(1811) Cours complet de rhétorique « Livre premier. Éléments généraux du Goût et du Style. — Chapitre VI. De l’Harmonie du Style. »
/ 229
(1811) Cours complet de rhétorique « Livre premier. Éléments généraux du Goût et du Style. — Chapitre VI. De l’Harmonie du Style. »

Chapitre VI.
De l’Harmonie du Style.

Il est un heureux choix de mots harmonieux. (Boileau).

Indépendamment de cette harmonie spécialement appelée imitative, parce qu’elle peint et quelle imite par la combinaison même des sons, comme nous le verrons dans le chapitre qui suivra celui-ci, il est une harmonie générale du style, qui embrasse toutes les parties du discours ; qui ne s’attache pas à telle ou telle circonstance, mais qui tend à l’effet total du tableau : c’est une des plus grandes difficultés ; mais c’est aussi l’un des premiers charmes de l’art d’écrire : Duæ sunt res quæ permulcent aures ; sonus et numerus. (Cicéron).

Ce que les philosophes grammairiens ont dit de la formation et des principes physiques du langage, doit faire sentir que chaque langue est plus ou moins susceptible de l’espèce d’harmonie dont nous nous occupons ici. C’est au poète, à l’historien, à l’orateur, de bien étudier les ressources et le génie de sa langue, et d’en tirer le meilleur parti possible. Mais cette étude ne doit point dégénérer en une recherche puérilement minutieuse ; c’est le conseil de Cicéron, et l’on en peut croire, sur cet article, celui de tous les écrivains peut-être qui a donné le plus d’attention à cette partie essentielle du style. Cicéron veut, donc que le jeune orateur donne à ses phrases un tour harmonieux : fiat quasi structura quædam  ; mais il ne veut pas que le travail et la recherche s’y laissent apercevoir : nec tamen fiat operosè , parce que ce serait un travail aussi frivole qu’immense : nàm esset, quùm infinitus, tùm puerilis labor 17.

Le premier organe que l’écrivain doit chercher à captiver, c’est l’oreille. Elle est naturellement sensible à l’harmonie : naturâ ducimur ad modos . Mais elle est fière, superbe et dédaigneuse : son jugement est sévère et sans appel. Le moindre son dur, une construction un peu équivoque, une chute peu heureuse choquent sa délicatesse ou révoltent sa sensibilité. La pensée la plus juste ou la plus agréable la blesse, si l’harmonie de la phrase ne la charme pas. Quamvis enim suaves gravesque sententiæ, tamen si inconditis verbis efferuntur, offendunt aures, quarum superbissimum est judicium. (Cicéron).

Tous les genres de littérature n’exigent pas un style également nombreux ; mais tous demandent un style satisfaisant pour l’oreille. Ces principes d’harmonie sont donc essentiellement dans la nature, qui n’est elle-même qu’harmonie, et qui ne pourrait subsister un moment sans l’accord admirable de toutes ses parties. Ses écarts apparents ne sont eux-mêmes que d’heureuses dissonances qui ajoutent à l’effet général. Ce que sont les couleurs dans un tableau, les lignes tracées dans un parterre, les sons dans la musique ; les pensées, les mots et le tour de la phrase le sont dans le discours. Viennent ensuite les nuances ; et c’est ici que commence l’ouvrage du goût, et que l’art peut offrir quelques conseils pour le diriger.

Chaque pensée a son étendue, chaque image son caractère, chaque mouvement de l’âme son degré de force et de rapidité. Tantôt la pensée demande le développement de la période ; tantôt les traits de lumière dont l’esprit est frappé, sont autant d’éclairs qui se succèdent rapidement. Le style coupé convient aux mouvements tumultueux de l’âme : c’est le langage du pathétique véhément et passionné.

