(1881) Cours complet de littérature. Style (3e éd.) « Cours complet de littérature — Style — Première partie. Règles générales du style. — Chapitre III. Des ornements du style » pp. 119-206
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(1881) Cours complet de littérature. Style (3e éd.) « Cours complet de littérature — Style — Première partie. Règles générales du style. — Chapitre III. Des ornements du style » pp. 119-206

Chapitre III.

Des ornements du style

183. Qu’appelle-t-on ornements du style ?

L’écrivain ayant pour but de plaire en même temps que d’instruire, doit chercher à embellir la vérité de manière à la faire aimer. Il y parvient en semant des ornements dans sa composition. On appelle ornements du style certains tours moins communs, certains arrangements de mots moins usités, certaines expressions plus choisies, qui donnent au discours plus d’agrément, de force et de noblesse.

184. Quelle règle doit-on suivre dans l’emploi des ornements ?

Il faut que les ornements soient dispensés avec sobriété et avec sagesse. Une composition qui serait partout également travaillée, également éclatante, causerait plutôt une espèce d’éblouissement qu’une véritable admiration. Il en est du discours comme de la peinture : il y faut des ombres, et tout n’y doit pas être lumière.

185. Quelles sont les principales sources des ornements du style ?

Nous compterons parmi les sources principales des ornements du style l’heureux emploi des figures, l’harmonie, les transitions, les épithètes, l’alliance des mots et l’art de les bien placer. Nous allons passer en revue ces différents ornements dans les trois articles suivants.

Article Ier.

Des figures

186. Les mots ne peuvent-ils pas avoir plusieurs sens ?

Les mots, outre le sens positif et propre par lequel ils signifient la chose pour laquelle ils ont été créés, ont encore un sens qu’on appelle figuré par lequel ils passent de leur acception naturelle à une signification étrangère. Le mot rayon a été institué pour signifier un trait de lumière ; le mot chaleur, pour signifier une propriété du feu. Ainsi, quand on dit la chaleur du feu, les rayons du soleil, ces mots sont pris dans le sens propre ; mais lorsque l’on dit la chaleur du combat, un rayon d’espérance, ils sont pris dans le sens figuré.

187. Qu’appelle-t-on figures ?

Les figures sont, d’après Cicéron et tous les rhéteurs, certains tours d’expressions et de pensées qui diffèrent du langage ordinaire, et qu’on emploie pour donner au style plus de force, de grâce, de vivacité ou de noblesse. — Blair définit les figures, une espèce de langage suggéré par l’imagination et par les passions, langage qui au lieu d’énoncer seulement l’idée comme le fait l’expression simple, y ajoute une parure, une espèce de vêtement qui la fait remarquer et qui la décore.

On parle par figure quand on dit la plume, le pinceau, pour l’écriture, la peinture ; l’épée, pour la guerre ; la robe, pour la magistrature ; des voiles, pour des vaisseaux, etc.

188. Faites connaître l’origine des figures.

Le langage figuré offre une classe d’ornements fort étendue. C’est le besoin qui l’a fait naître, par l’effet nécessaire de la pauvreté et des bornes du langage. Dans la suite, le plaisir et l’agrément l’ont rendu commun. Ainsi, si l’on dit une feuille de papier, c’est évidemment par nécessité. Le mot propre manquant pour l’objet, on a eu recours à ce qui en approchait le plus ; et comme une feuille d’arbre est plate, mince, légère comme du papier, on a dit une feuille de papier. Une flotte de cent voiles, au lieu d’une flotte de cent vaisseaux : pourquoi ? c’est que la première chose qui frappe les yeux dans un grand nombre de navires, ce sont les voiles. Ainsi, cette transposition de nom n’a été employée que par une suite naturelle de la première impression que l’objet fait sur la vue. D’autres figures sont employées par les passions ou par l’imagination, pour ajouter de la force au discours.

Le langage figuré est d’ailleurs si naturel à l’homme, qu’on le trouve très souvent chez des personnes sans instruction, et même chez les nations sauvages les plus flegmatiques. Je suis persuadé, dit Dumarsais, qu’il se fait plus de figures un jour de marché à la Halle, qu’il ne s’en fait en plusieurs jours d’assemblées académiques. Blair n’hésite pas à affirmer qu’il y a de plus hardies métaphores dans la harangue qu’un chef sauvage adresse à sa tribu, que dans un poème épique composé par un Européen.

189. Quelle est l’utilité des figures ?

Les figures contribuent puissamment à la grâce, à la beauté et à l’éclat du style. Ce sont elles qui donnent à la poésie et à l’éloquence la vie, l’âme, comme une espèce d’action et de mouvement. D’abord, les figures enrichissent la langue et la rendent plus abondante, en multipliant les mots et les phrases propres à exprimer nos pensées et à en faire sentir les nuances les plus délicates.

De plus, elles donnent au style de la dignité et de la noblesse. Dire que le soleil se lève est une idée usée et vulgaire. Elle est pleine de magnificence, quand elle est exprimée comme dans cette phrase de Thomson :

Là s’avance du côté de l’Orient le puissant roi du jour, répandant la joie sur la nature.

En troisième lieu, les figures nous procurent le plaisir de contempler, sans confusion, deux objets à la fois : l’idée principale, qui est le sujet du discours, et l’idée accessoire, qui lui donne la tournure figurée. Nous voyons une chose dans l’autre, comme dit Aristote, ce qui plaît toujours à notre esprit.

Enfin, les figures ont l’avantage de présenter l’objet sous un aspect plus clair et plus frappant qu’on n’aurait pu le faire en n’employant que des termes simples, et en dépouillant l’idée principale de ses accessoires. C’est leur plus grand mérite ; c’est là proprement ce qui fait dire qu’elles éclairent le sujet, qu’elles y jettent du jour. Elles présentent tout ce qu’elles expriment sous une forme pittoresque. D’une conception abstraite elles font un objet sensible ; elles l’entourent de circonstances qui permettent à l’esprit de le saisir et de le contempler sans peine.

190. Est-il avantageux d’étudier les figures ?

La connaissance des figures est très utile à celui qui veut apprendre à bien parler et à bien écrire. La nature, il est vrai, est la source principale du style figuré ; elle enseigne l’usage des figures. Comme M. Jourdain avait, pendant quarante ans, fait de la prose sans le savoir, bien des gens sans doute ont employé fort à propos des expressions métaphoriques, sans savoir ce que c’est qu’une métaphore. Cependant, comme la propriété et la beauté du langage sont susceptibles d’être perfectionnées, la connaissance des principes d’où ces qualités dépendent, des raisons qui rendent une figure ou une expression préférable à toute autre, ne peut manquer de nous être utile pour diriger notre choix, et pour apprécier avec justesse le mérite d’un écrivain.

191. Quelles doivent être les qualités des figures ?

Pour être belles, les figures, dit Blair, doivent sortir naturellement du sujet, naître d’elles-mêmes, et émaner d’une âme qu’échauffe la vue de l’objet dont elle s’occupe. Jamais il ne faut arrêter le cours des pensées pour chercher autour de soi des figures. Si elles paraissent avoir été placées à dessein, comme des ornements détachés du sujet, elles font un effet misérable. Dans le cas même où le sujet prête naturellement aux figures, et où l’imagination les fournit d’elle-même, il faut prendre garde de les prodiguer. Employées sans mesure, elle produiraient bientôt l’ennui et le dégoût, et donneraient une idée défavorable de l’auteur, en le faisant passer pour un esprit superficiel et léger, beaucoup plus occupé du soin de briller que de donner de la justesse et de la solidité à ses pensées. — Enfin, il faut que les figures aient de l’élévation et de la noblesse, puisqu’elles sont destinées à donner de l’agrément au style, et qu’elles soient bien adaptées aux temps, aux lieux, aux personnes, et surtout à la nature du sujet que l’on traite. Nous n’avons pas besoin de dire qu’ici comme ailleurs on doit éviter de forcer son talent, et que celui qui ne sera pas porté par son caractère à employer le langage figuré, ne devra pas tenter de le faire.

192. Combien compte-t-on d’espèces de figures ?

Les rhéteurs divisent ordinairement les figures en deux grandes classes : les figures de mots, figuræ verborum, et les figures de pensées, figuræ sententiarum. Il y a cette différence, dit Cicéron, entre les figures de pensées et les figures de mots, que les premières dépendent uniquement du tour de l’imagination, en sorte qu’elles demeurent toujours les mêmes, quoiqu’on change les mots qui les expriment, tandis que les autres sont telles que si l’on change les paroles, la figure s’évanouit.

Nous allons examiner en détail les figures qui composent ces deux catégories.

§ I. — Des figures de mots.

193. Qu’appelle-t-on figures de mots ?

Les figures de mots sont celles qui consistent dans la disposition des mots, ou dans la signification étrangère qu’on leur donne. Dans ces sortes de figures, les mots sont employés de manière à rendre la pensée plus frappante en lui donnant plus de grâce, plus de noblesse ou plus de force.

194. Combien y a-t-il de sortes de figures de mots ?

Les figures de mots peuvent se diviser en trois classes : les figures grammaticales, qui s’éloignent des lois générales du langage ; les figures oratoires, qui consistent dans un certain arrangement des expressions destiné à embellir le style, et qui comme les figures de grammaire conservent aux mots leur signification propre ; enfin, les tropes, qui donnent aux mots une signification différente de leur signification naturelle.

I. Figures grammaticales.

195. Combien compte-t-on de figures grammaticales ?

Les figures de grammaire, dont nous ne dirons que quelques mots, sont au nombre de cinq : l’inversion, l’ellipse, le pléonasme, la syllepse et l’hypallage.

196. Qu’est-ce que l’inversion ?

L’inversion ou hyperbate est une figure qui transpose l’ordre grammatical de la construction de la phrase, pour empêcher la monotonie et donner plus de grâce au discours. L’inversion, qui est un des privilèges et une des beautés de la poésie, ne s’emploie guère en prose que dans le style soutenu. Voici deux exemples très beaux de cette figure :

                                 Sitôt que de ce jour
La trompette sacrée annonçait le retour,
Du temple, orné partout de festons magnifiques,
Le peuple saint en foule inondait les portiques.
Racine.

Tout à coup, au jour vif et brillant de la zone torride, succède une nuit universelle et profonde ; à la parure d’un printemps éternel, la nudité des plus tristes hivers.

Raynal.

On trouvera des règles plus étendues et des exemples plus nombreux dans notre Poétique, nos 104 et 105.

197. En quoi consiste l’ellipse ?

L’ellipse consiste à retrancher dans une phrase un ou plusieurs mots dont la conservation serait exigée par la grammaire, mais que l’on peut facilement suppléer. Cette condition suffit, suivant Condillac, pour qu’une ellipse soit bonne. Cette figure donne de la précision, de la vivacité, de l’énergie et de la noblesse au discours, sans rien ôter à la clarté. Exemples :

Ainsi dit le renard, et flatteurs d’applaudir.
Le crime fait la honte, et non pas l’échafaud.

L’exemple suivant joint l’ellipse à l’inversion :

Au printemps, des jeux et des fêtes ;
Des zéphirs à la jeune fleur ;
Au sombre Océan, les tempêtes ;
Au cœur de l’homme la douleur.
Deschamps.

L’ellipse renfermée dans les vers suivants de Voltaire est vicieuse, parce qu’elle produit l’obscurité et l’amphibologie :

J’eusse été près du Gange esclave des faux dieux,
Chrétienne dans Paris, musulmane en ces lieux.

198. Qu’est-ce que le pléonasme ?

Le pléonasme, qui est l’opposé de l’ellipse, admet des mots qui sont inutiles pour le sens, mais qui donnent plus d’élégance et de force à la pensée ou au sentiment. Exemples :

Eh ! que m’a fait à moi cette Troie où je cours ?
Racine.
Puissé-je de mes yeux y voir tomber la foudre !
Corneille.
Dormez votre sommeil, grands de la terre.
Bossuet.
Je l’ai vu, dis-je, vu, de mes propres yeux vu.
        Ce qu’on appelle vu.
Molière.

Le pléonasme qui ne fait pas ressortir la pensée, qui ne rend pas la phrase plus énergique ou plus gracieuse, n’étant qu’une suite de mots inutiles, doit être évité avec soin comme un vice. Voltaire et quelques autres rangent parmi les pléonasmes vicieux celui que présentent ces vers de Corneille :

Trois sceptres, à son trône attachés par mon bras,
Parleront au lieu d’elle, et ne se tairont pas.

Nous devons dire que le grand poète a été vigoureusement défendu par plusieurs critiques, entre autres par MM. Bescherelle et Philarète Chasles.

199. Qu’est-ce que la syllepse ?

La syllepse fait accorder un mot avec la pensée plutôt qu’avec celui auquel il se rapporte grammaticalement. Cette figure, rare en prose, se rencontre assez souvent en poésie. On distingue la syllepse du nombre, la syllepse du genre et celle de la personne. Exemples :

Entre le pauvre et vous, vous prendrez Dieu pour juge :
Vous souvenant, mon fils, que caché sous ce lin ;
Comme eux vous fûtes pauvre, et comme eux orphelin.
Racine.
Je ne vois point le peuple à mon nom s’alarmer ;
Le ciel dans tous leurs pleurs ne m’entend point nommer.
Racine.
Un seul être du moins me restait sous les cieux ;
(Ce coup) la frappa lentement pour m’être plus sensible.
Lamartine.
Allons dans les combats porter mon désespoir,
Et mourons-y du moins fidèle à mon devoir.
Marmontel.

200. Faites connaître l’hypallage.

L’hypallage est une figure par laquelle on attribue à certains mots d’une phrase ce qui appartient à d’autres mots de cette phrase, sans que l’on puisse d’ailleurs se méprendre au sens. Exemples :

Rendre l’homme au bonheur, c’est le rendre à la vie.
Trahissant la vertu sur un papier coupable.
Boileau.

Cette figure est plus commune en latin que dans notre langue.

Le vers suivant, un des plus beaux de l’Énéide, ne serait pas supportable, traduit littéralement en français :

Ibant obscuri solâ sub nocte per umbram.
II. Figures oratoires.

201. Quelles sont les figures oratoires ?

Les figures oratoires, ainsi appelées parce qu’elles conviennent surtout aux discours, sont la répétition, la conjonction, la disjonction, et l’apposition. Elles conservent aux mots leur signification propre comme les figures grammaticales ; mais elles se distinguent de celles-ci en ce qu’elles suivent les règles de la syntaxe.

202. Qu’est-ce que la répétition ?

La répétition consiste à employer plusieurs fois et avec grâce la même expression ou des expressions équivalentes. Cette figure est propre à exprimer fortement le caractère d’une passion vive, d’un sentiment profond et à donner au discours plus d’élégance, de force ou de noblesse. Exemples :

Te, dulcis conjux, te solo in littero secum,
Te, veniente die, te, decedente, canebat.
Ma fille, tendre objet de mes dernières peines,
Songe au moins, songe au sang qui coule dans tes veines.
C’est le sang de vingt rois, tous chrétiens comme moi :
C’est le sang des héros, défenseurs de ma loi ;
C’est le sang des martyrs…
Voltaire, Zaïre.
Ambo florentes ætatibus, Arcades ambo.
Virgile.
Il laboure le champ que labourait son père.
Racan.
L’airain des trompettes sonne,
L’acier sur l’acier résonne,
La mort brise tous les traits.
Bernard.

La répétition serait défectueuse si elle n’ajoutait rien à la pensée ou à la phrase.

203. N’y a-t-il pas plusieurs sortes de répétitions ?

Les principales espèces de répétitions sont :

1° La conversion, qui consiste à terminer de la même manière les différents membres d’une période. Exemple :

Tout l’univers est plein de l’esprit du monde ; on juge selon l’esprit du monde ; on agit et on se gouverne selon l’esprit du monde… Le dirai-je ? on voudrait même servir Dieu selon l’esprit du monde.

Bourdaloue.

