(1868) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, à l’usage de tous les établissements d’instruction. Cours supérieurs. Première partie : prose « Extraits des classiques français. première partie — Mignet. Né en 1796. » pp. 504-512
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(1868) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, à l’usage de tous les établissements d’instruction. Cours supérieurs. Première partie : prose « Extraits des classiques français. première partie — Mignet. Né en 1796. » pp. 504-512

Mignet
Né en 1796.

[Notice]

Né à Aix, en Provence, le 8 mai 1796, lié d’une étroite amitié avec M. Thiers, M. Mignet venait de débuter dans la carrière du barreau, lorsque sa vocation d’historien s’annonça par un mémoire sur les Institutions de saint Louis. Cette dissertation couronnée par l’Académie des Inscriptions en 1822 révélait déjà des mérites éminents ; la fermeté d’un esprit philosophique, des vues élevées, une éloquence nerveuse et substantielle, un style net et vigoureux. Appelé à Paris par ce succès qui fixa l’attention des compagnies savantes, le jeune lauréat fit à l’Athénée un cours sur la réforme et la révolution d’Angleterre. Ces leçons, suivies par un public d’élite, ne furent que le prélude de travaux considérables qui devaient être des événements littéraires. Signalons tout d’abord l’Histoire de la Révolution française (1824), résumé dramatique d’une époque orageuse qui pour la première fois était étudiée dans son ensemble, et appréciée par une intelligence supérieure ; ceux même qui conclueraient différemment sont entraînés par l’intérêt austère d’un récit mâle et simple d’où se détachent des portraits hardiment tracés par un peintre peut-être trop impassible. Dans l’histoire de Marie Stuart (1851) et de Charles-Quint (1854), nous admirons une trame serrée, une belle ordonnance, la hauteur des aperçus, et la sûreté d’un juge qui domine sa matière.

M. Mignet nous offre l’exemple d’une destinée suivie avec une rare constance, et vouée tout entière à des études de prédilection. « Il aurait pu être ministre à son jour, a dit M. Sainte-Beuve, mais il a préféré être le plus établi des historiens. » On sait que, nommé à l’Académie française en 1836, il devint secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences morales en 1839. C’est à ce titre qu’il a prononcé de nombreux éloges, qui sont autant de pages accomplies.

L’histoire est chez lui une science et un art : une science, car il donne un sens aux faits, il en cherche les lois, il les explique par leurs causes ; il en surprend le secret dans les intentions des acteurs, dans les passions, les intérêts, et les caractères. Ajoutons qu’il vise à la certitude, veut substituer aux conjectures la vraisemblance ou la vérité, et puise toujours aux sources les plus authentiques. Nul n’a su mieux lire les papiers d’État et les archives de la diplomatie. Alors même qu’il ne réussit pas à produire l’évidence, il nous dégoûte des récits superficiels.

Cette profonde érudition, le souci de l’art la met en œuvre. À des recherches vastes, continues et profondes, M. Mignet sait allier le talent de composer et d’écrire, l’ordre, la gravité soutenue, le relief de l’expression, l’éclat de la forme, une tenue un peu puritaine, mais noble, et qui communique à tous ses écrits un caractère de longue durée. Sa phrase a une régularité savante, une ingénieuse symétrie et un tour industrieux ; son style est accentué, il a de l’autorité, il laisse une empreinte sur tout ce qu’il touche. C’est un modèle de précision, de justesse et de dignité simple.

