(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Extraits des classiques français. Deuxième partie. Poésie — Alfred de Musset 1810-1857 » pp. 564-575
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(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Extraits des classiques français. Deuxième partie. Poésie — Alfred de Musset 1810-1857 » pp. 564-575

Alfred de Musset
1810-1857

[Notice]

Dans le groupe romantique de 1828, M. Alfred de Musset se distingua tout d’abord par un air cavalier, et par une turbulence mutine qui ressemblait à l’espièglerie d’un page. Mais il avait beau narguer la muse classique, se travestir en Espagnol ou en Italien, faire scandale par son persiflage impertinent, mêler le grotesque au bizarre ou à l’impossible, sous ces déguisements se révélait le poëte fin, gracieux, tendre, original et franc qui devait se classer parmi les maîtres, à partir du jour où, s’affranchissant du paradoxe ou de l’imitation, et cessant d’alarmer le goût comme le sens moral, il laisserait enfin parler sincèrement ses émotions.

C’est assez dire que, chez M. Alfred de Musset, il faut faire la part du bon et du mauvais génie. Il eut le tort d’oublier trop souvent qu’il n’est pas permis aux intelligences supérieures d’amoindrir ou de dissiper le trésor dont la postérité leur demandera compte. Il entrevit l’idéal, mais comme une patrie absente, dont l’avaient exilé les écarts de sa fantaisie téméraire. Il malmena les cordes de sa lyre, et elles finirent par se briser prématurément sous sa main imprudente.

Mais s’il eut ses misères dont nous avons gémi, hâtons nous d’ajouter que ses bons moments furent excellents. Toutes les fois qu’il ose être lui-même, et respecte sa muse, il a des accents qui vont à l’âme, parce qu’ils en viennent. Vif, net, ferme, sobre et léger, son vers porte, avec une aisance supérieure, un bon sens spirituel, dont l’ironie et la finesse rappellent Marot, Régnier et La Fontaine. Son originalité tient à sa sincérité. Il se peint tel qu’il est, sans se flatter. En le lisant, on l’aime et on le plaint, comme un malade qui souffre, même quand il a le rire sur les lèvres. Cette bonne foi est son charme, et lui assure un long avenir1.

Le sommeil d’un enfant

Le cher ange dormait, les lèvres demi-closes. —
(Les lèvres des enfants s’ouvrent, comme les roses,
Au souffle de la nuit.) — Ses petits bras lassés
Avaient dans son panier glissé, les mains ouvertes ;
D’herbes et d’églantine elles étaient couvertes.
De quel rêve enfantin ses sens étaient bercés,
Je l’ignore. — On eût dit qu’en tombant sur sa couche,
Elle avait à moitié laissé quelque chanson,
Qui revenait encor voltiger sur sa bouche,
Comme un oiseau léger sur la fleur d’un buisson2.
Nous étions seuls. J’ai pris ses deux mains dans les miennes,
Je me suis incliné, — sans t’éveiller pourtant,
O Gunther3 ! J’ai posé mes lèvres sur les tiennes,
Et puis je suis parti, pleurant comme un enfant.

À une étoile

Etoile qui descends sur la verte colline,
Triste larme d’argent du manteau de la nuit1,
Toi que regarde au loin le pâtre qui chemine,
Tandis que pas à pas son long troupeau le suit ;
Etoile, où t’en vas-tu dans cette nuit immense ?
Cherches-tu sur la rive un lit dans les roseaux ?
Ou t’en vas-tu, si belle, à l’heure du silence,
Tomber, comme une perle, au sein profond des eaux2 ?
Ah ! si tu dois mourir, bel astre, et si ta tête
Va dans la vaste mer plonger ses blonds cheveux,
Avant de nous quitter, un seul instant arrête :
Étoile, écoute-moi, ne descends pas des cieux !

Le cœur est poëte

Ah ! frappe-toi le cœur, c’est là qu’est le génie3.
C’est là qu’est la pitié, la souffrance et l’amour ;
C’est là qu’est le rocher du désert de la vie,
  D’où les flots d’harmonie,
Quand Moïse viendra, jailliront quelque jour4.

