(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Première partie. Prose — Descartes, 1596-1650 » pp. 9-14
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(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Première partie. Prose — Descartes, 1596-1650 » pp. 9-14

Descartes
1596-1650

[Notice]

Né à la Haye (Indre-et-Loire), élève des Jésuites de la Flèche, René Descartes passa les douze premières années de sa vie dans le monde et dans les camps, où il servit sous les ordres de Maxime de Nassau et du duc de Bavière (1617-1619). Jaloux de son indépendance, il quitta Paris en 1629 pour se retirer en Hollande, où il séjourna vingt ans. C’est là qu’il publia son Discours de la Méthode (1637), ses Méditations (1641), et les Principes de la philosophie (1644). Des tempêtes théologiques suscitées par un docteur protestant le réduisirent à chercher un refuge à Stockholm (1649), où l’appelait l’amitié de la reine Christine. Quelques mois après, il y succombait à la rigueur du climat. Ses restes, rapportés en France en 1667, reposent à Paris, dans l’église Saint-Étienne-du-Mont.

De tous les grands esprits qu’a produits la France, nul n’a régné plus souverainement sur son siècle. Sa vie tout entière fut dévouée à la vérité ; mais son principal titre à la reconnaissance de l’avenir est le Discours de la Méthode, où il porta la prose française à sa perfection : c’est un modèle de netteté, de justesse et d’exactitude. Son langage, naïf et viril, sévère et hardi, excelle par la clarté. Il a inauguré l’éloquence des idées. Nous lui devons autant qu’à Corneille ; car il a donné à tous les penseurs un instrument capable de suffire aux plus hautes spéculations.

Règles de conduite.

Ma première maxime était d’obéir aux lois et aux coutumes de mon pays, retenant1 constamment la religion en laquelle Dieu m’a fait la grâce d’être instruit dès mon enfance, et me gouvernant en toute autre chose suivant les opinions les plus modérées et les plus éloignées de l’excès, qui fussent communément reçues en pratique par les mieux sensés2 de ceux avec lesquels j’aurais à vivre ; car, commençant dès lors à ne compter pour rien les miennes propres, à cause que je voulais les remettre toutes à l’examen, j’étais assuré de ne pouvoir mieux que de suivre celles des mieux sensés.

Ma seconde maxime était d’être le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je pourrais, imitant les voyageurs qui, se trouvant égarés en quelque forêt3, ne doivent pas errer en tournoyant tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, ni encore moins s’arrêter en une place, mais marcher toujours le plus droit qu’ils peuvent vers un même côté, et ne le changer point pour de faibles raisons, encore que4 le hasard seul les ait déterminés à le choisir ; car, par ce moyen, s’ils ne vont justement où ils désirent, ils arriveront au moins à la fin quelque part, où vraisemblablement ils seront mieux que dans le milieu d’une forêt.

Contre les humeurs brouillonnes et inquiètes.

Je ne saurais aucunement approuver ces humeurs brouillonnes et inquiètes, qui, n’étant appelées ni par leur naissance ni par leur fortune au maniement des affaires publiques, ne laissent pas d’y faire toujours en idées1 quelque nouvelle réformation ; et si je pensais qu’il y eût la moindre chose en cet écrit par laquelle on me pût soupçonner de cette folie, je serais très-marri2 de souffrir qu’il fût publié. Jamais mon dessein ne s’est étendu plus avant que de tâcher à réformer mes propres pensées, et de bâtir dans un fonds qui est tout à moi. Que si mon ouvrage m’ayant assez plu, je vous en fais voir ici le modèle, ce n’est pas, pour cela, que je veuille conseiller à personne de l’imiter. Ceux que Dieu a mieux partagés de ses grâces auront peut-être des desseins plus relevés ; mais je crains bien que celui-ci ne soit déjà que trop hardi pour plusieurs. La seule résolution de se défaire de toutes les opinions qu’on a reçues auparavant en sa créance n’est pas un exemple que chacun doit suivre3.

Le séjour d’Amsterdam 4

A M. de Balzac.

Monsieur, j’ai porté ma main contre mes yeux pour voir si je ne dormais point, lorsque j’ai lu dans votre lettre que vous aviez dessein de venir ici, et maintenant encore je n’ose me réjouir5 de cette nouvelle que comme si je l’avais seulement songée. Toutefois je ne trouve pas fort étrange qu’un esprit grand et généreux comme le vôtre ne se puisse accommoder à ces contraintes serviles auxquelles on est obligé dans la cour ; et puisque vous m’assurez tout de bon que Dieu vous a inspiré de quitter le monde, je croirais pécher contre le Saint-Esprit si je tâchais à vous détourner d’une si sainte résolution1 ; même vous devez pardonner à mon zèle, si je vous convie de choisir Amsterdam pour votre retraite, et de préférer cette ville, je ne dirai pas seulement à tous les couvents des capucins et des chartreux, mais aussi à toutes les plus belles demeures de France et d’Italie2.