Toutes les langues ont des syllabes plus ou moins susceptibles de vitesse ou de lenteur, et cette variété suffit à l’harmonie de la prose. La gêne de notre syntaxe française est effrayante pour qui ne connaît pas encore toutes les souplesses et toutes les ressources de la langue. Mais les écrivains doués d’une oreille sensible, et d’un goût sûr et délicat, ont su trouver au besoin, dans cette même langue, si ingrate et si stérile pour les autres, des nombres analogues à la pensée, au sentiment, au mouvement de l’âme qu’ils voulaient exprimer. Ils se sont attachés, et ils sont parvenus avec succès à peindre la pensée dans les mots seulement, dont l’esprit et l’oreille devaient être vivement frappés. Les anciens eux-mêmes ne portaient pas plus loin leur ambition ; et combien cependant leurs ressources étaient, à cet égard, plus abondantes et plus variées que les nôtres !

Nos grands orateurs sacrés, Bossuet et Fléchier, offrent un grand nombre d’exemples des effets admirables d’une harmonie majestueuse et sombre, heureusement placés dans des discours où tout respire la douleur. Mais dans des moments plus tranquilles, dans la peinture des émotions de l’âme, l’éloquence française a prouvé mille fois le pouvoir et le charme de l’harmonie. Lisez, dans le Télémaque, les descriptions de la grotte de Calypso, des champs élysées, de la Bétique, etc. ; lisez en entier le Petit Carême de Massillon, et vous verrez combien la mélodie des paroles ajoute à l’éloquence de la vertu.

Mais cette harmonie est-elle toujours admissible, et serait-elle toujours supportable dans la prose, et dans la nôtre en particulier ? Vous venez d’entendre Cicéron proscrire toute espèce de recherche et d’affectation à ce sujet : Aristote va s’exprimer plus fortement encore. Il ne faut, dit-il, ni trop soigner, ni trop négliger l’harmonie du discours : Τὸ δὲ σχῆμα τῆς λέξεως δεῖ μήτε ἔυμετρον ειναι, μήτε ἄῤῥυθμον. Et la raison qu’il en donne, c’est qu’un discours où cette partie accessoire paraîtrait évidemment trop travaillée, est une prévention nécessaire contre la bonne foi de l’auteur, qui semble avoir voulu nous surprendre par le vain prestige des sons, et qui détruit ainsi toute la confiance qu’il aurait pu nous inspirer : τὸ μὲν γὰρ ἀπίθανον. Qui pourrait d’ailleurs supporter la lecture ou le débit d’un discours où toutes les phrases seraient également cadencées, symétrisées avec le même soin, dont toutes les chutes seraient ménagées avec le même art, et tomberaient avec la même harmonie ? Ne serait-ce pas, pour l’oreille, l’effet intolérable du tintement monotone d’une grosse cloche ? Voilà pourquoi, en grande partie, le Claudien de la prose française, Thomas, est déchu si rapidement de la réputation collégiale dont il avait joui un moment. Sans parler encore de tous les vices d’un style, dont nous ferons justice ailleurs, des ouvrages où l’on remarque à chaque pas les efforts pénibles et souvent malheureux de l’auteur, ne pouvaient tenir longtemps contre l’examen sévère d’une critique judicieuse.

Un style trop égal, et toujours uniforme,
En vain brille à nos yeux ; il faut qu’il nous endorme.
(Boileau).

Et l’on s’est endormi18. Fléchier lui-même (et il y a loin de Fléchier à Thomas) n’a pas toujours été assez en garde contre ce défaut : c’est une des taches que le goût voudrait faire disparaître de ses Oraisons funèbres. Mais nous conviendrons aussi que ses admirateurs ont mis trop d’affectation à lui faire un mérite de prétendues beautés en ce genre, auxquelles il n’avait sûrement pas songé.

Nous ne croyons pas, par exemple, que quand Fléchier nous représente Turenne étendu sur ses propres trophées  ; quand il nous peint ce corps pâle et sanglant, auprès duquel fume encore la foudre qui l’a frappé , il se soit arrêté à dessein à ce choix de syllabes longues et tristement sonores, pour terminer tout à coup par ces quatre brèves : quĭ l’ă frâppĕ.

Nous croyons bien moins encore que le grave, l’austère Bossuet, soit descendu de la sublimité de son génie à cette puérile recherche de longues et de brèves, et qu’il s’y soit asservi dans le magnifique tableau qui termine l’oraison funèbre du Grand Condé.

