(1868) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, à l’usage de tous les établissements d’instruction. Cours supérieurs. Première partie : prose « Extraits des classiques français. première partie — Napoléon Ier , 1769-1821 » pp. 428-446
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(1868) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, à l’usage de tous les établissements d’instruction. Cours supérieurs. Première partie : prose « Extraits des classiques français. première partie — Napoléon Ier , 1769-1821 » pp. 428-446

Napoléon Ier 
1769-1821

[Notice]

Toute âme supérieure, au moment où elle s’anime, peut se dire maîtresse de la parole ; car une pensée ferme et vive emporte nécessairement avec elle son expression. Ne fût-ce qu’à ce titre, Napoléon méritait de figurer dans un recueil de modèles classiques. Il trouva de génie l’éloquence militaire, la harangue brève, grave, familière, monumentale, et ces mots faits pour électriser la valeur française. Dans ces glorieuses pages de notre histoire, il a toujours l’à-propos grandiose, le ton du commandement suprême, l’accent d’une volonté impérieuse qui ne parle que pour agir. Son style d’ordinaire simple et nu serait parfois brusque et sec, s’il n’avait de temps en temps des saillies de poëte, des traits lumineux qui font éclair, et découvrent des horizons lointains. Mais alors l’image se lie si étroitement à la pensée qu’elle en est inséparable.

Il nous suffira de dire que la main de Napoléon a tenu la plume comme l’épée.

En le lisant, on reconnaît une de ces intelligences souveraines qui laissent une trace impérissable là où elles ont passé.

Proclamation

Aux Italiens

Nous vous avons donné la liberté… sachez la conserver… Pour être dignes de votre destinée, ne faites que des lois sages et modérées ; faites-les exécuter avec force et énergie ; favorisez la propagation des lumières, et respectez la religion. Composez vos bataillons, non pas de gens sans aveu, mais de citoyens qui se nourrissent des principes de la république, et soient immédiatement attachés à sa prospérité. Vous avez en général besoin de vous pénétrer du sentiment de votre force et de la dignité qui convient à l’homme libre : divisés et pliés depuis des siècles à la tyrannie, vous n’eussiez pas conquis votre liberté ; mais sous peu d’années, fussiez-vous abandonnés à vous-mêmes, aucune puissance de la terre ne sera assez forte pour vous l’ôter. Jusqu’alors la grande nation vous protégera contre les attaques de vos voisins ; son système politique sera uni au vôtre… Je vous quitte sous peu de jours. Les ordres de mon gouvernement, et un danger imminent de la république Cisalpine, me rappelleront seuls au milieu de vous1.

À l’armée d’égypte

Soldats,

Vous êtes une des ailes de l’armée d’Angleterre. Vous avez fait la guerre de montagnes, de plaines, de siéges ; il vous reste à faire la guerre maritime.

Les légions romaines3, que vous avez quelquefois imitées sans les avoir encore égalées, combattaient Carthage tour à tour sur cette mer et aux plaines de Zama. La victoire ne les abandonna jamais, parce qu’elles furent constamment braves, patientes à supporter la fatigue, disciplinées et unies entre elles.

Soldats, l’Europe a les yeux sur vous ! vous avez de grandes destinées à remplir, des batailles à livrer, des dangers, des fatigues à vaincre ; vous ferez plus que vous n’avez fait pour la prospérité de la patrie, le bonheur des hommes et votre propre gloire.

Soldats, matelots, fantassins, canonniers, cavaliers, soyez unis ; souvenez-vous que, le jour d’une bataille, vous avez besoin les uns des autres.

Soldats, matelots, vous avez été jusqu’ici négligés1 ; aujourd’hui, la plus grande sollicitude de la république est pour vous : vous serez dignes de l’armée dont vous faites partie.

Le génie de la liberté, qui a rendu, dès sa naissance, la république l’arbitre de l’Europe, veut qu’elle le soit des mers et des nations les plus lointaines.

Première campagne d’Autriche

Après la victoire d’Austeriatz 2

Soldats,

Je suis content de vous ; vous avez à la journée d’Austerlitz justifié tout ce que j’attendais de votre intrépidité1 : vous avez décoré vos aigles d’une immortelle gloire. Une armée de cent mille hommes, commandée par les empereurs de Russie et d’Autriche, a été, en moins de quatre heures, ou coupée ou dispersée ; ce qui a échappé à votre feu s’est noyé dans les lacs.

