(1868) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, à l’usage de tous les établissements d’instruction. Cours supérieurs. Première partie : prose « Extraits des classiques français. première partie — Thiers. Né en 1797. » pp. 513-521
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(1868) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, à l’usage de tous les établissements d’instruction. Cours supérieurs. Première partie : prose « Extraits des classiques français. première partie — Thiers. Né en 1797. » pp. 513-521

Thiers
Né en 1797.

[Notice]

Orateur et homme d’État formé par une longue expérience de la vie publique, M. Thiers mérite d’être appelé notre historien national ; car dans les œuvres monumentales que nous devons à sa plume infatigable circule l’éloquence d’une âme française qui, vivement émue par toutes les joies ou toutes les douleurs du citoyen, fait tressaillir les fibres les plus vives du patriotisme populaire. Si l’on a pu reprocher à son Histoire de la Révolution (1823-1827) trop d’indulgence pour les partis qui triomphent, et des jugements sous lesquels se révèlent des tendances fatalistes, il faut admirer dans les récits consacrés au Consulat et à l’Empire (1845-1862) l’amour du vrai, la clairvoyance d’une raison supérieure, la liberté d’un esprit impartial, et une modération aussi équitable, aussi désintéressée que les arrêts de la postérité. Egal aux plus grands sujets comme aux questions les plus épineuses, géographe, stratégiste, diplomate, économiste, financier, jurisconsulte, M. Thiers est un vulgarisateur éminent1 qui, dans ses vastes et dramatiques tableaux, sait à la fois embrasser un plan général, et descendre aux moindres détails, avec une précision toujours instructive même pour les lecteurs les plus compétents.

Sa puissance de travail se dérobe sous un air de facilité courante. Il écrit comme il pense, et vise à l’expression directe de son idée. Il a, dit-il, le fanatisme de la simplicité, et compare lui-même son style à ces glaces sans tain à travers lesquelles apparaissent tous les objets sans la moindre altération de couleur ou de contour. La netteté, la justesse, le naturel, l’aisance, un langage limpide, calme et transparent : telles sont ses qualités ordinaires. Elles nous font aimer un esprit alerte, étendu, vigoureux et pratique dont le génie est un bon sens profond. S’il nous laisse désirer parfois des coups de pinceau plus hardis, ou des traits de burin plus pénétrants, s’il a des des négligences ou des longueurs, ces accidents proviennent du souci de ne rien omettre, et de ne trahir aucune préoccupation littéraire. Il serait injuste de lui refuser des touches fines, une vivacité brillante, un tour spirituel, et l’animation d’un causeur prompt à toutes les impressions. Sous le politique se cache un artiste digne de tout comprendre et de tout sentir.

L’art d’écrire l’histoire 1

L’observation assidue des hommes et des événements, ou, comme disent les peintres, l’observation de la nature, ne suffit pas : il faut un certain don pour bien écrire l’histoire. Quel est-il ? est-ce l’esprit, l’imagination, la critique, l’art de composer, le talent de peindre ? Je répondrai qu’il serait bien désirable d’avoir tous ces dons à la fois, et que toute histoire où se montre une seule de ces qualités nous est une œuvre appréciable, et hautement appréciée des générations futures. Je dirai qu’il y a non pas une, mais vingt manières d’écrire l’histoire, qu’on peut l’écrire comme Thucydide, Xénophon, Polybe, Tite-Live, Salluste, César, Tacite, Commines, Guichardin, Machiavel, Saint-Simon, Frédéric le Grand, Napoléon, et qu’elle est ainsi supérieurement écrite, quoique très-diversement. Je ne demanderai au ciel que d’avoir fait comme le moins éminent de ces historiens, pour être assuré d’avoir bien fait, et de laisser après moi un souvenir de mon éphémère existence. Chacun d’eux a sa qualité particulière et saillante ; tel raconte avec une abondance qui entraîne, tel autre, sans suite, va par saillies et par bonds, mais en passant, il trace en quelques traits des figures qui ne s’effacent jamais de la mémoire des hommes ; tel autre enfin, moins abondant ou moins habile à peindre, mais plus calme, plus discret, pénètre d’un œil auquel rien n’échappe dans la profondeur des événements humains, et les éclaire d’une éternelle clarté. De quelque manière qu’ils fassent, je le répète, ils ont bien fait. Et pourtant n’y a-t-il pas une qualité essentielle, préférable à toutes les autres, qui doit distinguer l’historien, et qui constitue sa véritable supériorité ? Je le crois, et je dis tout de suite que, dans mon opinion, cette qualité c’est l’intelligence.