2° L’adjonction, qui emploie deux fois de suite la même expression. Exemple :

Me, me, adsum qui feci, in me convertite ferrum.

3° La complexion, qui reproduit au commencement et à la fin de chaque membre d’une période le premier et le dernier mot du premier membre. Exemple :

Quem senatus damnarit, quem populus romanus damnarit, quem omnium existimatio damnarit, eum vos sententiis vestris absolvetis ?

4° La réversion, qui fait revenir sur eux-mêmes, avec un sens différent et quelquefois contraire, certains mots d’une même proposition :

Nous ne devons pas juger des règles et des devoirs par les mœurs et par les usages ; mais nous devons juger des usages et des mœurs par les devoirs et par les règles. Donc c’est la loi de Dieu qui doit être la règle constante du temps, et non pas la variation des temps qui doit devenir la règle de la loi de Dieu.

5° La polyptote, qui répète dans une période un même mot sous plusieurs des formes grammaticales dont il est susceptible :

Littora littoribus contraria, fluctibus undas,
Imprecor, arma armis
Après ce qu’il a fait, que peut-il encor faire ?
Corneille.

Le défaut voisin de cette figure est la battologie ou redondance de mots, répétition de paroles inutiles Nous citerons comme exemple frappant de battologie cette phrase vide et sonore de l’avocat Target, celui qui eut le malheur et la honte de refuser la défense de Louis XVI :

L’assemblée ne veut que la concorde et la paix suivies du calme et de la tranquillité.

204. En quoi consistent la conjonction et la disjonction ?

La conjonction est une figure qui consiste dans la répétition de la même particule copulative, comme et, mais, etc., qui lie tous les membres, toutes les incises d’une période.

On égorge à la fois les enfants, les vieillards,
        Et la sœur et le frère,
        Et la fille et la mère.
Des ornements de l’art l’œil bientôt se fatigue ;
Mais les bois, mais les eaux, mais les ombrages frais,
Tout ce luxe innocent ne fatigue jamais.
Delille.

La disjonction retranche les particules conjonctives, ainsi que les liaisons ou transitions qui se trouvent dans les dialogues, comme dit-il, reprit-il, etc.

Français, Anglais, Lorrains, que la fureur rassemble,
Avançaient, combattaient, frappaient, mouraient ensemble…
Quiconque est riche est tout : sans sagesse, il est sage ;
Il a, sans rien savoir, la science en partage.
Il a l’esprit, le cœur, le mérite, le rang,
La vertu, la valeur, la dignité, le sang…

Ces deux figures donnent de l’agrément au discours en le rendant plus rapide, plus animé et plus énergique.

205. Qu’est-ce que l’apposition ?

L’apposition est une figure qui emploie les substantifs comme épithètes, ou qui renferme une réflexion qui, exprimée d’une manière concise, rend la pensée plus frappante. Cette figure, plus fréquente chez les Grecs et chez les Latins que chez nous, n’appartient qu’au style noble et soutenu : elle est surtout usitée en poésie.

Effodiuntur opes, irritumenta malorum.
C’est dans un faible objet, imperceptible ouvrage,
Que l’art de l’ouvrier me frappe davantage.
L. Racine.

Au VIe livre de l’Énéide, on place le corps inanimé de Misène sur un lit funèbre, etc.

Fit gemitus : tum membra toro defleta reponunt,
Purpureasque super vestes, velamina nota
Conjiciunt. Pars ingenti subiêre feretro,
Triste ministerium.
III. Tropes.

206. Qu’avez-vous à dire sur la nature et sur l’usage des tropes ?

Nous avons dit que les tropes sont des figures qui changent le sens des mots, et les font passer de leur signification propre à une signification étrangère. Ces figures ont pour résultat de donner plus d’énergie aux expressions, d’orner le discours, de le rendre plus noble, de déguiser des idées dures, désagréables ou tristes, et d’enrichir une langue en multipliant l’usage d’un même mot. Mais, pour produire ces heureux effets, les tropes doivent être clairs, se présenter naturellement, être tirés du sujet et usités ou au moins conformes au génie de la langue dont on se sert.

207. Quels sont les principaux tropes ?

Dumarsais, dans son excellent traité des Tropes, compte un grand nombre de figures de ce genre. Les plus remarquables sont la métaphore, l’allégorie, la catachrèse, l’antonomase, la métonymie, la synecdoque, la métalepse, l’allusion, l’euphémisme et l’antiphrase. Nous dirons quelques mots de chacun de ces tropes.

208. Qu’est-ce que la métaphore ?

La métaphore est une figure par laquelle on transporte un mot de son sens propre et naturel à un sens moral ou métaphysique qui ne convient à ce mot qu’en vertu d’une comparaison qui se fait dans l’esprit. Cette figure est entièrement fondée sur la ressemblance de deux objets : elle est par là fort rapprochée de la comparaison ; elle n’est même qu’une comparaison abrégée, une comparaison vive et animée dont on retranche ces mots : comme, tel que, semblable à, etc.

Si je dis d’un grand ministre qu’il soutient l’État, comme une colonne supporte le poids d’un édifice, je fais une comparaison ; mais si je dis qu’il est la colonne de l’État, je fais une métaphore. C’est par métaphore que l’on dit : une moisson de gloire, l’or des moissons, les riantes prairies, une verte vieillesse, des flots d’harmonie, l’éclat de la vertu, la fleur des ans, l’ivresse du plaisir, la tendresse du cœur, le flambeau de la foi, etc. Voici quelques exemples :

Ne vous enivrez point des éloges flatteurs
Que vous donne un amas de vains admirateurs.
Boileau, Art poétique.

Alvarès dit à Gusman, dans Alzire :

Votre hymen est le nœud qui joindra les deux mondes.

209. Y a-t-il quelque différence entre une métaphore et une image ?

Si toute image est une métaphore, toute métaphore n’est pas une image, dit Marmontel. Il y a des translations de mots qui ne présentent leur nouvel objet que tel qu’il est en lui-même, par exemple, la clef d’une voûte, le pied d’une montagne ; au lieu que l’expression qui fait image peint avec les couleurs de son premier objet l’idée nouvelle à laquelle on l’attache, comme dans cette sentence d’Iphicrate : Une armée de cerfs conduite par un lion est plus à craindre qu’une armée de lions conduite par un cerf , et dans cette réponse d’Agésilas, à qui l’on demandait pourquoi Lacédémone n’avait point de murailles : Voilà , dit-il en montrant ses soldats, les murailles de Lacédémone.

210. Quels sont les effets de la métaphore ?

La métaphore remplit pour ainsi dire toutes les langues ; elle les ennoblit toutes, et leur prête une richesse qu’elles n’ont point. Cette figure occupant agréablement l’esprit par sa manière vive et animée d’exprimer les ressemblances que l’imagination démêle entre les objets, se glisse jusque dans la conversation familière : elle s’offre sans qu’on la cherche, et naît d’elle-même dans l’esprit. De toutes les figures du discours, aucune n’approche autant de la peinture que la métaphore. Son effet particulier est de donner aux descriptions de la force et de la clarté, de rendre les idées intellectuelles en quelque sorte visibles à l’œil, en leur prêtant des couleurs, de la substance et des qualités sensibles, de peindre les objets déjà sensibles avec des couleurs plus vives et plus justes, de prêter de la réflexion aux animaux et du sentiment aux êtres inanimés, enfin de personnifier les passions. Mais pour produire cet effet, il faut une main habile ; car le moindre défaut d’exactitude peut faire courir le risque de jeter de la confusion sur l’objet, au lieu d’y répandre le jour. C’est pour cela qu’il est nécessaire d’établir des règles pour l’emploi des métaphores.

211. Quelles sont les règles à suivre dans l’emploi des métaphores ?

Nous développerons un peu cette question, non seulement parce que la métaphore est le plus fréquent et le plus important des tropes, mais parce que les règles de cette figure sont à peu près les mêmes pour tous les tropes.

1° Il faut bien adapter ses figures à la nature du sujet que l’on traite. Il y a des métaphores permises, belles même en poésie, qui en prose paraîtraient absurdes ou peu naturelles. D’autres conviennent au style oratoire, et seraient déplacées dans une composition historique ou philosophique.

Boileau a dit :

Accourez, troupes savantes ;
Des sons que ma lyre enfante
Ces arbres sont réjouis.

On ne dirait pas en prose qu’une lyre enfante des sons.

2° On doit se garder de tirer les métaphores d’objets désagréables, bas ou dégoûtants. Lors même qu’on choisit ses métaphores dans le but exprès d’avilir et de dégrader, on doit s’abstenir de ce qui fait soulever le cœur. Mais dans un sujet élevé, c’est une faute impardonnable d’introduire une métaphore ignoble. Voici des métaphores qui pèchent par la bassesse des expressions :

Par toi le mol Zéphyr, aux ailes diaprées,
Refrise d’un air doux la perruque des prées.
Chassignet.

Le P. de Colonia, dans sa Rhétorique latine, reproche avec raison à Tertullien d’avoir appelé le déluge la lessive du genre humain : Diluvium naturæ generale lixivium fuit . Benserade a imité cette pensée dans ce vers :

Dieu lava bien la tête à son image.

3° La métaphore doit éviter d’être trop hardie, trop forte. Les deux suivantes sont réellement gigantesques :

La vapeur de mon sang ira grossir la foudre.
Corneille.
Arbres dépouillés de verdure,
Malheureux cadavres des bois.
J.-B. Rousseau.

On peut quelquefois adoucir une métaphore trop dure en ajoutant quelque correctif, comme pour ainsi dire, si l’on peut s’exprimer ainsi, etc., en employant quelque expression explicative ou quelque habile préparation.

212. Faites connaître les autres règles.

4° Il faut éviter les métaphores recherchées, prises de loin, dont le rapport n’est pas assez naturel, ni la comparaison assez sensible pour le commun des lecteurs, parce que ces figures embrouillent et obscurcissent la pensée au lieu de l’éclaircir. Quintilien blâme cette expression d’Horace capitis nives, les neiges de la tête , pour dire des cheveux blancs. Dumarsais condamne justement ces métaphores de Théophile : Je baignerai mes mains dans les ondes de tes cheveux… La charrue écorche la plaine.  — On peut rapporter à la même espèce celles qui sont empruntées des sciences.

5° Les métaphores doivent être soutenues, et ne point présenter des idées incohérentes et qui ne peuvent se lier entre elles. Il serait ridicule de dire d’un orateur : C’est un torrent qui s’allume, pour : C’est un torrent qui entraîne. Les exemples suivants renferment des métaphores mixtes et par conséquent défectueuses :

Urit enim fulgore suo, qui prægravat artes
Infra se positas………
Horace, Épître II. 1.
Prends ta foudre, Louis, et va comme un lion…
Malherbe.
Et les jeunes zéphyrs, de leur chaudes haleines,
Ont fondu l’écorce des eaux.
J.-B. Rousseau.

Il serait encore contraire à la règle qui exige que les métaphores soient parfaitement suivies, de mêler le langage propre et le langage figuré, comme l’a fait Pope dans le passage suivant de sa traduction de l’Odyssée : Je vois aujourd’hui la plus ferme colonne de l’État partir et affronter l’orage, sans me faire de tendres adieux…

6° On doit se garder d’entasser les métaphores sur un même objet, comme l’a fait Horace au commencement de l’ode à Pollion : Motum ex Metello… C’est en vain que chacune de ces figures sera distincte ; s’il y en a trop, elles engendreront la confusion. — Enfin, il faut éviter de les pousser trop loin. Si on s’arrête longtemps sur la ressemblance qui sert de fondement à la figure, si on la suit jusque dans les moindres circonstances, ce n’est plus une métaphore, mais une allégorie.

213. Qu’est-ce que l’allégorie ?

L’allégorie n’est qu’une métaphore prolongée, ou une espèce de fiction qui consiste à présenter un objet à l’esprit, de manière à lui en désigner un autre ; un discours qui, sous un sens propre, offre un sens étranger qu’on n’exprime point. L’allégorie se distingue de la métaphore en ce qu’elle ne porte pas seulement sur un mot comme cette dernière, mais sur tous les mots d’une phrase ou d’un morceau, car cette figure peut s’étendre à des sujets entiers, pourvu qu’ils ne soient pas trop étendus. Quand elle s’étend à un morceau entier, elle prend le nom de composition allégorique. A ce genre appartiennent les apologues ou fables, les paraboles et la personnification des êtres métaphysiques ou moraux, comme l’Espérance, les Prières, la Gloire, la Mollesse, l’Envie, etc. L’allégorie sert très bien à faire passer des reproches ou des avis, et à exprimer avec délicatesse une louange ou une demande qui pourrait déplaire sans cette précaution.

214. Quelles doivent être les qualités de l’allégorie ? Exemples.

L’allégorie produit un très bel effet, lorsque le sens figuré est clair, transparent, et facile à saisir à travers le sens propre, et lorsque tous les détails, toutes les circonstances répondent à l’idée principale et se rapportent naturellement à la chose que l’on veut désigner. C’est ce qu’a fort bien exprimé Lemierre, en donnant tout à la fois le précepte et l’exemple dans le vers suivant :

L’allégorie habite un palais diaphane.

Si l’allégorie doit être claire et juste, il faut encore qu’elle soit soutenue, c’est-à-dire qu’elle n’offre pas d’interruption ; mais que, dans tout son cours, elle suive l’idée qu’elle a présentée à son début, et soutienne jusqu’à la fin sa beauté et sa correction.

La Fontaine s’est servi d’une charmante allégorie pour faire connaître les périls de la bonne fortune :

Lorsque sur cette mer on vogue à pleines voiles,
Qu’on croit avoir pour soi le vent et les étoiles,
Il est bien mal aisé de régler ses désirs !
Le plus sage s’endort sur la foi des zéphyrs.

Cette jeune plante, dit Bossuet en parlant d’une jeune princesse docile aux inspirations de la grâce, ainsi arrosée des eaux du ciel, ne fut pas longtemps sans porter des fruits .

Catilina dit, en parlant de Cicéron :

Sur le vaisseau public ce pilote égaré
Présente à tous les vents un flanc mal assuré ;
Il s’agite au hasard, à l’orage il s’apprête,
Sans savoir seulement d’où viendra la tempête.
Voltaire, Rome sauvée, II.

Nous citerons comme exemples d’allégories plus étendues, le passage du psaume 79 où le peuple d’Israël est représenté sous l’emblème d’une vigne : Vineam de Ægypto… ; l’ode O Navis, d’Horace ; le portrait de l’Envie, par Ovide ; la pièce si connue de Mme Deshoulières : Dans ces prés fleuris… ; l’image de la vie humaine, par Gresset : En promenant vos rêveries… ; le portrait de l’Espérance, dans les Martyrs ; l’alliance qui doit exister entre l’Église et l’état, par M. de Bonald ; la touchante allégorie sur la Providence, par Lamennais, etc.

215. Qu’est-ce que la catachrèse ?

La catachrèse est une métaphore hardie et quelquefois exagérée, qui consiste dans un assemblage de mots qui semblent disparates, et à laquelle on a recours quand on ne trouve point d’expression propre dans la langue pour exprimer sa pensée. Exemples :

Aller à cheval sur un âne, sur un bâton ; un cheval ferré d’argent ; une feuille de papier, une feuille d’or ; la glace d’un miroir, l’éclat du son, etc.

216. Qu’est-ce que l’antonomase ?

L’antonomase supposant une comparaison qui se fait dans l’esprit, est une espèce de métaphore par laquelle on se sert d’un nom commun ou d’une périphrase pour un nom propre, ou d’un nom propre pour un nom commun, ou enfin d’un nom propre déterminé par un adjectif ou par un nom commun au lieu d’un autre nom propre.

