Nicole.
(1625-1695.)
[Notice]
Nicole, qui fut l’un des maîtres de Racine, représente une excellente école d’éducation et de style, celle de Port-Royal. Né à Chartres en 1625, il enseigna les belles-lettres pendant quelques années ; et à partir de 1655, il fut, dans plusieurs travaux, le collaborateur du célèbre Arnauld. Toutefois le caractère de ces deux écrivains illustres était bien différent : l’un, opiniâtre et fougueux, semblait appelé par sa nature aux luttes de la controverse ; l’autre n’aspirait qu’au repos, dont il ne lui fut jamais donné de jouir. Nous laissons de côté les ouvrages de polémique qu’inspirèrent à Nicole les querelles interminables auxquelles il a été mêlé. Ceux qu’il a composés sur la morale sont les seuls qui doivent ici nous intéresser. Tels sont de nombreux traités sur la soumission à la volonté de Dieu, sur les jugements téméraires, la civilité chrétienne, la connaissance de soi-même, l’amour-propre, etc., et principalement son Essai sur les moyens de conserver la paix avec les hommes 1. La pensée de Nicole est toujours sage ; son style est pur, lumineux, doux et soutenu. C’est un des auteurs dont la lecture est le plus profitable non-seulement à l’esprit, mais au cœur. Il mourut en 1695.
Vanité de l’ambition humaine.
Je me souviens qu’un jour on montra à une personne de grande qualité et de grand esprit un ouvrage d’ivoire d’une extraordinaire délicatesse2. C’était un petit homme monté sur une colonne si déliée que le moindre vent était capable de briser tout cet ouvrage, et l’on ne pouvait assez admirer l’adresse avec laquelle l’ouvrier avait su le tailler. Cependant, au lieu d’être surprise comme les autres, elle témoigna qu’elle était tellement frappée de l’inutilité de cet ouvrage et de la perte du temps de celui qui s’y était occupé, qu’elle ne pouvait appliquer son esprit à cette industrie que les autres y admiraient. Je trouvai ce sentiment fort juste ; mais je pensai en même temps qu’on le pouvait appliquer à bien des choses de plus grande conséquence. Toutes ces grandes fortunes par lesquelles les ambitieux s’élèvent, comme par différents degrés, sur la tête des peuples et des grands, ne sont soutenues que par des appuis aussi délicats et aussi fragiles en leur genre que l’étaient ceux de cet ouvrage d’ivoire. Il ne faut qu’un tour d’imagination dans l’esprit d’un prince, une vapeur maligne qui s’élèvera dans ceux qui l’environnent, pour ruiner tout cet édifice d’ambition : et, après tout, il est bâti sur la vie de cet ambitieux. Lui mort, voilà sa fortune renversée et anéantie. Et qu’y a-t-il de plus fragile et de plus faible que la vie d’un homme ? Encore, en conservant avec quelque soin ce petit ouvrage, on le peut garder tant que l’on veut ; mais, quelque soin qu’on prenne à conserver sa vie, il n’y a aucun moyen d’empêcher qu’elle ne finisse bientôt.
Du discernement à apporter dans nos lectures et les objets de nos études.
Il faut considérer que l’étude est la culture et la nourriture de notre esprit. Ce
que nous lisons entre dans notre mémoire, et y est reçu comme un aliment qui nous
nourrit et comme une semence qui produit dans les occasions des pensées et des désirs.
Si l’on ne prend point indifféremment toute sorte d’aliments, et si l’on évite avec
soin tous ceux qui nous peuvent nuire, si l’on ne sème pas dans ses terres toutes
sortes de semences, mais seulement celles qui sont utiles, combien doit-on encore
apporter plus de discernement à ce qui sert de nourriture à notre esprit, et ce qui
doit être la semence de nos pensées ? Car ce que nous lisons aujourd’hui avec
indifférence se réveillera dans les occasions, et nous fournira, sans même que nous
nous en apercevions, des pensées qui seront une source de bien ou de mal. Mais, dans
la nourriture du corps, l’on distingue d’ordinaire par le goût même ce qui nuit à la
santé. Il n’en est pas de même dans les aliments de l’âme.