Je prends ici ce mot dans son acception vulgaire, et, l’appliquant seulement aux sujets les plus divers, je vais tâcher de me faire entendre. On remarque souvent chez un enfant, un ouvrier, un homme d’État, quelque chose qu’on ne qualifie pas d’abord du nom d’esprit, parce que le brillant y manque, mais qu’on appelle l’intelligence, parce que celui qui en paraît doué saisit sur-le-champ ce qu’on lui dit, voit, entend à demi-mot, comprend, s’il est enfant ce qu’on lui enseigne, s’il est ouvrier l’œuvre qu’on lui donne à exécuter, s’il est homme d’État les événements, leurs causes, leurs conséquences, devine les caractères, leurs penchants, la conduite qu’il faut en attendre, et n’est surpris, embarrassé de rien, quoique souvent affligé de tout. C’est là ce qui s’appelle l’intelligence, et bientôt, à la pratique, cette simple qualité, qui ne vise pas à l’effet, est de plus grande utilité dans la vie que tous les dons de l’esprit, le génie excepté, parce qu’il n’est, après tout, que l’intelligence elle-même, avec l’éclat, la force, l’étendue, la promptitude.

C’est cette qualité, appliquée aux grands objets de l’histoire, qui, à mon avis, convient essentiellement au narrateur, et qui, lorsqu’elle existe, amène bientôt à sa suite toutes les autres, pourvu qu’au don de la nature on joigne l’expérience, née de la pratique. En effet, avec ce que je nomme l’intelligence, on démêle bien le vrai du faux ; on ne se laisse pas tromper par les vaines traditions ou les faux bruits de l’histoire ; on a de la critique, on saisit bien le caractère des hommes et des temps ; on n’exagère rien, on ne fait rien trop grand ou trop petit, on donne à chaque personnage ses traits véritables ; on écarte le fard, de tous les ornements le plus malséant en histoire, on peint juste ; on entre dans les secrets ressorts des choses, on comprend et on fait comprendre comment elles se sont accomplies ; diplomatie, administration, guerre, marine, on met ces objets si divers à la portée de la plupart des esprits, parce qu’on a su les saisir dans leur généralité intelligible à tous ; et quand on est arrivé ainsi à s’emparer des nombreux éléments dont un vaste récit doit se composer, l’ordre dans lequel il faut les présenter, on le trouve dans l’enchaînement même des événements ; car celui qui a su saisir le lien mystérieux qui les unit, la manière dont ils se sont engendrés les uns les autres, a découvert l’ordre de narration le plus beau, parce que c’est le plus naturel ; et si, de plus, il n’est pas de glace devant les grandes scènes de la vie des nations, il mêle fortement le tout ensemble, le fait succéder avec aisance et vivacité ; il laisse au fleuve du temps sa fluidité, sa puissance, sa grâce même, en ne forçant aucun de ses mouvements, en n’altérant aucun de ses heureux contours ; enfin, dernière et suprême condition, il est équitable, parce que rien ne calme, n’abat les passions comme la connaissance profonde des hommes. Je ne dirai pas qu’elle fait tomber toute sévérité, car ce serait un malheur ; mais quand on connaît l’humanité et ses faiblesses, quand on sait ce qui la domine et l’entraîne, sans haïr moins le mal, sans aimer moins le bien, on a plus d’indulgence pour l’homme qui s’est laissé aller au mal par les mille entraînements de l’âme humaine, et on n’adore pas moins celui qui, malgré toutes les basses attractions, a su tenir son cœur au niveau du beau, du bon et du grand1.

L’intelligence est donc, selon moi, la facilité heureuse qui, en histoire, enseigne à démêler le vrai du faux, à peindre les hommes avec justesse, à éclaircir les secrets de la politique et de la guerre, à narrer avec un ordre lumineux, à être équitable enfin, en un mot à être un véritable narrateur. L’oserai-je dire ? presque sans art, l’esprit clairvoyant que j’imagine n’a qu’à céder à ce besoin de conter qui souvent s’empare de nous, et nous entraîne à rapporter aux autres les événements qui nous ont touchés, et il pourra enfanter des chefs-d’œuvre.

