Madame de Sévigné
1626-1696
[Notice]
Née à Paris, orpheline à six ans, élevée par son oncle, l’abbé de Livry qu’elle appelle le Bien Bon, instruite par Chapelain et Ménage, qui lui enseignèrent le latin, l’espagnol et l’italien, recherchée pour son esprit et sa beauté, Marie de Rabutin-Chantal épousa le marquis de Sévigné qui, tué en duel, la laissa veuve à vingt-cinq ans, sans lui avoir fait connaître le bonheur domestique. Réparer les brèches d’une fortune compromise, établir son fils, adorer sa fille, Madame de Grignan, se lamenter sur son éloignement, voir et revoir la chère absente, lui raconter ses tendresses et les nouvelles du jour dans toute leur primeur, les commenter avec une verve étincelante, depuis le procès de Fouquet jusqu’à la disgrâce de M. de Pomponne, depuis la mort de Turenne jusqu’à celle de Vatel, sans oublier la pluie et le beau temps, en un mot laisser causer son esprit et son cœur : voilà toute sa vie.
Ses lettres sont l’incomparable chef-d’œuvre du genre épistolaire, et lui assurent une gloire sur laquelle on a épuisé toutes les formules de la louange. Tendre, enjouée, rêveuse, malicieuse, compatissante, pathétique et parfois sublime sans y penser, elle est aussi prompte au sourire qu’aux larmes, elle raille sans amertume, elle badine sans licence comme sans pruderie, elle prend le ton des sujets les plus divers avec une souplesse qui ravit, et un abandon qui défie l’art le plus accompli. Parmi les françaises illustres dont la postérité se souvient, nulle ne lui est supérieure par l’imagination, la sensibilité, la verve d’une gaieté qui coule de source, la franchise d’un naturel ennemi de toute affectation, de toute grimace, enfin par les qualités brillantes qui sont l’ornement d’une raison solide.
Cette rieuse, qui cède à tous les caprices de son humeur, rencontre en se jouant des pensées qui font réfléchir le moraliste. En toute chose, en toute personne, elle discerne d’instinct le trait profond et caractéristique ; elle le peint d’un coloris si vigoureux qu’il reste ineffaçable.
Son cœur valut son esprit. Ame chevaleresque, elle resta fidèle à l’infortune trop méritée de Fouquet, et à la vieillesse assombrie de Corneille que désertait l’ingratitude publique. Les effusions passionnées de l’amour maternel furent sa seule et charmante folie.
Le procès de Fouquet
À M. de Pomponne
Il faut que je vous conte ce que j’ai fait. Imaginez-vous que des dames m’ont proposé d’aller dans une maison qui regarde droit dans l’Arsenal, pour voir revenir notre pauvre ami. J’étois masquée1 ; je l’ai vu venir d’assez loin. M. d’Artagnan étoit auprès de lui ; cinquante mousquetaires à trente ou quarante pas derrière. Il paroissoit assez rêveur. Pour moi, quand je l’ai aperçu, les jambes m’ont tremblé, et le cœur m’a battu si fort, que je n’en pouvois plus. En s’approchant de nous pour rentrer dans son trou, M. d’Artagnan l’a poussé, et lui a fait remarquer que nous étions là. Il nous a donc saluées, et a pris cette mine riante que vous lui connoissez. Je ne crois pas qu’il m’ait reconnue ; mais je vous avoue que j’ai été étrangement saisie quand je l’ai vu entrer dans cette petite porte. Si vous saviez combien on est malheureux quand on a le cœur fait comme je l’ai, je suis assurée que vous auriez pitié de moi ; mais je pense que vous n’en êtes pas quitte à meilleur marché, de la manière dont je vous connois. J’ai été voir votre chère voisine ; je vous plains autant de ne l’avoir plus que nous nous trouvons heureux de l’avoir. Nous avons bien parlé de notre cher ami ; elle a vu Sapho2, qui lui a redonné du courage. Pour moi, j’irai demain en reprendre chez elle ; car de temps en temps je sens que j’ai besoin de réconfort : ce n’est pas que l’on ne dise mille choses qui doivent donner de l’espérance ; mais, mon Dieu ! j’ai l’imagination si vive que tout ce qui est incertain me fait mourir3
Les regrets de l’absence
À Madame de Grignan
