Voltaire
1694-1778
[Notice]
En parlant d’un homme dont la gloire, aussi litigieuse qu’impérissable, a dominé son siècle
et rempli le monde, il faut tenir un milieu entre ceux qui l’exaltent sans mesure et ceux qui
le maudissent sans réserve. Il a justifié l’éloge comme la censure ; mais tous, amis ou
ennemis▶, s’accordent à reconnaître qu’il fut le plus universel de tous nos écrivains. Habile,
adroit, remuant, infatigable, s’occupant de tout à la fois, même de sa fortune, mêlant les
plaisirs aux affaires, aussi laborieux que dissipé, homme de cour et homme de lettres, favori
de Madame de Pompadour et roi des philosophes, hôte et ami de Frédéric, flatteur des
souverains qu’il encense pour assurer l’impunité à ses hardiesses, ◀ennemi▶ des abus plus que
des vices, prêt à tout oser contre les préjugés, mais ne sachant respecter ni la religion ni
les mœurs, Voltaire n’eut jamais le temps de se recueillir, et risqua de propager les
réformes par la licence, ou de corrompre les esprits en voulant les affranchir. Plus soucie
encore de plaire que d’instruire, de charmer que d’être utile, il chercha surtout le bruit,
l’éclat, la gloire, la première place dans un siècle sur lequel il régna et dont l’influence
régnait elle-même sur l’Europe. Doué d’une sensibilité irritable qui prenait feu sur toute
question ; d’une intelligence vive, rapide et capricieuse qui effleurait les sujets les plus
divers ; d’un bon sens prompt à l’ironie fine et légère, il eut le génie de la malice, mais
manqua trop souvent de cette délicatesse dont le tact avertit des occasions qui comportent la
plaisanterie ou le sérieux. Son humeur, sa passion ne l’a pas moins inspiré que sa raison, et
il y a dans sa vie des taches qui ne s’effaceront pas, comme dans ses écrits des torts que
ses séductions ne sauraient faire oublier. M. Sainte-Beuve a dit de lui : « Je le
comparerais volontiers à ces arbres dont il faut choisir les fruits ; mais craignez de vous
asseoir sous leur ombre. »
S’il est un démon de grâce et d’esprit1, il a peu d’autorité morale ; la vérité même
il la traite en homme « qui pouvait s’en passer, et lui
préfère la gloire1 ».
Il a essayé tous les genres, et dans chacun d’eux a marqué brillamment sa trace, comme en se jouant. La Henriade, qui fut un tour de force et une méprise, a prouvé une fois de plus que les Français, surtout au dix-huitième siècle, n’avaient pas la tête épique. L’imagination religieuse y fait défaut ; mais des portraits, des caractères, des sentences politiques, des vers heureux nous y dissimulent les faiblesses d’une invention trop assujettie à la routine des procédés classiques. Au théâtre, il tient sa place au-dessous de Corneille et de Racine dont il continue la tradition, tout en cherchant à introduire sur la scène plus d’action, plus de mouvement, des effets pathétiques, des allusions philosophiques, et le savoir-faire d’une industrie timide qui corrige Shakespeare. Ses comédies ne font rire qu’à ses dépens ; mais il reste sans rival dans la poésie légère, badine et philosophique.
Historien, il a laissé deux monuments : Charles XII, récit achevé qui allie l’art de conter simplement à la sûreté d’une critique consciencieuse ; et le Siècle de Louis XIV, qui nous montre l’ami des arts, du luxe et de la civilisation, l’admirateur d’un souverain dont la gloire était contestée par ses contemporains, l’écrivain inimitable qui aurait produit un chef-d’œuvre, si le plan de son livre n’était défectueux, et si l’on ne surprenait pas dans quelques-uns de ses jugements la partialité d’un scepticisme frondeur. Sa Correspondance est pétillante de verve. Il faut y chercher son portrait en même temps que le tableau de la société qu’il éblouit sans la rendre meilleure.
Il est juste d’ajouter que Voltaire fut souvent l’avocat zélé de
causes belles à défendre1. Il s’éleva hautement
contre le matérialisme de son siècle, et ces pages qui honorent son talent doivent nous
rendre plus sévères pour celles qui en furent un emploi pernicieux. En les condamnant, nous
devons admirer cette langue si pure, si élégante, si naturelle et si facile, qui par sa
prestesse et sa justesse prête de l’agrément à toutes les idées. Voltaire se jugeait
peut-être lui-même en disant : « Je suis comme les petits ruisseaux : ils sont
transparents, parce qu’ils sont peu profonds2. »
Saint Louis
Roi, il est le modèle des rois ; chrétien, il est le modèle de tous les hommes. Quel exemple pour nous ! il est humble dans le sein de la grandeur ; et nous, hommes vulgaires, nous sommes enflés de vanité et d’orgueil ! Il est roi, et il est humble : c’est beaucoup pour les moindres particuliers d’être modestes ; mais quelle différence entre la modestie et l’humilité ! Saint Louis secourt les pauvres, tous les païens l’ont fait ; mais il s’abaisse devant eux, il est le premier des rois qui les ait servis. C’est là ce que la morale païenne n’avait pas seulement imaginé. Toutes les vertus humaines étaient chez les anciens ; les vertus divines ne sont que chez les chrétiens. Voir d’un même œil la couronne et les fers, la santé et la maladie, la vie et la mort ; faire des choses admirables et craindre d’être admiré ; n’avoir dans le cœur que Dieu et son devoir ; n’être touché que des maux de ses frères ; être toujours en présence de son Dieu ; n’entreprendre, ne réussir, ne souffrir, ne mourir que pour lui : voilà Saint Louis, voilà le héros chrétien ; toujours grand et toujours simple, toujours s’oubliant lui-même1.
Charles XII, roi de Suède
Charles XII éprouva ce que la prospérité a de plus grand et ce que l’adversité a de plus cruel, sans avoir été amolli par l’une ni ébranlé par l’autre. Presque toutes ses actions, jusqu’à celles de sa vie privée et unie2, ont été bien au delà du vraisemblable. C’est peut-être le seul de tous les hommes, et jusqu’ici le seul de tous les rois, qui ait vécu sans faiblesse ; il a porté toutes les vertus des héros à un excès où elles sont aussi dangereuses que les vices opposés.