Quarante drapeaux, les étendards de la garde impériale de Russie, cent vingt pièces de canon, vingt généraux, plus de trente mille prisonniers, sont le résultat de cette journée à jamais célèbre. Cette infanterie tant vantée, et en nombre supérieur, n’a pu résister à votre choc, et désormais vous n’avez plus de rivaux à redouter. Ainsi, en deux mois, cette troisième coalition a été vaincue et dissoute. La paix ne peut être éloignée2 ; mais, comme je l’ai promis avant de passer le Rhin, je ne ferai qu’une paix qui nous donne des garanties, et assure des récompenses à nos alliés.

Soldats, lorsque le peuple français plaça sur ma tête la couronne impériale, je me confiai à vous pour la maintenir toujours dans ce haut état de gloire qui seul pouvait lui donner du prix à mes yeux ; mais, dans le même moment, nos ennemis pensaient à la détruire et à l’avilir ; et cette couronne de fer, conquise par le sang de tant de Français, ils voulaient m’obliger à la placer sur la tête de nos plus cruels ennemis : projets téméraires et insensés, que, le jour même de l’anniversaire du couronnement de votre empereur, vous avez anéantis et confondus. Vous leur avez appris qu’il est plus facile de nous braver et de nous menacer que de nous vaincre.

Soldats, lorsque tout ce qui est nécessaire pour assurer le bonheur et la prospérité de notre patrie sera accompli, je vous ramènerai en France : là, vous serez l’objet de mes tendres sollicitudes. Mon peuple vous reverra avec joie, et il vous suffira de dire : J’étais à la bataille d’Austerlitz, pour que l’on vous réponde : Voilà un brave !

Anniversaire d’Austerlitz 1

Soldats,

Il y a aujourd’hui un an, à cette heure même, que vous étiez sur le champ mémorable d’Austerlitz. Les bataillons russes épouvantés fuyaient en déroute, ou, enveloppés, rendaient les armes à leurs vainqueurs. Le lendemain, ils firent entendre des paroles de paix ; mais elles étaient trompeuses. À peine échappés, par l’effet d’une générosité peut-être condamnable, aux désastres de la troisième coalition, ils en ont ourdi une quatrième. Mais l’allié sur la tactique duquel ils fondaient leur principale espérance n’est déjà plus. Ses places fortes, ses capitales, ses magasins, deux cent quatre-vingts drapeaux, sept cents pièces de bataille, cinq grandes places de guerre, sont en notre pouvoir. L’Oder, la Wartha, les déserts de la Pologne, les mauvais temps de la saison n’ont pu vous arrêter un moment. Vous avez tout bravé, tout surmonté ; tout a fui à votre approche.

C’est en vain que les Russes ont voulu défendre la capitale de cette ancienne et illustre Pologne : l’aigle française plane sur la Vistule. Le brave et infortuné Polonais, en vous voyant, croit revoir les légions de Sobieski2 de retour de leur honorable expédition.

Soldats, nous ne déposerons point les armes que la paix générale n’ait affermi et assuré la puissance de nos alliés, n’ait restitué à notre commerce sa liberté et ses colonies. Nous avons conquis sur l’Elbe et sur l’Oder, Pondichéry, nos établissements des Indes, le cap de Bonne-Espérance et les colonies espagnoles. Qui donnerait le droit de faire espérer aux Russes qu’ils balanceront les destins ? Qui leur donnerait le droit de renverser de si justes desseins ? Eux et nous, ne sommes-nous pas des soldats d’Austerlitz ?

Campagne de Prusse

Entrée en campagne

Soldats,

L’ordre de votre rentrée en France était parti ; vous vous en étiez déjà rapprochés de plusieurs marches. Des fêtes triomphales vous attendaient, et les préparatifs pour vous recevoir étaient commencés dans la capitale.

Mais, lorsque nous nous abandonnions à cette trop confiante sécurité, de nouvelles trames s’ourdissaient sous le masque de l’amitié et de l’alliance. Des cris de guerre se sont fait entendre à Berlin ; depuis deux mois nous sommes provoqués tous les jours davantage.

