(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Extraits des classiques français. Deuxième partie. Poésie — Victor Hugo Né à Besançon en 1802 » pp. 540-556
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(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Extraits des classiques français. Deuxième partie. Poésie — Victor Hugo Né à Besançon en 1802 » pp. 540-556

Victor Hugo
Né à Besançon en 1802

[Notice]

M. Nisard juge ainsi un maître contemporain envers lequel il est peu suspect de complaisance :

« Il a rendu sa pensée visible par un talent de description nouveau dans l’histoire de notre poésie. Chez lui, tout est forme et couleur ; le monde moral et le monde physique se confondent ; les sentiments sont des sensations, les idées ont des contours, l’abstrait prend un corps, et l’invisible même veut qu’on le voie. Léonard de Vinci regardait tout pour tout dessiner, jusqu’aux salissures des vieilles murailles, où il trouvait des airs de tête, des figures étranges, des confusions de bataille, des habillements capricieux ; lui aussi, le poëte coloriste, a tout regardé pour tout peindre. Par la puissance du même don, tout ce qu’il voit le regarde à son tour. Les vieilles murailles lui font des signes d’intelligence ; les grottes sont des yeux qui le fixent, toute chose lui est comme un de ces portraits de maître qui, dans les musées, semblent suivre les passants du regard. Il n’y a pas dans la nature, telle qu’il la sent, d’objets inanimés ; tout a vie, il le sait. C’est la pensée de Pascal retournée. L’univers connaît l’homme, et, s’il l’écrasait, il saurait qu’il l’écrase. Cette poésie prodigieuse a fait peur, presque autant qu’elle aura été admirée. Il se mêlera toujours des scrupules à l’admiration qu’inspirent les beautés du grand poëte coloriste. Le goût français fera aussi ses réserves sur ses défauts. Rayons et Ombres, ce titre de l’un de ses recueils sera sa devise : ses beautés resplendissent comme des rayons, et ses défauts pèsent sur l’esprit comme des ombres. »

Après ce jugement, dont les réserves sont sympathiques à un génie qui est souvent inégal par la variété même de ses aptitudes, nous n’ajouterons qu’un mot. Si M. Victor Hugo a les défauts de ses qualités, si ses amis mêmes ont pu lui reprocher de la bizarrerie ou de l’excentricité, s’il inquiète le goût par ses audaces, son relief exorbitant, ou la prodigalité de son pinceau, il n’en faut pas moins dire très-haut qu’il est la plus merveilleuse imagination dont s’honore notre littérature. Sans admirer jusqu’à l’idolâtrie cette puissance d’invention qui a renouvelé ou agrandi tous les genres, roman, drame, ode, élégie, ballade, idylle, épopée1, rappelons-nous avec une durable reconnaissance qu’il a fait jaillir mille sources inconnues d’un sol qui commençait à paraître épuisé. Notre siècle lui doit toute une renaissance poétique. — Nul artiste n’a possédé plus souverainement la science du rhythme et du nombre, nul ne laissera plus de vers souples, nerveux, amples, hospitaliers à toutes les idées, à tous les sentiments, et capables d’exprimer tous les mouvements de l’âme humaine, de peindre toutes les couleurs, ou toutes les formes de la nature2.

Le matin

Le voile du matin sur les monts se déploie :
Vois, un rayon naissant blanchit la vieille tour ;
Et déjà, dans les cieux, s’unit avec amour,
  Ainsi que la gloire à la joie,
Le premier chant des bois1 aux premiers feux du jour.
Oui, souris à l’éclat dont le ciel se décore ! —
Tu verras, si demain le cercueil me dévore,
Un soleil aussi beau luire à ton désespoir,
Et les mêmes oiseaux chanter la même aurore,
  Sur mon tombeau muet et noir2 !
Mais dans l’autre horizon l’âme alors est ravie.
L’avenir sans fin s’ouvre à l’être illimité.
  Au matin de l’éternité3
  On se réveille de la vie,
Comme d’une nuit sombre ou d’un rêve agité !