Le passé. — L’avenir

Du temps que j’étais écolier,
Je restais un soir à veiller
Dans notre salle solitaire.
Devant ma table vint s’asseoir
Un pauvre enfant vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.
Son visage était triste et beau ;
A la lueur de mon flambeau,
Dans mon livre ouvert il vint lire.
Il pencha son front sur sa main,
Et resta jusqu’au lendemain,
Pensif, avec un doux sourire.
Comme j’allais avoir quinze ans,
Je marchais un jour, à pas lents,
Dans un bois, sur une bruyère.
Au pied d’un arbre vint s’asseoir
Un jeune homme vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.
Je lui demandai mon chemin ;
Il tenait un luth d’une main,
De l’autre un bouquet d’églantine1.
Il me fit un salut d’ami,
Et, se détournant à demi,
Me montra du doigt la colline2
Un an après, il était nuit ;
J’étais à genoux près du lit
Où venait de mourir mon père3,
Au chevet du lit vint s’asseoir
Un orphelin vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.
Lorsque plus tard, las de souffrir,
Pour renaître ou pour en finir,
J’ai voulu m’exiler de France ;
Lorsque, impatient de marcher,
J’ai voulu partir, et chercher
Les vestiges d’une espérance…
Partout où j’ai voulu dormir,
Partout où j’ai voulu mourir4,
Partout où j’ai touché la terre,
Sur ma route est venu s’asseoir
Un malheureux vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère

L’incendie

Lorsque le laboureur, regagnant sa chaumière,
Trouve le soir son champ rasé par le tonnerre,
Il croit d’abord qu’un rêve a fasciné ses yeux,
Et, doutant de lui-même, interroge les cieux.
Partout la nuit est sombre, et la terre enflammée.
Il cherche autour de lui la place accoutumée
Où sa femme l’attend sur le seuil entr’ouvert1 ;
Il voit un peu de cendre au milieu d’un désert.
Ses enfants demi-nus sortent de la bruyère,
Et viennent lui conter comme leur pauvre mère
Est morte sous le chaume avec des cris affreux ;
Mais maintenant, au loin, tout est silencieux.
Le misérable écoute, et comprend sa ruine.
Il serre, désolé, ses fils sur sa poitrine ;
Il ne lui reste plus, s’il ne tend pas la main,
Que la faim pour ce soir, et la mort pour demain.
Pas un sanglot ne sort de sa gorge oppressée2 ;
Muet et chancelant, sans force et sans pensée,
Il s’asseoit à l’écart, les yeux sur l’horizon,
Et, regardant s’enfuir sa moisson consumée,
Dans les noirs tourbillons de l’épaisse fumée
L’ivresse du malheur emporte sa raison.

La muse au poëte

Et que trouveras-tu, le jour où la misère
Te ramènera seul au paternel foyer ?
Quand tes tremblantes mains essuieront la poussière
De ce pauvre réduit que tu crois oublier ?
De quel front viendras-tu, dans ta propre demeure,
Chercher un peu de calme et d’hospitalité ?
Une voix sera là pour crier à toute heure :
Qu’as-tu fait de ta vie et de ta liberté ?
Crois-tu donc qu’on oublie autant qu’on le souhaite ?
Crois-tu qu’en te cherchant tu te retrouveras ?
De ton cœur ou de toi lequel est le poëte ?
C’est ton cœur, et ton cœur ne te répondra pas1
………………
O ciel ! qui t’aidera ! que ferai-je moi-même,
Quand celui qui peut tout défendra que je t’aime,
Et quand mes ailes d’or, frémissant malgré moi,
M’emporteront à lui pour me sauver de toi2 ?