« Nobles rejetons de tant de rois, lumières de la France, mais aujourd’hui obscures et couvertes de votre douleur comme d’un nuage, venez voir le peu qui vous reste d’une si auguste naissance, de tant de grandeur, de tant de gloire. Jetez les yeux de toutes parts. Voilà tout ce qu’a pu faire la magnificence et la piété, pour honorer un héros. Des titres, des inscriptions, vaines marques de ce qui n’est plus ; des figures qui semblent pleurer autour d’un tombeau, et de fragiles images d’une douleur que le temps emporte comme tout le reste ; des colonnes qui semblent vouloir porter jusqu’au ciel le magnifique témoignage de votre néant ».

Ce dont nous sommes fortement persuadés, c’est que Bossuet, Fléchier, et tous les grands écrivains avaient de leur langue une connaissance approfondie et raisonnée ; c’est qu’ils n’écrivaient que dans l’inspiration du génie, et que les morceaux qu’on admire le plus, sont ceux quelquefois qui ont dû leur coûter le moins, et qui ne supposent nullement le calcul minutieux des brèves et des longues.

Buffon est, de tous nos bons auteurs, celui peut-être qui a donné à notre prose le plus d’harmonie, de nombre et de coloris, quelquefois même trop poétique. Mais Buffon eût été bien étonné, si un rhéteur moderne lui eût appris que tout le secret de son style enchanteur consistait dans le mélange des longues et des brèves. Jeunes gens, prenez-y garde ! on ne déprécie pas moins ces grands modèles en les louant maladroitement, qu’en les dénigrant mal à propos. N’outrons rien ; mais admettons, avec Aristote, qu’une prose trop harmonieuse, trop rythmique serait ridicule, par cela seul qu’elle passerait les limites qui la séparent de la poésie : ποίημα γὰρ ἕσται ; mais qu’une prose totalement dénuée du charme de l’harmonie, serait également défectueuse, parce qu’elle n’offrirait point à l’oreille le repos qu’elle attend et dont elle a besoin : τὸ δὲ ἄῤῥυθμον, ἀπέραντον. Que faire donc ? Éviter les excès, se renfermer sagement dans les bornes du genre que l’on traite, lui accorder tout ce qu’il comporte, et lui refuser sévèrement le reste : τὸ δὲ ἕσται, έαν μέχρί τω ῇ (Rh. Γ).

Quant aux conseils que le goût peut offrir à ce sujet, pour éclairer l’inexpérience des jeunes gens dans leurs propres compositions et dans l’étude des orateurs, il nous semble que l’on peut les réduire aux observations suivantes.

Il y a harmonie dans le style, qui est rapide ou lent, coupé ou périodique, serré ou développé, selon qu’il s’agit de prouver ou de peindre, de toucher ou de raisonner.

Style rapide, destiné à peindre l’effet d’un grand événement.

« Turenne meurt ; tout se confond ; la fortune chancelle ; la victoire se lasse ; la paix s’éloigne : les bonnes intentions des alliés se ralentissent ; le courage des troupes est abattu par la douleur, et ranimé par la vengeance : tout le camp demeure immobile ; les blessés pensent à la perte qu’ils ont faite, et non aux blessures qu’ils ont reçues, etc. ».

(Fléchier).

Harmonie grave et majestueuse, dans un tableau du même genre.

« Au premier bruit de ce funeste accident (la mort de Machabée), toutes les villes de Judée furent émues ; des ruisseaux de larmes coulèrent des yeux de tous leurs habitants : ils furent quelque temps saisis, muets, immobiles. Un effort de douleur rompant enfin ce long et morne silence, d’une voix entrecoupée de sanglots, que formaient dans leurs cœurs la tristesse, la piété, la crainte, ils s’écrièrent : Comment est mort cet homme puissant, qui sauvait le peuple d’Israël ! À ces cris, Jérusalem redoubla ses pleurs ; les voûtes du temple s’ébranlèrent ; le Jourdain se troubla, et tous ses rivages retentirent du son de ces lugubres paroles : Comment est mort, etc. »

(Fléchier).

Harmonie du Style périodique, dans un tableau imposant.