Sa fermeté, devenue opiniâtre, fit ses malheurs dans l’Ukraine, et le retint cinq ans en Turquie ; sa libéralité, dégénérant en profusion, a ruiné la Suède ; son courage, poussé jusqu’à la témérité, a causé sa mort ; sa justice a été quelquefois jusqu’à la cruauté ; et, dans les dernières années, le maintien de son autorité approchait de la tyrannie. Ses grandes qualités, dont une seule eût pu immortaliser un autre prince, ont fait le malheur de son pays. Il n’attaqua jamais personne ; mais il ne fut pas aussi prudent qu’implacable dans ses vengeances.
Il a été le premier qui ait eu l’ambition d’être conquérant sans avoir l’envie d’agrandir ses États ; il voulait gagner des empires pour les donner1. Sa passion pour la gloire, pour la guerre et pour la vengeance, l’empêcha d’être bon politique, qualité sans laquelle on n’a jamais vu de conquérant. Avant la bataille et après la victoire, il n’avait que de la modestie ; après la défaite, que de la fermeté ; dur pour les autres comme pour lui-même, comptant pour rien la peine et la vie de ses sujets aussi bien que la sienne : homme unique plutôt que grand homme, admirable plutôt qu’à imiter. Sa vie doit apprendre aux rois combien un gouvernement pacifique et heureux est au-dessus de tant de gloire.
Charles XII était d’une taille avantageuse et noble ; il avait un beau front, de grands yeux bleus remplis de douceur, un nez bien formé, mais le bas du visage désagréable, trop souvent défiguré par un rire fréquent qui ne partait que des lèvres ; presque point de barbe ni de cheveux : il parlait très-peu, et ne répondait souvent que par ce rire dont il avait pris l’habitude. On observait à sa table un silence profond. Il avait conservé dans l’inflexibilité de son caractère cette timidité qu’on nomme mauvaise honte ; il eût été embarrassé dans une conversation, parce que, s’étant donné tout entier aux travaux et à la guerre, il n’avait jamais connu la société2.
Le goût
Le sens, le don de discerner nos aliments, a produit dans toutes les langues connues la métaphore qui exprime par le mot goût le sentiment des beautés et des défauts de tous les arts. C’est un discernement prompt comme celui de la langue et du palais, et qui prévient comme lui la réflexion ; il est, comme lui, sensible et voluptueux à l’égard du bon ; il rejette, comme lui, le mauvais avec soulèvement ; il est souvent, comme lui, incertain et égaré, ignorant même si ce qu’on lui présente doit lui plaire, et ayant quelquefois besoin, comme lui, d’habitude.
Il ne suffit pas de voir, de connaître la beauté d’un ouvrage ; il faut la sentir, en être touché ; il ne suffit pas de sentir, d’être touché d’une manière confuse : il faut démêler les différentes nuances. Rien ne doit échapper à la promptitude du discernement ; et c’est encore une ressemblance de ce goût intellectuel, de ce goût des arts, avec le goût sensuel ; car le gourmet sent et reconnaît promptement le mélange de deux liqueurs : l’homme de goût, le connaisseur verra d’un coup d’œil prompt le mélange de deux styles, il verra un défaut à côté d’un agrément.
On se forme le goût des arts beaucoup plus que le goût sensuel ; car dans le goût physique, quoiqu’on finisse quelquefois par aimer les choses pour lesquelles on avait d’abord de la répugnance, cependant la nature n’a pas voulu que les hommes en général apprissent à sentir ce qui leur est nécessaire. Mais le goût intellectuel demande plus de temps pour se former. Un jeune homme sensible, mais sans aucune connaissance, ne distingue point d’abord les parties d’un grand chœur de musique ; ses yeux ne distinguent point d’abord dans un tableau les gradations, le clair-obscur, la perspective, l’accord des couleurs, la correction du dessin ; mais peu à peu ses oreilles apprennent à entendre, et ses yeux à voir. Il sera ému à la première représentation qu’il verra d’une belle tragédie ; mais il n’y démêlera ni le mérite des unités, ni cet art délicat par lequel aucun personnage n’entre ni ne sort sans raison ; ni cet art, encore plus grand, qui concentre des intérêts divers dans un seul, ni enfin les autres difficultés surmontées. Ce n’est qu’avec de l’habitude et des réflexions qu’il parvient à sentir tout d’un coup avec plaisir ce qu’il ne démêlait pas auparavant.
Le goût se forme insensiblement dans une nation qui n’en avait pas, parce qu’on y prend peu à peu l’esprit des bons artistes. On s’accoutume à voir des tableaux avec les yeux de Le Brun, du Poussin, de Le Sueur ; on entend la déclamation notée des scènes de Quinault avec l’oreille de Lulli ; on lit les livres avec l’esprit des bons auteurs.
Le goût peut se gâter chez une nation ; ce malheur arrive d’ordinaire après les siècles de perfection1. Les artistes, craignant d’être imitateurs, cherchent des routes écartées ; ils s’éloignent de la belle nature que leurs prédécesseurs ont saisie. Il y a du mérite dans leurs efforts ; ce mérite couvre leurs défauts. Le public, amoureux des nouveautés, court après eux ; il s’en dégoûte, et il en paraît d’autres qui font de nouveaux efforts pour plaire ; ils s’éloignent de la nature encore plus que les premiers ; le goût se perd ; on est entouré de nouveautés qui sont rapidement effacées les unes par les autres ; le public ne sait plus où il en est, et il regrette en vain le siècle du bon goût, qui ne peut plus revenir. C’est un dépôt que quelques bons esprits conservent encore loin de la foule1.
