(1853) De la rhétorique, ou De la composition oratoire et littéraire (2e éd.) « Chapitre IV. des topiques ou lieux. — lieux applicables a l’ensemble du sujet. » pp. 48-63
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(1853) De la rhétorique, ou De la composition oratoire et littéraire (2e éd.) « Chapitre IV. des topiques ou lieux. — lieux applicables a l’ensemble du sujet. » pp. 48-63

Chapitre IV.

des topiques ou lieux. — lieux applicables a l’ensemble du sujet.

Le sujet une fois choisi ou imposé par les circonstances, comme il arrive presque toujours à la tribune, au barreau, dans l’histoire, dans la polémique, l’écrivain n’a encore que l’idée mère, le premier germe de sa composition. Il lui reste à le développer.

On conçoit d’abord que tous les préliminaires indiqués pour l’invention du sujet, observation, connaissances, méditation, préparent également à celle des développements. Mais l’art peut y ajouter encore.

Lorsqu’il ne s’agit que d’exposer un fait, de tracer un tableau rapide, de s’abandonner à un sentiment, dans certaines questions même politiques ou judiciaires, il arrive quelquefois que les développements se présentent à l’imagination en même temps que l’idée première, et marchent de front avec elle, ou en découlent tout naturellement. Le seul travail alors est la disposition et l’expression des pensées.

Mais quand le sujet est vaste, compliqué, d’un ensemble malaisé à saisir au premier coup d’œil, ou bien quand il faut l’aborder et le poursuivre dans ses détails, avant de l’avoir assez longtemps et assez complétement étudié, il ne sera peut-être pas inutile de recourir à une méthode qui aplanisse les difficultés et aide à la découverte des développements.

C’est là le but de ce que les anciens appelaient topiques, c’est-à-dire lieux ou lieux communs.

D’après le point de vue sons lequel ils considéraient la rhétorique, les lieux chez eux ne s’appliquaient guère qu’à l’art oratoire. Ce sont des sources où l’on peut puiser des arguments pour convaincre, plutôt que des moyens d’arracher en quelque sorte à une idée tout ce qu’elle renferme.

Cicéron appelait la topique, ars topica, l’art de trouver des arguments, disciplina inveniendorum argumentorum.

Il divisait les lieux en internes ou intérieurs, pris dans le sujet même et ressortant uniquement de l’examen de l’idée ; et extrinsèques ou externes, qui, sans être étrangers au sujet, n’en proviennent point d’une manière aussi directe, mais lui arrivent en quelque sorte du dehors. Il désignait aussi ces derniers sous le nom de témoignages. Les témoignages sont divins ou humains : les oracles, les augures, les livres prophétiques ou sacerdotaux, voilà la première classe ; les lois, les titres, les contrats, les dépositions, les aveux, les bruits publics, voilà la seconde. Quant aux lieux internes, ils répondaient à peu près aux catégories de la philosophie d’Aristote. Le rhéteur classait toutes les manières d’être possibles, tous les phénomènes de l’idée, l’essence, l’expression, les parties, les contraires, les semblables, les accessoires, le genre, l’espèce, etc., et quand il avait appris à rapprocher un sujet de tous les articles de cette nomenclature, à appliquer toutes les faces d’une idée à ce type commun, à bien voir ce que chacun de ces universaux pourrait fournir, il croyait, et avec raison, ce me semble, avoir facilité l’invention.

Ajoutez que les anciens demandaient aussi à l’orateur de meubler sa mémoire d’un recueil de pensées, de réflexions, de sentences, qu’il pût appliquer à propos aux sujets à traiter, pour les embellir et leur donner de la force ; de se faire, en quelque sorte, une provision d’exordes et de péroraisons ; d’avoir même des discours entiers faits d’avance et préparés pour l’occasion, sauf à laisser en blanc, pour ainsi dire, les noms et les circonstances. Les œuvres complètes de Démosthène contiennent un certain nombre d’exordes détachés qui n’étaient probablement que des exercices de cette espèce.

Telle est en deux mots la doctrine des anciens sur les topiques.

On s’est beaucoup récrié contre cette méthode ; on a fait du lieu commun un objet de blâme et de risée ; on a dit que la topique était un art qui apprend à discourir sans jugement des choses qu’on ne sait pas ; que sans doute elle donne à l’esprit quelque fécondité, mais que cette fécondité est de mauvais aloi : qu’enfin la seule topique admissible est la connaissance sérieuse et approfondie du sujet spécial qu’on doit traiter.

Examinons pourtant les choses sans prévention hostile ni favorable ; nous arriverons, me paraît-il, à apprécier la méthode d’Aristote et de Cicéron à sa juste valeur, et, sans l’exalter par-delà ses mérites, à en reconnaître l’utilité réelle.