Voici une terrible causerie, ma chère enfant ; il y a trois heures que je suis ici. Je suis partie de Paris avec l’abbé1, Hélène, Hébert et Marphise2, dans le dessein de me retirer du monde et du bruit jusqu’à jeudi au soir ; je prétends être en solitude ; je fais de ceci une petite Trappe, je veux y prier Dieu, y faire mille réflexions ; j’ai résolu d’y jeûner beaucoup pour toutes sortes de raisons, de marcher pour tout le temps que j’ai été dans ma chambre, et surtout de m’ennuyer pour l’amour de Dieu. Mais ce que je ferai beaucoup mieux que tout cela, c’est de penser à vous, ma fille ; je n’ai pas encore cessé depuis que je suis arrivée, et, ne pouvant contenir tous mes sentiments, je me suis mise à vous écrire au bout de cette petite allée sombre que vous aimez, assise sur ce siège de mousse où je vous ai vue quelquefois couchée. Mais, mon Dieu ! où ne vous ai-je point vue ici ? et de quelle façon toutes ces pensées me traversent-elles le cœur ? Il n’y a point d’endroit, point de lieu, ni dans la maison, ni dans l’église, ni dans le pays, ni dans le jardin, où je ne vous ai vue ; il n’y en a point qui ne me fasse souvenir de quelque chose ; de quelque manière que ce soit, cela me perce le cœur : je vous vois, vous m’êtes présente ; je pense et repense à tout ; ma tête et mon esprit se creusent ; mais j’ai beau tourner, j’ai beau chercher, cette chère enfant que j’aime avec tant de passion est à deux cents lieues de moi, je ne l’ai plus. Sur cela je pleure sans pouvoir m’en empêcher : ma chère bonne, voilà qui est bien faible, mais pour moi je ne saurais être forte contre une tendresse si juste et si naturelle. Je ne sais en quelle disposition vous serez en lisant cette lettre ; le hasard fera qu’elle viendra mal à propos, et qu’elle ne sera peut-être pas lue de la manière qu’elle est écrite ; à cela, je ne sais point de remède ; elle sert toujours à me soulager présentement : c’est au moins ce que je lui demande ; l’état où ce lieu m’a mise est une chose incroyable. Je vous prie de ne point parler de mes faiblesses ; mais vous devez les aimer et respecter mes larmes, puisqu’elles viennent d’un cœur tout à vous1.
Lamentation sur ses arbres abattus
À madame de Grignan
Je fus hier au Buron2, j’en revins le soir ; je pensai pleurer en voyant la dégradation de cette terre : il y avait les plus vieux bois du monde ; mon fils, dans son dernier voyage, y a fait donner les derniers coups de cognée. Il a encore voulu vendre un petit bouquet qui faisait une assez grande beauté3 ; tout cela est pitoyable. Il en a rapporté quatre cents pistoles dont il n’eut pas un sou un mois après. Il est impossible de comprendre ce qu’il fait, ni ce que son voyage de Bretagne lui a coûté, quoi qu’il eût renvoyé ses laquais et son cocher à Paris, et qu’il n’eût que le seul Larmechin dans cette ville où il fut deux mois. Il trouve l’invention de dépenser sans paraître, de perdre sans jouer, et de payer sans s’acquitter. Toujours une soif et un besoin d’argent, en paix comme en guerre ! c’est un abîme de je ne sais pas quoi ; car il n’a aucune fantaisie, mais sa main est un creuset où l’argent se fond. Ma fille, il faut que vous essuyiez tout ceci. Toutes ces dryades affligées que je vis hier, tous ces vieux sylvains qui ne savent plus où se retirer, tous ces anciens corbeaux établis depuis deux cents ans dans l’horreur de ces bois, ces chouettes qui, dans cette obscurité, annonçaient, par leurs funestes cris, les malheurs de tous les hommes : tout cela me fit hier des plaintes qui me touchèrent sensiblement le cœur ; et que sait-on même si plusieurs de ces vieux chênes n’ont point parlé, comme celui où était Clorinde1 ? Ce lieu était un luogo d’incanto 2 s’il en fut jamais…
Je suis ravie de m’en aller dans mes bois ; j’espère au moins en trouver aux Rochers qui ne sont point abattus3.
Reproches et pardon
Au comte de Bussy 4
Je veux commencer à répondre en deux mots à votre lettre, et puis notre procès sera fini.