« Celui qui règne dans les cieux, et de qui relèvent tous les empires ; à qui seul appartiennent la gloire, la majesté et l’indépendance, est aussi le seul qui se glorifie de faire la loi aux rois, et de leur donner, quand il lui plaît, de grandes et de terribles leçons. Soit qu’il élève les trônes, ou qu’il les abaisse ; soit qu’il communique sa puissance aux princes, ou qu’il la retire à lui-même, et ne leur laisse apercevoir que leur propre faiblesse, il leur apprend leurs devoirs d’une manière souveraine et digne de lui ».

(Bossuet).

Harmonie dans le développement des Périodes.

« Tout marque à l’extérieur de l’homme sa supériorité sur tous les êtres vivants. Il se soutient droit et élevé ; son attitude est celle du commandement. Sa tête regarde le ciel, et présente une face auguste sur laquelle est imprimé le caractère de sa dignité : l’image de l’âme y est peinte par la physionomie ; l’excellence de sa nature perce à travers les organes matériels, et anime d’un feu divin les traits de son visage. Sa démarche ferme et hardie annonce sa noblesse et son rang ; il ne touche à la terre que par ses extrémités les plus éloignées ; les bras ne lui sont pas donnés pour servir d’appui à la masse de son corps ; sa main ne doit pas fouler la terre : elle est réservée à des usages plus nobles, pour exécuter les ordres de la volonté, saisir les objets éloignés, écarter les obstacles et tout ce qui pourrait nuire, retenir ce qui peut plaire, et le mettre à la portée des autres sens ».

(Buffon).

Harmonie du Style, dans un raisonnement vif et pressé.

« Qui pourra se sauver ? Vous, mon cher auditeur, si vous voulez suivre ces exemples ; voilà les gens qui se sauveront. Or, ces gens-là ne forment point assurément le plus grand nombre ; donc, tandis que vous vivez comme la multitude, il est de foi que vous ne devez pas prétendre au salut. Car, si en vivant ainsi vous pouviez vous sauver, tous les hommes presque se sauveraient ; puisqu’à un petit nombre d’impies près, qui se livrent à des excès monstrueux, tous les hommes ne font que ce que vous faites. Or, que tous les hommes presque se sauvent, la foi nous défend de le croire. Il est donc de foi que vous ne devez rien prétendre au salut, tandis que vous ne pourrez- vous sauver, si le plus grand nombre ne se sauve ».

(Massillon).

Il y a harmonie enfin dans les chutes qui sont soutenues ou adoucies, molles ou fermes, sourdes ou brillantes, variées enfin, comme la pensée ou le style, au gré de l’esprit et de l’oreille.

Chutes pittoresques.

« Le juste regarde sa vie, tantôt comme la fumée qui s’élève, qui s’affaiblit en s’élevant, qui s’exhale et s’évanouit dans les airs ; tantôt comme l’ombre qui s’étend, se rétrécit, se dissipe : sombre, vide et disparaissante figure » !

(Fléchier).

« Au lieu de déplorer la mort des autres, je veux désormais apprendre de vous à rendre la mienne sainte ; heureux si, averti par ces cheveux blancs du compte que je dois rendre de mon administration, je réserve au troupeau que je dois nourrir de la parole de vie, les restes d’une voix qui tombe, et d’une ardeur qui s’éteint ».

(Bossuet).

Chutes brillantes.

« Cet homme (Machabée,) que Dieu avait mis autour d’Israël comme un rempart d’airain, où se brisèrent tant de fois toutes les forces de l’Asie, venait tous les ans, comme le moindre des Israélites, réparer, avec ses mains triomphantes, les ruines du sanctuaire ».

(Fléchier).

« L’œil reçoit et réfléchit en même temps la lumière de la pensée et la chaleur du sentiment ; c’est le sens de l’esprit, et la chaleur de l’intelligence ».

(Buffon).

Ces citations et l’excellente théorie d’Aristote, sont plus que suffisantes pour donner une idée appréciable de l’espèce d’harmonie que comporte la prose, du charme qu’elle y répand, et des effets heureux qui en résultent dans le discours. Nous ne nous y arrêterons pas plus longtemps, et nous allons passer sur-le-champ à l’harmonie imitative.