(Préface du XIIe volume du Consulat et de l’Empire 1. Édition Lheureux et Cie.)

Une page de nos révolutions

Je suis ici, je le sais, non devant une assemblée politique, mais devant une académie. Pour vous, messieurs, le monde n’est point une arène, mais un spectacle en face duquel le poëte s’inspire, l’historien observe, le philosophe médite. Quel temps, quelles choses, quels hommes depuis cette mémorable année 1789 jusqu’à cette autre année non moins mémorable de 1830 ! La vieille société française du dix-huitième siècle, si polie, mais si mal ordonnée, finit dans un orage épouvantable. Une couronne tombe avec fracas, entraînant la tête auguste qui la portait. Aussitôt, et sans intervalle, sont précipitées les têtes les plus précieuses et les plus illustres : génie, héroïsme, jeunesse, succombent sous la fureur des factions, qui s’irrite de tout ce qui charme les hommes. Les partis se suivent, se poussent à l’échafaud, jusqu’au terme que Dieu a marqué aux passions humaines ; et de ce chaos sanglant sort tout à coup un génie extraordinaire qui saisit cette société agitée, l’arrête, lui donne à la fois l’ordre, la gloire, réalise le plus vrai de ses besoins, l’égalité civile, ajourne la liberté qui l’eût gêné dans sa marche, et court porter à travers le monde les vérités puissantes de la révolution française. Un jour sa bannière à trois couleurs éclate sur les montagnes du mont Thabor, un jour sur le Tigre, un dernier jour sur le Borysthène. Il tombe enfin, laissant le monde rempli de ses œuvres, l’esprit humain plein de son image, et le plus actif des mortels va mourir, mourir d’inaction, dans une île du grand Océan !

(Discours de réception à l’académie française.)

Résumé de la mémorable campagne de 17961

Fragments

Quand on considère l’ensemble de cette mémorable campagne, l’imagination est saisie par la multitude des batailles, la fécondité des conceptions et l’immensité des résultats. Entré en Italie avec trente et quelques mille hommes, Bonaparte sépare d’abord les Piémontais des Autrichiens à Montenotte et Millesimo, achève de détruire les premiers à Mondovi, puis court après les seconds, passe devant eux le Pô à Plaisance, l’Adda à Lodi, s’empare de la Lombardie, s’y arrête un instant, se remet bientôt en marche, trouve les Autrichiens renforcés sur le Mincio, et achève de les détruire à la bataille de Borghetto. Là il saisit d’un coup d’œil le plan de ses opérations futures : c’est sur l’Adige qu’il doit s’établir, pour faire front aux Autrichiens ; quant aux princes qui sont sur ses derrières, il se contentera de les contenir par des négociations et des menaces. On lui envoie une seconde armée sous les ordres de Wurmser ; il ne peut la battre qu’en se concentrant rapidement, et en frappant alternativement chacune de ces masses isolées ; en homme résolu, il sacrifie le blocus de Mantoue, écrase Wurmser à Lonato, à Castiglione, et le rejette dans le Tyrol ; Wurmser est renforcé de nouveau, comme l’avait été Beaulieu ; Bonaparte le prévient dans le Tyrol, remonte l’Adige, culbute tout devant lui à Roveredo, se jette à travers la vallée de la Brenta, coupe Wurmser qui croyait le couper lui-même, le terrasse à Bassano, et l’enferme dans Mantoue. C’est la seconde armée autrichienne détruite après avoir été renforcée.