En quoi consiste-t-elle en définitive ? En trois points :

Etudes générales pour préparer aux spécialités ;

Lieux externes ;

Lieux internes.

Et d’abord, quand jamais a-t-on défendu, je ne dis pas aux dessinateurs novices, aux apprentis peintres, mais même à l’artiste passé maître, de s’exercer à reproduire des têtes, des jambes, des mains, des pattes, des ailes, des troncs, des branches, des tours, des toits, sans dessein prémédité de les appliquer à tel paysage donné, à tel sujet d’histoire ou de genre ? Quand a-t-on blâmé l’artiste de multiplier, en un mot, ses études et ses cartons ?

Eh bien, le littérateur ne eut-il pas avoir, lui aussi, des cartons et des études ? ne peut-il pas traiter ici de la justice ou de la liberté de la presse, là d’un lever ou d’un coucher de soleil, plus loin d’une émeute populaire, etc. ; élaborer pour un roman ou un discours imaginaire un exorde, une péroraison, un récit, une description, tous les détails enfin que le hasard, sa fantaisie ou un plan suivi d’études générales lui auront suggérés ? Il y aurait, sans doute, inhabileté et maladresse à prétendre utiliser par la suite toutes ces esquisses, et les faire entrer de gré ou de force dans des tableaux réels. Mais cela n’empêche pas ces travaux préliminaires d’aider l’écrivain, comme le peintre, à inventer dans l’occasion, et dussent-ils n’avoir aucune application rigoureusement spéciale, ils auront du moins exercé le coup d’œil et assoupli la main.

La justification de l’étude des lieux externes n’est pas moins aisée.

Que faut-il entendre, en effet, par lieux externes ? Tout ce qui peut contribuer au développement de l’idée en dehors de l’examen de cette idée elle-même. Or, si nous étions en droit de demander l’observation, la science, l’érudition, comme préparation indispensable à la composition littéraire en général, nous ne pouvons faillir en recommandant l’acquisition des connaissances préalables pour chaque genre d’écrit, l’érudition spéciale à chaque sujet.

Ces témoignages divins et humains, dont parle Cicéron, l’avocat les trouvera d’abord dans ce qu’on nomme les pièces du procès, puis dans les livres où sont traitées ex professo les questions de droit qui se rattachent à sa cause, et dans les commentaires que ces ouvrages ont groupés autour d’eux ; l’historien, dans les chroniques, les mémoires, les pamphlets, les journaux, les œuvres philosophiques et littéraires du pays et du siècle qu’il a choisis ; l’orateur politique, dans les fastes parlementaires, dans les records, dans les annales de la tribune en France, en Angleterre, aux Etats-Unis, à Rome même et en Grèce ; le prédicateur, dans l’Ecriture sainte, les Pères, les écrivains ecelésiastiques ; le philosophe, le romancier, le poëte, les trouveront partout.

Voyez de quel secours les Pères et l’Ecriture ont été, par exemple, à Bossuet, le plus original assurément de tous les orateurs de la chaire et le plus riche de son propre fond ! Avec quel art et quelle puissance il s’empare des idées des Chrysostôme, des Augustin, des Tertullien ! Comme il les fond dans ses propres conceptions, si bien qu’on ne saurait plus les en détacher, et que le bien des autres semble lui appartenir à aussi bon droit qu’à ceux même qu’il a dépouillés !

Quelque sujet donc que vous traitiez, historique, oratoire, didactique, lisez et lisez attentivement et complétement, si faire se peut, tout ce que d’autres ont écrit sur la même matière. Cette étude vous sera d’un grand secours dans l’invention. Ignorez-vous ce qui vous a précédé ? Vous vous hasardez à mériter le reproche adressé par Boileau à ces poëtes riches d’imagination, mais pauvres d’études préliminaires,

Dont le feu, dépourvu de sens et de lecture,
S’éteint à chaque pas, faute de nourriture.

Si la métaphore est peu correcte, la pensée n’en est pas moins juste. Alors aussi vous tombez dans le lieu commun, pris ici dans la pire acception du mot, le lieu commun trop ordinaire à nos jeunes écrivains, qui croient faire du neuf, parce qu’ils n’ont rien vu de ce qui a été fait ; plagiaires innocents, dont la risible assurance donne pour des créations ce qui, à leur insu, traîne, depuis des siècles, dans tous les carrefours de l’intelligence.

Vous n’avez pas à craindre, je l’ai déjà prouvé, de nuire ainsi à la spontanéité de vos idées ; mais vous restât-il quelque scrupule à cet égard, il est un moyen facile d’éviter dans les applications particulières les inconvénients de l’érudition. Avant de lire ce que d’autres ont écrit sur la matière qui vous occupe, méditez-la vous-même et jetez sur le papier toutes les idées qui naîtront en vous de cette méditation originelle. Par là, vous ne vous inspirez que de vous, et quand vous passez ensuite aux autres, ils ne servent plus qu’à amplifier ou corriger votre pensée native ; celle-ci reste vôtre, au milieu des transformations que ce second travail peut lui faire subir.