Sur le tombeau d’un petit enfant

Nature d’où tout sort, nature où tout retombe,
Feuilles, nids, doux rameaux que l’air n’ose effleurer,
Ne faites pas de bruit autour de cette tombe ;
Laissez l’enfant dormir et la mère pleurer4 !

La voie du segneur

Oh ! bien loin de la voie
Où marche le pécheur,
Chemine1 où Dieu t’envoie !
Enfant, garde ta joie !
Lis, garde ta blancheur.
Sois humble ! que t’importe
Le riche et le puissant2 ?
Un souffle les emporte ;
La force la plus forte,
C’est un cœur innocent !
Bien souvent Dieu repousse
Du pied les hautes tours ;
Mais dans le nid de mousse.
Où chante une voix douce,
Il regarde toujours !
Reste à la solitude !
Reste à la pauvreté !
Vis sans inquiétude,
Et ne te fais étude
Que de l’éternité3 !

Espoir en dieu

Espère, enfant ! demain ! et puis demain encore
Et puis toujours demain ! croyons dans l’avenir.
Espère ! et chaque fois que se lève l’aurore,
Soyons là pour prier comme Dieu pour bénir !
Nos fautes, mon pauvre ange, ont causé nos souffrances.
Peut-être qu’en restant bien longtemps à genoux1,
Quand il aura béni toutes les innocences2,
Puis tous les repentirs, Dieu finira par nous !

La vache

Devant la blanche ferme où parfois, vers midi,
Un vieillard vient s’asseoir sur le seuil attiédi,
Où cent poules gaîment mêlent leurs crêtes rouges3,
Où, gardiens du sommeil, les dogues dans leurs bouges
Écoutent les chansons du gardien du réveil,
Du beau coq vernissé4 qui reluit au soleil,
Une vache était là, tout à l’heure arrêtée,
Superbe, énorme, rousse, et de blanc tachetée.
Douce comme une biche avec ses jeunes faons,
Elle avait sous le ventre un beau groupe d’enfants,
D’enfants aux dents de marbre, aux cheveux en broussailles,
Frais, et plus charbonnés que de vieilles murailles,
Qui sous leurs doigts pressant le lait par mille trous,
Tiraient le pis fécond de la mère au poil roux.
Elle, bonne et puissante, et de son trésor pleine,
Sous leurs mains par moments faisant frémir à peine
Son beau flanc plus ombré qu’un flanc de léopard,
Distraite, regardait vaguement quelque part5.

Pour les pauvres

Donnez, riches ! L’aumône1 est sœur de la prière,
Hélas ! Quand un vieillard, sur votre seuil de pierre,
Tout raidi par l’hiver, en vain tombe à genoux ;
Quand les petits enfants, les mains de froid rougies,
Ramassent sous vos pieds les miettes des orgies,
La face du Seigneur se détourne de vous.
Donnez ! afin que Dieu, qui dote les familles,
Donne à vos fils la force, et la grâce à vos filles ;
Afin que votre vigne ait toujours un doux fruit ;
Afin qu’un blé plus mûr fasse plier vos granges ;
Afin d’être meilleurs, afin de voir les anges
  Passer dans vos rêves la nuit !
Donnez ! il vient un jour où la terre nous laisse.
Vos aumônes là-haut vous font une richesse.
Donnez ! afin qu’on dise : « Il a pitié de nous ! »
Afin que l’indigent que glacent les tempêtes,
Que le pauvre qui souffre à côté de vos fêtes,
Au seuil de vos palais fixe un œil moins jaloux.
Donnez ! pour être aimés du Dieu qui se fit homme,
Pour que le méchant même en s’inclinant vous nomme,
Pour que votre foyer soit calme et fraternel ;
Donnez ! afin qu’un jour, à votre heure dernière,
Contre tous vos péchés vous ayez la prière
  D’un mendiant puissant au ciel !