La même faction, le même esprit de vertige qui, à la faveur de nos dissensions intestines, conduisit, il y a quatorze ans, les Prussiens au milieu des plaines de la Champagne, domine dans leurs conseils. Si ce n’est plus Paris qu’ils veulent brûler et renverser jusque dans ses fondements, c’est aujourd’hui leurs drapeaux qu’ils se vantent de planter dans les capitales de nos alliés ; c’est la Saxe qu’ils veulent obliger à renoncer, par une transaction honteuse, à son indépendance, en la rangeant au nombre de leurs provinces ; c’est enfin vos lauriers qu’ils veulent arracher de votre front. Ils veulent que nous évacuions l’Allemagne à l’aspect de leur armée ! les insensés ! Qu’ils sachent donc qu’il serait mille fois plus facile de détruire la grande capitale que de flétrir l’honneur des enfants du grand peuple et de ses alliés. Leurs projets furent confondus alors ; ils trouvèrent dans les plaines de la Champagne la défaite, la mort et la honte ; mais les leçons de l’expérience s’effacent, et il est des hommes chez lesquels le sentiment de la haine et de la jalousie ne meurt jamais.

Soldats, il n’est aucun de vous qui veuille retourner en France par un autre chemin que par celui de l’honneur. Nous ne devons y rentrer que sous des arcs de triomphe.

Eh quoi ! aurions-nous donc bravé les saisons, les mers, les déserts ; vaincu l’Europe plusieurs fois coalisée contre nous ; porté notre gloire de l’orient à l’occident, pour retourner dans notre patrie comme des transfuges, après avoir abandonné nos alliés, et pour entendre dire que l’aigle française a fui épouvantée à l’aspect des armées prussiennes !… Mais déjà ils sont arrivés sur nos avant-postes…

Marchons donc, puisque la modération n’a pu les faire sortir de cette étonnante ivresse. Que l’armée prussienne éprouve le même sort qu’elle éprouva il y a quatorze ans ! qu’ils apprennent que s’il est facile d’acquérir un accroissement de domaines et de puissance avec l’amitié du grand peuple, son inimitié (qu’on ne peut provoquer que par l’abandon de tout esprit de sagesse et de raison) est plus terrible que les tempêtes de l’Océan.

Adieux de Napoléon Ier à sa garde

Généraux, officiers, sous-officiers et soldats de ma vieille garde, je vous fais mes adieux : depuis vingt ans je suis content de vous ; je vous ai toujours trouvés sur le chemin de la gloire.

Les puissances alliées ont armé toute l’Europe contre moi… La France a voulu d’autres destinées.

Avec vous et les braves qui me sont restés fidèles, j’aurais pu entretenir la guerre civile pendant trois ans ; mais la France eût été malheureuse, ce qui était contraire au but que je me suis proposé.

Soyez fidèles au nouveau roi que la France s’est choisi ; n’abandonnez pas notre chère patrie, trop longtemps malheureuse ! Aimez-la toujours, aimez-la bien, cette chère patrie !

Ne plaignez pas mon sort ; je serai toujours heureux lorsque je saurai que vous l’êtes.

J’aurais pu mourir ; rien ne m’eût été plus facile ; mais je suivrai sans cesse le chemin de l’honneur. J’ai encore à écrire ce que nous avons fait.

Je ne puis vous embrasser tous, mais j’embrasserai votre général… Venez, général… (il serre le général Petit dans ses bras). Qu’on m’apporte l’aigle !… (il la baise). Chère aigle ! que ces baisers retentissent dans le cœur de tous les braves1 !… Adieu, mes enfants… mes vœux vous accompagneront toujours ; conservez mon souvenir…

Proposition de paix 2

Bonaparte, premier consul, a Sa Majesté l’empereur et roi 3

J’ai l’honneur d’écrire à Votre Majesté pour lui faire connaître le désir qu’a le peuple français de mettre un terme à la guerre qui désole nos pays1.

L’astuce des Anglais a empêché l’effet que devait naturellement produire sur le cœur de Votre Majesté ma démarche à la fois simple et franche2.