217. Citez des exemples.

On dit par antonomase : le sage, pour Salomon ; le prophète, pour David ; le prince des Apôtres, pour saint Pierre ; le poète, pour Homère et Virgile ; l’orateur, pour Démosthènes et Cicéron ; le philosophe, pour Aristote ; le conquérant, pour Alexandre, César, Charlemagne, Napoléon ; le destructeur de Carthage et de Numance, pour le second Scipion l’Africain ; le cygne de Dircé ou de Thèbes, pour Pindare ; le cygne de Mantoue, de Cambrai, pour Virgile et Fénelon ; l’aigle de Meaux, pour Bossuet ; le docteur de la grâce, pour saint Augustin ; le docteur angélique ou l’ange de l’École, pour saint Thomas ; le docteur séraphique, pour saint Bonaventure ; le philosophe de Genève, pour J.-J. Rousseau ; le patriarche de Ferney, pour Voltaire.

On dit encore : un Sardanapale, pour un roi efféminé ; un Néron, pour un cruel tyran ; un Trajan, pour un bon prince ; un Mécène, pour un protecteur des lettres ; un Virgile, pour un grand poète ; un Démosthènes, pour un illustre orateur ; un Zoïle, pour un critique passionné et jaloux ; un Aristarque, pour un critique sévère et éclairé ; un Saumaise, pour un excellent commentateur ; Tempé, pour une vallée agréable.

Enfin on dira : le Quintilien français, pour désigner La Harpe ; et avec Chateaubriand, le Bossuet africain, pour Tertullien.

218. Qu’est-ce que la métonymie ?

La métonymie ou transposition de nom, est une figure qui se distingue de la métaphore en ce qu’elle ne suppose pas comme elle de comparaison, et qui consiste à substituer un mot à un autre, lorsqu’il y a entre eux un rapport de relation. Ce trope, prenant un mot pour un autre, exprime la cause pour l’effet, l’effet pour la cause, le contenant pour le contenu, le signe pour la chose signifiée, le nom abstrait pour le nom concret, le possesseur pour la chose possédée, le nom du lieu où la chose se fait pour la chose même.

219. Donnez des exemples de ces différentes sortes de métonymie.

La métonymie prend : 1° La cause pour l’effet, l’auteur de la chose pour la chose même : Ils ont Moïse et les Prophètes, dit Jésus-Christ, en parlant des juifs, c’est-à-dire, ils ont les livres de Moïse et ceux des Prophètes. —  Si peccaverit anima, portabit iniquitatem suam , elle portera son iniquité, c’est-à-dire la peine de son iniquité. — Vivre de son travail, c’est-à-dire de ce que l’on gagne en travaillant. — Étudier Cicéron, lire Virgile, c’est-à-dire les ouvrages de Cicéron et de Virgile. — On dit Israël, Jacob, Juda, pour désigner le peuple hébreu dont ces hommes étaient les patriarches. — On prend encore les noms des dieux du paganisme pour les choses dont ils sont regardés comme les inventeurs ou auxquelles ils président : ainsi on dit Cérès, pour le blé, les moissons, le pain ; Vulcain pour le feu ; Mars, pour la guerre ; Apollon, pour la poésie ; Neptune, pour la mer, etc.

L’effet pour la cause : Dans la Genèse, il est dit de Rébecca que deux nations étaient en elle, c’est-à-dire Esaü et Jacob, pères de deux nations. —  Non habet Pelion umbras . Umbras est pour arbores. — Boire la mort, pour boire un breuvage qui donne la mort.

Le contenant pour le contenu : Siluit terra in conspectu ejus . — L’Europe, pour les peuples de l’Europe. — Un nid, pour les petits oiseaux qu’il renferme. — La coupe, pour le vin.

Le signe pour la chose signifiée : le sceptre pour l’autorité royale ; le chapeau, pour le cardinalat ; l’épée, pour l’état militaire ; la robe, pour la magistrature ; le laurier, pour la victoire ; l’olivier, pour la paix ; le lion belgique, pour les Pays-Bas ; l’aigle germanique, pour l’Allemagne ; le léopard, pour l’Angleterre :

En vain au lion belgique
Il voit l’aigle germanique
Uni sous les léopards…

Le nom abstrait pour le nom concret : Blancheur, pour blanc ; l’enfance, pour les enfants ; l’histoire, pour les historiens ; la vertu, pour les hommes vertueux ; l’esclavage pour les esclaves.

Le possesseur pour la chose possédée :

Jam proximus ardet
Ucalegon.

Ucalégon, pour la maison d’Ucalégon. — Cette personne a été incendiée, pour l’habitation de cette personne.

Le nom du lieu où une chose se fait pour la chose elle-même : Un caudebec, pour un chapeau fait à Caudebec ; un cachemire, pour un châle de cachemire ; un sédan, pour du drap de Sedan ; le Lycée, le Portique, l’Académie, pour la philosophie d’Aristote, de Zénon et de Platon ; la Sorbonne, pour les docteurs de cette école de théologie ou pour les sentiments qu’on y enseignait.

220. Qu’est-ce que la synecdoque ?

La synecdoque ou synecdoche est une espèce de métonymie par laquelle un mot prend un nouveau sens en augmentant ou en diminuant sa compréhension, c’est-à-dire en faisant concevoir à l’esprit plus ou moins qu’il ne signifie dans le sens propre.

221. Faites connaître les principales sortes de synecdoque.

La synecdoque emploie 1° le tout pour la partie, ou la partie pour le tout :

Aut Ararim Parthus bibet, aut Germania Tigrim.

On dit : cent voiles, pour cent vaisseaux ; dix hivers, dix étés, pour dix années ; une tête chère, pour une personne chérie et précieuse ; le Tibre, pour les Romains ; la Seine, pour Paris.

Le genre pour l’espèce, et l’espèce pour le genre : Les mortels pour les hommes :

Seigneur, dans ta gloire adorable,
Quel mortel est digne d’entrer ?

On dit : les roses, pour les fleurs ; la ville de Versailles renferme trente-cinq mille âmes, pour trente-cinq mille habitants ; omnes animæ domus Jacob .

Le singulier pour le pluriel, ou le pluriel pour le singulier : Le Germain révolté, c’est-dire les Germains ; l’ennemi vient à nous, pour les ennemis ; il est écrit dans les Prophètes, c’est-à-dire dans un livre de quelqu’un des Prophètes ; nous pour je dans les discours publics ; les Bossuet, les Fénelon, les Massillon, pour Bossuet, Fénelon, Massillon. A cette espèce de synecdoque se rapporte l’emploi d’un nombre certain pour un nombre incertain : il me l’a dit vingt fois, cent fois, mille fois, pour plusieurs fois.

Le nom de la matière pour la chose qui en est faite : Le fer, pour l’épée ; l’airain, pour les canons, les cloches :

Dès qu’a sonné l’airain, dès que le fer a lui.
Delille.
Qu’entends-je ? Autour de moi l’airain sacré résonne.
Lamartine.

222. Qu’est-ce que la métalepse ?

La métalepse est une espèce de métonymie par laquelle on prend l’antécédent pour le conséquent, ou le conséquent pour l’antécédent, de manière à faire entendre autre chose que ce qu’annonce le sens propre. Ainsi l’on dit : il a été, il a vécu, pour dire qu’un homme est mort.

……………………………… Fuit Ilium et ingens
Gloria Dardanidum,

signifie que la gloire des Troyens n’est plus. Desideror s’emploie pour absum ; nous le pleurons, pour il est mort.

223. En quoi consiste l’allusion.

L’allusion est une figure qui fait sentir la convenance, le rapport que deux personnes ou deux choses ont l’une avec l’autre. Le plus souvent, l’allusion est l’application d’un trait de louange ou de blâme. On y doit éviter les jeux de mots, excepté lorsqu’il s’agit de légers badinages. C’est avec plus de soin encore qu’il faut repousser les allusions malignes qui peuvent nuire à la réputation et à la tranquillité d’autrui ; et surtout celles qui pourraient donner atteinte à la pudeur, comme on le voit trop souvent dans certaines compositions, dans les chansons par exemple. Quintilien fait une loi d’éviter non seulement les paroles obscènes, mais encore tout ce qui peut réveiller des idées d’obscénité. L’allusion plaît lorsqu’elle est naturelle, facile à découvrir, et quand elle présente à l’esprit une image neuve et belle.

224. Citez quelques exemples.

On fait allusion à l’histoire, à la fable, aux coutumes, aux mœurs, à tout ce qui peut offrir des rapprochements faciles à saisir, agréables et piquants. Voici quelques exemples :

Achille dit à Agamemnon, dans la tragédie d’Iphigénie :

Jamais vaisseaux partis des rives du Scamandre
Aux champs thessaliens osèrent-ils descendre ?
Et jamais dans Larisse un lâche ravisseur
Me vint-il enlever ou ma femme ou ma sœur ?

Rousseau fait allusion à Prométhée dans les vers suivants :

Sous des lambris dorés, l’injuste ravisseur
Entretient le vautour dont il est la victime.

Richelieu rencontrant le duc d’Épernon sur l’escalier du Louvre, lui demande s’il n’y a rien de nouveau : Non , dit le duc, sinon que vous montez et que je descends. Allusion frappante au crédit actuel de ces deux personnages.

225. Qu’entend-on par euphémisme ?

L’euphémisme est une figure par laquelle on déguise les idées tristes, odieuses ou déshonnêtes sous des idées plus agréables, moins choquantes ou plus décentes, et qui laissent deviner les premières. C’est ainsi qu’on dit à un pauvre : Dieu vous assiste, Dieu vous bénisse, au lieu de dire : je n’ai rien à vous donner. — Souvent pour congédier quelqu’un, on lui dit : voilà qui est bien, je vous remercie ; et non pas : allez-vous-en. On dit encore par euphémisme : N’être plus jeune, pour être vieux, etc. Il faut aussi ranger parmi les euphémismes toutes ces formules de regret qu’emploie la rhétorique administrative, quand il s’agit de refuser des emplois ou des faveurs.

226. Qu’est-ce que l’antiphrase ?

L’antiphrase est un trope par lequel on emploie une expression, une phrase dans un sens opposé à sa signification ordinaire. C’est par antiphrase que les Grecs appelaient la mer Noire Pont-Euxin ou mer hospitalière, les Furies Euménides ou bienveillantes ; et que les Latins employaient le mot sacer, sacré, dans le sens d’execrabilis : Auri sacra fames . L’antiphrase se rapproche beaucoup, d’après Dumarsais, de l’euphémisme et de l’ironie.

§ II. — Des figures de pensée.

227. Qu’appelle-t-on figures de pensée ?

Les figures de pensée sont celles qui, par le tour qu’elles donnent à la pensée, au sentiment, y ajoutent de la force, de la grâce, de la vivacité ou de la noblesse, indépendamment des mots qu’on emploie pour les exprimer. Les deux exemples suivants feront sentir la différence qui existe entre les figures de pensée et les figures de mots :

Répondez, cieux et mer ; et vous, terre, parlez.

Voilà une figure de pensée. Changez les expressions, retranchez, ajoutez, la figure ne subsistera pas moins.

Abner, le brave Abner, viendra-t-il nous défendre ?

Ici c’est une figure de mots : la répétition du mot Abner étant supprimée, la figure est anéantie.

Les figures de pensée, qui sont suggérées par la passion et l’artifice oratoire, ont pour objet de peindre les mouvements de l’esprit et les émotions de l’âme. Mais elles demandent à être employées avec mesure et discernement.

228. En combien de catégories peut-on ranger les figures de pensée ?

Les figures de pensée énumérées par les rhéteurs sont très nombreuses. Nous ne parlerons que des plus importantes et des plus usitées ; et nous les réunirons sous un certain nombre de chefs, d’après leur nature et d’après les effets qu’elles peuvent produire. Or, comme tout écrivain a pour but d’instruire, de plaire ou de toucher, les figures de pensée peuvent être rapportées à trois classes principales. — Il y en a que l’écrivain emploie avec art, pour porter plus sûrement la lumière dans notre esprit, pour faire parler la raison avec plus de force, de justesse, pour présenter une vérité sous le jour le plus favorable et le plus lumineux : ce sont les figures de raisonnement, qui servent principalement à éclairer l’esprit et à convaincre. — Il y a d’autres figures qui ont pour objet de flatter et de captiver l’imagination, par l’éclat et l’agrément qui leur sont propres. On s’en sert pour embellir la vérité de tous les charmes qui peuvent la faire aimer : celles-là sont des figures d’ornement ou d’imagination. — Enfin, il y en a qui pénètrent jusque dans le fond de nos cœurs, les remuent, les agitent, les entraînent. L’écrivain en fait usage pour toucher, pour émouvoir, pour maîtriser notre âme, et la mener, pour ainsi dire, au but qu’il se propose : ces figures sont propres aux passions, et sont appelées figures de mouvement ou de passion. Les figures de la première catégorie, étant propres à instruire, peuvent convenir plus particulièrement au style simple ; celles de la seconde, étant destinées à plaire, trouvent leur place naturelle dans le style tempéré ; celles de la troisième, ayant pour but de toucher et d’émouvoir, conviennent surtout au style sublime. — Il est bien entendu que ces divisions n’ont rien d’absolu. En effet, toutes les figures peuvent se rencontrer dans les différentes espèces de style ; et il en est plusieurs qui paraissent convenir également aux diverses catégories dont nous venons de parler.

I. Figures de pensée propres à instruire.

229. Quelles sont les principales figures de raison ?

On compte parmi les figures de pensée propres à instruire et à convaincre, la prétérition, la concession, la communication, l’antéoccupation, l’atténuation et exagération, la litote, la sentence et l’épiphonème.

230. Qu’est-ce que la prétérition ?

La prétérition ou prétermission est une figure de pensée au moyen de laquelle on feint d’ignorer, ou de passer sous silence, ou de ne toucher que légèrement des choses que l’on dit cependant, et sur lesquelles souvent même on appuie avec force. Exemple :

Je ne vous peindrai point le tumulte et les cris,
Le sang de tous côtés ruisselant dans Paris ;
Le fils assassiné sur le corps de son père,
Le frère avec la sœur, la fille avec la mère,
Les époux expirants sous leurs toits embrasés,
Les enfants au berceau sous la pierre écrasés.
Henriade.

231. Qu’est-ce que la concession ?

La concession est une figure par laquelle l’écrivain ou l’orateur, sûr de la bonté de sa cause, accorde une chose qui paraît contraire à ce qu’il veut prouver, mais pour en tirer aussitôt avantage, ou pour prévenir les incidents inutiles par lesquels on pourrait l’arrêter.

Voici comment Massillon parle aux pécheurs qui diffèrent leur conversion :

Mais je veux que le temps vous soit accordé, et que le ministre du Seigneur ait le loisir de vous dire comme autrefois un prophète au roi de Juda : Réglez votre maison, car vous mourrez. L’accablement où vous serez alors pourra-t-il vous permettre de chercher Jésus-Christ ?

232. Qu’est-ce que la communication ?

La communication est une figure par laquelle, plein de confiance dans son bon droit, on expose familièrement ses raisons à ses auditeurs ou à ses adversaires, les consultant, les prenant pour juges, s’en rapportant à leur décision, afin de les amener de leur plein gré à un sentiment dont ils étaient d’abord éloignés.

Les vers suivants de Corneille offrent un bel exemple de communication ; c’est le vieil Horace qui défend son fils contre Valère :

Dis, Valère, dis-nous, puisqu’il faut qu’il périsse,
Où penses-tu choisir un lieu pour son supplice ?
Sera-ce entre ces murs, que mille et mille voix
Font résonner encor du bruit de ses exploits ?
Sera-ce hors des murs, au milieu de ces places
Qu’on voit fumer encor du sang des Curiaces ?

233. Faites connaître l’antéoccupation et la subjection.

L’antéoccupation, occupation ou prolepse prévient adroitement une objection et y répond d’avance. Dans l’éloquence, cette figure a souvent de grands avantages : une objection pressentie et repoussée n’est plus qu’un trait émoussé, quand l’adversaire veut s’en servir. Un coup prévu, dit Crévier, ne fait plus la même impression.