Nous n’avons point naturellement de goût spirituel1, qui
distingue les bons aliments des mauvais. Nous trouvons même quelquefois les poisons
plus agréables que les meilleures nourritures, tant notre goût spirituel est corrompu.
Et ainsi il faut suppléer par une attention toute particulière à cette corruption de
notre esprit, et c’est une des manières dont nous devons pratiquer cet avertissement
du Sage2 : « Appliquez-vous avec tout le
soin possible à la garde de votre cœur »
; ce qui nous doit porter à veiller
avec soin sur tout ce qui entre dans un vase si précieux.
Combien il faut fuir▶ l’esprit de contradiction, ménager les opinions des autres et être indulgent pour leurs torts.
L’impatience qui porte à contredire les autres avec chaleur ne vient que de ce que
nous ne souffrons qu’avec peine qu’ils aient des sentiments différents des nôtres.
C’est parce que ces sentiments sont contraires à notre sens qu’ils nous blessent, et
non pas parce qu’ils sont contraires à la vérité. Si nous avions pour but de
profiter3 à ceux que nous contredisons, nous prendrions d’autres
mesures et d’autres voies. Nous ne voulons que les assujettir à nos opinions et nous
élever au-dessus d’eux : ou plutôt nous voulons tirer, en les contredisant, une petite
vengeance du dépit qu’ils nous ont fait en choquant notre sens. De sorte qu’il y a
tout ensemble dans ce procédé, et de l’orgueil qui nous cause ce dépit, et du défaut
de charité qui nous porte à nous en venger par une contradiction indiscrète, et de
l’hypocrisie qui nous fait couvrir tous ces sentiments corrompus du prétexte de
l’amour de la vérité et du désir charitable de
désabuser les
autres, au lieu que nous ne recherchons en effet1 qu’à nous satisfaire nous-mêmes. Et
ainsi on nous peut très-justement appliquer ce que dit le Sage, que « les
avertissements que donne un homme qui veut faire injure sont faux et
trompeurs »
:
Est correptio mendax in ira
contumeliosi
2. Ce n’est pas qu’il dise toujours des choses fausses ;
mais c’est qu’en voulant paraître avoir le dessein de nous servir en nous corrigeant
de quelque défaut, il n’a que le dessein de déplaire et d’insulter.
Nous devons donc regarder cette impatience, qui nous porte à nous élever sans discernement contre tout ce qui nous paraît faux, comme un défaut très-considérable, et qui est souvent beaucoup plus grand que l’erreur prétendue dont nous voudrions délivrer les autres. Ainsi, comme nous nous devons à nous-mêmes la première charité, notre premier soin doit être de travailler sur nous-mêmes, et de tâcher de mettre notre esprit en état de supporter sans émotion les opinions des autres qui nous paraissent fausses, afin de ne les combattre jamais que dans le désir de leur être utiles.
Or, si nous n’avions que cet unique désir, nous reconnaîtrions sans peine qu’encore
que toute erreur soit un mal, il y en a néanmoins beaucoup qu’il ne faut pas
s’efforcer de détruire, parce que le remède serait souvent pire que le mal, et que,
s’attachant à ces petits maux, on se mettrait hors d’état de remédier à ceux qui sont
vraiment importants. C’est pourquoi, encore que Jésus-Christ fût
plein de toute vérité
, comme dit saint Jean3, on ne voit point
qu’il ait entrepris d’ôter aux hommes d’autres erreurs que celles qui regardaient Dieu
et les moyens de leur salut. Il savait tous leurs égarements dans les choses de la
nature. Il connaissait mieux que personne en quoi consistait la véritable éloquence.
La vérité de tous les événements passés lui était parfaitement connue. Cependant il
n’a point donné charge à ses apôtres ni de combattre les erreurs des hommes dans la
physique, ni de leur apprendre à bien parler, ni de les désabuser d’une infinité
d’erreurs de fait dont leurs histoires étaient remplies.