a la malibran 3

fragments
Sans doute il est trop tard pour parler encor d’elle ;
Depuis qu’elle n’est plus, quinze jours sont passés,
Et dans ce pays-ci quinze jours, je le sais,
Font d’une mort récente une vieille nouvelle.
De quelque nom d’ailleurs que le regret s’appelle,
L’homme, par tout pays, en a bien vite assez.
O Maria-Félicia ! le peintre et le poëte
Laissent, en expirant, d’immortels héritiers ;
Jamais l’affreuse nuit ne les prend tout entiers.
A défaut d’action, leur grande âme inquiète
De la mort et du temps entreprend la conquête,
Et, frappés dans la lutte, ils tombent en guerriers.
Celui-là sur l’airain a gravé sa pensée ;
Dans un rhythme doré l’autre l’a cadencée ;
Du moment qu’on l’écoute, on lui devient ami.
Sur sa toile, en mourant, Raphaël l’a laissée ;
Et, pour que le néant ne touche point à lui,
C’est assez d’un enfant sur sa mère endormi1.
Comme dans une lampe une flamme fidèle,
Au fond du Parthénon le marbre inhabité
Garde de Phidias2 la mémoire éternelle,
Et la jeune Vénus, fille de Praxitèle,
Sourit encor, debout dans sa divinité,
Aux siècles impuissants qu’a vaincus sa beauté.
Recevant d’âge en âge une nouvelle vie,
Ainsi s’en vont à Dieu les gloires d’autrefois ;
Ainsi le vaste écho de la voix du génie
Devient du genre humain l’universelle voix…
Et de toi, morte hier, de toi, pauvre Marie,
Au fond d’une chapelle il nous reste une croix !
Une croix ! et l’oubli, la nuit et le silence !
Écoutez ! c’est le vent, c’est l’Océan immense ;
C’est un pêcheur qui chante au bord du grand chemin.
Et de tant de beauté, de gloire et d’espérance,
De tant d’accords si doux d’un instrument divin,
Pas un faible soupir, pas un écho lointain !
Une croix, et ton nom écrit sur une pierre,
Non pas même le tien, mais celui d’un époux,
Voilà ce qu’après toi tu laisses sur la terre ;
Et ceux qui t’iront voir à ta maison dernière,
N’y trouvant pas ce nom qui fut aimé de nous1,
Ne sauront pour prier où poser les genoux.
………………
N’était-ce pas hier qu’enivrée et bénie
Tu traînais à ton char un peuple transporté,
Et que Londre et Madrid, la France et l’Italie,
Apportaient à tes pieds cet or tant convoité,
Cet or deux fois sacré qui payait ton génie,
Et qu’à tes pieds souvent laissa ta charité ?
………………
Ne suffit-il donc pas à l’ange des ténèbres
Qu’à peine de ce temps il nous reste un grand nom ;
Que Géricault, Cuvier, Schiller, Gœthe et Byron2,
Soient endormis d’hier sous les dalles funèbres,
Et que nous ayons vu tant d’autres morts célèbres
Dans l’abîme entr’ouvert suivre Napoléon ?
Nous faut-il perdre encor nos têtes les plus chères3,
Et venir en pleurant leur fermer les paupières,
Dès qu’un rayon d’espoir a brillé dans leurs yeux ?
Le ciel de ses élus devient-il envieux ?
Ou faut-il croire, hélas ! ce que disaient nos pères,
Que, lorsqu’on meurt si jeune, on est aimé des dieux ?
Ce qu’il nous faut pleurer sur ta tombe hâtive,
Ce n’est pas l’art divin, ni ses savants secrets :
Quelque autre étudiera cet art que tu créais ;
C’est ton âme, Ninette, et ta grandeur naïve,
C’est cette voix du cœur qui seule au cœur arrive1,
Que nul autre, après toi, ne nous rendra jamais.
Ah ! tu vivrais encor sans cette âme indomptable.
Ce fut là ton seul mal, et le secret fardeau
Sous lequel ton beau corps plia comme un roseau.
Il en soutint longtemps la lutte inexorable.
C’est le Dieu tout-puissant, c’est la Muse implacable
Qui, dans ses bras de feu, t’a portée au tombeau2.
Que ne l’étouffais-tu, cette flamme brûlante
Que ton sein palpitant ne pouvait contenir !
Tu vivrais, tu verrais te suivre, et t’applaudir
De ce public blasé la foule indifférente,
Qui prodigue aujourd’hui sa faveur inconstante
A des gens dont pas un, certes, n’en doit mourir.
Connaissais tu si peu l’ingratitude humaine ?
Quel rêve as-tu donc fait de te tuer pour eux ?
Quelques bouquets de fleurs te rendaient-ils si vaine,
Pour venir nous verser de vrais pleurs sur la scène,
Lorsque tant d’histrions et d’artistes fameux,
Couronnés mille fois, n’en ont pas dans les yeux ?
Ne savais-tu donc pas, comédienne imprudente,
Que ces cris insensés qui te sortaient du cœur
De ta joue amaigrie augmentaient la pâleur ?
Ne savais-tu donc pas que, sur ta tempe ardente,
Ta main de jour en jour se posait plus tremblante,
Et que c’est tenter Dieu que d’aimer la douleur ?
Oui, oui, tu le savais, qu’au sortir du théâtre,
Un soir dans ton linceul il faudrait te coucher.
Lorsqu’on te rapportait plus froide que l’albâtre,
Lorsque le médecin, de ta veine bleuâtre,
Regardait goutte à goutte un sang noir s’épancher,
Tu savais quelle main venait de te toucher1.
………………
Meurs donc ! ta mort est douce, et ta tâche est remplie.
Ce que l’homme ici-bas appelle le génie,
C’est le besoin d’aimer2 ; hors de là tout est vain ;
Et puisque tôt ou tard l’amour humain s’oublie,
Il est d’une grande âme et d’un heureux destin
D’expirer comme toi pour un amour divin3 !