Sur la simplicité 2
À M. de Cideville
Il y a cinq jours, mon cher ami, que je suis dangereusement malade ; je n’ai la force ni de penser ni d’écrire. Je viens de recevoir votre lettre et le commencement de votre nouvelle Allégorie. Au nom d’Apollon, tenez-vous-en à votre premier sujet ; ne l’étouffez point sous un amas de fleurs étrangères : qu’on voie bien nettement ce que vous voulez dire ; trop d’esprit nuit quelquefois à la clarté. Si j’osais vous donner un conseil, ce serait de songer à être simple, à ourdir votre ouvrage d’une manière bien naturelle, bien claire, qui ne coûte aucune attention à l’esprit du lecteur. N’ayez point d’esprit, peignez avec la vérité, et votre ouvrage sera charmant. Il me semble que vous avez peine à écarter la foule d’idées ingénieuses qui se présente toujours à vous ; c’est le défaut d’un homme supérieur1, vous ne pouvez pas en avoir d’autres ; mais c’est un défaut très-dangereux. Que m’importe si l’enfant est étouffé à force de caresses, où à force d’être battu ? Comptez que vous tuez votre enfant en le caressant trop. Encore une fois, plus de simplicité, moins de démangeaison de briller ; allez vite au but, ne dites que le nécessaire. Vous aurez encore plus d’esprit que les autres quand vous aurez retranché votre superflu.
Adieu, je suis trop malade pour vous en écrire davantage.
Sur Boileau
À Helvétius
Je me gronde bien de ma paresse, mon cher et aimable ami ; mais j’ai été si indignement occupé de prose depuis deux mois, que j’osais à peine vous parler de vers. Mon imagination s’appesantit dans des études qui sont à la poésie ce que des garde-meubles sombres et poudreux sont à une salle de bal bien éclairée. Il faut secouer la poussière pour vous répondre. Vous m’avez écrit, mon charmant ami, une lettre où je reconnais votre génie2. Vous ne trouvez point Boileau assez fort ; il n’a rien de sublime, son imagination n’est point brillante, j’en conviens avec vous ; aussi il me semble qu’il ne passe point pour un poëte sublime, mais il a bien fait ce qu’il pouvait et ce qu’il voulait faire. Il a mis la raison en vers harmonieux ; il est clair, conséquent, facile, heureux dans ses transitions ; il ne s’élève pas, mais il ne tombe guère. Ses sujets ne comportent pas cette élévation dont ceux que vous traitez sont susceptibles. Vous avez senti votre talent, comme il a senti le sien. Vous êtes philosophe, vous voyez tout en grand ; votre pinceau est fort et hardi. La nature en tout cela vous a mis, je vous le dis avec la plus grande sïncérité1, fort au-dessus de Despréaux ; mais ces talents-là, quelque grands qu’ils soient, ne seront rien sans les siens. Vous avez d’autant plus besoin de son exactitude, que la grandeur de vos idées souffre moins la gêne et l’esclavage. Il ne vous coûte point de penser, mais il vous coûte infiniment d’écrire. Je vous prêcherai donc éternellement cet art d’écrire que Despréaux a si bien connu et si bien enseigné, ce respect pour la langue, cette liaison, cette suite d’idées, cet air aisé avec lequel il conduit son lecteur, ce naturel qui est le fruit de l’art, et cette apparence de facilité qu’on ne doit qu’au travail. Un mot mis hors de sa place gâte la plus belle pensée. Les idées de Boileau, je l’avoue encore, ne sont pas toujours grandes, mais elles ne sont jamais défigurées ; enfin, pour être au-dessus de lui, il faut commencer par écrire aussi nettement et aussi correctement que lui.
Votre danse haute ne doit pas se permettre un faux pas ; il n’en fait point dans ses petits menuets. Vous êtes brillant de pierreries ; son habit est simple, mais bien fait. Il faut que vos diamants soient bien mis en ordre, sans quoi vous auriez un air gêné avec le diadème en tête. Envoyez-moi donc, mon cher ami, quelque chose d’aussi bien travaillé que vous imaginez noblement ; ne dédaignez point tout à la fois d’être possesseur de la mine et ouvrier de l’or qu’elle produit. Vous sentez combien, en vous parlant ainsi, je m’intéresse à votre gloire et à celle des arts. Mon amitié pour vous a redoublé encore à votre dernier voyage. J’ai bien la mine de ne plus faire de vers. Je ne veux plus aimer que les vôtres3. Adieu, je vous aimerai toute ma vie.
Regrets d’absence
À madame Denis 1
Je vous écris à côté d’un poêle, la tête pesante et le cœur triste, en jetant les yeux sur la rivière de la Sprée, parce que la Sprée tombe dans l’Elbe, l’Elbe dans la mer, et que la mer reçoit la Seine, et que notre maison de Paris est assez près de cette rivière de Seine2 ; et je dis : « Ma chère enfant, pourquoi suis-je dans ce palais, dans ce cabinet qui donne sur cette Sprée, et non pas au coin de notre feu ? » Fallait-il vous quitter pour un roi ? Que j’ai de remords, ma chère enfant ! que mon bonheur est empoisonné ! que la vie est courte ! qu’il est triste de chercher le bonheur loin de vous !
Je suis à peine convalescent ; comment partir ? Le char d’Apollon s’embourberait dans les neiges détrempées de pluie qui couvrent le Brandebourg. Attendez-moi, aimez-moi, recevez-moi, consolez-moi, et ne me grondez pas. Ma destinée est d’avoir affaire à Rome, de façon ou d’autre. Ne pouvant y aller, je vous envoie Rome 1 en tragédie, par le courrier de Hambourg, telle que je l’ai retouchée ; que cela serve du moins à amuser les douleurs communes de notre éloignement. J’ai bien peur que vous ne soyez pas trop contente du rôle d’Aurélie. Vous autres femmes, vous êtes accoutumées à être le premier mobile des tragédies, comme vous l’êtes de ce monde. Il faut que vous soyez amoureuses comme des folles, que vous ayez des rivales, que vous fassiez des rivaux ; il faut qu’on vous adore, qu’on vous tue, qu’on vous regrette, qu’on se tue avec vous. Mais, mesdames, Cicéron et Caton ne sont pas galants ; César et Catilina n’étaient pas gens à se tuer pour vous. Ma chère enfant, je veux que vous vous fassiez homme pour lire ma pièce. Envoyez prier l’abbé d’Olivet de vous prêter son bonnet de nuit, sa robe de chambre, et son Cicéron, et lisez Rome sauvée dans cet équipage.
