Racine.
(1639-1699.)
[Notice]
Jean Racine, le plus accompli de nos poëtes, eût sans aucun doute pris place, s’il avait recherché cette gloire, entre nos premiers prosateurs : on le reconnaîtra par ses lettres, quelques œuvres polémiques et des fragments d’histoire, fort bien écrits, qu’il nous a laissés, surtout par l’éloge qu’il a fait de Pierre Corneille. Rien de plus curieux que de voir les grands hommes jugés par les grands hommes, puisque ceux-ci peuvent seuls les comprendre tout entiers et les apprécier avec une justesse parfaite. Racine, né trois ans après que la merveille du Cid avait ouvert en France des voies nouvelles à l’art dramatique, paya ainsi à celui qui lui avait frayé la carrière un noble tribut de reconnaissance. L’éloquence de son éloge a sa source dans la sincérité de son admiration ; et ce témoignage de haute équité honore d’autant plus Racine, que l’on s’était trop souvent armé contre lui des succès de son illustre devancier, en s’appuyant, pour le rabaisser lui-même, sur les noms glorieux de Cinna et de Polyeucte. Né à la Ferté-Milon en 1639, Racine mourut en 1699.
Corneille jugé par Racine.
… L’Académie a regardé la mort de M. Corneille comme un des plus rudes coups qui la pût frapper1 ; car bien que, depuis un an, une longue maladie nous eût privés de sa présence, et que nous eussions perdu en quelque sorte l’espérance de le revoir jamais dans nos assemblées, toutefois il vivait, et l’Académie, dont il était le doyen1, avait au moins la consolation de voir dans la liste où sont les noms de tous ceux qui la composent, de voir, dis-je, immédiatement au-dessous du nom sacré de son auguste protecteur2, le fameux nom de Corneille.
Et qui d’entre nous ne s’applaudirait pas en lui-même, et ne ressentirait pas un secret plaisir d’avoir pour confrère un homme de ce mérite ? Vous, monsieur, qui non-seulement étiez son frère3, mais qui avez couru longtemps une même carrière avec lui, vous savez les obligations que lui a notre poésie ; vous savez en quel état se trouvait la scène française lorsqu’il commença à travailler. Quel désordre ! quelle irrégularité ! Nul goût, nulle connaissance des véritables beautés du théâtre. Les auteurs aussi ignorants que les spectateurs, la plupart des sujets extravagants et dénués de vraisemblance, point de mœurs, point de caractères4 ; la diction encore plus vicieuse que l’action, et dont les pointes et de misérables jeux de mots faisaient le principal ornement ; en un mot, toutes les règles de l’art, celles mêmes de l’honnêteté et de la bienséance, partout violées. Dans cette enfance ou, pour mieux dire, dans ce chaos du poëme dramatique parmi nous, votre illustre frère, après avoir quelque temps cherché le bon chemin et lutté, si je l’ose ainsi dire, contre le mauvais goût de son siècle, enfin, inspiré d’un génie extraordinaire et aidé de la lecture des anciens, fit voir sur la scène la raison, mais la raison accompagnée de toute la pompe, de tous les ornements dont notre langue est capable, accorda heureusement la vraisemblance et le merveilleux, et laissa bien loin derrière lui tout ce qu’il avait de rivaux, dont la plupart, désespérant de l’atteindre, et n’osant plus entreprendre de lui disputer le prix, se bornèrent à combattre la voix publique déclarée pour lui, et essayèrent en vain, par leurs discours et par leurs frivoles critiques, de rabaisser un mérite qu’ils ne pouvaient égaler1.
La scène retentit encore des acclamations qu’excitèrent a leur naissance le Cid, Horace, Cinna, Pompée, tous ces chefs-d’œuvre représentés depuis sur tant de théâtres, traduits en tant de langues, et qui vivront à jamais dans la bouche des hommes. A dire le vrai, où trouvera-t-on un poëte qui ait possédé à la fois tant de grands talents, tant d’excellentes parties, l’art, la force, le jugement, l’esprit ? Quelle noblesse, quelle économie dans les sujets ! Quelle véhémence dans les passions, quelle gravité dans les sentiments ! Quelle dignité, et en même temps quelle prodigieuse variété dans les caractères ! Combien de rois, de princes, de héros de toutes nations nous a-t-il représentés ; toujours tels qu’ils doivent être, toujours uniformes avec eux-mêmes, et jamais ne se ressemblant les uns les autres ! Parmi tout cela, une magnificence d’expression proportionnée aux maîtres du monde qu’il fait souvent parler2, capable néanmoins de s’abaisser quand il veut, et de descendre jusqu’aux plus simples naïvetés du comique, où il est encore inimitable. Enfin, ce qui lui est surtout particulier, une certaine force, une certaine élévation qui surprend, qui enlève, et qui rend jusqu’à ses défauts, si on lui en peut reprocher quelques-uns, plus estimables que les vertus des autres : personnage véritablement né pour la gloire de son pays ; comparable, je ne dis pas à tout ce que l’ancienne Rome a eu d’excellents poëtes tragiques, puisqu’elle confesse elle-même qu’en ce genre1 elle n’a pas été fort heureuse, mais aux Eschyle, aux Sophocle, aux Euripide, dont la fameuse Athènes ne s’honore pas moins que des Thémistocle, des Périclès, des Alcibiade, qui vivaient en même temps qu’eux2.
