j’ai recherché si ce Dieu n’a pas laissé quelques marques de soi8.

Le roseau pensant

L’homme n’est qu’un roseau9 le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser. Une vapeur, une goutte d’eau, suffit pour le tuer. Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il meurt ; et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien.

La vérité

C’est une étrange et longue guerre que celle où la violence essaye d’opprimer la vérité ; tous les efforts de la violence ne peuvent affaiblir la vérité, et ne servent qu’à la relever davantage. Toutes les lumières de la vérité ne peuvent rien pour arrêter la violence, et ne font que l’irriter encore plus. Quand la force combat la force, la plus puissante détruit la moindre ; quand on oppose les discours aux discours, ceux qui sont véritables et convaincants confondent et dissipent ceux qui n’ont que la vanité et le mensonge ; mais la violence et la vérité ne peuvent rien l’une sur l’autre. Qu’on ne prétende pas de là néanmoins1 que les choses2 soient égales : car il y a cette extrême différence, que la violence n’a qu’un cours borné par l’ordre de Dieu, qui en conduit les effets à la gloire de la vérité qu’elle attaque ; au lieu que la vérité subsiste éternellement, et triomphe enfin de ses ennemis, parce qu’elle est éternelle et puissante comme Dieu3.

Parabole

Un homme est jeté par la tempête dans une île inconnue, dont les habitants étaient en peine4 de trouver leur roi, qui s’était perdu ; et ayant beaucoup de ressemblance de corps et de visage avec ce roi, il est pris pour lui, et reconnu en cette qualité par tout ce peuple. D’abord il ne savait quel parti prendre ; mais il se résolut1 enfin de se prêter à sa bonne fortune. Il reçut tous les respects qu’on lui voulut rendre, et il se laissa traiter de roi.

Mais comme il ne pouvait oublier sa condition naturelle, il songeait, en même temps qu’il recevait ces respects, qu’il n’était pas le roi que ce peuple cherchait, et que le royaume ne lui appartenait pas. Ainsi il avait une double pensée : l’une par laquelle il agissait en roi, l’autre par laquelle il reconnaissait son état véritable, et que2 ce n’était que le hasard qui l’avait mis en la place où il était. Il cachait cette dernière pensée, et il découvrait l’autre : c’était par la première qu’il traitait avec le peuple, et par la dernière qu’il traitait avec lui-même3.

L’éloquence

L’éloquence continue ennuie.

L’éloquence est un art de dire les choses de telle façon que ceux à qui l’on parle puissent les entendre sans peine et avec plaisir, ou qu’ils s’y sentent intéressés, en sorte que l’amour-propre les porte plus volontiers à y faire réflexion. Elle consiste donc dans une correspondance qu’on tâche d’établir entre l’esprit et le cœur de ceux à qui l’on parle d’un côté, et de l’autre les pensées et les expressions dont on se sert ; ce qui suppose qu’on aura bien étudié le cœur de l’homme pour en savoir tous les ressorts, et pour trouver ensuite les justes proportions du discours qu’on veut y assortir. Il faut se mettre à la place de ceux qui veulent nous entendre, et faire essai sur son propre cœur du tour qu’on donne à son discours, afin de voir si l’un est fait pour l’autre, et si l’on peut s’assurer que l’auditeur sera comme forcé de se rendre4. Il faut se renfermer le plus qu’il est possible dans le simple naturel ; ne pas faire grand ce qui est petit, ni petit ce qui est grand. Ce n’est pas assez qu’une chose soit belle, il faut qu’elle soit propre au sujet, qu’il n’y ait rien de trop1, ni rien de manque.

Quand on voit le style naturel, on est tout étonné et ravi ; car on s’attendait de voir un auteur, et on trouve un homme2.

Il faut qu’on ne puisse dire ni, il est mathématicien, ni prédicateur, ni éloquent, mais il est honnête homme. Cette qualité universelle me plaît seule. Lorsqu’en voyant un homme on se souvient de son livre, c’est mauvais signe. Je voudrais qu’on ne s’aperçût d’aucune qualité que par la rencontre, et l’occasion d’en user.

La vraie éloquence se moque de l’éloquence ; la vraie morale se moque de la morale3.