Nous ne sommes pas obligés d’être plus charitables que les apôtres. Et ainsi, lorsque nous apercevons qu’en contredisant certaines opinions qui ne regardent que des choses humaines, nous choquons plusieurs personnes, nous les aigrissons, nous les portons à faire des jugements téméraires et injustes ; non-seulement nous pouvons nous dispenser de combattre ces opinions, mais même nous y sommes souvent obligés par la loi de la charité…
Il ne faut pourtant pas porter les maximes que nous avons proposées jusqu’à faire généralement scrupule, dans la conversation, de témoigner que l’on n’approuve pas quelques opinions de ceux avec qui on vit. Ce serait détruire la société au lieu de la conserver, parce que cette contrainte serait trop gênante et que chacun aimerait mieux se tenir en son particulier. Il faut donc réduire cette réserve aux choses plus essentielles et auxquelles on voit que les gens prennent plus d’intérêt ; et encore y aurait-il des voies pour les contredire de telle sorte qu’il serait impossible qu’ils s’en offensassent. Et c’est à quoi il faut particulièrement s’étudier, le commerce de la vie ne pouvant même subsister si l’on n’a la liberté de témoigner que l’on n’est pas du sentiment des autres.
Ainsi c’est une chose très-utile que d’étudier avec soin comment on peut proposer ses sentiments d’une manière si douce, si retenue et si agréable que personne ne s’en puisse choquer. Les gens du monde le pratiquent admirablement à l’égard des grands, parce que la cupidité leur en fait trouver les moyens. Et nous les trouverions aussi bien qu’eux si la charité était aussi agissante en nous que la cupidité l’est en eux, et qu’elle nous fît autant appréhender de blesser nos frères, que nous devons regarder comme nos supérieurs dans le royaume de Jésus-Christ, qu’ils appréhendent de blesser ceux qu’ils ont intérêt de ménager pour leur fortune.
Cette pratique est si importante et si nécessaire dans tout le cours de la vie qu’il faudrait avoir un soin particulier de s’y exercer ; car souvent ce ne sont pas tant nos sentiments qui choquent les autres que la manière fière, présomptueuse, passionnée, méprisante, insultante, avec laquelle nous les proposons. Il faudrait donc apprendre à contredire civilement et avec humilité, et regarder les fautes que l’on y fait comme très-considérables.
Il est difficile de renfermer dans des règles et des préceptes particuliers toutes les diverses manières de contredire les opinions des autres sans les blesser. Ce sont les circonstances qui les font naître, et la crainte charitable de choquer nos frères qui nous les fait trouver. Mais il y a certains défauts généraux qu’il faut avoir en vue d’éviter, et qui sont les sources ordinaires de ces mauvaises manières. Le premier est l’ascendant, c’est-à-dire une manière impérieuse de dire ses sentiments, que peu de gens peuvent souffrir, tant parce qu’elle représente l’image d’une âme fière et hautaine, dont on a naturellement de l’aversion, que parce qu’il semble que l’on veuille dominer sur les esprits et s’en rendre le maître…
C’est encore un fort grand défaut que de parler d’un air décisif, comme si ce qu’on dit ne pouvait être raisonnablement contesté ; car l’on choque ceux à qui l’on parle de cet air, ou en leur faisant sentir qu’ils contestent une chose indubitable, ou en faisant paraître qu’on leur veut ôter la liberté de l’examiner et d’en juger par leur propre lumière1, ce qui leur paraît une domination injuste. Ceux qui ont cet air affirmatif témoignent non-seulement qu’ils ne doutent pas de ce qu’ils avancent, mais aussi qu’ils ne veulent pas qu’on en puisse douter. Or c’est trop exiger des autres et s’attribuer trop à soi-même. Chacun veut être juge de ses opinions et ne les recevoir que parce qu’il les approuve. Tout ce que ces personnes gagnent donc par là est que l’on s’applique encore plus qu’on ne ferait aux raisons de douter de ce qu’ils disent, parce que cette manière de parler excite un désir secret de les contredire et de trouver que ce qu’ils proposent avec tant d’assurance n’est pas certain, ou ne l’est pas au point qu’ils se l’imaginent.