L’histoire en notre siècle

L’histoire se montre chez les peuples le dernier en date des arts de l’esprit. Elle est l’œuvre de leur intelligence parvenue à toute sa maturité, comme l’épopée est le triomphe de leur imagination dans l’essor de sa jeunesse. Pour y exceller, il faut être en mesure de bien savoir, en état de pleinement comprendre, en droit de tout juger. Aussi l’histoire n’a-t-elle vraiment existé que dans les siècles éclairés et les pays libres. C’est à Athènes, à Rome, à Florence, en Angleterre, en France, à l’éclat des plus vives lumières, par l’enseignement des plus grands spectacles, sous la protection de la liberté de l’État ou de l’indépendance de la pensée, que se sont formés les maîtres dans l’art de l’histoire. Les conditions favorables au milieu desquelles ils ont paru se sont renouvelées de nos jours, en s’étendant encore. Une révolution philosophique qui a rendu la raison de l’histoire plus ferme ; une révolution politique qui l’a rendue plus libre ; le progrès de certaines sciences, qui lui a donné une connaissance plus complète des faits, des temps, des lieux, des hommes, des institutions ; tant d’expériences fécondes, d’événements instructifs, accumulés pour nous en un demi-siècle, des croyances abandonnées et reprises, des sociétés détruites et refaites ; les excès des peuples, les fautes des grands hommes, les chutes des gouvernements, les prodiges de la conquête et les calamités de l’invasion ; après les plus vastes guerres la plus longue paix, et l’adoration des intérêts succédant à l’enthousiasme des idées, lui ont montré les faces diverses des choses humaines, et doivent nous faire pénétrer plus avant que nos devanciers dans tous les secrets de l’histoire. Aussi ses obligations se sont-elles accrues avec ses ressources. Se servir de l’esprit de son temps pour connaître celui des autres siècles ; unir la fermeté des jugements à la fidélité des peintures ; dérouler la suite des événements en remontant à leurs causes ; montrer toute faute suivie d’un châtiment, toute exagération provoquant un retour ; assigner, dans l’accomplissement des faits, la part des volontés particulières qui attestent la liberté morale de l’homme, et l’action des lois générales de l’humanité vers des fins supérieures sous la direction cachée de la Providence : telle est aujourd’hui sa mission. Par là, l’histoire devient un spectacle plein d’émotions et une science féconde en enseignements, le drame et la leçon de la vie humaine1

(Portraits et notices. Édition Didier.)

L’histoire est un enseignement

L’histoire, occupée de faits changeant avec les siècles et selon les pays, souvent privée de documents qui se sont perdus, incertaine sur des intentions demeurées obscures, réduite à combler des lacunes, à supposer des volontés, ne saurait prétendre aux démonstrations que les sciences exactes puisent dans les faits invariables de la nature. Mais si elle ne conserve pas toujours les détails éphémères des événements et les intentions périssables des hommes, elle transmet avec certitude les résultats généraux de la vie des nations et les grands motifs qui les ont produits. En effet, les événements essentiels à connaître éclatent avec évidence, s’accomplissent avec suite, et, transportant jusqu’à l’historien qui sait les interroger et les comprendre, les idées, les sentiments, les besoins d’une époque, lui font découvrir la raison de leur existence et la loi de leur succession.

À ce titre, l’histoire est faite pour prouver et pour enseigner, et vous avez raison, monsieur, de la croire une science. Les anciens ne l’appelaient la dépositaire des temps que pour la rendre l’institutrice de la vie, et Polybe disait avec profondeur que si elle ne cherchait pas le comment et le pourquoi des événements, elle n’était bonne qu’à amuser l’esprit. C’est par là, en effet, qu’elle montre les fautes suivies de leurs inévitables châtiments, les desseins longuement préparés et sagement accomplis, couronnés de succès infaillibles ; c’est par là qu’elle élève l’âme au récit des choses mémorables, qu’elle fait servir les grands hommes à en former d’autres, qu’elle communique aux générations vivantes l’expérience acquise aux dépens des générations éteintes, qu’elle expose dans ce qui arrive la part de la fortune et celle de l’homme, c’est-à-dire l’action des lois générales et les limites des volontés particulières ; en un mot, monsieur, c’est par là que, devenue, comme vous le désirez, une science avec une méhode exacte et un but moral, elle peut avoir la haute ambition d’expliquer la conduite des peuples et d’éclairer la marche du genre humain1. (Réponse au discours de réception de M. Flourens.)

Les lettres

Vous êtes un exemple, monsieur, de l’utilité des lettres dans la carrière des affaires. Leur forte culture est devenue plus nécessaire encore aujourd’hui qu’autrefois, aux hommes publics obligés de faire prévaloir leurs pensées par la parole et de donner les raisons de leurs actes. N’est-ce pas d’ailleurs grâce à cette culture non interrompue que la France a occupé un si haut rang parmi les États1, a entraîné les autres nations à la suite de ses idées ou de ses entreprises, a produit sans relâche comme sans fatigue tant de brillants génies qui, après lui avoir donné la gloire élevée des lettres et les beaux plaisirs des arts, lui ont encore procuré le solide avantage des lois ?