Vous m’attaquez doucement, monsieur le comte5, et me reprochez finement que je ne fais pas grand cas des malheureux, mais qu’en récompense6 je battrai des mains pour votre retour ; en un mot, que je hurle avec les loups, et que je suis d’assez bonne compagnie pour ne pas dédire1 ceux qui blâment les absents.
Je vois bien que vous êtes mal instruit des nouvelles de ce pays-ci, mon cousin ; apprenez donc de moi que ce n’est pas la mode de m’accuser de foiblesse pour mes amis2. J’en ai beaucoup d’autres, comme dit madame de Bouillon3, mais je n’ai pas celle-là ; cette pensée n’est que dans votre tête, et j’ai fait ici mes preuves de générosité sur le sujet des disgraciés4, qui m’ont mise en honneur dans beaucoup de bons lieux, que je vous dirois bien si je voulois. Je ne crois donc pas mériter ce reproche, et il faut que vous rayiez cet article sur le mémoire de mes défauts▶. Mais venons à vous.
Nous sommes proches et de même sang5 ; nous nous plaisons, nous nous aimons, nous prenons intérêt dans nos fortunes. Vous me parlez de vous avancer de l’argent sur les dix mille écus que vous aurez à toucher dans la succession de M. de Châlons6 : vous dites que je vous l’ai refusé, et moi je dis que je vous l’ai prêté ; car vous savez fort bien, et notre ami Corbinelli7 en est témoin, que mon cœur le voulut d’abord, et que, lorsque nous cherchions quelques formalités pour avoir le consentement de Neuchèse8, afin d’entrer en votre place pour être payé9, l’impatience vous prit. Alors m’étant trouvée par malheur assez imparfaite de corps et d’esprit pour vous donner sujet de faire un fort joli portrait de moi, vous le fîtes et vous préférâtes à notre ancienne amitié, à notre nom et à la justice même, le plaisir d’être loué de votre ouvrage. Vous savez qu’une dame de vos amies vous obligea généreusement de le brûler ; elle crut que vous l’aviez fait, je le crus aussi ; et quelque temps après, ayant su que vous aviez fait des merveilles sur le sujet de M. Fouquet et le mien, cette conduite acheva de me faire revenir ; je me raccommodai avec vous à mon retour de Bretagne ; mais avec quelle sincérité ! Vous le savez. Vous savez encore notre voyage de Bourgogne, et avec quelle franchise je vous redonnai toute la part que vous aviez jamais eue dans mon amitié : je revins entêtée de votre société. Il y eut des gens qui me dirent en ce temps-là : « J’ai vu votre portrait entre les mains de madame de la Baume1, je l’ai vu. » Je ne répondis que par un sourire dédaigneux, ayant pitié de ceux qui s’amusoient à croire à leurs yeux2. « Je l’ai vu, me dit-on encore au bout de huit jours » ; et moi de sourire encore. Je le dis en riant à Corbinelli ; il reprit le même souris moqueur qui m’avoit déjà servi en deux occasions, et je demeurai cinq ou six mois de cette sorte, faisant pitié à ceux dont je m’étois moquée.
Enfin le jour malheureux arriva où je vis moi-même, et de mes propres yeux bigarrés, ce que je n’avois pas voulu croire. Si les cornes me fussent venues à la tête, j’aurois été bien moins étonnée. Je le lus et je le relus, ce cruel portrait ; je l’aurois trouvé très-joli, s’il eût été d’une autre que de moi et d’un autre que de vous : je le trouvai même si bien enchâssé, et tenant si bien sa place dans le livre, que je n’eus pas la consolation de me pouvoir flatter qu’il fût d’un autre que vous. Je le reconnus à plusieurs choses que j’en avois ouï dire, plutôt qu’à la peinture de mes sentiments, que je méconnus entièrement. Enfin, je vous vis au Palais-Royal, où je vous dis que ce livre couroit ; vous voulûtes me conter qu’il falloit qu’on eût fait ce portrait de mémoire, et qu’on l’avoit mis là : je ne vous crus point du tout. Je me ressouvins alors des avis qu’on m’avoit donnés, et dont je m’étois moquée. Je trouvai que la place où étoit ce portrait étoit si juste, que l’amour paternel vous avoit empêché de vouloir défigurer cet ouvrage en l’ôtant d’un lieu où il tenoit si bien son coin. Je vis que vous vous étiez moqué et de madame de Montglas et de moi, que j’avois été votre dupe, que vous aviez abusé de ma simplicité, et que vous aviez eu sujet de me trouver bien innocente, en voyant le retour de mon cœur pour vous, et sachant que le vôtre me trahissoit. Vous sâvez la suite.