La meilleraie 2

Mon frère, la tempête a donc été bien forte ;
Le vent impétueux qui souffle, et nous emporte
De récif en récif,
A donc, quand vous partiez, d’une aile bien profonde
Creusé le vaste abîme, et bouleversé l’onde,
  Autour de votre esquif,
Que1 tour à tour, en hâté, et de peur du naufrage,
Pour alléger la nef en butte au sombre orage,
  En proie au flot amer,
Il a fallu, plaisirs, liberté, fantaisie,
Famille, amour, trésors, jusqu’à la poésie,
  Tout jeter à la mer !
Et qu’enfin, seul et nu, vous voguez solitaire,
Allant où va le flot, sans jamais prendre terre2.
Hélas ! naître pour vivre en désirant la mort !
Grandir en regrettant l’enfance où le cœur dort,
Vieillir en regrettant la jeunesse ravie,
Mourir en regrettant la vieillesse et la vie3 !
Où donc est le bonheur, disais-je ? — Infortuné !
Le bonheur, ô mon Dieu, vous me l’avez donné !

Les enfants 4

Lorsque l’enfant5, paraît, le cercle de famille
Applaudit à grand cris ; son doux regard qui brille
  Fait briller tous les yeux ;
Et les plus tristes fronts, les plus souillés peut-être,
Se dérident soudain à voir l’enfant paraître,
  Innocent6 et joyeux.
Soit que juin ait verdi mon seuil, ou que novembre
Fasse autour d’un grand feu vacillant dans la chambre
  Les chaises se toucher,
Quand l’enfant vient, la joie arrive et nous éclaire1.
On rit, on se récrie, on l’appelle, et sa mère
  Tremble à le faire marcher.
Quelquefois nous parlons, en remuant la flamme,
De patrie et de Dieu, des poëtes, de l’âme
  Qui s’élève en priant ;
L’enfant paraît, adieu le ciel et la patrie
Et les poëtes saints ! la grave causerie
  S’arrête en souriant.
Il est si beau, l’enfant, avec son doux sourire,
Sa douce bonne foi, sa voix qui veut tout dire,
  Ses pleurs vite apaisés,
Laissant errer sa vue étonnée et ravie,
Offrant de toutes parts sa jeune âme à la vie,
  Et sa bouche aux baisers !
Seigneur ! préservez-moi, préservez ceux que j’aime,
Frères, parents, amis et mes ennemis même
  Dans le mal triomphants,
De jamais voir, Seigneur ! l’été sans fleurs vermeilles,
La cage sans oiseaux, la ruche sans abeilles,
  La maison sans enfants2 !

Après la bataille

Mon père, ce héros au sourire si doux1,
Suivi d’un seul housard qu’il aimait entre tous
Pour sa grande bravoure et pour sa haute taille,
Parcourait à cheval, le soir d’une bataille,
Le champ couvert de morts sur qui tombait la nuit.
Il lui sembla, dans l’ombre, entendre un faible bruit :
C’était un Espagnol de l’armée en déroute
Qui se traînait sanglant sur le bord de la route,
Râlant, brisé, livide, et mort plus qu’à moitié,
Et qui disait : « A boire, à boire par pitié ! »
Mon père, ému, tendit à son housard fidèle
Une gourde de rhum qui pendait à sa selle,
Et dit : « Tiens, donne à boire à ce pauvre blessé. »
Tout à coup, au moment où le housard baissé
Se penchait vers lui, l’homme, une espèce de maure,
Saisit un pistolet qu’il étreignait encore,
Et vise au front mon père en criant : « Caramba2 ! »
Le coup passa si près que le chapeau tomba,
Et que le cheval fit un écart en arrière.
« Donne-lui tout de même à boire », dit mon père3.
(Légende des siècles.)

