(1865) Morceaux choisis des classiques français à l’usage des classes supérieures : chefs-d’oeuvre des prosateurs et des poëtes du dix-septième et du dix-huitième siècle (nouv. éd.). Classe de troisième « Morceaux choisis des classiques français à l’usage de la classe de troisième. Chefs-d’œuvre de prose. — Bernardin de Saint-Pierre. (1737-1814.) » pp. 153-158
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(1865) Morceaux choisis des classiques français à l’usage des classes supérieures : chefs-d’oeuvre des prosateurs et des poëtes du dix-septième et du dix-huitième siècle (nouv. éd.). Classe de troisième « Morceaux choisis des classiques français à l’usage de la classe de troisième. Chefs-d’œuvre de prose. — Bernardin de Saint-Pierre. (1737-1814.) » pp. 153-158

Bernardin de Saint-Pierre.
(1737-1814.)

[Notice]

Né au Havre le 19 janvier 1737, Bernardin de Saint-Pierre, d’un caractère tendre et rêveur, laissa bientôt percer sa prédilection exclusive pour le spectacle des beautés de la nature. Tout enfant, il lisait avec une curiosité passionnée la Vie des saints ou le récit des travaux apostoliques des jésuites, et poursuivi par le souvenir de ses lectures, il cherchait naïvement aux alentours de la ville une Thébaïde où il pût passer ses jours dans la prière et la contemplation. Cependant le jeune Bernardin ne laissa pas de se livrer à de sérieuses études ; il cultiva même les mathématiques avec succès, fut reçu à l’école des ponts et chaussées, et un an après obtint du service dans le génie militaire. Mais cette carrière, qui convenait si peu à Bernardin de Saint-Pierre, devait lui offrir de longues et cruelles déceptions. La dure épreuve qu’il faisait de la vie le jeta plus avant dans les rêves chimériques qui occupaient sa pensée ; il conçut l’ambition d’aller fonder en Russie une société nouvelle dont il devait être le législateur. Accueilli d’abord avec bonté par l’impératrice Catherine, il perdit bientôt ses bonnes grâces, quitta la Russie, erra quelque temps en Pologne et rentra en France épuisé par ces fatigues et dénué de toute ressource. Après bien des démarches, il obtint enfin une place d’ingénieur à l’île de France. La relation de son voyage qu’il publia trois ans après, à son retour en France, fut le brillant début d’une réputation qui se confirma bientôt (1784) par les Études de la nature et la touchante histoire de Paul et Virginie (1788). Dans les Vœux d’un solitaire, Bernardin de Saint-Pierre traçait les plans de ses réformes, sans doute aussi peu praticables que celles de J. J. Rousseau, mais qui témoignaient de son zèle pour le perfectionnement moral de la société humaine. Aussi quand Louis XVI, en 1792, le nomma, à la place de Buffon, intendant du Jardin des Plantes, il lui adressa ces paroles simples et vraies : « J’ai lu vos ouvrages ; ils sont d’un honnête homme » L’intendance fut supprimée l’année suivante, et Bernardin de Saint-Pierre, retiré à Essonnes, put s’y soustraire aux persécutions de cette sanglante époque. Nommé en 1794 professeur de morale à l’école normale, qui venant d’être fondée, appelé bientôt après à l’Institut, il vit s’écouler sa vieillesse, embellie par les charmes de la famille et les prévenances du respect public. Ce fut le 21 janvier 1814 que s’éteignit ce peintre délicat et vrai de la nature, cet esprit aimable et rêveur qui crut aux progrès de l’humanité et poursuivit ce noble but avec une foi persévérante1

Un acte de vertu.

Dans la dernière guerre d’Allemagne, un capitaine de cavalerie est commandé pour aller au fourrage. Il part à la tête de sa compagnie et se rend dans le quartier qui lui était assigné. C’était un vallon solitaire, où on ne voyait guère que des bois. Il y aperçoit une pauvre cabane, il y frappe ; il en sort un vieux hernouten à barbe blanche. « Mon père, lui dit l’officier, montrez-moi un champ où je puisse faire fourrager mes cavaliers. — Tout à l’heure », reprit l’hernouten. Ce brave homme se met à leur tête et remonte avec eux le vallon. Après un quart d’heure de marche, ils trouvent un beau champ d’orge : « Voilà ce qu’il nous faut, dit le capitaine. — Attendez un moment, lui dit son conducteur, vous serez content. » Ils continuent à marcher, et ils arrivent, à un quart de lieue plus loin, à un autre champ d’orge. La troupe aussitôt met pied à terre, fauche le grain, le met en trousse, et remonte à cheval L’officier de cavalerie dit alors à son guide : « Mon père, vous nous avez fait aller trop loin sans nécessité ; le premier champ valait mieux que celui-ci. — Cela est vrai, monsieur, reprit le bon vieillard, mais il n’était pas à moi. »

Études de la nature (notes de l’auteur).