Il ne suffit pas, pour conserver la paix avec les hommes, d’éviter de les blesser ; il faut encore savoir souffrir d’eux, lorsqu’ils font des fautes à notre égard : car il est impossible de conserver la paix intérieure, si l’on est si sensible à tout ce qu’ils peuvent faire et dire de contraire à nos inclinations et à nos sentiments ; et il est difficile même que le mécontentement intérieur que nous avons conçu n’éclate au dehors et ne nous dispose à agir envers ceux qui nous auront choqué, d’une manière capable de les choquer à leur tour, ce qui augmente peu à peu les différends et les porte souvent aux extrémités.
Il faut donc tâcher d’arrêter les divisions et les querelles dans leur naissance même ; et l’amour-propre ne manque jamais de nous suggérer, sur ce sujet, que le moyen d’y réussir serait de corriger ceux qui nous incommodent, et de les rendre raisonnables en leur faisant connaître qu’ils ont tort d’agir avec nous comme ils font. C’est ce qui nous rend si sujets à nous plaindre du procédé des autres et à faire remarquer leurs défauts, ou pour les corriger de ce qui nous déplaît en eux, ou pour les en punir par le dépit que nos plaintes leur peuvent causer et par le blâme qu’elles leur attirent.
Mais si nous étions nous-mêmes vraiment raisonnables, nous verrions sans peine que ce dessein d’établir la paix sur la réformation des autres est ridicule, par cette raison même que le succès en est impossible. Plus nous nous plaindrons du procédé des autres, plus nous les aigrirons contre nous sans les corriger. Nous nous ferons passer pour délicats, fiers, orgueilleux ; et le pis est que cette opinion qu’on aura de nous ne sera pas tout à fait injuste, puisqu’en effet ces plaintes ne viennent que de délicatesse et d’orgueil.
La prudence nous oblige donc à prendre une route toute contraire, à quitter absolument le dessein chimérique de corriger tout ce qui nous déplaît dans les autres, et à tâcher d’établir notre paix et notre repos sur notre propre réformation et sur la modération de nos passions. Nous ne disposons ni de l’esprit ni de la langue des hommes ; nous ne rendrons compte de leurs actions qu’autant que nous y aurons donné occasion : mais nous rendrons compte de nos actions, de nos paroles et de nos pensées. Nous sommes chargés de travailler sur nous-mêmes et de nous corriger de nos défauts ; et si nous le faisions comme il faut, rien de ce qui viendrait du dehors ne serait capable de nous troubler…
Nous ne nous mettons pas en colère, lorsqu’on s’imagine que nous avons la fièvre quand nous sommes assurés de ne pas l’avoir. Pourquoi donc s’aigrit-on contre ceux qui croient que nous avons commis des fautes que nous n’avons point commises ou qui nous attribuent des défauts que nous n’avons pas, puisque leur jugement peut encore moins nous rendre coupables de ces fautes et nous donner ces défauts que la pensée d’un homme qui croit que nous avons la fièvre n’est capable de nous la donner effectivement ?
C’est, dira-t-on, qu’on ne méprise pas une personne qui a la fièvre, et que c’est un mal qui ne nous rend pas vils aux yeux du monde ; qu’ainsi le jugement de ceux qui nous l’attribuent ne nous blesse pas : mais que ceux qui nous imputent des défauts y joignent ordinairement le mépris et causent la même idée et le même mouvement dans les autres.
C’est, en effet, la véritable cause de ce sentiment, mais cette cause n’en fait que mieux connaître l’injustice. Car si nous nous faisions justice à nous-mêmes, nous reconnaîtrions sans peine que ceux qui nous attribuent des défauts que nous n’avons pas ne nous en attribuent pas aussi un grand nombre d’autres que nous avons effectivement ; et qu’ainsi nous gagnons à tous ces jugements dont nous nous plaignons, quelque faux qu’ils soient. Les jugements des hommes nous seraient infiniment moins favorables s’ils étaient entièrement conformes à la vérité, et si ceux qui les font connaissaient tous nos véritables maux. S’ils nous font donc quelque petite injustice, ils nous font grâce en mille manières, et nous ne voudrions pour rien qu’ils nous traitassent avec une exacte justice.
Des moyens de conserver la paix avec les hommes 1, extrait de la 1re partie, ch. vii, ix, et de la 2e partie, ch. i et iii.