Souvenirs d’enfance

Pourquoi devant mes yeux revenez-vous sans cesse,
O jours de mon enfance et de mon allégresse ?
Qui donc t’ouvre toujours en nos cœurs presque éteints,
O lumineuse fleur1, des souvenirs lointains ?
Oh ! que j’étais heureux ! oh ! que j’étais candide !
En classe, un banc de chêne usé, lustré, splendide2,
Une table, un pupitre, un lourd encrier noir,
Une lampe, humble sœur de l’étoile du soir,
M’accueillaient gravement et doucement. Mon maître3,
Comme je vous l’ai dit souvent, était un prêtre
A l’accent calme et bon, au regard réchauffant4,
Naïf comme un savant, malin comme un enfant,
Qui m’embrassait, disant (car un éloge excite) :
— Quoiqu’il n’ait que neuf ans, il explique Tacite5. —
Puis, près d’Eugène, esprit qu’hélas ! Dieu submergea,
Je travaillais dans l’ombre, et je songeais déjà,
Tandis que j’écrivais, sans peur, mais sans système6,
Versant le barbarisme à grands flots sur le thème7,
Inventant aux auteurs des sens inattendus.
Le dos courbé, le front touchant presque au Gradus,
Je croyais (car toujours l’esprit de l’enfant veille)
Ouïr confusément, tout près de mon oreille,
Les mots grecs et latins, bavards et familiers,
Barbouillés d’encre, et gais comme des écoliers,
Chuchoter, comme font les oiseaux dans une aire8,
Entre les noirs feuillets du lourd dictionnaire9.
Le devoir fait, légers comme de jeunes daims,
Nous fuyions à travers les immenses jardins,
Éclatant à la fois en cent propos contraires.
Moi, d’un pas inégal je suivais mes grands frères10,
Et les astres sereins s’allumaient dans les cieux,
Et les mouches volaient dans l’air silencieux,
Et le doux rossignol, chantant dans l’ombre obscure,
Enseignait la musique à toute la nature,
Tandis qu’enfant jaseur, aux gestes étourdis,
Jetant partout mes yeux ingénus et hardis1,
D’où jaillissait la joie en vives étincelles,
Je portais sous mon bras, noués par trois ficelles,
Horace et les festins, Virgile et les forêts,
Tout l’Olympe, Thésée, Hercule, et toi, Cérès,
La cruelle Junon, Lerne et l’hydre enflammée,
Et le vaste lion de la Roche Némée2.
Mais, lorsque j’arrivais chez ma mère, souvent,
Grâce au hasard taquin qui joue avec l’enfant,
J’avais de grands chagrins et de grandes colères3.
Je ne retrouvais plus, près des ifs séculaires,
Le beau petit jardin par moi-même arrangé ;
Un gros chien, en passant, avait tout ravagé ;
Ou quelqu’un, dans ma chambre, avait ouvert mes cages,
Et mes oiseaux étaient partis pour les bocages,
Et, joyeux, s’en étaient allés, de fleur en fleur,
Chercher la liberté, bien loin, — ou l’oiseleur4.
Ciel ! alors j’accourais, rouge, éperdu, rapide,
Maudissant le grand chien, le jardinier stupide,
Et l’infâme oiseleur, et son hideux lacet,
Furieux ! — D’un regard ma mère m’apaisait5.

La résignation chrétienne

Je viens à vous, Seigneur, père auquel il faut croire ;
  Je vous porte, apaisé,
Les débris de ce cœur tout plein de votre gloire,
  Que vous avez brisé6.
Je viens à vous, Seigneur, confessant1 que vous êtes
Bon, clément, indulgent et doux, ô Dieu vivant !
Je conviens que vous seul savez ce que vous faites,
Et que l’homme n’est rien qu’un jonc qui tremble au vent2.
Je dis que le tombeau qui sur les morts se ferme
  Ouvre le firmament,
Et que ce qu’ici-bas nous prenons pour le terme
  Est le commencement3.
Je conviens à genoux que vous seul, Père auguste,
Possédez l’infini, le réel, l’absolu ;
Je conviens qu’il est bon, je conviens qu’il est juste
Que mon cœur ait saigné, puisque Dieu l’a voulu !
Je ne résiste plus à tout ce qui m’arrive
  Par votre volonté.
L’âme de deuil en deuil, l’homme de rive en rive
  Roule à l’éternité4
Dès qu’il possède un bien, le sort le lui retire ;
Rien ne lui fut donné dans ses rapides jours,
Pour qu’il s’en puisse faire une demeure, et dire :
C’est ici ma maison, mon champ et mes amours5 !
Il doit voir peu de temps tout ce que ses yeux voient ;
  Il vieillit sans soutiens.
Puisque ces choses sont, c’est qu’il faut qu’elles soient ;
  J’en conviens, j’en conviens !
Dans vos cieux, au delà de la sphère des nues,
Au fond de cet azur immobile et dormant,
Peut-être faites-vous des choses inconnues,
Où la douleur de l’homme entre comme élément1
(Contemplations, liv. iv.)