La guerre a eu lieu. Des milliers de Français et d’Autrichiens ne sont plus… Des milliers de familles désolées redemandent leurs pères, leurs époux, leurs fils !… Mais le mal qui est fait est sans remède : qu’il nous instruise du moins, et nous fasse éviter celui que produirait la continuation des hostilités ! Cette perspective afflige tellement mon cœur, que, sans me rebuter de l’inutilité de ma première démarche, je prends derechef le parti d’écrire directement à Votre Majesté, pour la conjurer de mettre un terme aux malheurs du continent.

C’est sur le champ de bataille de Marengo3, au milieu des souffrances et environné de quinze mille cadavres, que je conjure Votre Majesté d’écouter le cri de l’humanité, et de né pas permettre que les enfants de deux braves et puissantes nations s’entr’égorgent pour des intérêts qui leur sont étrangers. C’est à moi de presser Votre Majesté, puisque je suis plus près qu’elle du théâtre de la guerre : son cœur ne peut être si vivement frappé que le mien.

Les armes de Votre Majesté ont assez de gloire4 ; elle gouverne un très-grand nombre d’États. Que peuvent donc alléguer ceux qui, dans le cabinet de Votre Majesté, veulent la continuation des hostilités5 ?

Les intérêts de la religion et de l’Église ?

Pourquoi ne conseille-t-on pas à Votre Majesté de faire la guerre aux Anglais, aux Moscovites, aux Prussiens ? ils sont plus loin de l’Église que nous.

La forme du gouvernement français, qui n’est point héréditaire, mais simplement électif ?

Mais le gouvernement de l’Empereur est aussi électif1 ; et d’ailleurs Votre Majesté est bien convaincue de l’impuissance où serait le monde entier de rien changer à la volonté que le peuple français a reçue de la nature de se gouverner comme il lui plaît2. Et pourquoi ne conseille-t-on pas à Votre Majesté d’exiger du roi d’Angleterre la suppression du parlement et des états, ou, des États-Unis d’Amérique, la destruction de leur congrès ?

Les intérêts du Corps germanique ?

Mais Votre Majesté nous a cédé Mayence3, que plusieurs campagnes n’ont pu mettre en notre pouvoir, et qui était dans le cas de soutenir plusieurs mois de siége ; mais le corps germanique demande à grands cris la paix, qui seule peut le sauver de son entière ruine ; mais la plus grande partie du Corps germanique, les États mêmes du roi d’Angleterre, seul instigateur de la guerre, sont en paix avec la République française4.

Un accroissement d’États en Italie pour Votre Majesté ?

Mais le traité de Campo-Formio a donné à Votre Majesté ce qui a été constamment l’objet de l’ambition de ses ancêtres5.

L’équilibre de l’Europe ?

La campagne passée montre assez que l’équilibre de l’Europe n’est pas menacé par la France, et les événements de tous les jours prouvent qu’il l’est par la puissance anglaise, qui s’est tellement emparée du commerce du monde et de l’empire des mers, qu’elle peut seule aujourd’hui résister à la marine réunie des Russes, des Danois, des Suédois, des Français, des Espagnols et des Bataves. Mais Votre Majesté, qui a un grand commerce aujourd’hui, est intéressée à l’indépendance et à la liberté des mers.

La destruction des principes révolutionnaires ?

Si Votre Majesté veut se rendre compte des effets de la guerre, elle verra qu’ils seront de révolutionner1 l’Europe en accroissant partout la dette publique et le mécontentement des peuples.

En obligeant le peuple français à faire la guerre, on l’obligera à ne penser qu’à la guerre, à ne vivre que de la guerre, et les légions françaises sont nombreuses et braves2.

Si Votre Majesté veut la paix, elle est faite3 : exécutons, de part et d’autre, le traité de Campo-Formio, et consolidons, par des clauses supplémentaires, la garantie des petites puissances, qui, principalement, paraît avoir causé la rupture de la paix.

Donnons le repos et la tranquillité à la génération actuelle. Si les générations futures sont assez folles pour se battre, eh bien ! elles apprendront, après quelques années de guerre, à devenir sages et à vivre en paix4.

