(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Extraits des classiques français. Deuxième partie. Poésie — Delille 1738-1813 » pp. 464-472
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(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Extraits des classiques français. Deuxième partie. Poésie — Delille 1738-1813 » pp. 464-472

Delille
1738-1813

[Notice]

Né à Clermont, professeur d’humanités au collége de la Marche, puis de poésie latine au Collége de France, Delille se recommande surtout par sa traduction des Géorgiques que Chateaubriand comparait à un tableau de Raphaël copié par Mignard. On lit encore avec plaisir quelques fragments de ses poëmes sur les Jardins et l’Imagination. Mais l’école descriptive dont il fut le chef n’est plus de mode. Il excella dans un genre secondaire où il se distingue par l’élégance, la coquetterie, le mérite de la difficulté vaincue, et l’adresse d’une facture ingénieuse. Pendant trente années, l’engouement de ses contemporains le mit à côté, et peut-être au-dessus d’Homère ! Il n’eut pourtant de commun avec lui que la cécité qui affligea sa vieillesse. A la fin de sa carrière, il se vantait d’avoir fait douze chameaux, quatre chiens, trois chevaux, un tigre, deux chats, un échiquier, un tric-trac, un billard, plusieurs hivers, encore plus d’étés, une multitude de printemps, cinquante couchers de soleil, et un si grand nombre d’aurores qu’on ne pouvait les compter. Quelques-unes de ces fleurs artificielles ont conservé de la fraîcheur et de la grâce2

Le vieillard de virgile

Aux lieux où le Galèse1, en des plaines fécondes,
Parmi les blonds épis roule ses noires2 ondes,
J’ai vu, je m’en souviens, un vieillard fortuné3
Possesseur d’un terrain longtemps abandonné :
C’était un sol ingrat, rebelle à la culture,
Qui n’offrait aux troupeaux qu’une aride verdure4,
Ennemi des raisins, et funeste5 aux moissons.
Toutefois, en ces lieux hérissés de buissons,
Un parterre de fleurs6, quelques plantes heureuses7
Qu’élevaient avec soin ses mains laborieuses,
Un jardin, un verger, dociles à ses lois,
Lui donnaient le bonheur qui s’enfuit loin des rois8.
Le soir, des simples mets9 que ce lieu voyait naître
Ses mains chargeaient, sans frais, une table champêtre.
Il cueillait le premier les roses du printemps,
Le premier de l’automne amassait10 les présents ;
Et lorsqu’autour de lui, déchaîné sur la terre,
L’hiver impétueux11 brisait encor la pierre,
D’un frein de glace encore enchaînait les ruisseaux,
Lui déjà de l’acanthe émondait les rameaux,
Et, du printemps tardif accusant la paresse,
Prévenait les zéphyrs, et hâtait sa richesse12.
Chez lui, le vert tilleul tempérait les chaleurs ;
Le sapin pour l’abeille y distillait ses pleurs.
Aussi, dès le printemps, toujours prêts à renaître,
D’innombrables essaims enrichissaient leur maître ;
Il pressait le premier ses rayons toujours pleins,
Et le miel le plus pur écumait sous ses mains1.
Jamais Flore chez lui n’osa tromper Pomone2 ;
Chaque fleur du printemps était un fruit d’automne.
Il savait aligner, pour le plaisir des yeux3,
Des poiriers déjà forts, des ormes déjà vieux,
Et des pruniers greffés, et des platanes sombres
Qui déjà recevaient les buveurs sous leurs ombres.

Le maitre d’école

… Le voici ; son port, son air de suffisance,
Marquent dans son savoir sa noble confiance.
Il sait, le fait est sûr, lire, écrire et compter4 ;
Sait instruire à l’école, au lutrin sait chanter ;
Connaît les lunaisons1, prophétise l’orage2,
Et même du latin eut jadis quelque usage.
Dans les doctes débats, ferme et rempli de cœur,
Même après sa défaite, il tient tête au vainqueur.
Voyez, pour gagner temps, quelles lenteurs savantes
Prolongent de ses mots les syllabes traînantes !
Tout le monde l’admire, et ne peut concevoir
Que dans un cerveau seul loge tant de savoir.
Du reste, inexorable aux moindres négligences,
Tant il a pris à cœur le progrès des sciences !
Paraît-il ? Sur son front ténébreux ou serein,
Le peuple des enfants croit lire son destin3.
Il veut, on se sépare ; il fait signe, on s’assemble4 ;
Il s’égaye, et l’on rit ; il se ride5, et tout tremble.
Il caresse, il menace, il punit, il absout.
Même absent, on le craint : il voit, il entend tout ;
Un invisible oiseau lui dit tout à l’oreille ;
Il sait celui qui rit, qui cause, qui sommeille,
Qui néglige sa tâche, et quel doigt polisson
D’une adroite boulette a visé son menton.
Non loin, croît le bouleau dont la verge pliante
Est sourde aux cris plaintifs de leur voix suppliante,
Qui, dès qu’un vent léger agite ses rameaux,
Fait frissonner d’effroi cet essaim de marmots,
Plus pâles, plus tremblants encor que son feuillage6