Tristesse

Que peu de temps suffit pour changer toutes choses !
Nature au front serein, comme vous oubliez !
Et comme vous brisez dans vos métamorphoses
Les fils mystérieux où nos cœurs sont liés !
D’autres vont maintenant passer où nous passâmes ;
Nous y sommes venus, d’autres vont y venir ;
Et le songe qu’avaient ébauché nos deux âmes,
Ils le continueront sans pouvoir le finir !
Car personne ici-bas ne termine et n’achève ;
Les pires des humains sont comme les meilleurs ;
Nous nous réveillons tous au même endroit du rêve.
Tout commence en ce monde, et tout finit ailleurs2.

La prière pour tous

Ma fille ! va prier ! vois, la nuit est venue ;
Une planète d’or là-bas perce la nue ;
La brume3 des coteaux fait trembler le contour ;
A peine un char lointain glisse dans l’ombre… Écoute !
Tout rentre et se repose ; et l’arbre de la route
Secoue au vent du soir la poussière du jour !
C’est l’heure où les enfants parlent avec les anges.
Tandis que nous courons à nos plaisirs étranges,
Tous les petis enfants, les yeux levés au ciel,
Mains jointes et pieds nus, à genoux sur la pierre,
Disant à la même heure une même prière,
Demandent pour nous grâce au Père universel !
Et puis, ils dormiront. — Alors, épars dans l’ombre,
Les rêves d’or, essaim tumultueux, sans nombre,
Qui naît aux derniers bruits du jour, à son déclin,
Voyant de loin leur souffle et leurs bouches vermeilles,
Comme volent aux fleurs de joyeuses abeilles,
Viennent s’abattre en foule à leurs rideaux de lin !
O sommeil du berceau ! prière de l’enfance !
Voix qui toujours caresse, et qui jamais n’offense1 !
Douce religion qui s’égaye et qui rit !
Prélude du concert de la nuit solennelle !
Ainsi que l’oiseau met sa tête sous son aile,
L’enfant dans la prière endort son jeune esprit !
Ma fille, va prier ! — D’abord, surtout pour celle
Qui berça tant de nuits ta couche qui chancelle,
Pour celle qui te prit jeune âme dans le ciel,
Et qui te mit au monde, et depuis tendre mère,
Faisant pour toi deux parts dans cette vie amère,
Toujours a bu l’absinthe et t’a laissé le miel !
Puis ensuite pour moi ! j’en ai plus besoin qu’elle ;
Elle est, ainsi que toi, bonne, simple et fidèle !
Elle a le front limpide, et le cœur satisfait.
Beaucoup ont sa pitié : nul ne lui fait envie ;
Sage et douce, elle prend patiemment la vie ;
Elle souffre le mal sans savoir qui le fait.
Moi, je sais mieux la vie ; et je pourrai te dire,
Quand tu seras plus grande, et qu’il faudra t’instruire,
Que poursuivre l’empire, et la fortune et l’art,
C’est folie et néant ; que l’urne aléatoire2
Nous jette bien souvent sa honte pour la gloire,
Et que l’on perd son âme à ce jeu de hasard !
Va donc prier pour moi ! — Dis pour toute prière :
— Seigneur, Seigneur, mon Dieu ! vous êtes notre père,
Grâce, vous êtes bon ! grâce, vous êtes grand ! —
Laisse aller ta parole où ton âme l’envoie ;
Ne t’inquiète pas (toute chose à sa voie),
Ne t’inquiète pas du chemin qu’elle prend !
Il n’est rien ici-bas qui ne trouve sa pente.
Le fleuve jusqu’aux mers dans les plaines serpente ;
L’abeille sait la fleur qui recèle le miel.
Toute aile vers son but incessamment retombe ;
L’aigle vole au soleil, le vautour à la tombe,
L’hirondelle au printemps, et la prière au ciel !
Lorsque pour moi vers Dieu ta voix s’est envolée,
Je suis comme l’esclave, assis dans la vallée,
Qui dépose sa charge aux bornes du chemin ;
Je me sens plus léger ; car ce fardeau de peine,
De fautes et d’erreurs qu’en gémissant je traîne,
La prière en chantant l’emporte dans sa main1 !