Sachons continuer, messieurs, l’œuvre de nos devanciers, et ne laissons pas dépérir dans nos mains cet admirable dépôt des lettres fidèlement transmis de génération en génération et toujours accru depuis trois siècles. N’oublions pas que le jour où les peuples s’enferment avec imprévoyance dans le cercle étroit de leurs intérêts, et où ils aiment mieux soigner leur prospérité matérielle que leur intelligence, ils commencent à déchoir. Un tel sort n’est sans doute pas à craindre pour le pays qui conserve l’amour des nobles études ; qui, après s’être mis à la tête de la civilisation intellectuelle de l’Europe, sait toujours s’y maintenir ; qui a vu depuis cinquante années les grands talents au service des grandes affaires, et qui promet à l’esprit la gloire comme autrefois, et de plus qu’autrefois le gouvernement de l’État. Mais peut-être appartient-il à l’Académie française, le jour où elle reçoit un homme d’État aussi éclairé dans ses rangs, de rappeler à la France que c’est l’esprit des nations qui fait leur grandeur et sert de mesure à leur durée1.

(Réponse au discours de réception de M. le baron Pasquier, 8 décembre 1842).

La grandeur de la France

Péroraison du discours de réception à l’Académie prononcé par M. Mignet le 25 mai 1837

La France, marchant la première vers l’avenir immense qui attend le monde, a donné au siècle son mouvement. Ce siècle, dont le début a été si éclatant, qui a déjà vu tant de grandeurs mortelles passer devant lui, qui a produit la plus vaste des révolutions et le plus merveilleux des hommes, ouvre à l’intelligence humaine une carrière sans bornes. Les anciennes sciences s’étendent et s’appliquent ; des sciences nouvelles s’élèvent ; on pénètre dans les plus profondes obscurités de la terre, et l’on va y découvrir les premières ébauches de la création et les plus anciennes œuvres de Dieu. On s’élance vers les espaces jusqu’ici inaccessibles du ciel, et après avoir complété le système de Newton dans l’empire borné de notre soleil, on est sur la voie des mouvements auxquels obéissent ces étoiles que leur incommensurable distance nous fait paraître fixes dans les régions mieux explorées de l’infini. Revenant sur la surface de tous côtés visitée et déjà presque trop étroite du globe, les hommes de notre siècle la resserrent, et, pour ainsi dire, la transforment par les prodiges de leurs inventions. Les mers sont traversées par des vaisseaux sans voiles que n’arrêtent plus les tempêtes, et les terres sont parcourues par des chars dont la force et la vélocité ne semblent plus dépendre que de la volonté humaine. Ainsi les pays se rapprochent, les esprits s’unissent, les pensées s’échangent, et, vainqueur de la nature, l’homme, reportant ses regards de sa demeure sur lui-même, aspire à découvrir, par l’observation et par l’histoire, les lois même de l’humanité. Lorsque ce siècle aura réglé sa curiosité et tempéré sa fougue, personne ne peut prévoir sa grandeur, comme rien ne peut arrêter son génie.

Rendons hommage aux hommes qui par leurs travaux nous ont ouvert ces voies glorieuses. Soyons reconnaissants envers ceux dont les pensées ont créé nos droits, dont les découvertes forment notre héritage.

(Portraits et notices. Édition Didier ; t. Ier, p. 23.)

Enseignements qu’offre la vie de Franklin

« Né dans l’indigence et dans l’obscurité, dit Franklin en écrivant ses Mémoires, et y ayant passé mes premières années, je me suis élevé dans le monde à un état d’opulence, et j’y ai acquis quelque célébrité. La fortune ayant continué à me favoriser, même à une époque de ma vie déjà avancée, mes descendants seront peut-être charmés de connaître les moyens que j’ai employés pour cela, et qui, grâce à la Providence, m’ont si bien réussi ; et ils peuvent servir de leçon utile à ceux d’entre eux qui, se trouvant dans des circonstances semblables, croiraient devoir les imiter. »

Ce que Franklin adresse à ses enfants peut être utile à tout le monde. Sa vie est un modèle à suivre. Chacun peut y apprendre quelque chose, le pauvre comme le riche, l’ignorant comme le savant, le simple citoyen comme l’homme d’État. Elle offre surtout des enseignements et des espérances à ceux qui, nés dans une humble condition, sans appui et sans fortune, sentent en eux le désir d’améliorer leur sort, et cherchent les moyens de se distinguer parmi leurs semblables. Ils y verront comment le fils d’un pauvre artisan, ayant lui-même travaillé longtemps de ses mains pour vivre, est parvenu à la richesse à force de labeur, de prudence et d’économie ; comment il a formé tout seul son esprit aux connaissances les plus avancées de son temps, et plié son âme à la vertu par des soins et avec un art qu’il a voulu enseigner aux autres ; comment il a fait servir sa science inventive et son honnêteté respectée aux progrès du genre humain et au bonheur de sa patrie.