Pendant que vous vous arrangerez pour gouverner la république romaine sur le théâtre de Paris, et pour travestir en Caton et en Cicéron nos comédiens, je continuerai paisiblement à travailler au Siècle de Louis XIV, et je donnerai à mon aise les batailles de Nervinde et d’Hochstedt. Variété, c’est ma devise. J’ai besoin de plus d’une consolation. Ce ne sont point les rois, ce sont les belles-lettres qui la donnent.
Lettre de recommandation
À M. le chevalier de Beauteville
Monsieur, je suis obligé en honneur de vous rendre compte de ce qui vient de m’arriver. Une dame fort affligée est venue chez moi ; elle m’a assuré qu’il n’y a que vous qui puissiez lui donner de la consolation. « J’ai le malheur, m’a-t-elle dit, d’être la femme d’un poëte. — Votre mari est-il jeune, madame ? fait-il bien des vers ? — Ah ! monsieur, il les fait détestables. — Cela est fort commun, madame ; mais que peut un ambassadeur de France contre la rage de faire de mauvais vers ? — Monsieur, je suis Genevoise, et mon mari est un jeune étourdi nommé Lamande. — Eh bien ! madame, envoyez-le chez J. J. Rousseau ; ils travailleront du même métier. — Monsieur, il y a renoncé pour sa vie. Il s’avisa, il y a deux ans, pendant les troubles de Genève, où personne ne s’entendait, de faire une mauvaise brochure en vers qu’on n’entendait pas davantage1 ; il a été banni pour neuf ans par un arrêt du conseil magnifique ; il a un père encore plus vieux que vous, qui est aveugle et qui se trouve sans secours ; ma mère, vieille et infirme, a besoin de mes soins. Je passe ma vie à courir pour me partager entre ma mère et mon mari ; M. l’ambassadeur de France est le seul qui puisse finir mes malheurs. »
J’ai répondu alors de Votre Excellence ; j’ai assuré la désolée que, si elle s’adressait à vous, elle s’en trouverait fort bien, mais que vous étiez actuellement occupé à Saint-Omer.
« Hélas ! monsieur, m’a-t-elle répliqué, il peut de Saint-Omer pardonner à mon mari, et me le rendre. On a prétendu que mon mari lui avait manqué de respect dans son impertinent ouvrage, où personne n’a jamais rien compris… — Madame, ai-je dit, si votre mari avait été citoyen de Berg-op-Zoom, M. le chevalier de Beauteville lui aurait très-mal fait passer son temps ; mais, s’il est citoyen de Genève, et s’il a écrit des sottises, soyez très-persuadée que M. l’ambassadeur de France n’en sait rien, qu’il ne lit point ces pauvretés, ou qu’il ne s’en souvient plus. » Alors elle s’est remise à pleurer. « Ah ! que M. l’ambassadeur pourrait faire une bonne action ! disait-elle. — Il la fera, madame, n’en doutez pas ; c’est une de ses habitudes. De quoi s’agit-il ? — Ce serait, monsieur, qu’il trouvât bon que mon magnifique conseil abrégeât le temps du bannissement de mon sot mari, qui a voulu faire le bel esprit. Il ne faudrait pour cela qu’un mot de la main de Son Excellence. La grâce de mon mari sera accordée, si M. l’ambassadeur daigne seulement vous témoigner qu’il sera satisfait que ce magnifique conseil laisse revenir mon mari Lamande dans sa patrie, et que je puisse y soulager la vieillesse de mes parents. Prenez la liberté de lui demander cette faveur, il ne vous refusera pas ; car c’est sans doute une chose très-indifférente pour lui que le sieur Lamande et moi nous soyons à Genève ou en Savoie. »
Enfin, monsieur, elle m’a tant pressé, tant conjuré, que j’ose vous conjurer aussi. Une nombreuse famille vous aura l’obligation de la fin de ses peines. Votre Excellence peut avoir la bonté de m’écrire qu’elle est satisfaite de deux ans d’expiation de Lamande, et qu’elle verra avec plaisir qu’il soit rappelé dans sa ville.
Voyez, monsieur, si j’ai trop présumé en vous demandant cette grâce, et si vous pardonnez à Lamande et à mon importunité. Le plus grand plaisir que m’a fait la jolie pleureuse a été de me fournir cette occasion de vous renouveler le respect et l’attachement avec lesquels je suis1, etc.
À J. J. Rousseau
J’ai reçu, monsieur, votre nouveau livre2 contre le genre humain ; je vous en remercie. Vous plairez aux hommes, à qui vous dites leurs vérités, mais vous ne les corrigerez pas3. On ne peut peindre avec des couleurs plus fortes les horreurs de la société humaine4, dont notre ignorance et notre faiblesse se promettent tant de consolations. On n’a jamais employé tant d’esprit à vouloir nous rendre bêtes. Il prend envie de marcher à quatre pattes, quand on lit votre ouvrage. Cependant, comme il y a plus de soixante ans que j’en ai perdu l’habitude, je sens malheureusement qu’il m’est impossible de la reprendre, et je laisse cette allure naturelle à ceux qui en sont plus dignes que vous et moi. Je ne peux non plus m’embarquer pour aller trouver les sauvages du Canada : premièrement, parce que les maladies dont je suis accablé me retiennent auprès du plus grand médecin de l’Europe, et que je ne trouverais pas le même secours chez les Missouris ; secondement, parce que la guerre est portée dans ce pays-là, et que les exemples de nos nations ont rendu les sauvages presque aussi méchants que nous. Je me borne à être un sauvage paisible dans la solitude que j’ai choisie auprès de votre patrie1, où vous devriez être.