Je pouvais faire prisonnière toute l’armée de Votre Majesté ; je me suis contenté d’une suspension d’armes, ayant l’espoir que ce serait un premier pas vers le repos du monde, objet qui me tient d’autant plus à cœur, qu’élevé et nourri par la guerre, on pourrait me soupçonner d’être plus accoutumé aux maux qu’elle entraîne.

Cependant Votre Majesté sent que, si la suspension d’armes qui a lieu ne doit pas conduire à la paix, elle est sans but et contraire aux intérêts de ma nation.

Ainsi, je crois devoir proposer à Votre Majesté :

1° Que l’armistice soit commun à toutes les armées ;

2° Que des négociateurs soient envoyés de part et d’autre, secrètement ou publiquement, comme Votre Majesté le voudra, dans une place entre le Mincio et la Chiese, pour convenir d’un système de garanties favorables aux petites puissances, et expliquer les articles du traité de Campo-Formio que l’expérience aurait montrés devoir l’être.

Si Votre Majesté se refusait à ces propositions, les hostilités recommenceraient5 ; et, qu’elle me permette de le lui dire franchement, elle serait, aux yeux du monde, seule responsable de la guerre.

Je prie Votre Majesté de lire cette lettre avec les mêmes sentiments qui me l’ont fait écrire, et d’être persuadée qu’après le bonheur et les intérêts du peuple français, rien ne m’intéresse davantage que la prospérité de la nation guerrière dont depuis huit ans j’admire le courage et les vertus militaires1. Bonaparte.

(Correspondance de Napoléon Ier, t. VI, n° 4914).

Napoléon Ier a Frédéric III, roi de Prusse

Réponse a une lettre où ce roi le sommait d’évacuer l’Allemagne

Monsieur mon frère,

Je n’ai reçu que le 7 la lettre de Votre Majesté du 25 septembre. Je suis fâché qu’on lui ait fait signer cette espèce de pamphlet2.

Je ne lui réponds que pour protester que jamais je n’attribuerai à elle les choses qui y sont contenues ; toutes sont contraires à son caractère et à l’honneur de tous deux3. Je plains et dédaigne les rédacteurs d’un pareil ouvrage. J’ai reçu, immédiatement après, la note de son ministre du 1er octobre. Elle m’a donné rendez-vous le 8. En bon chevalier, je lui ai tenu parole ; je suis au milieu de la Saxe4. Qu’elle m’en croie, j’ai des forces telles que toutes ses forces ne peuvent balancer longtemps la victoire. Mais pourquoi répandre tant de sang ? À quelle fin ? Je tiendrai à Votre Majesté le même langage que j’ai tenu à l’empereur Alexandre deux jours avant la bataille d’Austerlitz. Fasse le ciel que des hommes vendus ou fanatiques, plus ennemis d’elle et de son règne qu’ils ne le sont du mien et de ma nation, ne lui donnent pas les mêmes conseils pour la faire arriver au même résultat ! Sire, j’ai été votre ami depuis six ans1. Je ne veux point profiter de cette espèce de vertige qui anime les conseils de Votre Majesté, et qui lui a fait commettre des erreurs politiques dont l’Europe est encore tout étonnée, et des erreurs militaires de l’énormité desquelles l’Europe ne tardera pas à retentir. Si, dans sa note, elle m’eût demandé des choses possibles, je les lui eusse accordées ; elle a demandé mon déshonneur2, elle devait être certaine de ma réponse. La guerre est donc faite entre nous, l’alliance rompue pour jamais.

Mais pourquoi faire égorger nos sujets ? Je ne prise point une victoire qui sera achetée par la vie d’un bon nombre de mes enfants. Si j’étais à mon début dans la carrière militaire, et si je pouvais craindre les hasards des combats, ce langage serait tout à fait déplacé. Sire, Votre Majesté sera vaincue3 ; elle aura compromis le repos de ses jours, l’existence de ses sujets sans l’ombre d’un prétexte. Elle est aujourd’hui intacte, et peut traiter avec moi d’une manière conforme à son rang ; elle traitera avant un mois dans une situation différente. Elle s’est laissée aller à des irritations qu’on a calculées et préparées avec art. Elle m’a dit qu’elle m’avait souvent rendu des services ; eh bien ! je veux lui donner la plus grande preuve du souvenir que j’en ai : elle est maîtresse de sauver à ses sujets les ravages et les malheurs de la guerre ; à peine commencée, elle peut la terminer, et elle fera une chose dont l’Europe lui saura gré. Si elle écoute les furibonds qui, il y a quatorze ans, voulaient prendre Paris, et qui aujourd’hui l’ont embarquée dans une guerre, et immédiatement après dans des plans offensifs également inconcevables, elle fera à son peuple un mal que le reste de sa vie ne pourra guérir. Sire, je n’ai rien à gagner contre Votre Majesté ; je ne veux rien et n’ai rien voulu d’elle. La guerre actuelle est une guerre impolitique4.