Oui, monsieur, que l’ignorance rabaisse tant qu’elle voudra l’éloquence et la poésie, et traite les habiles écrivains de gens inutiles dans les États, nous ne craindrons point de le dire à l’avantage des lettres et de ce corps fameux dont vous faites maintenant partie, du moment que des esprits sublimes, passant de bien loin les bornes communes, se distinguent▶, s’immortalisent par des chefs-d’œuvre comme ceux de M. votre frère, quelque étrange inégalité que, durant leur vie, la fortune mette entre eux et les plus grands héros, après leur mort cette différence cesse. La postérité, qui se plaît, qui s’instruit dans les ouvrages qu’ils lui ont laissés, ne fait point de difficulté de les égaler à tout ce qu’il y a de plus considérable parmi les hommes, fait marcher de pair l’excellent poëte et le grand capitaine. Le même siècle qui se glorifie aujourd’hui d’avoir produit Auguste ne se glorifie guère moins d’avoir produit Horace et Virgile. Ainsi, lorsque, dans les âges suivants, on parlera avec étonnement des victoires prodigieuses et de toutes les grandes choses qui rendront notre siècle l’admiration de tous les siècles à venir, Corneille, n’en doutons point, Corneille tiendra sa place parmi toutes ces merveilles. La France se souviendra avec plaisir que sous le règne du plus grand de ses rois a fleuri le plus grand de ses poëtes. On croira même ajouter quelque chose à la gloire de notre auguste monarque, lorsqu’on dira qu’il a estimé, qu’il a honoré de ses bienfaits cet excellent génie ; que même deux jours avant sa mort, et lorsqu’il ne lui restait plus qu’un rayon de connaissance, il lui envoya encore des marques de sa libéralité3, et qu’enfin les dernières paroles de Corneille ont été des remercîments pour Louis le Grand.
Voilà, monsieur, comme la postérité parlera de votre illustre frère ; voilà une partie des excellentes qualités qui l’ont fait connaître à toute l’Europe. Il en avait d’autres qui, bien que moins éclatantes aux yeux du public, ne sont peut-être pas moins dignes de nos louanges, je veux dire, homme de probité et de piété, bon père de famille, bon parent, bon ami. Vous le savez, vous qui avez toujours été uni avec lui d’une amitié qu’aucun intérêt, non pas même aucune émulation pour la gloire, n’a pu altérer. Mais ce qui nous touche de plus près, c’est qu’il était encore un très-bon académicien : il aimait, il cultivait nos exercices ; il y apportait surtout cet esprit de douceur, d’égalité, de déférence même, si nécessaire pour entretenir l’union dans les compagnies. L’a-t-on jamais vu se préférer à aucun de ses confrères ? L’a-t-on jamais vu vouloir tirer ici aucun avantage des applaudissements qu’il recevait dans le public ? Au contraire, après avoir paru en maître, et pour ainsi dire régné sur la scène, il venait, disciple docile, chercher à s’instruire dans nos assemblées, laissait, pour me servir de ses propres termes, laissait ses lauriers à la porte de l’Académie, toujours prêt à soumettre son opinion à l’avis d’autrui, et, de tous tant que nous sommes, le plus modeste à parler, à prononcer, je dis même sur des matières de poésie1…
Éloge de Louis XIV1.
La fortune a pris, ce semble, plaisir à élever ce prince au plus haut degré de la gloire où puissent monter les hommes, si toutefois on peut dire que la fortune ait eu quelque part dans ses succès, qui n’ont été que la suite infaillible d’une conduite toute merveilleuse. En effet, jamais capitaine n’a été plus caché dans ses desseins, ni plus clairvoyant dans ceux de ses ennemis. Il a toujours vu en toutes choses ce qu’il fallait voir, toujours fait ce qu’il fallait faire. Avant que la guerre fût commencée, il avait aguerri ses troupes dès longtemps par de continuels exercices, par l’exacte discipline qu’il leur faisait observer. Il a toujours prévenu ses ennemis par la promptitude de ses exploits. Dans le temps qu’ils faisaient des préparatifs pour l’attaquer, il les a souvent réduits à la nécessité de se défendre, et leur a quelquefois enlevé trois villes pendant qu’ils délibéraient d’en assiéger une.
Il ne s’est point trompé dans ses mesures. Quand il entra dans la Franche-Comté2, il avait pris ses précautions si justes du côté de l’Allemagne, qu’en une province ouverte de toutes parts les ennemis ne purent, dans une occasion si pressante, se faire un passage pour y jeter le moindre secours. Il n’a point fait de conquêtes qu’il n’ait méditées longtemps auparavant, et où il ne se soit acheminé comme par degrés3. En prenant Condé et Bouchain, il se mit en état d’assiéger Valenciennes et Cambrai ; par la prise d’Aire, il s’ouvrit le chemin à Saint-Omer ; et c’est en partie à la conquête de Saint-Guillain qu’il doit la conquête de Gand et d’Ypres.
