(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Première partie. Prose — Prosper Mérimée Né en 1803 » pp. 286-290
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(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Première partie. Prose — Prosper Mérimée Né en 1803 » pp. 286-290

Prosper Mérimée
Né en 1803

[Notice]

Dans un temps où règne le goût de la littérature facile, M. Prosper Mérimée a été un des rares écrivains qui ont su le mieux économiser l’emploi de leur talent, faire attendre et désirer leurs œuvres, les polir à loisir, et compter leurs pages, comme d’autres comptent leurs volumes.

Il est le prince de nos conteurs. Nul ne sait plus adroitement conduire une action, soutenir le rôle d’un personnage imaginaire, faire parler un caractère, peindre une physionomie, préméditer ses effets, les préparer dans leurs causes, émouvoir par la logique de ses combinaisons, créer d’emblée l’ensemble et les détails d’une fable, en un mot, construire un mécanisme si savant que le dénoûment se déduit comme une conséquence de ses prémisses.

Il n’y a pas chez lui un mot de perdu. Tout est nécessaire, décisif, et court au but, à outrance, avec une sorte de furie française. Chaque coup de théâtre, chaque surprise est amenée naturellement, et semble indispensable. Ces mérites, vous les admirerez dans Colomba, un chef-d’œuvre, où nous voyons régner une sorte de fatalité morale qui rappelle le théâtre antique. Orso ne peut faire un pas sans être poursuivi par le fantôme de son père qui crie vengeance. Il est la proie d’une obsession. Tout ce qu’il entend, tout ce qu’il voit demande du sang, depuis sa sœur, cette Électre implacable dont le silence même lui impose son devoir, jusqu’à ce chien de garde qui court à travers les vignes pour le guider vers le lieu du meurtre impuni. Un réseau de fils imperceptibles, mais puissants par leur réunion, l’enlace si bien qu’il ne pourra se dégager de ces mailles, de cette étreinte. La crise sera inévitable.

Tous ses personnages ont des traits nets, précis et arrêtés. Une fois connus, ils ne s’oublient jamais. On croit en eux, parce qu’ils croient en eux-mêmes, parce qu’ils parlent et agissent naïvement, sans songer au spectateur qui les regarde et les écoute.

Ses études historiques ont une haute valeur, et restent définitives en plus d’un sujet. On peut cependant lui reprocher parfois un tour paradoxal, une certaine irrévérence pour les opinions consacrées, du scepticisme, et une sécheresse qui se refuse trop l’éclat de la couleur.

Son style est aussi français que celui de Voltaire. Il a touché la perfection dans un genre réputé secondaire, et qu’il élève au premier rang.

Une surprise

Une cinquantaine de soldats avec leur capitaine étaient logés dans la tour du moulin ; le capitaine, en bonnet de nuit et en caleçon, tenant un oreiller d’une main et son épée de l’autre, ouvre la porte, et sort en demandant d’où vient ce tumulte. Loin de penser à une sortie de l’ennemi, il s’imaginait que le bruit provenait d’une querelle entre ses propres soldats. Il fut cruellement détrompé ; un coup de hallebarde l’étendit par terre baigné dans son sang. Les soldats eurent le temps de barricader la porte de la tour, et pendant quelques instants ils se défendirent avec avantage en tirant par les fenêtres ; mais il y avait tout contre ce bâtiment un grand amas de paille et de foin, ainsi que des branchages qui devaient servir à faire des gabions1. Les protestants y mirent le feu, qui, en un instant, enveloppa la tour, et monta jusqu’au sommet. Bientôt on entendit des cris lamentables en sortir. Le toit était en flammes, et allait tomber sur la tête des malheureux qu’il couvrait. La porte brûlait, et les barricades qu’ils avaient faites les empêchaient de sortir par cette issue. S’ils tentaient de sauter par les fenêtres, ils tombaient dans les flammes, ou bien étaient reçus sur la pointe des piques.

On vit alors un spectacle affreux. Un enseigne2, revêtu d’une armure complète, essaya de sauter comme les autres par une fenêtre étroite. Sa cuirasse se terminait, suivant une mode alors assez commune, par une espèce de jupon de fer1 qui couvrait les cuisses et le ventre, et s’élargissait comme le haut d’un entonnoir, de manière à permettre de marcher facilement. La fenêtre n’était pas assez large pour laisser passer cette partie de son armure, et l’enseigne, dans son trouble, s’y était précipité avec tant de violence, qu’il se trouva avoir la plus grande partie du corps en dehors sans pouvoir remuer, et fut pris comme dans un étau. Cependant les flammes montaient jusqu’à lui, échauffaient son armure, et l’y brûlaient lentement comme dans une fournaise, ou dans ce fameux taureau d’airain inventé par Phalaris. Le malheureux poussait des cris épouvantables, et agitait vainement les bras comme pour demander du secours. Il se fit un moment de silence parmi les assaillants ; puis, tous ensemble, et comme par un commun accord, ils poussèrent une clameur de guerre pour s’étourdir, et ne pas entendre les gémissements de l’homme qui brûlait. Il disparut dans un tourbillon de flammes et de fumée, et l’on vit tomber au milieu des débris de la tour un casque rouge et fumant.