Massillon, après avoir fait un grand éloge du prince de Conti, s’exprime ainsi :

Mais ne serait-ce point ici de ces images que l’orateur ne peint que d’après lui-même, qui expriment ce que le héros aurait dû être, mais qui ne représentent point ce qu’il a été, et plus propres à rappeler ses défauts qu’à servir à son éloge ?

Vous m’interrompez ici, messieurs, et je sens que ma précaution vous offense. Du milieu de cette assemblée auguste, une voix publique, formée par l’amour et par la douleur, s’élève contre moi et me reproche des louanges trop au-dessous de mon sujet, tandis que je parais craindre d’en donner d’excessives.

La subjection, qui se rapproche beaucoup de la prolepse, a lieu lorsque, dans une série de propositions, on répond coup sur coup à ses propres questions. Placée à propos, cette figure est très pressante. Mais il faut être vif et bref dans la demande et dans la réponse, sans quoi elle ne produirait pas d’effet.

Quelles pensez-vous, dit Fléchier dans l’Oraison funèbre du président de Lamoignon, quelles pensez-vous que furent les voies qui le conduisirent à cette fin ? La faveur ? il n’avait eu d’autres relations à la cour que celles que lui donnèrent ses affaires ou ses devoirs ? Le hasard ? on fut longtemps à délibérer ; et, dans une affaire aussi délicate, on crut qu’il fallait tout donner au conseil, et ne rien laisser à la fortune. La cabale ? il était du nombre de ceux qui n’avaient suivi que leur devoir ; et ce parti, quoique le plus juste, n’avait jamais été le plus grand.

234. Faites connaître l’atténuation et l’exagération.

L’atténuation ou exténuation est une figure qui adoucit les choses par l’expression, sans toutefois altérer la vérité. Nous indiquerons, comme exemples, les deux passages suivants de la fable Les animaux malades de la peste : Sire, dit le renard, vous êtes trop bon roi, etc., et : J’ai souvenance qu’en un pré de moines passant…

L’exagération, au contraire, augmente, amplifie les choses en bien ou en mal. Cette figure, qui se rencontre souvent dans la poésie et surtout dans l’ode, a l’enflure à redouter. La fable que nous venons de citer nous en fournit un exemple remarquable :

    A ces mots, on cria haro sur le baudet.
Un loup, quelque peu clerc, prouva par sa harangue
Qu’il fallait dévouer ce maudit animal.
Ce pelé, ce galeux d’où venait tout le mal.
Sa peccadille fut jugée un cas pendable,
Manger l’herbe d’autrui ! quel crime abominable !
    Rien que la mort n’était capable
D’expier son forfait. On le lui fit bien voir.

235. En quoi consiste la litote ?

La litote ou diminution est une espèce d’atténuation qui consiste à se servir, par modestie ou par égard, d’une expression qui dit moins pour faire entendre plus. C’est une négation qui, dans l’intention de l’écrivain, équivaut à une affirmation énergique.

Saint Paul dit aux Corinthiens qu’il ne les loue pas sur quelques désordres qui se commettent dans leurs agapes : Quid dicam vobis ? laudo vos ? in hoc non laudo. Il veut leur faire entendre qu’il les blâme fortement.

Corydon dit de lui-même :

Non sum adeo informis, nuper me in littore vidi ;

et, par là, il veut faire entendre qu’il est beau et bien fait.

Polybe est appelé par Tite-Live non spernendus auctor , et Pythagore, par Horace, non sordidus auctor naturæ verique .

Il est bon d’employer la litote pour déguiser une louange ou un aveu difficile à faire, et surtout pour adresser des remontrances ou des avis à des personnes que l’on doit ménager, à cause de leur rang ou de leur caractère.

236. Dites quelques mots sur la sentence et sur l’épiphonème.

La sentence ou réflexion est un enseignement court et frappant, inspiré par le sujet, et qui contient une maxime profonde, une belle moralité. Les sentences donnent du poids et de la force au discours, lorsqu’elles sont placées à propos ; mais elles ne conviennent pas au langage de la passion, et elles rendent le style haché, si elles sont trop fréquentes.

En voici quelques-unes :

Je suis jeune, il est vrai ; mais aux âmes bien nées
La valeur n’attend point le nombre des années.
Corneille.
Mourir pour son pays n’est pas un triste sort ;
C’est s’immortaliser par une belle mort.

On donne le nom d’épiphonème à une sentence vive et profonde qui termine un raisonnement ou un récit. Ordinairement, cette figure s’énonce par une exclamation qui ajoute de la vivacité à la réflexion. Exemples :

… Adeò in teneris consuescere multùm est !…
… Tantæne animis cœlestibus iræ ?
Tantæ molis erat Romanam condere gentem !

Après des détails sur le mystère de la réprobation des Juifs et de la vocation des Gentils, saint Paul conclut par ce bel épiphonème :

O altitudo divitiarum sapientiæ et scientiæ Dei ! Quam incomprehensibilia sunt judicia ejus, et investigabiles viæ ejus !

II. Figures de pensée propres à plaire.

237. Faites connaître les principales figures d’imagination.

Les principales figures d’ornement, c’est-à-dire qui ont pour but de captiver l’imagination, sont : l’antithèse, la correction, la licence, la dubitation, l’hypothèse, la réticence, l’ironie, la gradation, la comparaison et l’hypotypose.

238. Qu’est-ce que l’antithèse ?

L’antithèse est une figure par laquelle on oppose des idées les unes aux autres, le plus souvent au moyen d’expressions qui rendent cette opposition plus frappante.

J’ai vu mille peines cruelles
Sous un vain masque de bonheur ;
Mille petitesses réelles
Sous une écorce de grandeur ;
Mille lâchetés infidèles
Sous un coloris de candeur.
Gresset.
Ce fut lui (Joyeuse) que Paris vit passer tour à tour
Du siècle au fond du cloître et du cloître à la cour.
Vicieux, pénitent, courtisan, solitaire,
Il prit, quitta, reprit la cuirasse et la haire.
Voltaire.
L’Olympe foudroyait, le Calvaire pardonne.
Soumet.

L’antithèse est une ressource puissante pour l’écrivain : elle donne de la lumière aux pensées, et au discours de la force et de l’éclat ; mais il ne faut s’en servir qu’avec sobriété, et ne pas oublier que cette figure n’est réellement belle que lorsque les pensées opposées sont naturelles, tirées du fond du sujet, et qu’elles servent à se donner réciproquement de la justesse et de la clarté.

239. Qu’est-ce que la correction ?

La correction ou épanorthose corrige avec finesse les pensées et les expressions de l’écrivain, et leur en substitue d’autres qui paraissent plus justes ou plus fortes. Cette figure ne consiste pas à corriger une faute réelle qui serait échappée : il ne faut point d’art pour cela, il n’est besoin que de franchise ; mais quand on a dit ce qu’on a voulu dire, et qu’on le corrige pour donner plus de finesse, de délicatesse ou de force au discours, c’est là que se trouve une figure, c’est-à-dire un ornement. La correction excite fortement l’intérêt en appelant l’attention sur la pensée nouvelle. Exemples :

Quoi ! lorsque vous voyez périr votre patrie,
Pour quelque chose, Esther, vous comptez votre vie ?
Dieu parle, et d’un mortel vous craignez le courroux ?
Que dis-je ? votre vie, Esther, est-elle à vous ?
N’est-elle pas au sang dont vous êtes issue ?
N’est-elle pas à Dieu dont vous l’avez reçue ?
Racine.

Fléchier, après avoir vanté la naissance de Turenne, corrige ainsi sa pensée :

Mais que dis-je ? il ne faut pas l’en louer ici, il faut l’en plaindre : quelque glorieuse que fût la source dont il sortait, l’hérésie des derniers temps l’avait infectée.

240. Qu’est-ce que la licence ?

La licence est une figure par laquelle on promet de ne point déguiser à des personnes que l’on doit respecter ou craindre, certaines vérités qui pourraient leur déplaire. Quelquefois on emploie la licence avec le dessein secret de plaire et de flatter. Nous trouvons des exemples de cette figure dans le discours de Burrhus à Agrippine, et dans le Pro Ligario :

Je ne m’étais chargé, dans cette occasion,
Que d’excuser César d’une seule action ;
Mais puisque, sans vouloir que je le justifie,
Vous me rendez garant du reste de sa vie,
Je répondrai, Madame, avec la liberté
D’un soldat qui sait mal farder la vérité :
Vous m’avez de César confié la jeunesse,
Je l’avoue, et je dois m’en souvenir sans cesse.
Mais vous avais-je fait serment de le trahir,
D’en faire un empereur qui ne sût qu’obéir ?
Non, ce n’est plus à vous qu’il faut que j’en réponde ;
Ce n’est plus votre fils, c’est le maître du monde ;
J’en dois compte, Madame, à l’empire romain
Qui croit voir son salut ou sa perte en ma main.
Racine, Britannicus.

Suscepto bello, Cæsar, gesto etiam ex magnâ parte, nullâ vi coactus, judicio ac voluntate ad ea arma profectus sum, quæ erant sumpta contra te.

Ce discours a un air de liberté ; mais, en réalité, il a pour but de plaire à César et de faire l’éloge de sa clémence, afin de sauver Ligarius.

241. Faites connaître la dubitation.

La dubitation exprime l’incertitude, le doute de celui qui parle ; il paraît ne savoir ni ce qu’il doit dire, ni quel parti il doit prendre. Telle est l’incertitude de Germanicus dans la harangue qu’il adresse à ses soldats révoltés :

Quod nomen huic cœtui dabo ? militesne appellem ? qui filium imperatoris vestri vallo et armis circumsedistis ; an cives ? quibus tam projecta senatûs auctoritas.

242. Qu’est-ce que l’hypothèse ?

L’hypothèse ou supposition est une figure par laquelle on imagine, on suppose comme vraies ou comme possibles des circonstances, des situations dont on tire des inductions favorables. Employée à propos, elle peut produire dans l’éloquence un effet saisissant. Nous citerons comme modèle de supposition le passage suivant du sermon sur le Petit nombre des élus :

Je vous le demande : si Jésus-Christ paraissait dans ce temple, au milieu de cette assemblée la plus auguste de l’univers, pour nous juger, pour faire le terrible discernement des loups et des brebis, croyez-vous que le plus grand nombre de tout ce que nous sommes ici fût placé à la droite ? Croyez-vous que les choses du moins fussent égales ? Croyez-vous qu’il s’y trouvât seulement dix justes, que le Seigneur ne put trouver autrefois en cinq villes tout entières ? Je vous le demande ; vous l’ignorez, et je l’ignore moi-même. Vous seul, ô mon Dieu, connaissez ceux qui vous appartiennent : mais si nous ne connaissons pas ceux qui lui appartiennent, nous savons du moins que les pécheurs ne lui appartiennent pas.

Massillon.

243. Qu’est-ce que la réticence ?

La réticence ou aposiopèse est une figure par laquelle on interrompt brusquement le propos qu’on a commencé pour passer à un autre, en sorte que ce qu’on a dit laisse assez entendre ce qu’on supprime. Cette figure fait tourner à la gloire de l’orateur ou de l’écrivain toutes les pensées qu’il n’exprime pas, et qui naissent en foule dans l’esprit de ceux qui l’écoutent ou le lisent ; mais elle doit être employée avec sobriété, et amenée par la violence de la passion, par l’impétuosité du sentiment, ou par un motif de respect ou de bienveillance.

Jam cœlum terramque, meo sine numine, venti,
Miscere, et tantas audetis tollere moles ?
Quos ego… Sed motos præstat componere fluctus.

Athalie, attendrie un moment à la vue de Joas, emploie aussitôt cette réticence :

Quel prodige nouveau me trouble et m’embarrasse ?
La douceur de sa voix, son enfance, sa grâce,
Font insensiblement à mon inimitié
Succéder… je serais sensible à la pitié !
Racine.

244. Qu’est-ce que l’ironie ? Astéisme.

L’ironie consiste à dire précisément le contraire de ce qu’on pense et de ce qu’on veut faire entendre. Elle cache donc un sens opposé au sens propre et littéral ; et c’est pour cela qu’elle est rangée parmi les tropes par quelques critiques.

C’est, le plus souvent, l’inflexion de la voix et la connaissance des sentiments de l’orateur à l’égard de celui dont il parle, qui font connaître l’ironie. Il est évident que, dans un écrit, elle doit être plus clairement exprimée.

L’ironie est tantôt badine et enjouée, tantôt dure et pleine de fiel. Dans le premier cas, elle raille avec finesse ; dans le second, elle se propose de mordre cruellement, et alors elle prend le nom de sarcasme ; ou bien elle a pour but d’exprimer le dernier degré du désespoir ou de la colère. Cette figure demande beaucoup de précaution, surtout dans le genre sérieux. Voici des exemples de ces diverses espèces.

J.-B. Rousseau raille finement, dans son épître à L. Racine, les déistes et les prétendus esprits forts :

Tous ces objets de la crédulité,
Dont s’infatue un mystique entêté,
Pouvaient jadis abuser des Cyrille,
Des Augustin, des Léon, des Basile :
Mais, quant à vous, grands hommes, grands esprits,
C’est par un noble et généreux mépris,
Qu’il vous convient d’extirper ces chimères,
Épouvantails d’enfants et de grand’mères.
Puisque vous le voulez, je vais changer de style.
Je le déclare donc : Quinault est un Virgile ;
Pradon comme un soleil en nos ans a paru.
Boileau.

L’impie Athalie adresse ce sarcasme à Josabeth :

Ce Dieu depuis longtemps votre unique refuge,
Que deviendra l’effet de ses prédictions ?
Qu’il vous donne ce roi promis aux nations !
Cet enfant de David, votre espoir, votre attente !

Oreste, apprenant qu’Hermione s’est donné la mort à l’annonce de celle de Pyrrhus, s’écrie :

Grâce aux dieux, mon malheur passe mon espérance !
Oui, je te loue, ô ciel, de ta persévérance.

Il termine cette affreuse ironie par ce vers qui est, dit La Harpe, le sublime de la rage :

Eh bien ! je suis content, et mon sort est rempli.

L’astéisme est une ironie délicate et ingénieuse par laquelle on déguise la louange ou la flatterie sous le voile du reproche et du blâme, et réciproquement. Tel est, dans le Lutrin, l’éloge de Louis XIV par la Mollesse.

243. En quoi consiste la gradation ?

La gradation consiste à présenter une suite de pensées, d’images ou de sentiments qui enchérissent les uns sur les autres, soit en croissant, soit en décroissant. Il y a donc deux sortes de gradation, l’une ascendante, l’autre descendante plus rare que la première. Dans la poésie comme dans l’éloquence, cette figure est très propre à donner de la force et du mouvement à la phrase et à la pensée. Elle produit surtout un grand effet lorsqu’elle s’unit à la répétition, ce qui arrive très souvent. Exemples :

Veni, vidi, vici.

Elle viendra, dit Bossuet, cette heure dernière ; elle approche, nous y touchons, la voilà venue.

Vous voulez qu’un roi meure, et pour son châtiment
Vous ne donnez qu’un jour, qu’une heure, qu’un moment
Racine.

Nihil agis, nihil moliris, nihil cogitas quod ego non modò non audiam, sed etiam non videam, planèque sentiam.

246. Qu’est-ce que la comparaison ?

La comparaison consiste à rapprocher deux objets qui se ressemblent soit par plusieurs côtés, soit par un seul. Elle se distingue de la métaphore, en ce que la ressemblance que l’on observe entre deux choses s’y trouve non pas seulement indiquée, mais formellement exprimée, et en général plus suivie et plus détaillée que ne le permet la nature de la métaphore. L’effet de la comparaison est de donner plus de grâce et d’éclat au discours, plus de variété au récit, plus de clarté aux pensées, ou plus de force au raisonnement. Les poètes et les orateurs font un fréquent usage de cette figure.