Je conviens avec vous que les belles-lettres et les sciences ont causé quelquefois beaucoup de mal. Les ◀ennemis▶ du Tasse firent de sa vie un tissu de malheurs ; ceux de Galilée le firent gémir dans les prisons, à soixante et dix ans, pour avoir connu le mouvement de la terre ; et ce qu’il y a de plus honteux, c’est qu’ils l’obligèrent à se rétracter. Si j’osais me compter parmi ceux dont les travaux n’ont eu que la persécution pour récompense, je vous ferais voir des gens acharnés à me perdre, du jour que je donnai la tragédie d’Œdipe ; une bibliothèque de calomnies ridicules imprimées contre moi. Je vous peindrais l’ingratitude, l’imposture et la rapine, me poursuivant depuis quarante ans jusqu’au pied des Alpes et jusqu’au bord de mon tombeau. Mais que conclurai-je de toutes ces tribulations ? Que je ne dois pas me plaindre ; que Pope, Descartes, Bayle, le Camoëns et cent autres ont essuyé les mêmes injustices, et de plus grandes ; que cette destinée est celle de presque tous ceux que l’amour des lettres a trop séduits. Avouez, en effet, monsieur, que ce sont là de ces petits malheurs particuliers, dont à peine la société s’aperçoit. Qu’importe au genre humain que quelques frelons pillent le miel de quelques abeilles ? Les gens de lettres font grand bruit de toutes ces petites querelles ; le reste du monde ou les ignore ou en rit.
De toutes les amertumes répandues sur la vie humaine, ce sont là les moins funestes. Les épines attachées à la littérature et à un peu de réputation ne sont que des fleurs en comparaison des autres maux qui de tout temps ont inondé la terre. Avouez que ni Cicéron, ni Varron, ni Lucrèce, ni Virgile, ni Horace n’eurent la moindre part aux proscriptions. Marius était un ignorant. Le barbare Sylla, le crapuleux Antoine, l’imbécile Lépide lisaient peu Platon et Sophocle ; et pour ce tyran sans courage, Octave, surnommé si lâchement Auguste, il ne fut un détestable assassin que dans le temps où il fut privé de la société des gens de lettres. Avouez que Pétrarque et Boccace ne firent pas naître les troubles de l’Italie. Avouez que le badinage de Marot n’a pas produit la Saint-Barthélemy, et que la tragédie du Cid ne causa pas les troubles de la Fronde. Les grands crimes n’ont guère été commis que par de célèbres ignorants. Ce qui fait et fera toujours de ce monde une vallée de larmes, c’est l’insatiable cupidité et l’indomptable orgueil des hommes, depuis Thamas Kouli-Khân, qui ne savait pas lire, jusqu’à un commis de la douane, qui ne sait que chiffrer. Les lettres nourrissent l’âme, la rectifient, la consolent ; elles vous servent, monsieur, dans le temps que vous écrivez contre elles ; vous êtes comme Achille, qui s’emporte contre la gloire, et comme le père Malebranche, dont l’imagination brillante écrivait contre l’imagination.
Si quelqu’un doit se plaindre des lettres, c’est moi, puisque dans tous les temps et dans tous les lieux elles ont servi à me persécuter. Mais il faut les aimer malgré l’abus qu’on en fait, comme il faut aimer la société, dont tant d’hommes méchants corrompent les douceurs ; comme il faut aimer sa patrie, quelques injustices que l’on y essuie.
M. Chapuis m’apprend que votre santé est bien mauvaise ; il faudrait la venir rétablir dans l’air natal, jouir de la liberté, boire avec moi du lait de nos vaches et brouter de nos herbes1. Je suis avec la plus tendre estime, etc.
La condition des gens de lettres
À M. Lefebvre 1
Votre vocation, mon cher Lefebvre, est trop bien marquée pour y résister. Il faut que l’abeille fasse de la cire, que le ver à soie file, que M. de Réaumur 2 les dissèque et que vous les chantiez. Vous serez poëte et homme de lettres, moins parce que vous le voulez, que parce que la nature l’a voulu. Mais vous vous trompez beaucoup en imaginant que la tranquillité sera votre partage. La carrière des lettres, et surtout celle du génie, est plus épineuse que celle de la fortune. Si vous avez le malheur d’être médiocre (ce que je ne crois pas), voilà des remords pour la vie ; si vous réussissez, voilà des ◀ennemis▶ : vous marchez sur le bord d’un abîme, entre le mépris et la haine.
« Mais quoi, me direz-vous, me haïr, me persécuter, parce que j’aurai fait un bon poëme, une pièce de théâtre applaudie, ou écrit une histoire avec succès, ou cherché à m’éclairer et à instruire les autres ! »
Oui, mon ami, voilà de quoi vous rendre malheureux à jamais. Je suppose que vous ayez fait un bon ouvrage : imaginez-vous qu’il vous faudra quitter le repos de votre cabinet pour solliciter l’examinateur ; si votre manière de penser n’est pas la sienne, s’il n’est pas l’ami de vos amis, s’il est celui de votre rival, s’il est votre rival lui-même, il vous est plus difficile d’obtenir un privilége, qu’à un homme qui n’a point la protection des femmes d’avoir un emploi dans les finances. Enfin, après un an de refus et de négociations, votre ouvrage s’imprime ; c’est alors qu’il faut ou assoupir les cerbères de la littérature, ou les faire aboyer en votre faveur. Il y a toujours trois ou quatre gazettes3 littéraires en France, et autant en Hollande ; ce sont des factions différentes. Les libraires de ces journaux ont intérêt qu’ils soient satiriques ; ceux qui y travaillent servent aisément l’avarice du libraire et la malignité du public. Vous cherchez à faire sonner ces trompettes de la Renommée ; vous courtisez les écrivains, les protecteurs, les abbés, les docteurs, les colporteurs : tous vos soins n’empêchent pas que quelque journaliste ne vous déchire. Vous lui répondez, il réplique : vous avez un procès par écrit devant le public, qui condamne les deux parties au ridicule.
C’est bien pis si vous composez pour le théâtre. Vous commencez par comparaître devant l’aréopage de vingt comédiens, gens dont la profession, quoique utile et agréable, est cependant flétrie par l’injuste mais irrévocable cruauté du public1. Ce malheureux avilissement où ils sont les irrite ; ils trouvent en vous un client, et ils vous prodiguent tout le mépris dont ils sont couverts. Vous attendez d’eux votre première sentence ; ils vous jugent ; ils se chargent enfin de votre pièce : il ne faut plus qu’un mauvais plaisant dans le parterre pour la faire tomber. Réussit-elle, la farce qu’on appelle italienne, celle de la foire, vous parodient ; vingt libelles vous prouvent que vous n’avez pas dû réussir. Des savants qui entendent mal le grec, et qui ne lisent point ce qu’on fait en français, vous dédaignent ou affectent de vous dédaigner.