Nice

O Nice ! heureux séjour, montagnes renommées,
De lavande, de thym, de citron parfumées1,
Que de fois sous tes plants d’oliviers toujours verts,
Dont la pâleur s’unit au sombre azur des mers,
J’égarai mes regards sur ce théâtre immense !
Combien je jouissais ! soit que l’onde en silence
Mollement balancée, et roulant sans efforts,
D’une frange d’écume allât ceindre ses bords ;
Soit que son vaste sein se gonflât de colère !
J’aimais à voir le flot, d’abord ride légère,
De loin blanchir, s’enfler, s’allonger et marcher,
Bondir tout écumant de rocher en rocher,
Tantôt se déployer comme un serpent flexible,
Tantôt, tel qu’un tonnerre, avec un bruit horrible,
Précipiter sa masse, et de ses tourbillons
Dans les rocs caverneux engloutir les bouillons2.
Ce mouvement, ce bruit, cette mer turbulente,
Roulant, montant, tombant en montagne écumante,
Enivraient mon esprit, mon oreille, mes yeux ;
Et le soir me trouvait immobile en ces lieux3.

Le chien

Gardant du bienfait seul le doux ressentiment1,
Il vient lécher ma main après le châtiment ;
Souvent il me regarde ; humide de tendresse,
Son œil affectueux implore une caresse.
J’ordonne, il vient à moi ; je menace, il me fuit ;
Je l’appelle, il revient ; je fais signe, il me suit ;
Je m’éloigne, quels pleurs ! je reviens, quelle joie !
Chasseur sans intérêt, il m’apporte sa proie.
Sévère dans la ferme, humain dans la cité2,
Il soigne le malheur, conduit la cécité ;
Et moi, de l’Hélicon, malheureux Bélisaire3,
Peut-être un jour ses yeux guideront ma misère4.

Les lettres

Beaux-arts ! eh ! dans quel lieu n’avez-vous droit de plaire ?
Est-il à votre joie une joie étrangère ?
Non : le sage vous doit ses moments les plus doux ;
Il s’endort dans vos bras, il s’éveille avec vous.
Que dis-je ? autour de lui tandis que tout sommeille,
La lampe inspiratrice éclaire encor sa veille.
Vous consolez ses maux, vous parez son bonheur ;
Vous êtes ses trésors, vous êtes son honneur,
L’amour de ses beaux ans, l’espoir de son vieil âge,
Ses compagnons des champs, ses amis de voyage5 ;
Et de paix, de vertus, d’études entouré,
L’exil même avec vous est un abri sacré6.

Le pays natal

……………Après vingt ans d’absence,
De retour au hameau qu’habita mon enfance,
Dieux ! avec quel transport je reconnus sa tour,
Son moulin, sa cascade et les prés d’alentour !
Ce ruisseau dont mes yeux tyrannisaient les ondes1,
Rebelles comme moi, comme moi vagabondes ;
Ce jardin, ce verger, dont ma furtive main
Cueillait les fruits amers, plus doux par le larcin2 ;
Et l’humble presbytère, et l’église sans faste ;
Et cet étroit réduit que j’avais cru si vaste3,
Où, fuyant le bâton de l’aveugle au long bras,
Je me glissais sans bruit, et ne respirais pas.
O village charmant ! ô riantes demeures,
Où, comme ton ruisseau, coulaient mes douces heures !
Dont les bois et les prés, et les aspects touchants,
Peut-être ont fait de moi le poëte des champs !
Adieu, doux Chanonat4, adieu, frais paysages !
Il semble qu’un autre air parfume vos rivages ;
Il semble que leur vue ait ranimé mes sens,
M’ait redonné la joie, et rendu mon printemps.
Cette clôture même où l’enfance captive
Prête aux tristes leçons une oreille craintive,
Qui de nous peut la voir sans quelque émotion1 ?
Ah ! c’est là que l’étude ébaucha ma raison ;
Là, je goûtai des arts les premières délices ;
Là, mon corps se formait par de doux exercices.
Ne vois-je point l’espace où, dans l’air s’élançant,
S’élevait, retombait le ballon bondissant ?
Ici, sans cesse allant, revenant sur ma trace,
Je murmurais les vers de Virgile et d’Horace,
Là, nos voix pour prier venaient se réunir.
Plus loin… Ah ! mon cœur bat à ce seul souvenir !
Je remportai la palme, et la douce victoire
Pour la première fois me fit goûter la gloire :
Beaux jours, qu’une autre gloire et de plus grands combats
Rappelaient à Villars2, mais qu’ils n’effaçaient pas3.