Symptômes d’une tempête sur mer.

La nature veut-elle donner sur la mer le signal d’une tempête : elle rassemble dans le ciel et sur les eaux une multitude d’oppositions heurtées qui annoncent de concert la destruction. Des nuages sombres traversent les airs en formes horribles de dragon ; on y voit jaillir çà et là le feu pâle des éclairs. Le bruit du tonnerre, qu’ils portent dans leurs flancs, retentit comme le rugissement du lion céleste. L’astre du jour, qui paraît à peine à travers leurs voiles pluvieux et multipliés, laisse échapper de longs rayons d’une lumière blafarde. La surface plombée de la mer se creuse et se sillonne de larges écumes blanches. De sourds gémissements semblent sortir de ses flots. Les noirs écueils blanchissent au loin et font entendre des bruits affreux, entrecoupés de lugubres silences. La mer, qui les couvre et les découvre tour à tour, fait apparaître à la lumière du jour leurs fondements caverneux. L’orfraie marine s’élève au haut des airs, et, n’osant s’abandonner à l’impétuosité des vents, elle lutte, en jetant des voix plaintives, contre la tempête qui fait ployer ses ailes. La noire procellaria voltige en rasant l’écume des flots, et cherche au fond de leurs mobiles vallées des abris contre la fureur des vents. Si ce petit et faible oiseau aperçoit un vaisseau au milieu de la mer, il vient se réfugier le long de sa carène ; et, pour prix de l’asile qu’il lui demande, il lui annonce la tempête avant qu’elle arrive.

Même ouvrage (étude Xe).

Les forêts agitées par les vents.

Qui pourrait décrire les mouvements que l’air communique aux végétaux ? Combien de fois, loin des villes, dans le fond d’un vallon solitaire couronné d’une forêt, assis sur le bord d’une prairie agitée des vents, je me suis plu à voir les mélilots dorés, les trèfles empourprés et les vertes graminées former des ondulations semblables à des flots et présenter à mes yeux une mer agitée de fleurs et de verdure ! Cependant les vents balançaient sur ma tête les cimes majestueuses des arbres. Le retroussis1 de leur feuillage faisait paraître chaque espèce de deux verts différents. Chacun a son mouvement. Le chêne, au tronc roide, ne courbe que ses branches, l’élastique sapin balance sa haute pyramide, le peuplier robuste agite son feuillage mobile, et le bouleau laisse flotter le sien dans les airs comme une longue chevelure. Ils semblent animés de passions : l’un s’incline profondément auprès de son voisin comme devant un supérieur, l’autre semble vouloir l’embrasser comme un ami ; un autre s’agite en tous sens comme auprès d’un ennemi.

Le respect, l’amitié, la colère, semblent passer tour à tour de l’un à l’autre comme dans le cœur des hommes, et ces passions versatiles ne sont au fond que les jeux des vents. Quelquefois un vieux chêne élève au milieu d’eux ses longs bras dépouillés de feuilles et immobiles : comme un vieillard, il ne prend plus de part aux agitations qui l’environnent ; il a vécu dans un autre siècle. Cependant ces grands corps insensibles font entendre des bruits profonds et mélancoliques. Ce ne sont point des accents distincts ; ce sont des murmures confus comme ceux d’un peuple qui célèbre au loin une fête par des acclamations. Il n’y a point de voix dominantes : ce sont des sons monotones, parmi lesquels se font entendre des bruits sourds et profonds, qui nous jettent dans une tristesse pleine de douceur. Ainsi les murmures d’une forêt accompagnent les accents du rossignol. C’est un fond de concert qui fait ressortir les chants éclatants des oiseaux, comme la douce verdure est un fond de couleurs sur lequel se détache l’éclat des fleurs et des fruits.

Ce bruissement des prairies, ces gazouillements des bois, ont des charmes que je préfère aux plus brillants accords ; mon âme s’y abandonne, elle se berce avec les feuillages ondoyants des arbres, elle s’élève avec leur crime vers les cieux, elle se transporte dans les temps qui les ont vus naître et dans ceux qui les verront mourir ; ils étendent dans l’infini mon existence circonscrite et fugitive. Il me semble qu’ils me parlent, comme ceux de Dodone, un langage mystérieux ; ils me plongent dans d’ineffables rêveries qui souvent ont fait tomber de mes mains les livres des philosophes. Majestueuses forêts, paisible solitude, qui plus d’une fois avez calmé mes passions, puissent les cris de la guerre ne troubler jamais vos résonnantes clairières ! N’accompagnez de vos religieux murmures que les chants des oiseaux ou les doux entretiens des amis qui veulent se reposer sous vos ombrages1.