La vendette

Les Corses appellent ainsi les traditions de vengeance qui se perpétuent dans les familles.

Un matin, après déjeuner, Colomba sortit un instant, et, au lieu de revenir avec un livre et du papier, parut avec son mezzaro sur sa tête. Son air était plus sérieux encore que de coutume.

— Mon frère, dit-elle, je vous prierai de sortir avec moi.
— Où veux-tu que je t’accompagne ? dit Orso en lui offrant son bras.
— Je n’ai pas besoin de votre bras, mon frère, mais prenez votre fusil, et votre boîte à cartouches. Un homme ne doit jamais sortir sans ses armes.
— A la bonne heure ! Il faut se conformer à la mode. Où allons-nous ?

Colomba, sans répondre, serra le mezzaro autour de sa tête, appela le chien de garde, et sortit suivie de son frère. S’éloignant à grands pas du village, elle prit un chemin creux qui serpentait dans les vignes, après avoir envoyé devant elle le chien, à qui elle fit un signe qu’il semblait bien connaître ; car aussitôt il se mit à courir en zigzag, passant dans les vignes, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, toujours à cinquante pas de sa maîtresse, et quelquefois s’arrêtant au milieu du chemin pour la regarder en remuant la queue. Il paraissait s’acquitter parfaitement de ses fonctions d’éclaireur.

— Si Muschetto aboie, dit Colomba1, armez votre fusil, mon frère, et tenez-vous immobile.

A un demi-mille du village, après bien des détours, Colomba s’arrêta tout à coup dans un endroit où le chemin faisait un coude. Là s’élevait une petite pyramide de branchages, les uns verts, les autres desséchés, amoncelés à la hauteur de trois pieds environ. Du sommet on voyait percer l’extrémité d’une croix de bois peinte en noir. Dans plusieurs cantons de la Corse, surtout dans les montagnes, un usage extrêmement ancien, et qui se rattache peut-être à des superstitions du paganisme, oblige les passants à jeter une pierre ou un rameau d’arbre sur le lieu où un homme a péri de mort violente. Pendant de longues années, aussi longtemps que le souvenir de sa fin tragique demeure dans la mémoire des hommes, cette offrande singulière s’accumule ainsi de jour en jour. On appelle cela l’amas, le mucchio d’un tel.

Colomba s’arrêta devant ce tas de feuillage, et, arrachant un branche d’arbousier, l’ajouta à la pyramide. « Orso, dit-elle, c’est ici que notre père est mort. Prions pour son âme, mon frère ! » Et elle se mit à genoux. Orso l’imita aussitôt. En ce moment, la cloche du village tinta lentement, car un homme était mort dans la nuit. Orso fondit en larmes.

Au bout de quelques minutes, Colomba se leva, l’œil sec, mais la figure animée. Elle fit du pouce, à la hâte, le signe de croix familier à ses compatriotes, et qui accompagne d’ordinaire leurs serments solennels ; puis, entraînant son frère, elle reprit le chemin du village. Ils rentrèrent en silence dans leur maison ; Orso monta dans sa chambre.

Un instant après, Colomba l’y suivit, portant une petite cassette qu’elle posa sur la table. Elle l’ouvrit, et en tira une chemise couverte de larges taches de sang. « Voici la chemise de votre père, Orso. » Et elle la jeta sur ses genoux. « Voici le plomb qui l’a frappé. » Et elle posa sur la chemise deux balles oxydées. « Orso, mon frère ! cria-t-elle en se précipitant dans ses bras, et l’étreignant avec force, Orso ! tu le vengeras ! » Elle l’embrassa avec une espèce de fureur, baisa les balles et la chemise, et sortit de la chambre, laissant son frère comme pétrifié sur sa chaise.

Orso resta quelque temps immobile, n’osant éloigner de lui ces épouvantables reliques. Enfin, faisant un effort, il les remit dans la cassette, et courut à l’autre bout de la chambre se jeter sur son lit, la tête tournée vers la muraille, enfoncée dans l’oreiller, comme s’il eût voulu se dérober à la vue d’un spectre. Les dernières paroles de sa sœur retentissaient sans cesse à ses oreilles, et il lui semblait entendre un oracle fatal, inévitable, qui lui demandait du sang, et du sang innocent. Je n’essayerai pas de rendre les sensations du malheureux jeune homme, aussi confuses que celles qui bouleversent la tête d’un fou. Longtemps il demeura dans la même position, sans oser détourner la tête. Enfin il se leva, ferma la cassette, et sortit précipitamment de sa maison, courant la campagne, et marchant devant lui sans savoir où il allait1.

Un brouillard

Une pluie fine et froide, qui était tombée sans interruption pendant toute la nuit, venait enfin de cesser au moment où le jour naissant s’annonçait dans le ciel par une lumière blafarde, du côté de l’orient. Elle perçait avec peine un brouillard lourd et rasant la terre, que le vent déplaçait çà et là en y faisant comme de larges trouées ; mais ces flocons grisâtres se réunissaient bientôt, comme les vagues séparées par un navire retombent, et remplissent le sillage qu’il vient de tracer. Couverte de cette vapeur épaisse que perçaient les cimes de quelques arbres, la campagne resemblait à une vaste inondation1.