Vous portez en tremblant votre livre à une dame de la cour ; elle le donne à une femme de chambre qui en fait des papillotes ; et le laquais galonné qui porte la livrée du luxe insulte à votre habit, qui est la livrée de l’indigence.
Enfin, je veux que la réputation de vos ouvrages ait forcé l’envie à dire quelquefois que vous n’êtes pas sans mérite ; voilà tout ce que vous pouvez attendre de votre vivant ; mais qu’elle s’en venge bien en vous persécutant ! On vous impute des libelles que vous n’avez pas même lus, des vers que vous méprisez, des sentiments que vous n’avez point. Il faut être d’un parti, ou bien tous les partis se réunissent contre vous1.
Il y a dans Paris un grand nombre de petites sociétés où préside toujours quelque femme qui, dans le déclin de sa beauté, fait briller l’aurore de son esprit. Un ou deux hommes de lettres sont les ministres de ce petit royaume. Si vous négligez d’être au rang des courtisans, vous êtes dans celui des ◀ennemis▶, et on vous écrase. Cependant, malgré votre mérite, vous vieillissez dans l’opprobre et dans la misère. Les places destinées aux gens de lettres sont données à l’intrigue, non au talent. Ce sera un précepteur qui, par le moyen de la mère de son élève, emportera un poste que vous n’oserez pas seulement regarder. Le parasite d’un courtisan vous enlèvera l’emploi auquel vous êtes propre.
Que le hasard vous amène dans une compagnie où il se trouvera quelqu’un de ces auteurs réprouvés du public, ou de ces demi-savants qui n’ont pas même assez de mérite pour être de médiocres auteurs, mais qui aura quelque place ou qui sera instrus dans quelque corps ; vous sentirez, par la supériorité qu’il affectera sur vous, que vous êtes justement dans le dernier degré du genre humain.
Au bout de quarante ans de travail2, vous vous résolvez à chercher dans les cabales ce qu’on ne donne jamais au mérite seul ; vous vous intriguez comme les autres pour entrer dans l’Académie française, et pour aller prononcer, d’une voix cassée, à votre réception, un compliment qui le lendemain sera oublié pour jamais3.
Il n’est pas étonnant que les gens de lettres désirent entrer dans un corps où il y a toujours du mérite, et dont ils espèrent, quoique assez vainement, la protection. Mais vous me demanderez pourquoi ils en disent tant de mal jusqu’à ce qu’ils y soient admis, et pourquoi le public, qui respecte assez l’Académie des sciences, ménage si peu l’Académie française. C’est que les travaux de l’Académie française sont exposés aux yeux du grand monde, et que les autres sont voilés. Chaque Français croit savoir sa langue et se pique d’avoir du goût ; mais il ne se pique pas d’être physicien. Les mathématiques seront toujours pour la nation en général une espèce de mystère, et par conséquent quelque chose de respectable. Des équations algébriques ne donnent de prise ni à l’épigramme, ni à la chanson, ni à l’envie ; mais on juge durement ces énormes recueils de vers médiocres, de compliments, de harangues, et ces éloges qui sont quelquefois aussi faux que l’éloquence avec laquelle on les débite. On est fâché de voir la devise de l’immortalité à la tête de tant de déclamations qui n’annoncent rien d’éternel que l’oubli auquel elles sont condamnées.
Il est très-certain que l’Académie française pourrait servir à fixer le goût de la nation. Il n’y a qu’à lire ses Remarques sur le Cid ; la jalousie du cardinal de Richelieu a produit au moins ce bon effet. Quelques ouvrages dans ce genre seraient d’une utilité sensible. On les demande depuis cent années au seul corps dont ils puissent émaner avec fruit et bienséance. On se plaint que la moitié des académiciens soit composée de seigneurs qui n’assistent jamais aux assemblées, et que, dans l’autre moitié, il se trouve à peine huit ou neuf gens de lettres qui soient assidus. L’Académie est souvent négligée par ses propres membres. Cependant, à peine un des quarante a-t-il rendu les derniers soupirs, que dix concurrents se présentent ; un évêché n’est pas plus brigué ; on court en poste à Versailles ; on fait parler toutes les femmes ; on fait agir tous les intrigants ; on fait mouvoir tous les ressorts ; des haines violentes sont souvent le fruit de ces démarches. La principale origine de ces horribles couplets, qui ont perdu à jamais le célèbre et malheureux Rousseau, vient de ce qu’il manqua la place qu’il briguait à l’Académie. Obtenez-vous cette préférence sur vos rivaux, votre bonheur n’est bientôt qu’un fantôme ; essuyez-vous un refus, votre affliction est réelle. On pourrait mettre sur la tombe de presque tous les gens de lettres :
Ci-git, au bord de l’Hippocrène,Un mortel longtemps abusé.Pour vivre pauvre et méprisé,Il se donna bien de la peine.
Quel est le but de ce long sermon que je vous fais ? est-ce de vous détourner de la route de la littérature ? Non ; je ne m’oppose point ainsi à la destinée : je vous exhorte seulement à la patience1.