Harmonies de la nature, II.

Les insectes.

Je me suis arrêté quelquefois avec plaisir à voir des moucherons, après la pluie, danser en rond des espèces de ballets. Ils se divisent en quadrilles, qui s’élèvent, s’abaissent, circulent et s’entrelacent sans se confondre. Les chœurs de danse de nos opéras n’ont rien de plus compliqué et de plus gracieux. Il semble que ces enfants de l’air soient nés pour danser ; ils font aussi entendre, au milieu de leur bal, des espèces de chants. Leurs gosiers ne sont pas résonnants comme ceux des oiseaux ; mais leurs corselets le sont, et leurs ailes, ainsi que des archets, frappent l’air et en tirent des murmures agréables. Une vapeur qui sort de la terre est le foyer ordinaire de leur plaisir ; mais souvent une sombre hirondelle traverse tout à coup leur troupe légère et avale à la fois des groupes entiers de danseurs. Cependant leur fête n’en est pas interrompue. Les coryphées distribuent les postes à ceux qui restent, et tous continuent à danser et à chanter. Leur vie, après tout, est une image de la nôtre. Les hommes se bercent de vaines illusions autour de quelques vapeurs qui s’élèvent de la terre, tandis que la mort, comme un oiseau de proie, passe au milieu d’eux, et les engloutit tour à tour sans interrompre la foule qui cherche le plaisir.

Même ouvrage, II.

Invocation à Dieu.

Les riches et les puissants croient qu’on est misérable et hors du monde quand on ne vit pas comme eux ; mais ce sont eux qui, vivant loin de la nature, vivent hors du monde. Ils vous trouveraient, ô éternelle beauté, toujours ancienne et toujours nouvelle, ô vie pure et bienheureuse de tous ceux qui vivent véritablement, s’ils vous cherchaient seulement au dedans d’eux-mêmes ! Si vous étiez un amas stérile d’or, ou un roi victorieux qui ne vivra pas demain, ils vous apercevraient et vous attribueraient la puissance de leur donner quelque plaisir. Votre nature vaine occuperait leur vanité ; vous seriez un objet proportionné à leurs pensées craintives et rampantes. Mais parce que vous êtes trop au dedans d’eux, où ils ne rentrent jamais, et trop magnifique au dehors, où vous vous répandez dans l’infini ; vous leur êtes un Dieu caché. Ils vous ont perdu en se perdant. L’ordre et la beauté même que vous avez répandus sur toutes vos créatures, comme des degrés pour élever l’homme à vous, sont devenus des voiles qui vous dérobent à leurs yeux malades. Ils n’en ont plus que pour voir des ombres. La lumière les éblouit. Ce qui n’est rien est tout pour eux ; ce qui est tout ne leur semble rien. Cependant qui ne vous voit pas n’a rien vu, qui ne vous goûte point n’a rien senti : il est comme s’il n’était pas, et sa vie entière n’est qu’un songe malheureux. Moi-même, ô mon Dieu, égaré par une éducation trompeuse, j’ai cherché un vain bonheur dans les systèmes des sciences, dans les armes, dans la faveur des grands, quelquefois dans de frivoles et dangereux plaisirs. Dans toutes ces agitations, je courais après le malheur, tandis que le bonheur était auprès de moi. Quand j’étais loin de ma patrie, je soupirais après des biens que je n’y avais pas ; et cependant vous me faisiez connaître les biens sans nombre que vous avez répandus sur toute la terre, qui est la patrie du genre humain. Je m’inquiétais de ne tenir ni à aucun grand ni à aucun corps ; et j’ai été protégé par vous dans mille dangers où ils ne peuvent rien. Je m’attristais de vivre seul et sans considération ; et vous m’avez appris que la solitude valait mieux que le séjour des cours, et que la liberté était préférable à la grandeur. Je n’ai cessé d’être heureux que quand j’ai cessé de me fier à vous. O mon Dieu ! donnez à ces travaux d’un homme1, je ne dis pas la durée, mais la fraîcheur du moindre de vos ouvrages ! Que leurs grâces divines passent dans mes écrits et ramènent mon siècle à vous, comme elles m’y ont ramené moi-même ! Contre vous toute puissance est faiblesse ; avec vous toute faiblesse devient puissance. Quand les rudes aquilons ont ravagé la terre, vous appelez le plus faible des vents ; à votre voix le zéphyr souffle, la verdure renaît, les douces primevères et les humbles violettes colorent d’or et de pourpre le sein des noirs rochers.

Études de la nature (étude Ire).