Être dans les mains de tout le monde ; se trouver imprimée ; être le livre de divertissement de toutes les provinces, où ces choses-là font un tort irréparable, se rencontrer dans les bibliothèques, et recevoir cette douleur, par qui ? Je ne veux point vous étaler davantage toutes mes raisons ; vous avez bien de l’esprit : je suis assurée que si vous voulez faire un quart d’heure de réflexion, vous les verrez et vous les sentirez comme moi. Cependant que fais-je, quand vous êtes arrêté ? Avec la douleur dans l’âme, je vous fais faire des compliments, je plains votre malheur, j’en parle même dans le monde, et je dis assez librement mon avis sur le procédé de madame de la Baume, pour en être brouillée avec elle. Vous sortez de prison, je vous vais voir plusieurs fois, je vous dis adieu quand je partis pour la Bretagne ; je vous ai écrit, depuis que vous êtes chez vous, d’un style assez libre et sans rancune ; et enfin je vous écris encore, quand madame d’Époisses me dit que vous vous êtes cassé la tête1.
Voilà ce que je voulois vous dire une fois en ma vie, en vous conjurant d’ôter de votre esprit que ce soit moi qui aie tort. Gardez ma lettre, et la relisez, si jamais la fantaisie vous prenait de le croire, et soyez juste là-dessus, comme si vous jugiez d’une chose qui se fût passée entre deux autres personnes ; que votre intérêt ne vous fasse pas voir ce qui n’est pas : avouez que vous avez cruellement offensé l’amitié qui étoit entre nous, et je suis désarmée. Mais de croire que si vous répondez je puisse jamais me taire, vous auriez tort, car ce m’est une chose impossible. Je verbaliserai toujours ; au lieu d’écrire en deux mots, comme je vous l’avois promis, j’écrirai en deux mille ; et enfin j’en ferai tant, par des lettres d’une longueur cruelle et d’un ennui mortel, que je vous obligerai, malgré vous, à me demander pardon, c’est-à-dire à me demander la vie. Faites-le donc de bonne grâce.
Au reste, j’ai senti votre saignée ; n’étoit-ce pas le 17 de ce mois ? Justement : elle me fit tous les biens du monde, et je vous en remercie. Je suis si difficile à saigner, que c’est charité à vous de donner votre bras au lieu du mien.
Pour cette sollicitation, envoyez-moi votre homme d’affaires avec un placet, et je le ferai donner par une amie à M. Didé ; car, pour moi, je ne le connois point ; et j’irai même avec cette amie. Vous pouvez vous assurer que si je pouvois vous rendre service, je le ferois, et de bon cœur et de bonne grâce. Je ne vous dis point l’intérêt extrême que j’ai toujours pris à votre fortune : vous croiriez que ce seroit le rabutinage qui en seroit la cause ; mais non, c’étoit vous ; c’est vous encore qui m’avez causé des afflictions tristes et amères, en voyant ces trois nouveaux maréchaux de France1. Madame de Villars, qu’on alloit voir, me mettoit devant les yeux les visites qu’on m’auroit rendues en pareille occasion, si vous aviez voulu.
Je vous remercie de vos lettres au roi, mon cousin ; elles me feroient plaisir à lire d’un inconnu, elles m’attendrissent ; il me semble qu’elles devroient faire cet effet-là sur notre maître : il est vrai qu’il ne s’appelle pas Rabutin comme moi.
La plus jolie fille de France vous fait des compliments ; ce nom me paraît assez agréable ; je suis pourtant lasse d’en faire les honneurs2.