Peu de carrières ont été aussi pleinement, aussi vertueusement, aussi glorieusement remplies que celle de ce fils d’un teinturier de Boston, qui commença par couler du suif dans des moules de chandelles, se fit ensuite imprimeur, rédigea les premiers journaux américains, fonda les premières manufactures de papier dans ces colonies, dont il accrut la civilisation matérielle et les lumières ; découvrit l’identité du fluide électrique et de la foudre ; devint membre de l’Académie des sciences de Paris et de presque tous les corps savants de l’Europe ; fut auprès de la métropole le courageux agent des colonies soumises ; auprès de la France et de l’Espagne le négociateur heureux des colonies insurgées, et se plaça à côté de Georges Washington comme fondateur de leur indépendance ; enfin, après avoir fait le bien pendant quatre-vingts ans, mourut environné des respects des deux mondes comme un sage qui avait étendu la connaissance des lois de l’univers, comme un grand homme qui avait contribué à l’affranchissement et à la prospérité de sa patrie, et mérita non-seulement que l’Amérique tout entière portât son deuil, mais que l’Assemblée constituante de France s’y associât par un décret public.

Sans doute il ne sera pas facile, à ceux qui connaîtront le mieux Franklin, de l’égaler. Le génie ne s’imite pas ; il faut avoir reçu de la nature les plus beaux dons de l’esprit et les plus fortes qualités du caractère pour diriger ses semblables, et influer aussi considérablement sur les destinées de son pays. Mais si Franklin a été un homme de génie, il a été aussi un homme de bon sens ; s’il a été un homme vertueux, il a été aussi un homme honnête ; s’il a été un homme d’État glorieux, il a été aussi un citoyen dévoué. C’est par ce côté du bon sens, de l’honnêteté, du dévouement, qu’il peut apprendre à tous ceux qui liront sa vie à se servir de l’intelligence que Dieu leur a donnée pour éviter les égarements des fausses idées ; des bons sentiments que Dieu a déposés dans leur âme, pour combattre les passions et les vices qui rendent malheureux et pauvre. Les bienfaits du travail, les heureux fruits de l’économie, la salutaire habitude d’une réflexion sage qui précède et dirige toujours la conduite, le désir louable de faire du bien aux hommes, et par là de se préparer la plus douce des satisfactions et la plus utile des récompenses, le contentement de soi et la bonne opinion des autres : voilà ce que chacun peut puiser dans cette lecture.

Mais il y a aussi dans la vie de Franklin de belles leçons pour ces natures fortes et généreuses qui doivent s’élever au-dessus des destinées communes. Ce n’est point sans difficulté qu’il a cultivé son génie, sans effort qu’il s’est formé à la vertu, sans un travail opiniâtre qu’il a été utile à son pays et au monde. Il mérite d’être pris pour guide par ces privilégiés de la Providence, par ces nobles serviteurs de l’humanité, qu’on appelle les grands hommes. C’est par eux que le genre humain marche de plus en plus à la science et au bonheur. L’inégalité qui les sépare des autres hommes et que les autres hommes seraient tentés d’abord de maudire, ils en comblent promptement l’intervalle par le don de leurs idées, par le bienfait de leurs découvertes, par l’énergie féconde de leurs impulsions. Ils élèvent peu à peu jusqu’à leur niveau ceux qui n’auraient jamais pu y arriver tout seuls. Il les font participer ainsi aux avantages de leur bienfaisante inégalité, qui se transforme bientôt pour tous en égalité d’un ordre supérieur. En effet, au bout de quelques générations, ce qui était le génie d’un homme devient le bon sens du genre humain, et une nouveauté hardie se change en usage universel. Les sages et les habiles des divers siècles ajoutent sans cesse à ce trésor commun où puise l’humanité, qui sans eux serait restée dans sa pauvreté primitive, c’est-à-dire dans son ignorance et sa faiblesse. Poussons donc à la vraie science ; car il n’y a pas de vérité qui, en détruisant une misère, ne tue un vice. Honorons les hommes supérieurs, et proposons-les en imitation ; car c’est en préparer de semblables, et jamais le monde n’en a eu un besoin plus grand.

(Portraits et notices. Édition Didier ; t. II, p. 294).