Pour peindre la reine d’Angleterre seule debout au milieu des ruines accumulées par une révolution sanglante, Bossuet fait cette magnifique comparaison :

Comme une colonne dont la masse solide paraît le plus ferme appui d’un temple ruineux, lorsque ce grand édifice fond sur elle sans l’abattre : ainsi la reine se montre le ferme soutien de l’État, lorsque, après en avoir porté le faix, elle n’est pas même courbée sous sa chute.

Milton dit de Satan, dans le Paradis perdu :

Il s’émeut, et semblable à l’instrument terrible,
Qui recule au moment qu’il vomit le trépas,
Il chancelle, il hésite, il recule d’un pas.
Delille.

Homo, sicut fœnum dies ejus, tanquam flos agri sic efflorebit ; quoniam spiritus pertransibit in illo, et non subsistet, et non cognoscet amplius locum suum.

(Psaume cii.)

Voulant peindre le recueillement et le bonheur que l’âme pieuse goûte dans le temple du Seigneur, Lamartine emploie les comparaisons suivantes :

Comme la vague orageuse
S’apaise en touchant le bord ;
Comme la nef voyageuse
S’abrite à l’ombre du port ;
Comme l’errante hirondelle
Fuit sous l’aile maternelle
L’œil dévorant du vautour ;
A tes pieds quand elle arrive,
L’âme errante et fugitive
Se recueille en ton amour.

Fléchier, dans l’Oraison funèbre de Turenne, dit en s’adressant à Dieu :

Comme il s’élève du fond des vallées des vapeurs grossières dont se forme la foudre qui tombe sur les montagnes, il sort du cœur des peuples des iniquités dont vous déchargez le châtiment sur la tête de ceux qui les gouvernent ou qui les défendent.

La lumière luit dans les ténèbres, dit Malebranche, mais elle ne les dissipe pas toujours ; de même que la lumière du soleil environne les aveugles et ceux qui ferment les yeux, quoiqu’elle n’éclaire ni les uns ni les autres. Il en est ainsi de la vérité pour les hommes.

La comparaison est une des figures les plus riches de l’éloquence et de la poésie. Ses qualités sont la clarté, le naturel, la justesse, l’élévation ou la noblesse, la nouveauté, une judicieuse étendue, et la convenance qui existe lorsque cette figure est employée à propos et avec discrétion.

247. Dites quelques mots de l’hypotypose et des figures qui s’y rattachent.

L’hypotypose peint les objets dont on parle avec des couleurs si vives et des images si vraies, qu’elle les met pour ainsi dire sous les yeux. C’est ici que la poésie et l’éloquence touchent de plus près à la peinture. Nous citerons seulement le portrait que Cicéron fait de Verrès en ces termes :

Ipse, inflammatus scelere et furore, in forum venit : ardebant oculi ; toto ex ore crudelitas eminebat.

Les rhéteurs rapportent ordinairement à l’hypotypose la topographie, la démonstration, la prosopographie, l’éthopée, le parallèle, etc. Mais ces ornements du style ont le plus souvent une étendue qui les distingue des simples figures, et qui les range parmi les compositions proprement dites. Il en est de même de l’hypotypose lorsqu’elle se prolonge. Nous reviendrons sur ce sujet, en traitant des compositions secondaires.

III. Figures de pensée propres à émouvoir.

248. Quelles sont les principales figures de mouvement ou de passion ?

Les principales figures propres à toucher et à émouvoir sont la suspension, la permission, l’hyperbole, l’interrogation, l’exclamation, l’optation, l’obsécration, l’imprécation, la commination, l’apostrophe, la personnification ou prosopopée, et le dialogisme.

249. Qu’est-ce que la suspension ?

La suspension est une figure par laquelle on tient quelque temps les esprits en suspens et dans l’incertitude de ce qu’on va dire, afin de mieux exciter l’attention et de frapper plus fortement. Cette figure, qui ne peut s’employer souvent à cause de sa magnificence, exige que la chose annoncée réponde à l’attente et qu’elle ne se fasse pas attendre trop longtemps.

Bossuet nous a laissé un bel exemple de suspension dans l’Oraison funèbre de la reine d’Angleterre :

Combien de fois a-t-elle remercié Dieu humblement de deux grandes grâces ! l’une de l’avoir faite chrétienne ; l’autre… Messieurs, qu’attendez-vous ? peut-être d’avoir rétabli les affaires du roi son fils ? Non, c’est de l’avoir faite reine malheureuse.

Auguste, après un long récit des bienfaits dont il a comblé Cinna, annonce l’attentat que ce Romain a médité contre lui :

Tu t’en souviens, Cinna, tant d’heur et tant de gloire
Ne pouvait pas sitôt sortir de ta mémoire :
Mais, ce qu’on ne saurait jamais imaginer,
Cinna, tu t’en souviens, et veux m’assassiner.
Corneille.

Dans le genre familier et badin, la suspension peut être plus étendue que dans un discours grave et sérieux. Telles sont plusieurs suspensions de Scarron, et celle qui termine la lettre de Mme de Sévigné sur le mariage de Lauzun.

250. En quoi consiste la permission ?

La permission est une figure qu’on emploie, tantôt pour abandonner à eux-mêmes ceux qu’on ne peut détourner de leur dessein, tantôt pour inviter quelqu’un à se porter aux plus grands excès, et cela pour le toucher et lui inspirer de l’horreur pour ce qu’il a déjà fait ou ce qu’il veut faire encore.

Thyeste, après avoir reconnu le sang de son fils dans la coupe qui lui a été présentée par Atrée, lui parle ainsi :

Monstre que les enfers ont vomi sur la terre,
Assouvis la fureur dont ton cœur est épris ;
Joins un malheureux père à son malheureux fils.
A ses mânes sanglants donne cette victime,
Et ne t’arrête point au milieu de ton crime.
Barbare, peux-tu bien m’épargner dans ces lieux
D’où tu viens de chasser et le jour et les dieux ?

Agrippine se sert de cette figure dans les vers suivants :

Poursuis, Néron, poursuis : avec de tels ministres,
Par des faits glorieux tu vas te signaler :
Poursuis ; tu n’as pas fait un pas pour reculer.
Racine.

La permission a quelque rapport avec la concession : elle est dans les figures de passion ce qu’est l’autre dans les figures de raisonnement.

251 Qu’est-ce que l’hyperbole ?

L’hyperbole est une figure qui exagère les choses soit en augmentant, soit en diminuant excessivement la vérité, afin de faire plus d’impression sur l’imagination et d’amener l’esprit à les mieux connaître. Elle emploie des mots qui, pris à la lettre, vont bien au delà de la réalité, mais qui sont réduits à leur juste valeur par ceux qui les entendent. C’est ainsi qu’on dit par hyperbole léger comme le vent, lent comme une tortue, blanc comme la neige, etc.

On lit dans l’Exode :

Je vous conduirai dans un pays où coulent le lait et le miel.

Virgile peint en ces termes la légèreté de Camille :

Illa vel intactæ segetis per summa volaret
Gramina, nec teneras cursu læsisset aristas ;
Vel mare per medium fluctu suspensa tumenti,
Ferret iter, celeres nec tingeret æquore plantas.
Virgile.

Cinna rappelle ainsi les tristes conséquences de la guerre civile :

Romains contre Romains, parents contre parents
Combattaient seulement pour le choix des tyrans…
Rome entière noyée au sang de ses enfants.
Corneille.

L’hyperbole suivante est aussi très forte :

Le ciel avec horreur voit ce monstre sauvage ;
La terre s’en émeut, l’air en est infecté ;
Le flot qui l’apporta recule épouvanté.
Racine.

Virgile a dit :

Refluitque exterritus amnis,
Énéide, VIII.

et Fléchier, en parlant de la mort de Turenne :

Des ruisseaux de larmes coulèrent des yeux de tous les habitants.

Il faut se servir avec modération de l’hyperbole qui ne doit jamais être trop hardie, et encore moins outrée. Ici, surtout, l’abus touche de près à l’usage ; et avec l’abus commencent la boursouflure, l’extravagance et le ridicule. Le goût et le bon sens doivent toujours guider dans l’emploi de cette figure.

252. Qu’est-ce que l’interrogation ?

L’interrogation est une figure par laquelle on adresse des questions, non pour en obtenir la solution, mais pour presser, convaincre ou confondre ceux qu’on veut persuader, en faisant ressortir la force des raisons qu’on allègue. Cette figure, une des plus familières à l’orateur, est très propre au pathétique, à l’expression des reproches ainsi que de tous les sentiments impétueux et de toutes les passions violentes, et donne au discours de l’âme, du feu, de la rapidité et de l’énergie.

Cicéron nous fournit un remarquable exemple de cette figure, dans l’exorde de la première Catilinaire :

Quousque tandem abutere patientia nostra, Catilina ? Quandiu etiam furor iste tuus nos eludet ? Quem ad finem sese effrenata jactabit audacia ? Patere tua consilia non sentis ?

Quoi ! Rome et l’Italie en cendre
Me feront honorer Sylla ?
J’adorerai dans Alexandre
Ce que j’abhorre en Attila ?
J.-B. Rousseau.

Lorsque la réponse suit la question, on donne à la figure le nom de subjection. Nous en avons parlé plus haut.

253. Qu’est-ce que l’exclamation ?

L’exclamation est une figure par laquelle un orateur, un poète éclate par des interjections pour exprimer un sentiment vif et subit de l’âme, un mouvement impétueux de surprise, d’admiration, de crainte, de joie, de douleur, d’indignation.

O nuit désastreuse ! ô nuit effroyable où retentit tout à coup comme un éclat de tonnerre cette étonnante nouvelle : Madame se meurt ! Madame est morte !

Bossuet.

O vanité ! ô néant ! ô mortels ignorants de leurs destinées !

Bossuet.

Aman, après avoir conduit Mardochée au triomphe, s’écrie :

O douleur ! ô supplice affreux à la pensée !
O honte qui jamais ne peut être effacée !
Un exécrable Juif, l’opprobre des humains,
S’est donc vu de la pourpre habillé par mes mains !

254. Dans quels cas l’exclamation prend-elle le nom d’optation ?

L’exclamation prend le nom d’optation lorsqu’elle exprime un souhait ardent, un vif désir d’obtenir ce que l’on cherche, comme dans les exemples suivants :

Quis dabit mihi pennas sicut colombæ ? et volabo et requiescam.

Hector, avant d’aller au combat, appelle la protection des dieux sur son fils Astyanax :

………… Dieux, prenez sa défense !
D’un Hector au berceau, dieux ! protégez l’enfance !
Si l’ordre du destin nous sépare aujourd’hui,
Pour vous servir encor, que je revive en lui !
S’il règne, qu’il soit juste, et, s’il le faut, sévère ;
Qu’il fasse tout le bien que j’aurais voulu faire !
Qu’il voue à la patrie et son bras et son cœur !
Qu’armé pour elle seule il soit toujours vainqueur !
Et puisse-t-il, l’amour et l’orgueil de sa mère,
Faire dire au Troyens consolés de son père :
« Hector, tant qu’il vécut, des Troyens fut l’appui.
« Son fils est aussi brave, et plus heureux que lui. »
Luce de Lancival.

255. Qu’est-ce que l’obsécration ?

L’obsécration ou déprécation est une figure par laquelle on a recours aux prières, aux larmes, pour obtenir une grâce ou détourner un malheur, en présentant à ceux qu’on veut fléchir les motifs les plus capables de les émouvoir et de les attendrir. Elle s’adresse à Dieu et aux hommes. Exemples :

Aman conjure Esther de le sauver :

Par le salut des Juifs, par ces pieds que j’embrasse,
Par ce sage vieillard, l’honneur de votre race,
Daignez d’un roi terrible apaiser le courroux :
Sauvez Aman, qui tremble à vos sacrés genoux.

Philoctète adresse à Néoptolème cette touchante prière :

O mon fils ! je t’en conjure par les mânes de ton père, par ta mère, par tout ce que tu as de plus cher au monde, de ne pas me laisser seul dans ces maux que tu vois !

Fénelon.

256. En quoi consiste l’imprécation ?

L’imprécation est une figure par laquelle l’orateur ou le personnage que fait parler le poète, s’adressant au ciel, aux enfers ou à quelque puissance supérieure, appelle les plus grands malheurs sur un objet odieux. Elle est plus souvent l’expression de la colère et de la fureur ; et sous ce point de vue, on en trouve beaucoup d’exemples dans la tragédie, où les passions se montrent dans toute leur force.

Telle est l’imprécation de Cléopâtre contre son fils Antiochus, et contre la princesse son épouse :

Règne : de crime en crime enfin te voilà roi…

Telles sont les imprécations de Camille contre Rome, dans les Horaces :

Rome, l’unique objet de mon ressentiment !…

et celles d’Hérode contre la Judée, contre Jérusalem et contre lui-même :

Murs que j’ai relevés, palais, tombez en cendre !…
Temple, que pour jamais tes voûtes se renversent !…
Que d’Israël détruit les enfants se dispersent !…

Quelquefois l’imprécation n’est dictée que par le zèle de la vertu, par l’horreur du crime. Telle est celle que Racine met dans la bouche de Joad :

Daigne, daigne, mon Dieu ! sur Mathan et sur elle
Répandre cet esprit d’imprudence et d’erreur,
De la chute des rois funeste avant-coureur.

Quomodo cantabimus canticum Domini in terrâ alienâ ? Si oblitus fuero tui, Jerusalem, oblivioni detur dextera mea ! Adhæreat lingua mea faucibus meis, si non meminero tui, si non proposuero Jerusalem in principio lætitiæ meæ !

257. Qu’est-ce que la commination ?

La commination est une figure de passion qui a pour but d’effrayer ceux à qui l’on parle, par la peinture des maux dont ils seraient infailliblement menacés.

Joad se sert de cette figure pour faire trembler Mathan, dans ces vers déjà cités :

De toutes tes horreurs, va, comble la mesure !
Dieu s’apprête à te joindre à la race parjure,
Abiron et Dathan, Doëg, Achitophel :
Les chiens à qui son bras a livré Jézabel,
Attendant que sur toi sa fureur se déploie,
Déjà sont à ta porte et demandent leur proie.

258. Qu’est-ce que l’apostrophe ?

L’apostrophe est une tournure éloquente, hardie, par laquelle le poète ou l’orateur, agité par la passion, s’interrompt tout à coup pour s’adresser directement et nommément à des objets animés ou inanimés, vivants ou morts, réels ou imaginaires, présents ou absents, et quelquefois à lui-même comme dans les monologues :

Inclyti, Israel, super montes tuos interfecti sunt : quomodo ceciderunt fortes ?

Nolite annuntiare in Geth, neque annuntietis in compitis Ascalonis : ne fortè lætentur filiæ Philisthiim, ne exultent filiæ incircumcisorum.

Montes Gelboe, nec ros nec pluvia veniant super vos, neque sint agri primitiarum, quia ibi abjectus est clypeus fortium, clypeus Saul, quasi non esset unctus oleo.

Glaive du Seigneur, quel coup vous venez de frapper ! Toute la terre en est étonnée.

Cieux, écoutez ma voix, terre, prête l’oreille.
Ne dis plus, ô Jacob, que ton Seigneur sommeille !
Pécheurs, disparaissez : le Seigneur se réveille.
Racine.

Condé, Turenne, Luxembourg, Créquy, noms immortels ! Guerriers, qui durant cinquante ans avez entretenu si constamment la chaîne de la gloire et du bonheur de la France ! vous n’envierez pas à Boufflers l’honneur d’approcher de vous dans l’ordre glorieux des défenseurs de l’État.

La Rue, Oraison funèbre du duc de Boufflers.
Immolons en partant trois ingrats à la fois.
Racine.

Les poètes emploient quelquefois l’apostrophe seulement pour donner plus de grâce ou de variété à leurs compositions.