Jamais prince n’observa si religieusement sa parole ; il l’a toujours exactement tenue à ses ennemis mêmes : et dans la paix d’Aix-la-Chapelle1, il aima mieux, en rendant la Franche-Comté, renoncer à la plus glorieuse et à la plus utile de ses conquêtes que de manquer à la parole qu’il avait donnée de la rendre. Ce n’est pas une chose concevable que, dans la fidélité qu’il a gardée à ses alliés, il a toujours eu plus de soin de leurs intérêts que des siens propres.
Dans le projet de paix qu’il envoya à Nimègue, il y avait pour premier article qu’avant toutes choses on restituerait aux Suédois tout ce qui avait été pris sur eux : et quoiqu’il vît toute l’Europe en armes contre lui, ce ne fut qu’à l’instante prière des mêmes Suédois qu’il souffrit que la paix se fît avec la Hollande avant la restitution. Jamais un mouvement de colère ne lui a fait faire une fausse démarche. Quand l’Angleterre, qui s’était liée avec lui, se détacha tout à coup de ses intérêts, il ne s’emporta ni en plaintes ni en reproches ; il n’en témoigna au roi d’Angleterre aucune froideur ; et, en lui montrant au contraire qu’il était toujours persuadé de son amitié, il l’engagea à demeurer toujours son ami.
Il a appelé aux emplois de la guerre les hommes qui étaient les plus dignes, et n’a jamais laissé une belle action sans récompense2 : aussi jamais prince ne fut servi avec tant d’ardeur par ses soldats. Cette ardeur a passé à de tels excès, qu’il a eu besoin de toute son autorité pour la réprimer. Quand il a pu voir une chose par ses yeux, il ne s’est point fié aux yeux d’autrui. Il a toujours reconnu lui-même les places qu’il a voulu attaquer ; et, en cette noble fonction de capitaine, il a eu plusieurs fois des hommes tués et blessés à côté de lui. Judicieux dans toutes ses entreprises, intrépide dans le péril, infatigable dans le travail on ne saurait rien lui reprocher que d’avoir souvent exposé sa personne avec trop peu de précaution.
Cependant il est merveilleux que, parmi les soins d’une guerre qui a dû, ce semble, l’occuper tout entier, ce prince soit encore entré dans le détail du gouvernement de son État, et qu’on l’ait vu aussi appliqué aux besoins particuliers de ses sujets que si toutes ses pensées avaient été renfermées au dedans de son royaume. De là vient que, dans un temps que toute l’Europe était en feu, la France ne laissait pas de jouir de toute la tranquillité et de tous les avantages d’une paix profonde : jamais elle ne fut si florissante, jamais la justice ne fut exercée avec tant d’exactitude, jamais les sciences, jamais les beaux-arts n’y ont été cultivés avec tant de soin. Il a lui seul plus fait bâtir de somptueux édifices que tous les rois qui l’ont précédé. Il n’est pas croyable combien de citadelles il a fait construire, combien il en a réparé, de combien de nouveaux bastions il a fortifié ses places. Les Français, il y a quinze ans, passaient pour n’avoir aucune connaissance de la navigation ; ils pouvaient à peine mettre en mer six vaisseaux de guerre et quatre galères : maintenant la France compte dans ses ports vingt-six galères et cent vingt gros vaisseaux, et un nombre prodigieux d’autres bâtiments ; elle s’est rendue si savante dans la marine, qu’elle donne aujourd’hui aux étrangers et des pilotes et des matelots.
Il n’y a point de génie un peu élevé au-dessus des autres, dans quelque profession que ce soit, que le roi, par ses largesses, n’ait excité à travailler1. Aussi la France, sous son règne, ne se ressent en rien ni de l’air grossier de nos pères, ni de la rudesse qu’une longue guerre apporte d’ordinaire avec soi : on y voit briller une politesse que les nations étrangères prennent pour modèle et s’efforcent d’imiter. Mais ce ne sont point les seuls bienfaits du roi qui ont produit tant de miracles, et qui ont porté toutes choses à ce degré de perfection : la finesse de son discernement y a plus contribué que ses libéralités : les plus grands génies, les plus savants artistes, ont remarqué que, pour trouver le plus haut point de leur art, il leur suffisait d’étudier le goût de ce prince2. La plupart des chefs-d’œuvre qu’on admire dans ses palais doivent leur naissance aux idées qu’il en a fournies. Toutes ces grâces, toute cette disposition si merveilleuse, qui surprend, qui enchante dans ses magnifiques jardins, n’est bien souvent que l’effet de quelque ordre qu’il a donné en les visitant1.
Il est donc juste que les sciences, que les beaux-arts s’emploient à éterniser la mémoire d’un prince à qui ils sont tant redevables : il est juste que les écrivains les plus illustres le prennent pour objet de toutes leurs veilles ; que les peintres et les sculpteurs s’exercent sur un si noble sujet2.