L’espoir en dieu

Ah ! pauvres insensés, misérables cervelles,
Qui de tant de façons avez tout expliqué,
Pour aller jusqu’aux cieux il vous fallait des ailes4 ;
Vous aviez le désir, la foi vous a manqué5.
Je vous plains ; votre orgueil part d’une âme blessée.
Vous sentiez les tourments dont mon cœur est rempli,
Et vous la connaissiez, cette amère pensée
Qui fait frissonner l’homme en voyant l’infini.
Eh bien, prions ensemble, — abjurons la misère
De vos calculs d’enfants, de tant de vains travaux.
Maintenant que vos corps sont réduits en poussière,
J’irai m’agenouiller pour vous sur vos tombeaux.
Venez, rhéteurs païens, maîtres de la science,
Chrétiens des temps passés et rêveurs d’aujourd’hui1,
Croyez-moi, la prière est un cri d’espérance !
Pour que Dieu nous réponde, adressons-nous à lui.
Il est juste, il est bon ; sans doute il vous pardonne :
Tous vous avez souffert, le reste est oublié.
Si le ciel est désert, nous n’offensons personne ;
Si quelqu’un nous entend, qu’il nous prenne en pitié2 !
O toi que nul n’a pu connaître,
Et n’a renié sans mentir,
Réponds-moi, toi qui m’as fait naître,
Et demain me feras mourir !
Dès que l’homme lève la tête,
Il croit t’entrevoir dans les cieux :
La création, sa conquête,
N’est qu’un vaste temple à ses yeux.
Dès qu’il redescend en lui-même,
Il t’y trouve ; tu vis en lui.
S’il souffre, s’il pleure, s’il aime,
C’est son Dieu qui le veut ainsi.
De la plus noble intelligence
La plus sublime ambition
Est de prouver ton existence,
Et de faire épeler ton nom3.
………………
Le dernier des fils de la terre
Te rend grâces du fond du cœur,
Dès qu’il se mêle à sa misère
Une apparence de bonheur.
Le monde entier te glorifie ;
L’oiseau te chante sur son nid ;
Et pour une goutte de pluie
Des milliers d’êtres t’ont béni.
Tu n’as rien fait qu’on ne l’admire ;
Rien de toi n’est perdu pour nous ;
Tout prie, et tu ne peux sourire,
Que nous ne tombions à genoux1.
(Édition Charpentier.)

Tristesse

J’ai perdu ma force et ma vie2,
Et mes amis, et ma gaîté ;
J’ai perdu jusqu’à la fierté
Qui faisait croire à mon génie3.
Quand j’ai connu la Vérité,
J’ai cru que c’était une amie ;
Quand je l’ai comprise et sentie
J’en étais déjà dégoûté.
Et pourtant elle est éternelle,
Et ceux qui se sont passés d’elle
Ici-bas ont tout ignoré1.
Dieu parle, il faut qu’on lui réponde ;
Le seul bien qui me reste au monde
Est d’avoir quelquefois pleuré2.