259. Qu’est-ce que la prosopopée ?

La prosopopée ou personnification est une figure par laquelle on attribue la vie, le sentiment, l’action, le langage à des êtres absents, inanimés, imaginaires, et quelquefois même à des morts. C’est la plus hardie, la plus vive et la plus magnifique de toutes les figures ; aussi ne convient-elle qu’à la poésie et à la haute éloquence, et demande-t-elle à être employée avec beaucoup de discernement.

260. Faites connaître les règles de la prosopopée.

La première de ces règles, qui s’applique aussi à l’apostrophe, est de ne faire usage de cette figure que lorsqu’elle est suggérée par une forte passion, et de ne jamais la prolonger lorsque la passion se calme. C’est un de ces hauts ornements, qui ne peuvent convenir que dans les passages les plus animés d’une composition ; et la même on ne doit s’en servir qu’avec une grande discrétion. La seconde est de ne personnifier de cette manière que des objets qui ont par eux-mêmes une sorte de dignité, et qui peuvent figurer convenablement à la hauteur où on veut les placer. Il convient d’observer cette règle, même pour les degrés inférieurs de cette figure ; mais elle est surtout indispensable lorsqu’on adresse la parole à l’objet qu’on personnifie. On peut adresser ses regrets au corps inanimé d’un ami que l’on vient de perdre ; mais les adresser à ses habits, ou aux différentes parties du corps, comme si ces objets avaient une vie séparée, n’offrirait qu’une idée étroite et mesquine.

261. Citez quelques exemples.

Exue te, Jérusalem stolâ luctûs et vexationis tuæ, et indue te decore, et honore ejus, quæ a Deo tibi est, sempiternæ gloriæ… Nominabitur enim nomen tuum à Deo in sempiternum : Pax justitiæ et honor pietatis.

Baruch, v.

Mucro, mucro, evagina te ad occidendum : lima te ut interficias et fulgeas… Gladius exacutus est, et limatus. Ut cædat victimas, exacutus est : ut splendeat, limatus est.

Ezech., xxi-xxviii.

Grande reine ! je satisfais à vos plus tendres désirs, quand je célèbre ce monarque ; et ce cœur, qui n’a jamais vécu que pour lui, se réveille tout poudre qu’il est, et devient sensible, même sous le drap mortuaire, au nom d’un époux si chéri.

Bossuet.
…………… O rochers, ô rivages !
Vous, mes seuls compagnons, ô vous, monstres sauvages,
(Car je n’ai plus que vous, à qui ma voix, hélas !
Puisse adresser des cris que l’on n’écoute pas),
Témoins accoutumés de ma plainte inutile,
Voyez ce que m’a fait le fils du grand Achille.
La Harpe.
La voix de l’univers à ce Dieu me rappelle :
La terre le publie : Est-ce moi, me dit-elle,
Est-ce moi qui produis mes riches ornements ?
C’est celui dont la main posa mes fondements.
Si je sers tes besoins, c’est lui qui me l’ordonne.
Les présents qu’il me fait, c’est à toi qu’il les donne.
Je me pare des fleurs qui tombent de sa main ;
Il ne fait que l’ouvrir, et m’en remplit le sein.
L. Racine.

Nous citerons encore, parmi les plus belles prosopopées, celle d’Isaïe sur la chute de l’empire d’Assyrie, mise en vers par L. Racine ; celle des Lois, par Platon ; celles de la Patrie, par Cicéron et par Lucain ; celle d’Alger, par Bossuet ; celle de Fabricius, par J.-J. Rousseau ; celle des souverains de notre pays, par Chateaubriand, et celle du Danube, par V. Hugo.

262. Qu’est-ce que le dialogisme ?

Lorsque la prosopopée met en scène les personnages et établit un dialogue entre eux, elle prend le nom de dialogisme. Cette figure est un tour très propre à soutenir l’attention en donnant au sentiment de la force et de la chaleur.

Boileau, après Perse, nous représente l’Avarice excitant un marchand à parcourir l’immensité des mers :

Le sommeil sur ses yeux commence à s’épancher :
Debout ! dit l’Avarice, il est temps de marcher.
— Hé ! laisse-moi. — Debout ! — Un moment ! — Tu répliques ?
— A peine le soleil fait ouvrir les boutiques !
— N’importe, lève-toi. — Pourquoi faire après tout ?
— Pour courir l’Océan de l’un à l’autre bout ;
Chercher jusqu’au Japon la porcelaine et l’ambre ;
Rapporter de Goa le poivre et le gingembre.
— Mais j’ai des biens en foule, et je puis m’en passer.
— On n’en peut trop avoir………

Article II.

De l’harmonie

263. Qu’est-ce que l’harmonie du style ?

L’harmonie du style est un concours, une combinaison de sons agréables, résultant du choix et de l’arrangement des mots, ainsi que de la disposition et de l’enchaînement des phrases ou des périodes et des membres qui les composent, et qui sont destinés à plaire à l’oreille par leur accord entre eux, ou à la charmer par leur savante combinaison.

264. Quelle est l’importance de l’harmonie ?

Le son est sans doute bien inférieur au sens en importance, dit Blair ; cependant il demande quelque attention de notre part. En effet, aussi longtemps que les sons seront employés comme véhicule de la pensée, il y aura une très grande liaison entre l’idée transmise et le son qui la transmet. Il est bien difficile que des consonnances rudes et désagréables nous communiquent des idées douces et gracieuses. Frappée de tels sons, l’imagination se révolte, comme l’ont constaté Quintilien et Boileau :

Nihil potest intrare in affectum, quod in aure, velut quodam vestibulo, statim offendit.

Il est un heureux choix de mots harmonieux.
Fuyez des mauvais sons le concours odieux.
Le vers le mieux rempli, la plus noble pensée
Ne peut plaire à l’esprit quand l’oreille est blessée.

265. Combien distingue-t-on d’espèces d’harmonie ?

On distingue deux espèces d’harmonie : l’une qui consiste dans l’arrangement des mots et des phrases, c’est l’harmonie mécanique ; l’autre qui consiste dans le rapport de ce choix, de cet arrangement avec les pensées, les images et les sentiments qu’on veut exprimer, c’est-à-dire dans l’expression des objets par des sons qui leur ressemblent, c’est l’harmonie imitative.

§ I. — De l’harmonie mécanique.

266. En quoi consiste l’harmonie mécanique ?

L’harmonie mécanique consiste dans l’accord des sons entre eux, accord produit par le choix et le mélange des expressions et par la coupe et l’enchaînement des périodes. Cette espèce d’harmonie a pour but de donner de l’agrément et de la mélodie au style. Quoique plus rigoureusement requise dans la poésie et dans l’éloquence que dans les ouvrages de philosophie et d’histoire, elle est tellement nécessaire à toute composition qu’elle a reçu le nom d’harmonie du discours.

267. Qu’avez-vous à dire sur le choix des mots ?

Nous commençons par le choix des mots, sur lequel il n’y a pas beaucoup à dire, à moins de descendre dans de frivoles et fastidieux détails sur le pouvoir des différentes lettres, ou des sons simples dont le langage est composé. Il est évident que les mots les plus agréables à l’oreille sont ceux qui sont formés de sons doux et coulants, où les voyelles et les consonnes sont heureusement mélangées, où deux consonnes rudes ne se heurtent point, où l’on ne trouve pas trop de voyelles consécutives qui forment un hiatus et forcent d’ouvrir la bouche d’une manière pénible. On peut encore poser en principe que tous les sons qui sont difficiles à prononcer deviennent, dans la même proportion, durs et disgracieux à l’oreille. Les voyelles donnent aux mots de la douceur ; les consonnes leur donnent de la force. Selon que les unes ou les autres dominent, la langue est dure ou efféminée. Les longs mots sont en général plus agréables à l’oreille que les mono syllabes. Ils plaisent en présentant une composition de sons qui se succèdent avec aisance : aussi abondent-ils dans les langues harmonieuses. Parmi les longs mots, ceux qui flattent le plus l’oreille sont les mots composés d’un mélange de syllabes brèves et longues.

268. Quelles observations avez-vous à faire sur l’arrangement des mots ?

La beauté de la construction d’une phrase, relativement à l’harmonie, dépend plus de la combinaison des mots que de leur choix. Cette combinaison est plus compliquée, plus difficile et d’une nature plus délicate que la première opération. En effet, quelque sonores que soient les mots, quelque attention que l’on donne au choix qu’on en fait, si leur arrangement est vicieux, l’harmonie est détruite. C’est surtout dans la distribution de la phrase qu’il faut éviter les sons désagréables qui peuvent blesser l’oreille. A cet égard, Cicéron l’emporte sur tous les écrivains anciens et modernes. Il avait fait une étude approfondie de l’arrangement le plus favorable à l’harmonie, et il portait peut-être à l’excès le goût pour ce qu’il appelle plena ac numerosa oratio . Qu’y a-t-il, par exemple, de plus parfait en ce genre, de plus arrondi, de plus sonore, que cette période de la IVe Catilinaire ? Cogitate quantis laboribus fundatum imperium, quantâ virtute stabilitam libertatem, quantâ deorum benignitate auctas exaggeratasque fortunas, una nox penè delerit.  — Fléchier, Boileau et Racine nous offrent de beaux exemples du choix et de la combinaison des mots. Nous ne citerons ici que les vers suivants :

L’Éternel est son nom ; le monde est son ouvrage ;
Il entend les soupirs de l’humble qu’on outrage,
Juge tous les mortels avec d’égales lois,
Et du haut de son trône interroge les rois.
Racine.

269. Quels sont les défauts à éviter dans l’assemblage des mots ?

Les défauts à éviter dans l’arrangement des mots, et que nous avons déjà indiqués en partie, sont :

1° L’hiatus ou bâillement, qui a lieu quand deux voyelles se trouvent vis-à-vis l’une de l’autre, et se tranchent durement, comme dans ces phrases : Il a été un temps ; il alla à Alexandrie, où il s’appliqua à apprendre la peinture ; Baccæ æneæ amœnissimæ impendebant . L’hiatus est banni de notre poésie ; et on ne le permet dans la prose que lorsqu’il n’est pas sensiblement désagréable.

2° La répétition fréquente des mêmes lettres, des mêmes syllabes ou des mêmes mots. Exemples :

O tyran, Titus Tatius, toi-même tu t’es attiré tant de maux !
Quam multi tineas pascunt blattasque diserti.
Pourquoi ce roi du monde et si libre et si sage,
Subit-il si souvent un si dur esclavage ?
Ces cyprès sont si loin qu’on ne sait si c’en sont.

3° Les rencontres et les chocs de consonnes, parce que n’ayant point de son par elles-mêmes, elles tourmentent l’organe et écrasent la voyelle ; comme dans les mots sphinx, stirps, Cécrops, arx studiorum. On peut cependant adoucir ces mots en les plaçant entre deux voyelles.

4° Le concours et l’enchaînement de mots pesants et rudes qui rendent le style embarrassé et rocailleux. La délicatesse de l’oreille est blessée de l’âpreté de sons et de la raideur de mouvement qui caractérisent les vers suivants faits pour critiquer Chapelain et V. Hugo :

Maudit soit l’auteur dur, dont l’âpre et dure verve,
Son cerveau tenaillant, rima malgré Minerve ;
Et de son lourd marteau martelant le bon sens,
A fait de méchants vers douze fois douze cents.
Où, ô Hugo, juchera-t-on ton nom ?
Rendu justice enfin que ne t’a-t-on ?
Quand donc au mont qu’Académique on nomme,
De roc en roc grimperas-tu, rare homme ?

Les mots durs et choquants peuvent cependant entrer dans le discours, si l’on a soin de les adoucir en les plaçant avec art. C’est ainsi que Buffon a su faire passer le mot cataracte, lorsqu’il a dit :

Il se livre à la pente précipitée de ses cataractes écumantes.

Il en est de même de certains mots fournis par les sciences, la philosophie ou l’histoire. On doit quelquefois les employer, quelque rudes et choquants qu’ils paraissent ; mais il est très rare qu’un bon écrivain ne puisse pas les rendre supportables par la manière heureuse dont il sait les disposer. Boileau a admirablement surmonté des difficultés de ce genre dans son Épître au roi sur le passage du Rhin.

5° L’accumulation de mots trop longs ou de monosyllabes. Exemples :

Conturbabantur Constantinopolitani
Innumerabilibus sollicitudinibus.
L’on hait ce que l’on a ; ce qu’on n’a pas, on l’aime.
Voltaire.

On trouve cependant des phrases où une série d’expressions d’égale longueur ne produit pas d’effet désagréable ; mais il faut que les mots soient bien coulants et disposés de façon à se combiner entre eux d’une manière convenable, comme dans ce vers de Racine :

Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur.

270 Que produisent le choix et l’arrangement des mots ?

L’harmonie dans les mots et dans leur assemblage produit naturellement l’harmonie principale du discours, l’harmonie des phrases en elles-mêmes et dans leur succession. Cette harmonie demande une oreille très délicate et très exercée. Elle consiste dans la texture, la coupe et l’enchaînement des phrases et des périodes.

271. Qu’est-ce que la période ?

Nous avons dit plus haut que la phrase est un arrangement de mots formant un sens complet. On donne le nom de phrase simple à celle qui ne peut se diviser en plusieurs parties, c’est-à-dire qui ne renferme qu’une proposition. La phrase est composée ou complexe lorsqu’elle en renferme plusieurs. La phrase complexe conserve ce nom lorsque les parties qui la composent peuvent être facilement détachées les unes dés autres, de manière à former autant de phrases simples. Mais lorsque toutes ces parties ou propositions sont intimement liées ensemble, elles forment ce qu’on appelle une période. La période est donc la réunion de plusieurs propositions tellement liées les unes aux autres que le sens complet demeure suspendu jusqu’à un dernier et parfait repos. La suspension de la pensée est de l’essence de la période.

272. Qu’appelle-t-on membre ? incise ?

On appelle membre chaque partie notable de la période dont la liaison avec les autres parties est marquée par des conjonctions ou par le sens, et qui finit par un repos inachevé. La suppression d’un membre rend la phrase inintelligible.

Le membre à son tour peut subir des divisions. Ces parties du membre sont des propositions complémentaires qui forment un sens partiel, se suivent et se rattachent ensemble sans dépendance nécessaire, et auxquelles on a donné le nom d’incises. La suppression d’une incise ne détruit pas le sens de la période.

273. Combien compte-t-on d’espèces de périodes ?

Il y a des périodes de deux, de trois, de quatre membres, rarement de cinq.

Période à deux membres.

1. Celui qui met un frein à la fureur des flots
2. Sait aussi des méchants arrêter les complots.

Période à deux membres avec incises.

1. Si l’équité régnait dans le cœur des hommes, — si la vérité et la vertu leur étaient plus chères que les plaisirs, la fortune et les honneurs,

2. Rien ne pourrait altérer leur bonheur.

Massillon.

Période à trois membres.

1. Pendant que les sanglots éclataient de toutes parts,

2. Comme si un autre que lui en eût été le sujet,

3. Il continuait à donner ses ordres.

Période à quatre membres.

1. Comme une colonne dont la masse solide paraît le plus ferme appui d’un temple ruineux,

2. Lorsque ce grand édifice qu’elle soutenait fond sur elle sans l’abattre ;

3. Ainsi la reine se montre le plus ferme appui de l’État,

4. Lorsque, après en avoir longtemps porté le faix, elle n’est pas même courbée sous sa chute.

Bossuet.

Cette période est appelée période carrée, parce qu’elle se compose de quatre membres. C’est la plus parfaite ; mais elle ne doit pas être employée trop souvent parce qu’elle sent l’art et le travail. On donne le même nom, par extension, à toute période nombreuse et soignée. — La période ronde est celle dont les membres sont tellement joints qu’on aperçoit difficilement l’endroit où ils s’unissent. — Celle dont les membres sont opposés et forment antithèse a reçu le nom de période croisée.

