Joubert
1754-1824
[Notice]
Né en 1754, Joubert traversa l’époque orageuse de la Révolution, sans avoir jamais subi l’influence des passions politiques. Ses croyances résistèrent aussi à toute contagion. L’impiété lui faisait horreur comme une dépravation qui engendre toutes les autres. Au lendemain de la Terreur, il compta parmi les réprésentants les plus délicats de cette société polie qui s’étonna de renaître au milieu des ruines. L’amitié de M. de Fontanes lui confia le poste d’inspecteur général de l’Université ; mais il rechercha l’ombre comme d’autres aspirent à l’éclat du grand jour. Les événements les plus importants de son existence furent des tendresses dévouées, des regrets fidèles, et des pensées dignes d’être achevées dans le monde des purs esprits. Spiritualiste chrétien, écrivain épris de la perfection, ami et mentor de Chateaubriand, critique supérieur, bien que raffiné jusqu’à l’excès, il serait mort inconnu de la postérité, si ses reliques n’avaient été sauvées de l’oubli par la piété de quelques admirateurs. Ses lettres vont de pair avec les meilleures. Ses pensées sont de la plus pure essence. On ne se lasse pas de les relire, et ce sage est digne de vivre à jamais dans la compagnie des maîtres1.
Plaintes sur un rhumatisme
Lettre à madame de quitaud
Villeneuve-sur-Yonne, 12 décembre 1807.
Il y a, Madame, dans le monde, un vilain petit mal bien singulier : c’est une invisible vapeur, qui semble ne toucher à rien, et qui pénètre jusqu’aux os. On lui donne un grand vilain nom, dont l’épithète est fort jolie : c’est un rhumatisme volant.
Ce mal bizarre, qui a quelque chose du dragon et du lutin tout à la fois, se joue à ravager un homme. Il se jette, comme en sautant, sur les deux bras, sur les épaules, sur les dents, et, quand il est las de bondir ou rassasié des tourments dont il fait sa vaine pâture, il abandonne les surfaces ; il se glisse dans l’estomac et s’y endort2.
Alors on croit ne plus souffrir ; mais on porte au dedans de soi un poids affreux pire que toutes les douleurs.
J’ai logé cet hôte cruel : je suis en proie à ses caprices depuis la lettre du mois d’octobre où je vous en ai dit un mot, et je me sentais accablé, lorsque la vôtre est venue. Elle m’a beaucoup soulagé ; elle m’a ranimé du moins, et depuis que je l’ai reçue, j’ai fait cinq mouvements complets.
Le premier, Madame, a été d’écrire à M. Molé, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, dans un billet que vous avez comblé de gloire, et qui ne mérite pas d’être compté ; le second a été de vous écrire à vous-même ; le troisième, de chercher sur ma table une demi-douzaine de lettres éparses que j’avais commencées pour vous dans les intervalles de mes angoisses, et que j’avais toujours été forcé d’interrompre en me disant : Je souffre trop, je recommencerai demain ; le quatrième a été de les lire ; le cinquième enfin est de vous en envoyer la copie. Comme l’intention, quand elle est ainsi constatée, équivaut à l’exécution, je pourrai me vanter à vous de vous avoir écrit six lettres pour une, moi qu’on a toujours accusé de n’en écrire qu’une pour six.
Un solliciteur
M. Mignon, que vous avez vu hier matin, est venu le soir, à heure indue1, solliciter ma protection auprès de vous ; je n’ai pu la lui refuser. Il demande pour toute grâce la permission de voir un instant le Grand-Maître. Obtenez-lui cette faveur. Il y a, dans l’entrevue de ce petit Mignon avec l’Empereur, des circonstances qu’on est bien aise de savoir, et qu’il raconte avec une grande naïveté : cet élan d’un enfant, cette botte saisie, cette jambe héroïque secouée, et l’entretien qui s’établit : « — Que me demandes-tu ? — Une recommandation pour entrer à l’École normale. — Bon ! à l’École normale ? Entre plutôt à mon service ; je te ferai sous-lieutenant. — Mon frère est au service de Votre Majesté depuis six ans, et nous n’en avons point de nouvelles. Je suis la seule consolation, et la seule ressource de mes parents qui sont infirmes et âgés2. — Eh bien, entre à l’École polytechnique ; je faciliterai ton admission. — Votre Majesté n’ignore pas qu’il faut, pour l’École polytechnique, des études préparatoires, et je ne m’en suis pas occupé. — Qu’as-tu donc étudié ? — Le latin et le grec. — Et as-tu fait de bonnes classes ? — Oui, Sire, très-bonnes. — Dans quel lycée ? — J’ai suivi quelque temps le lycée Impérial1 ! — C’est bon.
Et il se fit un silence pendant lequel le petit jeune homme s’avise d’improviser un distique latin à la louange de l’Empereur, qui, prenant son parti en habile homme, se mit à dire en souriant : « C’est bon, c’est bon, je t’entends, je t’entends. » Et puis, étendant gravement la main : — « Va, tu seras content de moi. Prenez son nom2. »
Tout cela se passait sur le quai, un beau matin, et à la face du ciel et de la terre. L’Empereur était à cheval. Rien n’avait été préparé ni prémédité de la part du petit garçon, qui est réellement un bon sujet, pieux et studieux, à ce que l’on dit, et très-hardi, comme vous voyez, mais très-décidé, en même temps, à n’être ni soldat ni prêtre.
On pourrait lui donner une petite place de petit régent ou de maître d’études. Le temps presse : il a dix-huit ans3. Je sens bien que cela même offre des difficultés ; mais l’obstacle est levé par une singularité qui n’est pas commune. L’Empereur a étendu la main sur lui, en l’assurant qu’il serait content. Vous savez quelle était la puissance de cette formalité chez les Orientaux, dont l’Empereur aime les mœurs et les manières ; c’est là jurer par le Styx4.
La pudeur
La pudeur est on ne sait quelle peur attachée à notre sensibilité, qui fait que l’âme, comme la fleur, son image, se replie et se recèle en elle-même, tant qu’elle est délicate et tendre, à la moindre apparence de ce qui pourrait la blesser par des impressions trop vives ou des clartés prématurées. De là cette confusion qui, s’élevant à la présence du désordre, trouble et mêle nos pensées, et les rend comme insaisissables à ses atteintes. De là cet instinct qui s’oppose à tout ce qui n’est pas permis, et cet indicateur muet de ce qui doit être évité ou ne doit pas être connu.
Ce qu’est leur cristal aux fontaines, un verre à nos pastels1, leur vapeur aux paysages, la pudeur l’est à la beauté et à nos moindres agréments.
Quand la nature veut créer notre être moral, et faire éclore en notre sein quelque rare perfection, elle en dépose les germes au centre de notre existence, loin des agitations qui se font à notre surface. Elle environne d’un réseau transparent et inaperçu cette alcôve2 aimante et vivante où plongé dans un demi-sommeil, le caractère en son germe reçoit tous ses accroissements. Elle n’y laisse pénétrer qu’un demi-jour, qu’un demi-bruit, et que l’essence pure de toutes les affections. — Cette enveloppe est la pudeur.