Sur la paresse
À Thiriot
Oui, je vous injurierai jusqu’à ce que je vous aie guéri de votre paresse. Je ne vous reproche point de souper tous les soirs avec M. de la Poplinière2, je vous reproche de borner là toutes vos pensées et toutes vos espérances. Vous vivez comme si l’homme avait été créé uniquement pour souper, et vous n’avez d’existence que depuis dix heures du soir jusqu’à deux heures après minuit. Il n’y a soupeur qui se couche plus tard que vous. Vous restez dans votre trou jusqu’à l’heure des spectacles3, à dissiper les fumées de la veille ; ainsi vous n’avez pas un moment pour penser à vous et à vos amis. Cela fait qu’une lettre à écrire devient un fardeau pour vous. Vous êtes un mois entier à répondre ; et vous avez encore la bonté de vous faire illusion au point d’imaginer que vous serez capable d’un emploi, vous qui ne pouvez même pas vous faire dans votre cabinet une occupation suivie, et qui n’avez jamais pu prendre sur vous d’écrire régulièrement à vos amis, même dans les affaires intéressantes pour vous et pour eux. Vous me rabâchez de seigneurs et de dames les plus titrés : qu’est-ce que cela veut dire ? Vous avez passé votre jeunesse1, vous deviendrez bientôt vieux et infirme ; voilà à quoi il faut que vous songiez. Il faut vous préparer une arrière-saison tranquille, heureuse, indépendante. Que deviendrez-vous quand vous serez malade et abandonné ? Sera-ce une consolation pour vous de dire : J’ai bu du vin de Champagne autrefois en bonne compagnie ? Songez qu’une bouteille qui a été fêtée quand elle était pleine d’eau des Barbades, est jetée dans un coin dès qu’elle est cassée, et qu’elle reste en morceaux dans la poussière ; que voilà ce qui arrive à tous ceux qui n’ont songé qu’à être admis à quelques soupers ; que la fin d’une vieillesse inutile, infirme, est une chose bien pitoyable. Si cela ne vous excite pas à secouer l’engourdissement dans lequel vous laissez votre âme, rien ne vous guérira. Si je vous aimais moins, je vous plaisanterais sur votre paresse ; mais je vous aime, et je vous gronde beaucoup.
Cela posé, songez donc à vous, et puis à vos amis ; buvez du vin de Champagne avec des gens aimables, mais faites quelque chose qui vous mette en état de boire un jour du vin qui soit à vous. N’oubliez point vos amis, et ne passez point des mois entiers sans leur écrire un mot. Il n’est point question d’écrire des lettres pensées et réfléchies avec soin, qui peuvent un peu coûter à la paresse ; il n’est question que de deux ou trois mots d’amitié, et quelques nouvelles, soit de littérature, soit des sottises humaines, le tout courant sur le papier sans peine et sans attention. Il ne faut pour cela que se mettre un demi-quart d’heure vis-à-vis son écritoire. Est-ce donc là un effort si pénible ? J’ai d’autant plus d’envie d’avoir avec vous un commerce régulier, que votre lettre m’a fait un plaisir extrême. Je pourrai vous demander de temps en temps des anecdotes concernant le siècle de Louis XIV. Comptez qu’un jour cela peut vous être très-utile, et que cet ouvrage vous vaudrait vingt volumes de Lettres philosophiques…
Écrivez-moi, et aimez toute votre vie un homme vrai qui n’a jamais changé. (Correspondance générale 1).
À M. Kœnig 2.
Votre martyr 3 est arrivé à Francfort, dans un état qui lui fait envisager de fort près le pays où l’on saura le principe des choses, et ce que c’est que cette force motrice sur laquelle on raisonne tant ici-bas, mais dont je suis presque privé. J’ai été, comme je vous l’ai mandé, désabusé des idées fausses que vos adversaires avaient données sur la vitesse vraie et sur la vitesse propre. Il est plus difficile de se détromper des illusions de ce monde, et des sentiments qui nous y attachent jusqu’au dernier moment. J’en éprouve d’assez douloureux pour avoir pris votre parti ; mais je ne m’en repens pas, et je mourrai dans ma créance. Il me paraît toujours absurde de faire dépendre l’existence de Dieu d’a plus b divisé par z.
Où en serait le genre humain s’il fallait étudier la dynamique et l’astronomie pour connaître l’Être suprême ? Celui qui nous a créés tous doit être manifeste à tous, et les preuves les plus communes sont les meilleures, par la raison qu’elles sont communes ; il ne faut que des yeux et point d’algèbre pour voir le jour.
Dieu a mis à notre portée tout ce qui est nécessaire pour nos moindres besoins ; la certitude de son existence est notre besoin le plus grand. Il nous a donné assez de secours pour le remplir ; mais comme il n’est point du tout nécessaire que nous sachions ce que c’est que la force, et si elle est une propriété essentielle ou non à la matière, nous l’ignorons, et nous en parlons. Mille principes se dérobent à nos recherches, parce que tous les secrets du Créateur ne sont pas faits pour nous.
On a imaginé, il y a longtemps, que la nature agit toujours par le chemin le plus court, qu’elle emploie le moins de force et la plus grande économie possible ; mais que répondraient les partisans de cette opinion à ceux qui leur feraient voir que nos bras exercent une force de près de cinquante livres pour lever un poids d’une seule livre ; que le cœur en exerce une immense pour exprimer une goutte de sang ; qu’une carpe fait des milliers d’œufs pour produire une ou deux carpes ; qu’un chêne donne un nombre innombrable de glands qui souvent ne font pas naître un seul chêne ? Je crois toujours, comme je vous le mandais il y a longtemps, qu’il y a plus de profusion que d’économie dans la nature.
Quant à votre dispute1 particulière avec votre adversaire, il me semble de plus en plus que la raison et la justice sont de votre côté. Vous savez que je ne me déclarai pour vous que quand vous m’envoyâtes votre Appel au public. Je dis hautement alors ce que toutes les académies ont dit depuis, et je pris, de plus, la liberté de me moquer d’un livre très-ridicule que votre persécuteur écrivit dans le même temps.
Tout cela a causé des malheurs qui ne devaient pas naître d’une si légère cause. C’est là encore une des profusions de la nature. Elle prodigue les maux ; ils germent en foule de la plus petite semence.
Ce que je vous écrivais, il y a près d’un an, est bien vrai ; les artifices sont, pour les gens de lettres, la plus mauvaise des armes ; l’on se croit un politique, et on n’est que méchant. Point de politique en littérature. Il faut avoir raison, dire la vérité, et s’immoler.
Je ne dispute point quand il s’agit de poésie et d’éloquence : c’est une affaire de goût ; chacun a le sien ; je ne peux prouver à un homme que c’est lui qui a tort quand je l’ennuie.
Je réponds aux critiques quand il s’agit de philosophie ou d’histoire, parce qu’on peut, à toute force, dans ces matières, faire entendre raison à sept ou huit lecteurs qui prennent la peine de vous donner un quart d’heure d’attention. Je réponds quelquefois aux calomnies, parce qu’il y a plus de lecteurs des feuilles médisantes que des livres utiles.
Par exemple, monsieur, lorsqu’on imprime que j’ai donné avis à un auteur illustre1 que vous vouliez écrire contre ses ouvrages, je réponds que vous êtes assez instruit par des preuves incontestables que non-seulement cela est très-faux, mais que j’ai fait précisément le contraire.