Nous ferons remarquer que les périodes doivent être liées entre elles d’une manière naturelle. On peut lire comme modèle d’enchaînement des pensées dans une composition périodique, le commencement de l’exorde de l’Oraison funèbre de la reine d’Angleterre : Celui qui règne… son autorité suprême.

274. Qu’est-ce que le nombre ?

Si la suspension du sens constitue la propriété essentielle de la période, sa beauté consiste dans le nombre. Le nombre, qui appartient à la phrase en général, mais qui est surtout nécessaire à la période, est une harmonie, une combinaison musicale des phrases, en d’autres termes, un accord des sons, des expressions, des membres, des chutes de la phrase, calculé de manière à favoriser la respiration, à satisfaire l’esprit et à flatter l’oreille.

275. D’où résulte la beauté du nombre ?

La beauté du nombre résulte de la bonne distribution des repos, et de l’harmonie de la conclusion ou de la cadence finale. Durant le cours de la période, la terminaison de chacun de ses membres forme une pause ou un repos. Ces repos doivent être distribués de manière à ne point gêner le cours ordinaire de la respiration, mais avoir une proportion raisonnable avec la portée de la voix humaine, et être placés à des distances qui aient entre elles une sorte de proportion musicale.

Quant à l’harmonie de la cadence finale, la seule règle importante que l’on puisse proposer, c’est que, si l’on veut donner à la phrase de l’élévation et de la dignité, les sons doivent aller en croissant jusqu’à la fin. Ainsi les membres de phrase les plus longs, et les mots les plus pleins et les plus sonores, doivent être réservés pour la conclusion.

On peut appliquer à la mélodie ce que nous avons dit du sens : lorsqu’elle tombe vers la fin, il en résulte un mauvais effet. Ainsi les particules, les pronoms, les petits mots, placés à la conclusion, sont désagréables à l’oreille, en même temps qu’ils nuisent à la force de l’expression. En général, une fin de période harmonieuse exige que la dernière ou l’avant-dernière syllabe soit longue.

276. Est-il nécessaire de varier la coupe et la cadence des périodes ?

Pour satisfaire l’oreille et soutenir l’attention du lecteur ou de l’auditeur, pour qu’une composition conserve sa chaleur et sa force, il faut avoir soin d’en varier la coupe et le nombre : et ceci n’est pas seulement relatif à la cadence finale de la période, mais encore à la distribution de ses membres. On doit éviter de placer immédiatement à la suite l’une de l’autre deux périodes de même forme, dont les pauses reviennent aux mêmes intervalles. Il faut mêler des phrases courtes aux périodes longues et sonores, et rendre le discours animé en même temps qu’on lui donne de la douceur et de la pompe, sous peine de tomber dans la monotonie. Un discours dont toutes les phrases seraient également cadencées et symétrisées avec le même art, dont toutes les chutes tomberaient avec la même harmonie, deviendrait bientôt ennuyeux et insupportable. A la variété du nombre il faut joindre sa convenance avec le sujet, ou l’accord entre la pensée et l’harmonie.

277. Qu’appelle-t-on style périodique ? style coupé ?

Le style est dit périodique lorsqu’il est composé d’un enchaînement de plusieurs périodes, ou lorsque les membres et les incises d’une période sont en grand nombre. Ce style, qui est le plus noble, le plus harmonieux, le plus oratoire, convient aux oraisons funèbres, aux panégyriques, aux descriptions et à tout ce qui demande de l’élévation et de la magnificence. Cicéron abonde en périodes pleines d’harmonie. Un beau modèle de style périodique est le début de l’Oraison funèbre de la reine d’Angleterre.

Au style périodique est opposé le style coupé. Ce dernier est le style où le sens est renfermé dans des propositions courtes, indépendantes et complètes par elles-mêmes. Telles sont ces phrases de Bossuet :

L’orgueil de Démétrius souleva le peuple. Toute la Syrie était en feu. Jonathas sut profiter de la conjoncture. Il renouvela l’alliance avec les Romains.

Le style coupé est plus léger, plus vif, plus brillant. Il convient aux récits, aux raisonnements pressants, aux mouvements passionnés et aux sujets légers, agréables et gais. La lettre de Mme de Sévigné sur la mort de Turenne peut servir d’exemple. — On doit donc employer le style périodique ou le style coupé de préférence, selon la nature et le caractère général de l’ouvrage. Mais il faut toujours se souvenir que la grande règle est de les entremêler, et que leur mélange bien entendu constitue l’une des principales ressources du beau langage.

Tous les grands écrivains, tous les orateurs illustres se sont appliqués à observer les règles de l’harmonie, et surtout de l’harmonie périodique. Nous citerons, parmi les plus célèbres, Homère, Cicéron, Virgile, Fléchier, Bossuet, Racine, Fénelon, Bourdaloue, Massillon, J.-B. Rousseau, Buffon.

Nous terminerons nos observations sur l’harmonie mécanique par ces paroles si justes de Le Batteux : il faut non seulement que les sons se lient entre eux avec facilité et douceur, dans le même mot ; mais que les mots se lient de même entre eux dans une même phrase, les phrases dans une même période, les périodes dans tout le discours.

§ II. — De l’harmonie imitative.

278. Qu’est-ce que l’harmonie imitative ?

L’harmonie imitative est celle qui représente, c’est-à-dire qui peint et qui imite les objets et les sentiments par la combinaison des sons, de manière à offrir une ressemblance sensible entre les sons et les mouvements de la langue et ceux de la nature. C’est de ce genre d’harmonie que Longin entend parler, dans le passage suivant :

L’harmonie du discours ne frappe pas seulement l’oreille, mais l’esprit ; elle y réveille une foule d’idées, de sentiments, d’images, et parle de près à notre âme par le rapport des sons avec les pensées.

Cette espèce d’harmonie se rencontre dans les ouvrages en prose ; mais elle se trouve bien plus fréquemment dans les compositions poétiques. Parmi les écrivains qui se sont le plus distingués en ce genre, nous citerons Homère, Virgile, Horace, Cicéron, La Fontaine, Bossuet, Fléchier, Racine, Fénelon, Boileau, J.-B. Rousseau, Saint-Lambert, Delille, Chateaubriand, Lamartine.

279. Faites connaître quelques règles relatives à l’harmonie imitative.

Comme il est difficile d’établir sur ce point des principes bien précis, nous donnerons seulement quelques règles générales que Delille et du Resnel ont traduites de Pope, surnommé le Boileau de l’Angleterre, et que ce poète paraît avoir lui-même empruntées au livre III de la Poétique de Vida : Haud satis est illis… sonitu illætabilis ipso. Voici ces passages où l’on trouve à la fois, comme dans les deux poètes imités, le précepte et l’exemple :

Que le style soit doux, lorsqu’un tendre zéphyre
A travers les forêts s’insinue et soupire.
Qu’il coule avec lenteur, quand de petits ruisseaux
Traînent languissamment leurs gémissantes eaux.
Mais le ciel en fureur, la mer pleine de rage
Font-ils d’un bruit affreux retentir le rivage ?
Le vers comme un torrent en grondant doit marcher.
Qu’Ajax soulève et lance un énorme rocher,
Le vers appesanti tombe avec cette masse.
Voyez-vous des épis effleurant la surface,
Camille dans un champ, qui court, vole et fend l’air ?
Le style suit Camille, et part comme un éclair.
Du Resnel.
Peins-moi légèrement l’amant léger de Flore ;
Qu’un doux ruisseau murmure en vers plus doux encore.
Entend-on de la mer les ondes bouillonner ?
Le vers comme un torrent en roulant doit tonner.
Qu’Ajax soulève un roc et le lance avec peine,
Chaque syllabe est lourde et chaque mot se traîne ;
Mais vois d’un pied léger Camille effleurer l’eau,
Le vers vole et la suit aussi prompt que l’oiseau.
Delille.

280. En combien de classes range-t-on les objets qui peuvent être représentés par le son des mots ?

L’harmonie imitative peut représenter trois classes d’objets principalement : 1° les sons et les bruits de la nature ; 2° les différents mouvements des corps ; 3° les mouvements de l’âme, c’est-à-dire ses pensées, ses sentiments, ses émotions, ses passions.

281. Montrez que l’harmonie imitative reproduit les sons de la nature.

Il est certain que, par un choix convenable de mots, on peut imiter les sons de la nature, tels que le bruit des vagues, le mugissement des vents, le murmure d’un ruisseau, etc. C’est l’exemple le plus simple de ce genre de beauté. Il ne faut pas beaucoup d’art chez un écrivain qui veut décrire des sons doux, pour employer des mots composés de voyelles et de liquides qui produisent des sons coulants et agréables à l’oreille ; ou s’il veut décrire des sons durs, pour entasser des syllabes dures et difficiles à prononcer. La structure du langage vient même l’aider dans ce travail ; car, dans toutes les langues, on trouve que les noms de plusieurs sons particuliers ont été faits de manière à présenter quelque affinité avec le son qu’ils expriment, comme le sifflement des vents ou des serpents, le craquement du bois qui se rompt, le bourdonnement d’une abeille, le gazouillement des oiseaux, et plusieurs autres mots qui imitent évidemment les sons dont ils sont les signes.

282. Citez des exemples de ce genre d’harmonie.

Le sifflement des serpents.

Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ?
Racine.

L’approche d’une tempête.

Continuò, ventis surgentibus, aut freta ponti
Incipiunt agitata tumescere, et aridus altis
Montibus audiri fragor, aut resonantia longè
Littora misceri, et nemorum increbrescere murmur.

Le galop du cheval.

Quadrupedante putrem sonitu quatit ungula campum.

Le bruit des chaînes.

Hinc exaudiri gemitus et sæva sonare
Verbera ; tum ferri stridor tractæque catenæ.

Le cri de la scie et de la lime.

Tum ferri rigor atque argutæ lamina serræ.
J’entends crier la dent de la lime mordante.
Delille.
La lime mord l’acier, et l’oreille en frémit.
L. Racine.

Le retentissement du clairon et du cheval de bois frappé par une javeline.

Sed tum fortè cava dum personat æquora concha.
… Stetit illa tremens, uteroque recusso
Insonuere cavæ gemitumque dedêre cavernæ.

L’orage.

            Notre souffleur à gage (Borée)
Se gorge de vapeurs, s’enfle comme un ballon,
            Fait un vacarme de démon,
Siffle, souffle, tempête……

La grêle.

Quàm multa in tectis crepitans salit horrida grando.

Bruit des portes de l’Enfer et des portes du Ciel, par Milton.

Soudain des deux côtés, sous cette main puissante,
Recule avec effroi la porte obéissante ;
Loin d’elle, comme un trait, ses battants ont volé,
Et sur leurs vastes gonds, en grondant, ont roulé.
Des cieux, sur leurs gonds d’or, s’ouvrent les vastes portes,
Et rendent en s’ouvrant des sons harmonieux ;
Les célestes concerts sont moins mélodieux.
Delille.

L’ouragan.

Bientôt des tonnerres affreux firent retentir de leurs éclats les bois, les plaines et les vallons ; des pluies épouvantables, semblables à des cataractes, tombèrent du ciel. Des torrents écumeux se précipitaient le long des flancs de cette montagne ; le fond de ce bassin était devenu une mer.

Bern. de Saint-Pierre.

Le Tartare.

Satan arrive au pied de sa royale demeure ; les trois gardes du palais se lèvent et laissent le marteau d’airain retomber avec un bruit lugubre sur la porte d’airain Le rauque son de la trompette du Tartare appelle les habitants des ombres éternelles ; les noires cavernes en sont ébranlées, et le bruit, d’abîme en abîme, roule et retombe.

Chateaubriand.

283. Les mouvements peuvent-ils être imités par l’harmonie ?

La seconde classe d’objets, que le son des mots imite souvent, se compose des divers mouvements des corps. Ces mouvements sont lents ou rapides, doux ou impétueux, égaux ou inégaux, aisés ou pénibles. Quoique naturellement il n’y ait pas d’affinité entre le son et le mouvement, il y en a une bien réelle dans notre imagination, comme le prouve clairement la liaison entre la musique et la danse. Le poète a donc en son pouvoir de rappeler vivement l’idée de l’espèce de mouvement qu’il veut décrire, en employant des sons qui, dans notre imagination, correspondent à ce mouvement. Des syllabes longues et des mots lourds et traînants présentent naturellement l’idée de mouvements qui s’exécutent avec lenteur ou difficulté ; une suite de syllabes brèves et de mots coulants donne l’idée de mouvements rapides et doux, et les mouvements impétueux et violents demandent à être rendus par des expressions où dominent des consonnes fortes.

284. Donnez quelques exemples.

Lenteur, effort, fatigue.

Quatre bœufs attelés, d’un pas tranquille et lent,
Promenaient dans Paris le monarque indolent.
                            La Mollesse oppressée
Dans sa bouche à ce mot sent sa langue glacée ;
Et lasse de parler, succombant sous l’effort,
Soupire, étend les bras, ferme l’œil et s’endort.
Ter sunt conati imponere Pelio Ossam.
Illi inter sese magnâ vi brachia tollunt
In numerum, versantque tenaci forcipe ferrum.
Dans un chemin montant, sablonneux, etc.

Rapidité, douceur, facilité.

Qualis speluncâ subitò commota columba,
………………… mox aere lapsa quieto
Radit iter liquidum, celeres neque commovet alas.
Le chagrin monte en croupe et galope avec lui.
J’aime mieux un ruisseau qui sur la molle arène
Dans un pré plein de fleurs lentement se promène,
Qu’un torrent débordé qui d’un cours orageux
Roule plein de gravier sur un terrain fangeux.

Mouvements précipités et violents.

                    Excutitur pronusque magister
Volvitur in caput.
Sternitur, exanimisque tremens procumbit humi bos.
Soudain le mont liquide élevé dans les airs
Retombe ; un noir limon bouillonne au fond des mers.
Delille.

Mouvements inégaux.

…………………… Et obliquo laborat
Lympha fugax trepidare rivo.
Indomptable taureau, dragon impétueux,
Sa croupe se recourbe en replis tortueux.

285. L’harmonie imitative peut-elle exprimer les mouvements de l’âme ?

La troisième espèce d’objets que les mots peuvent imiter par le son, comprend les sentiments, les émotions et les passions de l’âme. Au premier coup d’œil, le son peut paraître fort étranger à ces objets ; cependant on ne peut douter qu’il n’ait avec eux beaucoup de liaison, lorsque l’on considère la puissance qu’a la musique d’exciter et d’exprimer les diverses passions, et que l’on examine l’effet de certaines suites de sons sur certaines suites d’idées. Pour représenter les mouvements de l’âme par le son des mots, il faut se souvenir que le premier principe pour l’harmonie est d’employer des termes ou des phrases qui renferment par leur douceur ou par leur dureté, par leur lenteur ou leur vitesse, l’expression imitative qui peut être dans les sons. Si l’écrivain, et surtout le poète, pour décrire le plaisir, le bonheur, une suite d’objets agréables, emploie naturellement une suite de sons doux et coulants, il saura donner une cadence plus animée aux sensations vives, et trouver de longs mots et des mesures lentes pour les sujets tristes et mélancoliques.

286. Faites connaître des exemples de cette espèce d’harmonie.

Peinture de lieux agréables.

Devenêre locos lætos et amœna vireta
Fortunatorum nemorum, sedesque beatas.
Largior hic campos æther et lumine vestit
Purpureo, solemque suum sua sidera norunt.

Une joie vive.

                    Juvenum manus emicat ardens
Littus in Hesperium…
Soudain avec transport mille jeunes Troyens
Touchent d’un saut léger aux bords Ausoniens.
Delille.

La mélancolie.

                         Cunctæque profundum
Pontum adspectabant flentes. Heu ! tot vada fessis !…
Et caligantem nigra formidine lucum.

L’épouvante.

Vox quoque per lucos vulgò exaudita silentes
Ingens, et simulacra modis pallentia miris
Visa sub obscurum noctis, pecudesque locutæ.

L’horreur.