Quelque accomplie que puisse être une maison des champs, il y manque toujours une infinité de commodités qui ne se trouvent que dans les villes ; et la solitude même qu’on y espère ne s’y renccontre jamais toute parfaite. Je veux bien que vous y trouviez un canal3 qui fasse rêver les plus grands parleurs, une vallée si solitaire qu’elle puisse leur inspirer du transport et de la joie ; mais malaisément se peut-il faire que vous n’ayez aussi quantité de petits voisins qui vous vont quelquefois importuner, et de qui les visites sont encore plus incommodes que celles que vous recevez à Paris4. Au contraire, dans la ville où je suis, n’y ayant5 aucun homme, excepté moi, qui n’exerce la marchandise6, chacun est tellement attentif à son projet que j’y pourrais demeurer toute ma vie sans être jamais vu de personne. Je me vais promener tous les jours parmi la confusion d’un grand peuple, avec autant de liberté et de repos que vous sauriez faire dans vos allées ; et je n’y considère pas autrement les hommes que j’y vois, que je ferais les arbres qui se rencontrent en vos forêts, ou les animaux qui y passent7 ; le bruit même de leur tracas n’interrompt pas plus mes rêveries que ferait1 celui de quelque ruisseau. Que si je fais quelquefois réflexion sur leurs actions, j’en reçois le même plaisir que vous feriez de voir les paysans qui cultivent vos campagnes ; car je vois que tout leur travail sert à embellir le lieu de ma demeure, et à faire que je n’y aie manque d’aucune chose2.

Que s’il y a du plaisir à voir croître les fruits en vos vergers, et à y être dans l’abondance jusque aux yeux, pensez-vous qu’il n’y en ait pas bien autant à voir venir ici des vaisseaux qui nous apportent abondamment tout ce que produisent les Indes, et tout ce qu’il y a de rare en Europe ? Quel autre lieu pourrait-on choisir3 au reste du monde où les commodités de la vie et toutes les curiosités qui peuvent être souhaitées soient si faciles à trouver qu’en celui-ci ? Quel autre pays où l’on puisse jouir d’une liberté si entière, où l’on puisse dormir avec moins d’inquiétude, où il y ait toujours des armées sur pied exprès pour nous garder, où les empoisonnements, les trahisons, les calomnies soient moins connus, et où il soit demeuré plus de restes de l’innocence de nos aïeux ! Je ne sais comment vous pourriez tant aimer l’air d’Italie, avec lequel on respire si souvent la peste, et où toujours la chaleur du jour est insupportable4, la fraîcheur du soir malsaine, et où l’obscurité de la nuit couvre des larcins et des meurtres. Que si vous craignez les hivers du septentrion, dites-moi quelles ombres, quel éventail, quelles fontaines vous pourraient si bien préserver à Rome des incommodités de la chaleur5, comme un poêle et un grand feu vous exempteront ici d’avoir froid. Au reste, je vous dirai que je vous attends ici avec un petit recueil de rêveries qui ne vous seront peut-être pas désagréables ; et, soit que vous veniez ou que vous ne veniez pas, je serai toujours passionnément votre dévoué serviteur6.

Sur la mort d’un frère.

Monsieur,

Je viens d’apprendre la triste nouvelle de votre affliction ; et bien que je ne me promette pas de rien mettre en cette lettre qui ait grande force pour adoucir votre douleur, je ne puis toutefois m’abstenir d’y tâcher, pour vous témoigner au moins que j’y participe. Je ne suis pas de ceux qui estiment que les larmes et la tristesse n’appartiennent qu’aux femmes, et que pour paraître homme de cœur on se doive contraindre à montrer toujours un visage tranquille. J’ai senti depuis peu la perte de deux personnes qui m’étaient très-proches1, et j’ai éprouvé que ceux qui me voulaient défendre la tristesse l’irritaient, au lieu que j’étais soulagé par la complaisance de ceux que je voyais touchés de mon déplaisir. Ainsi je m’assure que vous me souffrirez mieux si je ne m’oppose point à vos larmes, que si j’entreprenais de vous détourner d’un ressentiment2 que je crois juste ; mais il doit néanmoins y avoir quelque mesure, et comme ce serait être barbare de ne se point affliger du tout lorsqu’on en a du sujet, aussi serait-ce être trop lâche de s’abandonner entièrement au déplaisir. La profession des armes, en laquelle vous êtes nourri, accoutume les hommes à voir mourir inopinément leurs meilleurs amis, et il n’y a rien au monde de si fâcheux que l’accoutumance ne le rende supportable. Il y a, ce me semble, beaucoup de rapport entre la perte d’une main et d’un frère3 ; vous avez ci-devant souffert la première sans que j’aie jamais remarqué que vous en fussiez affligé ; pourquoi le seriez-vous davantage de la seconde ? Si c’est pour votre propre intérêt, il est certain que vous la pouvez mieux réparer que l’autre, en ce que l’acquisition d’un fidèle ami peut autant valoir que l’amitié d’un bon frère1 ; et si c’est pour l’intérêt de celui que vous regrettez, comme sans doute votre générosité ne vous permet pas d’être touché d’autre chose, vous savez qu’il n’y a aucune raison ni religion qui fasse craindre du mal après cette vie à ceux qui ont vécu en gens d’honneur, mais qu’au contraire l’une et l’autre leur promettent des joies et des récompenses. Ce n’est pas que je veuille vous conseiller d’employer toutes les forces de votre résolution et constance pour arrêter tout d’un coup l’agitation intérieure que vous sentez ; ce serait peut-être un remède plus fâcheux que la maladie : mais je vous conseille aussi d’attendre que le temps seul vous guérisse, et beaucoup moins d’entretenir ou prolonger votre mal par vos pensées ; je vous prie seulement de tâcher peu à peu de l’adoucir, en ne regardant ce qui vous est arrivé que du biais qui vous le peut faire paraître le plus supportable, et en vous divertissant le plus que vous pourrez par d’autres occupations2. Je sais bien que je ne vous apprends ici rien de nouveau ; mais on ne doit pas mépriser les bons remèdes pour être vulgaires, et m’étant servi de celui-ci avec fruit, j’ai cru être obligé de vous l’écrire ; car je suis votre très-humble et très-obéissant serviteur.

(Descartes, Œuvres, t. VIII, p. 445, édit. de M. V. Cousin.)