Mort de turenne
À sa fille
Si l’on pouvoit écrire tous les jours, je m’en accommoderois fort bien ; je trouve même quelquefois le moyen de le faire, quoique mes lettres ne partent pas ; mais le plaisir d’écrire est uniquement pour vous ; car à tout le reste du monde on voudroit avoir écrit, et c’est parce qu’on le doit. Vraiment, ma fille, je m’en vais bien encore vous parler de M. de Turenne. Madame d’Elbeuf1, qui demeure pour quelques jours chez le cardinal de Bouillon, me pria hier de dîner avec eux deux, pour parler de leur affliction ; madame de la Fayette y vint : nous fîmes bien précisément ce que nous avions résolu ; les yeux ne nous séchèrent pas. Madame d’Elbeuf avait un portrait divinement bien fait de ce héros, dont tout le train2 était arrivé à onze heures. Tous ces pauvres gens étoient en larmes, et déjà tout habillés de deuil. Il vint trois gentilshommes, qui pensèrent mourir en voyant ce portrait : c’étoient des cris qui faisaient fendre le cœur ; ils ne pouvaient prononcer une parole ; ses valets de chambre, ses laquais, ses pages, ses trompettes, tout était fondu en larmes et faisoit fondre les autres. Le premier qui fut en état de parler répondit à nos tristes questions : nous fîmes raconter sa mort. Il voulait se confesser, en se cachotant ; il avoit donné ses ordres pour le soir, et devoit communier le lendemain dimanche, qui étoit le jour qu’il croyoit donner la bataille3.
Il monta à cheval le samedi à deux heures, après avoir mangé, et, comme il avait bien des gens avec lui, il les laissa tous à trente pas de la hauteur où il vouloit aller, et dit au petit d’Elbeuf : « Mon neveu, demeurez là : vous ne faites que tourner autour de moi, vous me feriez reconnoître. » M. d’Hamilton, qui se trouva près de l’endroit où il alloit, lui dit : « Monsieur, venez par ici ; on tire du côté où vous allez. — Monsieur, lui dit-il, vous avez raison ; je ne veux point du tout être tué aujourd’hui, cela sera le mieux du monde. » Il eut à peine tourné son cheval qu’il aperçut Saint-Hilaire, le chapeau à la main, qui lui dit : « Monsieur, jetez les yeux sur cette batterie que je viens de faire placer là4. » M. de Turenne revint, et dans l’instant, sans être arrêté, il eut le bras et le corps fracassés du même coup qui emporta le bras et la main qui tenoient le chapeau de Saint-Hilaire. Ce gentilhomme, qui le regardoit toujours, ne le voit pas tomber ; le cheval l’emporte où il avoit laissé le petit d’Elbeuf ; il n’étoit point encore tombé, mais il étoit penché le nez sur l’arçon. Dans ce moment, le cheval s’arrête, le héros tombe entre les bras de ses gens ; il ouvre deux fois de grands yeux et la bouche, et demeure tranquille pour jamais : songez qu’il étoit mort, et qu’il avoit une partie du cœur emportée.
On crie, on pleure ; M. d’Hamilton fait cesser ce bruit, et ôter le petit d’Elbeuf, qui s’étoit jeté sur le corps, qui ne vouloit pas le quitter, et se pâmoit de crier. On couvre le corps d’un manteau, on le porte dans une haie, on le garde à petit bruit ; un carrosse vient, on l’emporte dans sa tente. Ce fut là où M. de Lorges, M. de Roye et beaucoup d’autres pensèrent mourir de douleur ; mais il fallut se faire violence, et songer aux grandes affaires qu’on avoit sur les bras. On lui a fait un service militaire dans le camp, où les larmes et les cris faisoient le véritable deuil ; tous les officiers avoient pourtant des écharpes de crêpe, tous les tambours en étoient couverts, ils ne battoient qu’un coup, les piques traînantes et les mousquets renversés. Mais ces cris de toute une armée ne se peuvent pas représenter sans que l’on en soit tout ému. Ses deux neveux étoient à cette pompe, dans l’état que vous pouvez penser. M. de Roye, tout blessé, s’y fit porter ; car cette messe ne fut dite que quand ils eurent repassé le Rhin. Je pense que le pauvre chevalier de Grignan étoit bien abîmé de douleur.