Sur lui-même

Si parfois de mon sein s’envolent mes pensées,
Mes chansons par le monde en lambeaux dispersées2 ;
S’il me plaît de cacher l’amour et la douleur
Dans le coin d’un roman ironique et railleur3 ;
Si j’ébranle la scène avec ma fantaisie ;
Si j’entre-choque aux yeux d’une foule choisie
D’autres hommes comme eux, vivant tous à la fois
De mon souffle, et parlant au peuple avec ma voix ;
Si ma tête, fournaise où mon esprit s’allume,
Jette le vers d’airain qui bouillonne et qui fume
Dans le rhythme profond, moule mystérieux
D’où sort la strophe ouvrant ses ailes dans les cieux ;
C’est que l’amour, la tombe, et la gloire et la vie,
L’onde qui fuit, par l’onde incessamment suivie,
Tout souffle, tout rayon, ou propice ou fatal,
Fait reluire et vibrer mon âme de cristal1,
Mon âme aux mille voix, que le Dieu que j’adore
Mit au centre de tout comme un écho sonore2 !
(Feuilles d’automne, MM. Hachette et Pagnerre.)

La grandeur

Que t’importe, mon cœur, ces naissances des rois,
Ces victoires qui font éclater à la fois
  Cloches et canons en volées,
Et louer le Seigneur en pompeux appareil,
Et la nuit, dans le ciel des villes en éveil,
  Monter des gerbes étoilées ?
Porte ailleurs ton regard sur Dieu seul arrêté !
Rien ici-bas qui n’ait en soi sa vanité :
  La gloire fuit à tire-d’aile ;
Couronnes, mitres d’or, brillent, mais durent peu ;
Elles ne valent pas le brin d’herbe que Dieu
  Fait pour le nid de l’hirondelle !
Hélas ! plus de grandeur contient plus de néant !
La bombe atteint plutôt l’obélisque géant
  Que la tourelle des colombes.
C’est toujours par la mort que Dieu s’unit aux rois ;
Leur couronne dorée a pour faîte sa croix ;
  Son temple est pavé de leurs tombes.
Quoi ! hauteur de nos tours, splendeurs de nos palais,
Napoléon, César, Mahomet, Périclès,
  Rien qui ne tombe, et ne s’efface !
Mystérieux abîme où l’esprit se confond !
A quelques pieds sous terre un silence profond,
  Et tant de bruit à la surface1 !
(Feuilles d’automne.)

Soleil couchant

Le soleil s’est couché ce soir dans les nuées ;
Demain viendra l’orage, et le soir, et la nuit ;
Puis l’aube, et ses clartés de vapeurs obstruées,
Puis les nuits, puis les jours, pas du temps qui s’enfuit !
Tous ces jours passeront ; ils passeront en foule
Sur la face des mers, sur la face des monts,
Sur les fleuves d’argent, sur les forêts où roule
Comme un hymne confus des morts que nous aimons.
Et la face des eaux, et le front des montagnes,
Ridés et non vieillis, et les bois toujours verts
S’iront rajeunissant ; le fleuve des campagnes
Prendra sans cesse aux monts le flot qu’il donne aux mers.
Mais moi, sous chaque jour courbant plus bas ma tête,
Je passe, et, refroidi sous ce soleil joyeux,
Je m’en irai bientôt, au milieu de la fête,
Sans que rien manque au monde immense et radieux1 !
(Feuilles d’automne.)