Lorsqu’on ose insérer dans des feuilles périodiques que j’ai vendu mes ouvrages à trois ou quatre libraires d’Allemagne et de Hollande, je suis encore forcé de répondre qu’on a menti, et qu’il n’y a pas, dans ces pays, un seul libraire qui puisse dire que je lui aie jamais vendu le moindre manuscrit.
Lorsqu’on imprime que je prends à tort le titre de gentilhomme ordinaire de la chambre du roi de France, ne suis-je pas encore forcé de dire que, sans me parer jamais d’aucun titre, j’ai pourtant l’honneur d’avoir cette place, que Sa Majesté le roi mon maître m’a conservée ?
Lorsqu’on m’attaque sur ma naissance, ne dois-je pas à ma famille de répondre que je suis né égal à ceux qui ont la même place que moi, et que si j’ai parlé sur cet article avec la modestie convenable, c’est parce que cette même place a été occupée autrefois par les Montmorency et par les Châtillon ?
Lorsqu’on imprime qu’un souverain m’a dit : « Je vous conserve votre pension, et je vous défends de paraître devant moi », je réponds que celui qui a avancé cette sottise en a menti impudemment.
Lorsqu’on voit dans les feuilles périodiques que c’est moi qui ai fait imprimer les Variantes de la Henriade sous le nom de M. Marmontel, n’est-il pas encore de mon devoir d’avertir que cela n’est pas vrai ; que M. Marmontel a fait une Préface à la tête d’une des éditions de la Henriade, et que c’est M. l’abbé1 Lenglet-Dufresnoi qui avait fait imprimer les Variantes auparavant, à Paris, chez Gandouin ?
Lorsqu’on imprime que je suis l’auteur de je ne sais quel livre intitulé Des beautés de la langue française, je réponds que je ne l’ai jamais lu, et j’en dis autant sur toutes les impertinentes pièces que des écrivains inconnus font courir sous mon nom, qui est trop connu.
Lorsqu’on imprime une prétendue lettre de feu milord Tyrconnel2, je suis obligé de donner un démenti formel au calomniateur, et, puisqu’il débite ces pauvretés pour gagner quelque argent, je déclare, moi, que je suis prêt de lui faire l’aumône pour le reste de sa vie, en cas qu’il puisse prouver un seul des faits qu’il avance.
Lorsqu’on imprime que l’on doit s’attendre que j’écrirai contre les ouvrages d’un auteur respectable à qui je serai attaché jusqu’au dernier moment de ma vie, je réponds que, jusqu’ici, on n’a calomnié que pour le passé, et jamais pour l’avenir ; que c’est trop exalter son âme, et que je ferai repentir le premier impudent qui oserait écrire contre l’homme vénérable dont il est question.
Lorsqu’on imprime que je me suis vanté mal à propos d’avoir une édition de la Henriade honorée de la Préface d’un souverain, je réponds qu’il est faux que je m’en sois vanté ; qu’il est faux que cette édition existe, et qu’il est faux que cette Préface, qui existe réellement, ait été citée mal à propos ; elle a toujours été citée dans les éditions de la Henriade, depuis celle de M. Marmontel. Elle avait été composée pour être mise à la tête de ce poëme, que cet illustre souverain, dont il est parlé, voulait faire graver. C’était un double honneur qu’il faisait à cet ouvrage.
Lorsqu’on imprime que j’ai volé un madrigal à feu M. de La Motte, je réponds que je ne vole de vers à personne ; que je n’en ai que trop fait, que j’en ai donné à beaucoup de jeunes gens, ainsi que de l’argent, sans que ni eux ni moi en aient jamais parlé.
Voilà, monsieur, comment je serai obligé de réfuter les calomnies dont m’accablent tous les
jours quelques auteurs, dont les uns me sont inconnus, et dont les autres me sont redevables.
Je pourrais leur demander pourquoi ils s’acharnent à entrer dans une querelle qui n’est pas
la leur, et à me persécuter sur le bord de mon tombeau ; mais je ne leur demande rien.
Continuez à défendre votre cause comme je défends la mienne. Il y a des occasions où l’on
doit dire avec Cicéron :
Seipsum deserere turpissimum
est
1.
Il faut, en mourant, laisser des marques d’amitié à ses amis, le repentir à ses ◀ennemis▶, et sa réputation entre les mains du public. Adieu.
Sur sa statue
À madame Necker
Ma juste modestie, madame, et ma raison me faisaient croire d’abord que l’idée d’une statue était une bonne plaisanterie ; mais, puisque la chose est sérieuse, souffrez que je vous parle sérieusement.
J’ai soixante-seize ans, et je sors à peine d’une grande maladie qui a traité fort mal mon corps et mon âme pendant six semaines. M. Pigalle1, doit, dit-on, venir modeler mon visage : mais, madame, il faudrait que j’eusse un visage ; on en devinerait à peine la place2. Mes yeux sont enfoncés de trois pouces, mes joues sont du vieux parchemin mal collé sur des os qui ne tiennent à rien. Le peu de dents que j’avais est parti. Ce que je vous dis là n’est point coquetterie : c’est la pure vérité. On n’a jamais sculpté un pauvre homme dans cet état ; M. Pigalle croirait qu’on s’est moqué de lui ; et, pour moi, j’ai tant d’amour-propre, que je n’oserais jamais paraître en sa présence. Je lui conseillerais, s’il veut mettre fin à cette étrange aventure, de prendre à peu près son modèle sur la petite figure en porcelaine de Sèvres. Qu’importe, après tout, à la postérité, qu’un bloc de marbre ressemble à un tel homme ou à un autre ? Je me tiens très-philosophe sur cette affaire. Mais, comme je suis encore plus reconnaissant que philosophe, je vous donne, sur ce qui me reste de corps, le même pouvoir que vous avez sur ce qui me reste d’âme. L’un et l’autre sont fort en désordre ; mais mon cœur est à vous, madame, comme si j’avais vingt-cinq ans, et le tout avec un très-sincère respect. Mes obéissances, je vous supplie, à M. Necker3