Quand ce corps a quitté son armée, ç’a été encore une autre désolation ; et, partout où il a passé, on n’entendoit que des clameurs ; mais à Langres ils se sont surpassés : ils allèrent au-devant de lui en habits de deuil, au nombre de plus de deux cents, suivis du peuple, tout le clergé en cérémonie. Il y eut un service solennel dans la ville, et, en un moment, ils se cotisèrent tous pour cette dépense, qui monta à cinq mille francs, parce qu’ils reconduisirent le corps jusqu’à la première ville, et voulurent défrayer tout le train. Que dites-vous de ces marques naturelles d’une affection fondée sur un mérite extraordinaire ? Il arrive à Saint-Denis ce soir ou demain ; tous ses gens l’alloient reprendre à deux lieues d’ici. Il sera dans une chapelle en dépôt ; on lui fera un service à Saint-Denis, en attendant celui de Notre-Dame, qui sera solennel. Voilà quel fut le divertissement que nous eûmes. Nous dînâmes comme vous pouvez penser, et jusqu’à quatre heures nous ne fîmes que soupirer. Le cardinal de Bouillon parla de vous, et répondit que vous n’auriez point évité cette triste partie si vous aviez été ici. Je l’assurai fort de votre douleur. Il vous fera réponse, et à M. de Grignan. Il me pria de vous dire mille amitiés, et la bonne d’Elbeuf, qui perd tout, aussi bien que son fils. Voilà une belle chose de m’être embarquée à vous conter ce que vous saviez déjà ; mais ces originaux m’ont frappée, et j’ai été bien aise de vous faire voir que voilà comme on oublie M. de Turenne en ce pays-ci1.
La mort de Louvois
À M. de Coulanges 2
Je suis tellement éperdue de la nouvelle de la mort très-subite de M. de Louvois, que je ne sais pas où commencer pour vous en parler3. Le voilà donc mort, ce grand ministre, cet homme si considérable qui tenait une si grande place, dont le moi, comme dit M. Nicole, était si étendu, qui était le centre de tant de choses : que d’affaires, que de desseins, que de projets, que de secrets, que d’intérêts à démêler, que de guerres commencées, que d’intrigues, que de beaux coups d’échecs à faire et à conduire ! « Ah ! mon Dieu, accordez-moi4 un peu de temps : je voudrais bien donner un échec au duc de Savoie, un mat au prince d’Orange. — Non, non, vous n’aurez pas un seul, un seul moment. » Faut-il raisonner sur cette étrange aventure ? Non, en vérité, il faut faire des réflexions dans son cabinet. Voilà le second ministre1 que vous voyez mourir, depuis que vous êtes à Rome ; rien n’est plus différent que leur mort ; mais rien n’est plus égal que leur fortune, et les cent millions de chaînes qui les attachaient tous deux à la terre.
À propos de ces grands objets qui doivent porter à Dieu, vous vous trouvez embarrassé dans votre religion par ce qui se passe à Rome et au conclave ; mon pauvre cousin, vous vous méprenez. J’ai ouï dire qu’un homme d’un très-bon esprit tira une conséquence toute contraire sur ce qu’il voyait dans cette grande ville, et conclut qu’il fallait que la religion chrétienne fût toute sainte et toute miraculeuse de subsister ainsi par elle-même au milieu de tant de désordres et de profanations. Faites donc comme cet homme, tirez les mêmes conséquences, et songez que cette même ville a été autrefois baignée du sang d’un nombre infini de martyrs ; qu’aux premiers siècles toutes les intrigues du conclave se terminaient à choisir entre les prêtres celui qui paraissait avoir le plus de zèle et de force pour soutenir le martyre ; qu’il y eut trente-sept papes qui le souffrirent l’un après l’autre, sans que la certitude de cette fin leur fît fuir ni refuser cette place où la mort était attachée, et quelle mort ! vous n’avez qu’à lire cette histoire. L’on veut qu’une religion subsistante par un miracle continuel, et dans son établissement, et dans sa durée, ne soit qu’une imagination des hommes ! Les hommes ne pensent point ainsi : lisez saint Augustin dans la Vérité de la Religion ; lisez l’Abbadie 2, bien différent de ce grand saint, mais très-digne de lui être comparé, quand il parle de la religion chrétienne (demandez à l’abbé de Polignac s’il estime ce livre) ; ramassez donc toutes ces idées, et ne jugez point si frivolement ; croyez que, quelque manége qu’il y ait dans le conclave, c’est toujours le Saint-Esprit qui fait le pape ; Dieu fait tout, il est le maître de tout, et voici comme nous devrions penser (j’ai lu ceci en bon lieu) : « Quel trouble peut-il arriver à une personne qui sait que Dieu fait tout, et qui aime tout ce que Dieu fait ? » Voilà sur quoi je vous laisse, mon cher cousin.3.