Je sens que peut-être j’irrite dans cette lettre une certaine susceptibilité naturelle à tout souverain ; mais les circonstances ne demandent aucun ménagement ; je lui dis les choses comme je les pense ; et, d’ailleurs, que Votre Majesté me permette de le lui dire, ce n’est pas pour l’Europe une grande découverte que d’apprendre que la France est du triple plus populeuse, et aussi brave et aguerrie que les États de Votre Majesté. Je ne lui ai donné aucun sujet réel de guerre. Qu’elle ordonne à cet essaim de malveillants et d’inconsidérés de se taire à l’aspect de son trône, dans le respect qui lui est dû1, et qu’elle rende la tranquillité à elle et à ses États. Si elle ne retrouve plus jamais en moi un allié, elle retrouvera un homme désireux de ne faire que des guerres indispensables à la politique de ses peuples, et de ne point répandre le sang dans une lutte avec des souverains qui n’ont avec moi aucune opposition d’industrie, de commerce et de politique. Je prie Votre Majesté de ne voir dans cette lettre que le désir que j’ai d’épargner le sang des hommes, et d’éviter à une nation qui, géographiquement, ne saurait être ennemie de la mienne2, l’amer repentir d’avoir trop écouté des sentiments éphémères qui s’excitent et se calment avec tant de facilité parmi les peuples.

Sur ce, je prie Dieu, monsieur mon frère, qu’il vous ait en sa sainte et digne garde.

De Votre Majesté, le bon frère, Napoléon.
(Correspondance de Napoléon Ier, t. XIII, n° 10990.)

Lettre de condoléances

Bonaparte, général en chef de l’armée d’Égypte a la veuve de l’amiral Brueys 3

Votre mari a été tué d’un coup de canon4, en combattant à son bord. Il est mort sans souffrir, et de la mort la plus douce, la plus enviée par les militaires.

Je sens vivement votre douleur. Le moment qui nous sépare de l’objet que nous aimons est terrible ; il nous isole de la terre ; il fait éprouver au corps les convulsions de l’agonie. Les facultés de l’âme sont anéanties ; elle ne conserve de relations avec l’univers qu’au travers d’un cauchemar qui altère tout. L’on sent dans cette situation que si rien ne nous obligeait à vivre, il vaudrait beaucoup mieux mourir ; mais lorsque, après cette première pensée, l’on presse ses enfants sur son cœur, des larmes, des sentiments tendres raniment la nature, et l’on vit pour ses enfants. Oui, madame, vous pleurerez avec eux, vous élèverez leur enfance, cultiverez leur jeunesse ; vous leur parlerez de leur père, de votre douleur, de la perte qu’ils ont faite, de celle qu’a faite la République. Après avoir rattaché votre âme au monde par l’amour filial et l’amour maternel, appréciez pour quelque chose l’amitié et le vif intérêt que je prendrai toujours à la femme de mon ami. Persuadez-vous qu’il est des hommes, en petit nombre, qui méritent d’être l’espoir de la douleur, parce qu’ils sentent avec chaleur les peines de l’âme.

(Mémoires de Napoléon Ier, dictés au général Gourgaud.)

Napoléon Ier a madame la maréchale Bessières duchesse d’Istrie

Sur la mort de son mari 1

Ma cousine,

Votre mari est mort au champ d’honneur. La perte que vous faites et celle de vos enfants est grande sans doute, mais la mienne l’est davantage encore. Le duc d’Istrie est mort de la plus belle mort2 et sans souffrir. Il laisse une réputation sans tache ; c’est le plus bel héritage qu’il ait pu léguer à ses enfants. Ma protection leur est acquise. Ils hériteront aussi de l’affection que je portais à leur père. Trouvez dans toutes ces considérations des motifs de consolation pour alléger vos peines, et ne doutez jamais de mes sentiments pour vous. Cette lettre n’étant à autre fin, je prie Dieu qu’il vous ait, ma cousine, en sa sainte et digne garde.