La grace

……… L’univers enchanté
Vit éclore un pouvoir plus sûr que la beauté,
Qui toujours l’embellit, qui souvent la remplace,
Qui nous plaît en tous lieux, en tout temps : c’est la grâce.
Et comment définir, expliquer ses appas ?
Ah ! la grâce se sent, et ne s’explique pas.
Rien n’est si vaporeux que ses teintes légères :
L’œil se plaît à saisir ses formes passagères ;
Elle brille à demi, se fait voir un moment ;
C’est ce parfum dans l’air exhalé doucement ;
C’est cette fleur qu’on voit négligemment éclore,
Et qui, prête à s’ouvrir, semble hésiter encore ;
L’esprit, qui sous son voile aime à la deviner,
Joint au plaisir de voir celui d’imaginer.
L’imagination en secret la préfère
A la froide beauté constamment régulière.
Je ne sais quoi nous plaît dans ces traits indécis,
Que la beauté n’a point dans ses contours précis1.
Piquante sans recherche et sans étourderie,
Elle nous fait aimer jusqu’à sa bouderie.
Prête donc à mes vers, ô fille de Vénus,
Ta molle négligence, et tes traits ingénus.
Partout où la nature, en dépit de notre art,
La fait naître en passant, et la jette2 au hasard,
Avec le même charme, aimable en toute chose,
Elle parle ou se tait, agit ou se repose.
De l’enfance naïve elle est le premier don ;
La grâce lui donna son facile abandon.
Cette soudaineté que nous vante Montagne,
Et l’heureux à-propos en tous temps l’accompagne ;
Elle doit au hasard ses plus piquants attraits ;
Toujours elle rencontre, et ne cherche jamais ;
Peu savent la trouver, mais la trouvent sans peine.
Elle craint le travail, et redoute la gêne ;
L’air d’effort lui déplaît ; et lorsque dans sa main
Vénus tient en riant les marteaux de Vulcain,
Un air d’aisance encore embellit la déesse.
Le caprice sied bien à cette enchanteresse :
On l’oublie, elle vient ; on la cherche, elle fuit,
C’est la nymphe échappant au berger qui la suit3,
Et qu’un doux repentir ramène plus charmante.
Sa négligence plaît, et son désordre enchante.

Le trictrac et les échecs

Le ciel devient-il sombre ; eh bien ! dans ce salon,
Près d’un chêne brûlant j’insulte à l’aquilon ;
Dans cette chaude enceinte, avec goût éclairée,
Mille heureux passe-temps abrégent la soirée.
J’entends ce jeux bruyant où, le cornet en main,
L’adroit joueur calcule un hasard incertain.
Chacun sur le damier fixe d’un œil avide
Les cases, les couleurs, et le plein et le vide.
Les disques noirs et blancs volent du blanc au noir ;
Leur pile croît, décroît. Par la crainte et l’espoir,
Battu, chassé, repris de sa prison sonore
Le dé, non sans fracas, part, rentre, part encore ;
Il court, roule, s’abat : le nombre a prononcé.
Plus loin, dans ses calculs gravement enfoncé,
Un couple sérieux, qu’avec fureur possède
L’amour du jeu rêveur qu’inventa Palamède,
Sur des carrés égaux, différents de couleur,
Combattant sans danger, mais non pas sans chaleur,
Par cent détours savants conduit à la victoire
Ses bataillons d’ébène et ses soldats d’ivoire…
Longtemps des camps rivaux le succès est égal ;
Enfin l’heureux vainqueur donne l’échec fatal,
Se lève, et du vaincu proclame la défaite ;
L’autre reste atterré dans sa douleur muette,
Et du terrible mât à regret convaincu,
Regarde encor longtemps le coup qui l’a vaincu1.