Bonaparte, toujours négociant, menaçant des bords de l’Adige, attend la troisième armée. Elle est formidable ! elle arrive avant qu’il ait reçu des renforts ; il est forcé de céder devant elle ; il est réduit au désespoir, il va succomber, lorsqu’il trouve, au moyen d’un marais impraticable, deux lignes débouchant les flancs de l’ennemi, et s’y jette avec une incroyable audace. Il est vainqueur encore à Arcole ; mais l’ennemi est arrêté, il n’est pas détruit ; il revient une dernière fois et plus puissant que les premières. D’une part, il descend des montagnes ; de l’autre, il longe le bas Adige. Bonaparte découvre le seul point où les colonnes autrichiennes, circulant dans un pays montagneux, peuvent se réunir, s’élance sur le célèbre plateau de Rivoli, et, de ce plateau, foudroie la principale armée d’Alvinz ; puis, reprenant son vol sur le bas Adige, il enveloppe tout entière la colonne qui l’avait franchi. Sa dernière opération est la plus belle, car ici le bonheur est uni au génie. Ainsi, en dix mois, outre l’armée piémontaise, trois armées formidables, trois fois renforcées, avaient été détruites par une armée qui, forte de trente et quelques mille âmes à l’entrée de la campagne, n’en avait guère reçu que vingt pour réparer ses pertes. Ainsi, cinquante mille Français avaient battu plus de deux cent mille Autrichiens, en avaient pris plus de quatre-vingt mille, tué ou blessé plus de vingt mille ; ils avaient livrés douze batailles rangées, plus de soixante combats, passé plusieurs fleuves, en bravant les flots et les feux ennemis. Quand la guerre est une routine purement mécanique, consistant à pousser et à tuer l’ennemi qu’on a devant soi, elle est peu digne de l’histoire ; mais quand une de ces rencontres se présente, où l’on voit une masse d’hommes mue par une seule et vaste pensée qui se développe au milieu des éclats de la foudre avec autant de netteté que celle d’un Newton ou d’un Descartes dans le silence du cabinet, alors le spectacle est digne du philosophe autant que de l’homme d’État et du militaire, et si cette identification de la multitude avec un seul individu, qui produit la force à son plus haut degré, sert à protéger, à défendre une noble cause, celle de la liberté, alors la scène devient aussi morale qu’elle est grande.

Bonaparte courait maintenant à de nouveaux projets ; il se dirigeait vers Rome, pour revenir, non plus sur l’Adige, mais sur Vienne. Il avait par ses succès ramené la guerre sur son véritable théâtre, celui de l’Italie, d’où l’on pouvait fondre sur les États héréditaires de l’Empereur. Le gouvernement, éclairé par ses exploits, lui envoyait des renforts, avec lesquels il pouvait aller à Vienne dicter une paix glorieuse, au nom de la république française. La fin de la campagne avait relevé toutes les espérances que son commencement avait fait naître. Les triomphes de Rivoli mirent le comble à la joie des patriotes ; on parlait de tous côtés de ces vingt-deux mille prisonniers, et l’on citait le témoignage des autorités de Milan, qui les avaient passés en revue, et qui en avaient certifié le nombre, pour répondre à tous les doutes de la malveillance. La reddition de Mantoue vint mettre le comble à la satisfaction. Dès cet instant, on crut la conquête de l’Italie définitive. Le courrier qui portait ces nouvelles arriva le soir à Paris. On assembla sur-le-champ la garnison, et on les publia à la lueur des torches, au son des fanfares, au milieu des cris de joie de tous les Français attachés à leur pays ! Jours à jamais célèbres et à jamais regrettables pour nous ! À quelle époque notre patrie fut-elle plus belle et plus grande ? Les orages de la révolution paraissaient calmés ; les murmures des partis retentissaient comme les derniers bruits de la tempête. On regardait ces restes d’agitation comme la vie d’un État libre. Le commerce et les finances sortaient d’une crise épouvantable ; le sol entier, restitué à des mains industrielles, allait être fécondé ! Un gouvernement composé de bourgeois, nos égaux, régissait la république avec modération ; les meilleurs étaient appelés à leur succéder. Toutes les voix étaient libres. La France, au comble de la puissance, était maîtresse de tout le sol qui s’étend du Rhin aux Pyrénées, de la mer aux Alpes. La Hollande, l’Espagne, allaient unir leurs vaisseaux aux siens, et attaquer de concert le despotisme maritime. Elle était resplendissante d’une gloire immortelle. D’admirables armées faisaient flotter ses trois couleurs à la face des rois qui avaient voulu l’anéantir. Vingt héros, divers de caractère et de talent, pareils seulement par l’âge et le courage, conduisaient ses soldats à la victoire. Hoche, Kléber, Desaix, Moreau, Joubert, Masséna, Bonaparte, et une foule d’autres encore, s’avançaient ensemble. On pesait leurs mérites divers ; mais aucun œil encore, si perçant qu’il pût être, ne voyait dans cette génération de héros, les malheureux ou les coupables.

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Tous paraissaient purs, heureux, pleins d’avenir ! Ce ne fut là qu’un moment ; mais il n’y a que des moments dans la vie des peuples, comme dans celle des individus1.

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(Thiers, Histoire de la Révolution, tome VIII, livre  34e. Éd. Furne. Jouvet et Cie.)