C’était pendant l’horreur d’une profonde nuit

La consternation.

O nuit désastreuse ! ô nuit effroyable ! où retentit tout à coup, comme un éclat de tonnerre, cette étonnante nouvelle : Madame se meurt, madame est morte !

Peu s’en faut que je n’interrompe ici mon discours. Je me trouble, messieurs. M. de Turenne meurt. Tout se confond ; la fortune chancelle, la victoire se lasse, la paix s’éloigne, les bonnes intentions des alliés se ralentissent, le courage des troupes est abattu par la douleur et ranimé par la vengeance ; tout le camp demeure immobile.

L’élévation, l’autorité.

Qu’aux accents de ma voix la terre se réveille.
Rois, soyez attentifs ; peuples, ouvrez l’oreille :
Que l’univers se taise et m’écoute parler !

Le bonheur, la peine et la foi.

Heureux l’homme à qui Dieu donne une sainte mère !
En vain la vie est dure, et la mort est amère ;
Qui peut douter sur son tombeau ?
Lamartine.

Nous terminerons cet article en indiquant comme plus particulièrement remarquables, sous le rapport de l’harmonie imitative, les morceaux suivants : Les derniers moments du sage : ni l’or ni la grandeur… ; dans un chemin montant… par La Fontaine ; la mort d’Hippolyte : un effroyable cri… ; le commencement de l’Oraison funèbre de la reine d’Angleterre et la fin de celle du grand Condé ; la cantate de Circé ; la Tempête, par Saint-Lambert ; le Vol de l’hirondelle, par Buffon.

Article III.

Des transitions, des épithètes, des alliances de mots, etc.

Les ornements du style ne consistent pas seulement dans les figures et dans l’harmonie. L’écrivain, pour embellir la vérité et captiver le lecteur, a d’autres ressources à sa disposition. Parmi ces ressources, nous compterons les transitions, les épithètes, l’heureuse alliance des mots et l’art de les bien placer.

I.

287. Qu’appelle-t-on transitions ?

Les transitions, que quelques critiques rangent parmi les figures, mais que tous placent au nombre des ornements, parce que, quel que soit le mérite des pensées et des expressions, il ne peut y avoir ni intérêt ni beauté là où il n’y a ni liaison ni unité, peuvent être définies ainsi : Des expressions, des tours de phrase ou des pensées que l’écrivain emploie pour passer d’un objet à un autre, d’une partie de la composition à une autre partie, et qui servent de liaison à l’ensemble.

288. Les transitions ont-elles une grande importance ?

Tous les rhéteurs ont signalé l’importance des transitions. Sans elles la composition est décousue et formée de morceaux qui se rapprochent et ne s’unissent pas, qui se succèdent et ne se suivent pas, qui ne font jamais un tout, et qui ressemblent, dit Quintilien, à ces corps de figure ronde qui ne peuvent jamais s’emboîter parfaitement et cadrer juste les uns avec les autres.

289. Que demande l’art des transitions ?

Les transitions demandent un grand talent joint à un grand travail, qui fasse disparaître l’art, qui ne laisse rien d’isolé, qui établisse partout une connexion parfaite, et qui cependant ne confonde rien et laisse toujours aller le discours à son but, dans le plus bel ordre, sans affectation, sans effort et sans contrainte. Boileau, qui est celui de tous les modernes qui a le plus approché des anciens dans l’art des transitions, a observé que La Bruyère, en les bannissant de ses ouvrages qu’il a écrits en petits articles détachés, avait su s’épargner ce qu’il y a de plus difficile dans les compositions littéraires.

L’art des transitions, que Despréaux regardait comme le chef-d’œuvre de l’art d’écrire, est l’écueil des écrivains qui n’ont pas assez étudié et mûri leur sujet, ou qui manquent de la justesse et de la pénétration nécessaire pour saisir les rapports qui unissent les pensées. De là, tant de Maisons forcées, peu naturelles, singulières, triviales, ridicules, qui déparent le discours au lieu de l’orner, et qui font regretter souvent que l’écrivain en ait fait usage. Car il vaut mieux encore se passer de transitions que d’en employer de mauvaises.

290. Combien y a-t-il de sortes de transitions ? — Transitions communes ?

Si l’on veut considérer les diverses espèces de transitions, on pourra les réduire à deux classes principales : les transitions communes et les transitions adroites et délicates.

Les transitions simples ou communes consistent dans les mots, dans un adverbe ou une conjonction : maintenant, lorsque, soudain, mais, cependant, quoique, etc. ; dans un membre de période, dans des locutions qui paraissent faites exprès pour cet usage ; d’ailleurs, ajoutez à cela que… mais continuons… ; ou enfin dans une phrase entière indiquant que l’on passe d’un objet à un autre objet, d’une partie à une autre partie : Sed nimis multa de nugis : ad majora veniamus.  —  De exordio satis dictum est : deinceps ad narrationem transeamus.  —  Audistis gravissima, audite nunc graviora.  — Comme ces formules sont banales et ont un air négligé, on ne doit les employer, en dehors de l’enseignement familier, qu’avec une grande réserve.

291. En quoi consistent les transitions adroites et délicates ?

Les transitions adroites et délicates consistent dans une pensée ou une réflexion qui, paraissant sortir comme d’elle-même du fond du sujet, a une liaison également sensible avec ce qui a été dit et avec ce que l’on va dire, ou qui, jetée d’avance et comme sans préméditation, prépare le lecteur et le fait passer doucement d’un objet à un autre. Cicéron offre un bon nombre d’exemples de ces sortes de transitions ; mais on cite avec raison, dit Maury, comme un chef-d’œuvre en ce genre, l’Histoire des Variations, où le grand Bossuet rassemble toutes les branches de son sujet par le seul lien de sa logique, et rapproche ainsi sans confusion les questions les plus abstraites et les plus disparates . Massillon va nous fournir des exemples de ces deux genres de transitions. Cet orateur, pour passer de la première partie de son sermon sur l’humanité des grands à la seconde, dit :

Si l’humanité envers les peuples est le premier devoir des grands, (ce qu’il a prouvé), n’est-elle pas aussi l’usage le plus délicieux de la grandeur ! (c’est ce qu’il prouvera.)

Dans son discours sur la grandeur de Jésus-Christ, il sait joindre la seconde partie à la première au moyen de cette admirable transition :

De tous les superbes monuments de la Grèce et de Rome, à peine un seul est venu jusqu’à nous. Ce qui n’est écrit que sur le marbre et l’airain est bientôt effacé ; ce qui est écrit dans le cœur demeure toujours. Aussi, le dernier caractère de la grandeur de Jésus-Christ, c’est la durée et la perpétuité de son règne.

292. Les transitions n’admettent-elles pas les figures ?

Les transitions admettent les figures, pourvu qu’elles soient bien naturelles et sans aucune affectation. On en relève la monotonie par des interrogations, des exclamations, des apostrophes, des corrections, des subjections, des concessions, des gradations, des communications, des antithèses, des prétermissions, etc., qui souvent unissent très bien ce qui suit à ce qui précède.

Bossuet passe des blasphèmes de Luther contre le Sauveur au récit des désordres excités par de telles prédications :

Taisons-nous : c’en est assez et tremblons sous les terribles jugements de Dieu qui, pour punir notre orgueil a permis que de si grossiers emportements eussent une telle efficace de séduction et d’erreur. Je ne dis rien des séditions et des pilleries, le premier fruit des prédications de ce nouvel évangéliste : il en tirait vanité, etc.

Fléchier, après avoir loué Turenne de son illustre naissance, emploie une magnifique correction pour arriver à le plaindre d’être né dans l’hérésie :

M. de Turenne sortait de cette maison qui a mêlé son sang à celui des rois et des empereurs, et qui a donné des reines à la France. Mais que dis-je ? il ne faut pas l’en louer ici ; il faut l’en plaindre. Quelque glorieuse que fût la source dont il sortait, l’hérésie des derniers temps l’avait infectée.

II.

293. Que faut-il entendre par épithète ?

On donne le nom d’épithète à un qualificatif, ordinairement un adjectif, sans lequel la pensée, l’image ou le sentiment serait suffisamment exprimé, mais qui lui donne ou plus d’expression, ou plus de noblesse, ou plus d’énergie, ou plus d’éclat, ou plus de grâce et d’agrément.

L’épithète se distingue de l’adjectif en ce que celui-ci est nécessaire pour déterminer la pensée rendue par le substantif, tandis que l’épithète ne sert qu’à la peindre sous des traits plus frappants, ou à lui donner une nuance plus fine ou plus délicate.

Les épithètes ont leurs racines dans le caractère de la personne, dans la nature des choses et surtout dans les circonstances. Elles contribuent à donner de l’élégance, de la grâce et de la richesse au style, et sont plus fréquemment employées dans la poésie que dans la prose.

294. Faites connaître avec quelques détails les principaux effets des épithètes.

Les épithètes donnent du relief à la pensée, pourvu qu’elles conviennent aux mots auxquels elles s’appliquent, qu’elles soient pour eux de véritables auxiliaires, qu’elles ne soient ni vagues ni multipliées à l’excès. Ainsi elles font toute la grâce de l’expression dans ces vers de Racine :

Je saurai, s’il le faut, victime obéissante,
Tendre au fer de Calchas une tête innocente.
(Iphigénie, I.)

Ainsi ce sont elles encore qui donnent un air de noblesse et de fierté à ce début du Lutrin, où Boileau a voulu faire contraster la grandeur apparente de son sujet avec sa petitesse réelle :

Je chante ces combats et ce prélat terrible,
Qui, par ses longs travaux et sa force invincible,
Dans une illustre église exerçant son grand cœur,
Fit placer à la fin un lutrin dans le chœur.

On doit employer les épithètes avec discernement, surtout dans la prose, et n’admettre que celles qui donnent au style plus d’élégance et de dignité, comme dans ce passage de l’Oraison funèbre de Turenne :

Combien de fois essaya-t-il (Turenne) d’une main impuissante d’arracher le fatal bandeau qui fermait ses yeux à la vérité.

Ou plus de force et d’énergie, comme dans cette phrase où Massillon se déchaîne contre les mauvais ministres :

S’ils ne sont plus que comme ces tuteurs barbares qui dépouillent eux-mêmes leurs pupilles, grand Dieu ! les clameurs du pauvre et de l’opprimé monteront jusqu’à vous ; vous maudirez ces races cruelles.

Ou plus de magnificence, d’éclat et d’harmonie, comme dans ce passage de Bossuet :

Des colonnes qui semblent vouloir porter jusqu’au ciel le magnifique témoignage de notre néant.

Ou qui ajoutent à la clarté et à la force des preuves, comme dans ces phrases où J.-J. Rousseau prouve la divinité de Jésus-Christ :

Est-ce là le ton d’un enthousiaste ou d’un ambitieux sectaire…

Quelle grâce touchante dans ses instructions ? quelle élévation dans ses maximes ! quelle profonde sagesse dans ses discours !…

295. Les Grecs et les Latins étaient-ils aussi exigeants relativement aux épithètes ?

Les poètes grecs et latins admettaient quelquefois des épithètes qui n’avaient d’autre objet que de peindre la personne ou la chose d’une manière générale, sans rapport spécial avec la circonstance présente. Ils disaient dentes albi, humida vina, flavum aurum. Nous sommes plus exigeants ; nous voulons que toutes les épithètes parlent à l’esprit :

Une épithète, dit Marmontel, qui dans le style ne contribue à donner à la pensée ni plus de force, ni plus de grâce, est un mot parasite.

C’est pourquoi on s’est moqué de Chapelain qui loue les doigts inégaux de la belle Agnès ; et de même on doit blâmer J.-B. Rousseau lorsqu’il parle de revers funeste , de tigre impitoyable , de culte honteux et frivole , etc.

iii.

296. Qu’appelle-t-on alliance de mots ?

On appelle alliance de mots le rapprochement, l’union de deux idées, de deux termes qui semblent devoir s’exclure et qui, par leur opposition même, rendent la pensée plus piquante et produisent beaucoup d’effet dans le discours. C’est une espèce de métaphore plus hardie que les autres ; mais on ne doit l’employer qu’autant qu’elle est claire et juste, et qu’elle donne plus de force et d’agrément à la composition. Pour réussir ici, l’écrivain doit parfaitement connaître le génie de la langue et la force des mots, et être doué d’un goût exquis. Autrement il n’arrivera qu’à former un bizarre assemblage de mots, que J.-B. Rousseau appelle le clinquant du discours,

Et qui, par force et sans choix enrôlés,
Hurlent d’effroi de se voir accouplés.

297. Citez quelques exemples.

Corneille, dit Voltaire, a souvent de ces alliances de mots qui touchent le sublime. Dans ce demi-vers : Il aspire à descendre , ce poète offre un heureux exemple de ce genre d’ornement. Aspirer indique une tendance à l’élévation, et par là même est en rapport d’opposition avec descendre ; l’énergie saisissante de la pensée résulte de l’étrange contraste des mots.

Voici quelques autres exemples tirés des meilleurs écrivains :

Sortez du temps et du changement, et aspirez à l’éternité.
Bossuet.
Dans une longue enfance, ils l’auraient fait vieillir.
Racine.
S’élever en rampant à d’indignes honneurs.
Lebrun.
Bonheur des malheureux, tendre mélancolie.
Delille.
Il ne voit que la nuit, n’entend que le silence.
Delille.

La vérité seule est richesse, et des erreurs, même revêtues du plus brillant coloris et relevées par tous les agréments de l’esprit, ne sont qu’une fastueuse indigence.

De Bonald.

iv.

298. L’effet des mots ne dépend-il pas beaucoup de la place qu’on leur assigne ?

L’effet des mots, dans le discours, ne dépend pas uniquement de leur signification particulière : ils ont en outre une valeur locale, dépendante de l’ordre des idées et de la construction de la phrase. Ils figureront plus avantageusement, ils frapperont des coups plus forts, ou cette atteinte, au besoin, sera plus douce, si un art industrieux les a placés dans le véritable poste qui leur convient. Dans l’éloge du grand Condé, Bossuet, après l’avoir comparé à l’aigle, ajoute :

Aussi vifs étaient les regards, aussi prompte et aussi impétueuse était l’attaque, aussi fortes et inévitables étaient les mains du prince de Condé.

Les regards, l’attaque, les mains, voilà trois objets qu’il voulait mettre au grand jour. Aussi les a-t-il tirés hors des rangs, et placés dans une position remarquable où ils sont en évidence. L’ordre grammatical qui veut le substantif avant l’adjectif, le sujet avant le verbe, n’est pas observé ; mais outre que la suspension légère produite par l’inversion fait sortir de la foule les mots les plus frappants, elle donne encore à la phrase un ton plus vif, comme on peut le voir en la comparant à la construction ordinaire.

299. Citez d’autres exemples.

Ce vers de Virgile :

Accipiens sonitum saxi de vertice pastor,

où il est question d’un berger qui, sur la cime d’un rocher prête une oreille attentive, prouve également le pouvoir d’un mot bien placé. Il offre une image très naturelle et très vraie : d’abord, nous voyons un rocher qui domine la plaine ou la montagne ; portant plus haut les regards, nous rencontrons la cime du rocher ; en les élevant plus haut encore, nous voyons le berger sur cette cime. Transposons les mots : accipiens sonitum pastor de vertice saxi, nous effaçons l’image ; l’ordre de la nature n’est plus imité.

Louis Racine fait des réflexions analogues sur ce demi-vers de l’Énéide :

Navem in conspectu nullam.

comparé à une autre disposition du mot nullam, par exemple à celle-ci : nullam in conspectu navem.

Germanicus, haranguant dans Tacite ses soldats révoltés, leur reproche leurs attentats : Hostium quoque jus et sacra legationis et fas gentium rupistis. Il est facile de sentir la force de cette chute rupistis. Qu’on finisse la phrase par sacra legationis ou fas gentium, le trait est sans vigueur : Telum imbelle sine ictu.