(Baron Fain, Manuscrit de mil huit cent treize, t. I, p. 342.)

Napoléon Ier a M. de Champagny, ministre de l’Intérieur 1

Contre l’athéisme

C’est avec un sentiment de douleur que j’apprends qu’un membre de l’Institut, célèbre par ses connaissances, mais tombé aujourd’hui en enfance, n’a pas la sagesse de se taire et cherche à faire parler de lui, tantôt par des annonces indignes de son ancienne réputation et du corps auquel il appartient, tantôt en professant hautement l’athéisme, principe destructeur de toute organisation sociale, qui ôte à l’homme toutes ses consolations et toutes ses espérances. Mon intention est que vous appeliez près de vous les présidents et les secrétaires de l’Institut, et que vous les chargiez de faire connaître à ce corps illustre, dont je m’honore de faire partie2, qu’il ait à mander M. de L… et à lui enjoindre, au nom du corps, de ne plus rien imprimer, et de ne pas obscurcir dans ses vieux jours ce qu’il a fait dans ses jours de force pour obtenir l’estime des savants3 ; et si ces invitations fraternelles étaient insuffisantes, je serais obligé de me rappeler aussi que mon premier devoir est d’empêcher que l’on empoisonne la morale de mon peuple ; car l’athéisme est destructeur de toute morale, sinon dans les individus, du moins dans les nations.

(Correspondance de Napoléon Ier , t. XI, n° 9562.)

À un général qui la priait d’écrire son histoire

Que la postérité s’en tire comme elle pourra. Qu’elle recherche la vérité, si elle veut la connaître. Les archives de l’État en sont pleines. La France y trouvera les monuments de sa gloire, et, si elle en est jalouse, qu’elle s’occupe d’elle-même à les préserver de l’oubli. J’ai confiance dans l’histoire ! J’ai eu de nombreux flatteurs, et le moment présent appartient aux détracteurs acharnés1. Mais la gloire des hommes célèbres est, comme leur vie, exposée à des fortunes diverses. Il viendra un jour où le seul amour de la vérité animera des écrivains impartiaux. Dans ma carrière, on relèvera des fautes sans doute ; mais Arcole, Rivoli, les Pyramides, Marengo, Austerlitz, Iéna, Friedland, c’est du granit, la dent de l’Envie n’y peut rien2.

La conduite des hommes

Les traîtres sont plus rares qu’on ne croit. Les grandes vues, les grandes vertus sont des exceptions. La masse des hommes est faible, mobile parce qu’elle est faible, cherche fortune où elle peut, fait son bien sans vouloir le mal d’autrui, et mérite plus de compassion que de haine. Il faut la prendre comme elle est, s’en servir telle quelle, et chercher à l’élever si on peut ; mais, soyez-en sûrs, ce n’est pas en l’accablant de mépris qu’on parvient à la relever. Au contraire, il faut lui persuader qu’elle vaut mieux qu’elle ne vaut, si on veut en obtenir tout le bien dont elle est capable. À l’armée, on dit à des poltrons qu’ils sont des braves, et on les amène ainsi à le devenir. En toutes choses, il faut traiter les hommes de la sorte, et leur supposer les vertus qu’on veut leur inspirer1.

Son élection à l’Institut

Au président de l’Institut national

Le suffrage des hommes distingués qui composent l’Institut m’honore. Je sens bien qu’avant d’être leur égal, je serai longtemps leur écolier. S’il était une manière plus expressive de leur faire connaître l’estime que j’ai pour eux, je m’en servirais.

Les vraies conquêtes, les seules qui ne donnent aucun regret, sont celles que l’on fait sur l’ignorance. L’occupation la plus honorable, comme la plus utile pour les nations, c’est de contribuer à l’extension des idées humaines. La vraie puissance de la République française doit consister désormais à ne pas permettre qu’il existe une seule idée nouvelle qu’elle ne lui appartienne2.

(Moniteur universel.)