Considérez aussi quelle puissance d’argumentation vous donnera, dans les choses de discussion, tout ce qui se rapproche, comme lieux externes, de l’opinion que vous émettez, de la thèse que vous soutenez : exemples tirés de l’histoire, de la fable, des traditions, inductions, précédents, si vivaces en politique et en législation, autorités, proverbes même12. A la chambre comme au barreau, dans les questions philosophiques ou dans la critique littéraire, eussiez-vous cent fois raison, mais de vous-même, sans appui, seul dans l’arène, souvent notre amour-propre regimbe, car vous n’êtes en définitive qu’un des nôtres, unus e multis. Mais mettez la vérité sous le patronage d’un grand nom, d’une autorité imposante, elle ne sera pas plus vraie, sans doute, mais elle sera plus vraisemblable, et n’aura pas à vaincre, avec l’erreur, la vanité et l’envie. Ipse dixit est parfois un argument bien fort, surtout si cet ipse est un mort ou un étranger. Où ai-je lu que le cardinal de Retz, voulant entraîner le parlement, et voyant toute son éloquence près d’échouer : « Eh, Messieurs, s’écria-t-il tout à coup, si mes paroles ne suffisent pas pour vous convaincre, du moins ne récuserez-vous pas celles de l’orateur romain, dans une circonstance pareille » ? Et sur ee, le voilà improvisant des périodes de Cicéron, qui sont couvertes d’applaudissements et emportent le vote. De retour chez eux, les savants conseillers cherchent dans tout Cicéron le merveilleux passage qui leur avait échappé ; ils le cherchèrent fort longtemps.

Ainsi donc, sans aveugle erédulité dans les prescriptions des rhéteurs anciens, on peut admettre les lieux externes, et recommander dans ee but l’étude attentive et complète de tous les objets extérieurs qui ont rapport au sujet, et la lecture de tous les livres qui peuvent en éclaircir l’ensemble ou les détails.

Nous voici maintenant au troisième point, aux lieux internes, sur lesquels porte surtout la discussion.

Si la doctrine des lieux internes est une chimère, il faut avouer qu’elle a un puissant attrait pour l’intelligence, et qu’on ne doit pas s’étonner si, depuis Aristote jusqu’à Raymond Lulle13, une foule d’esprits ingénieux se sont occupés des catégories. Emmagasiner, pour ainsi dire, toutes les idées que peut enfanter l’esprit humain, les classer régulièrement, en attachant à chaque compartiment son étiquette, en sorte que, une fois les ressources et la distribution de l’entrepôt bien connues, l’écrivain puisse les retrouver selon les exigences du sujet, et s’approvisionner au fur et à mesure des besoins, c’est là évidemment une utopie décevante, une conception singulièrement heureuse, si elle était réalisable. Mais si l’infinie variété des idées, selon les modifications des sujets, des temps, des lieux, des personnes, s’oppose à ce qu’on puisse les discipliner et les classer rigoureusement, si même il serait à regretter qu’on parvînt jamais à les enregistrer, comme on fait des mots dans un lexique, elles ont cependant un certain nombre de caractères communs qui, présents à la mémoire et saisis à propos, contribuent assurément à leur développement rationnel : par exemple, elles ont toutes un sens, donc on peut les définir ; elles ont toutes une expression, donc on peut en discuter le signe : presque toutes en renferment plusieurs autres, donc on peut les analyser ; et ainsi de suite. Eh bien, c’est l’ensemble de tous ces caractères que j’appelle, avec Cicéron, lieux internes.

Cicéron en effet met au premier rang de ces lieux, comme applicables à l’ensemble du sujet : 1° la définition ; 2° ce qu’il appelle notatio, et que l’on peut traduire par étymologie ; 3° l’ énumération des parties, que nous nommons aussi analyse.

Cherchons maintenant à faire comprendre aux jeunes gens comment ils peuvent développer un sujet, en l’envisageant sous ces trois aspects.

Vous avez, par exemple, à parler de la république. Vous définirez l’idée dont le mot république est le signe : voilà la définition ; on vous définirez le mot dont l’idée république est le sens, voilà la notation ou l’étymologie.

La première, sans doute, est tout autrement importante que l’autre ; celle-ci cependant n’est point dépourvue d’intérêt, ni inutile au développement. Dans l’exemple cité, vous comprenez quel parti vous pourrez tirer du mot république (res publica) ; « c’est la chose publique, le bien de tous, l’intérêt commun… Ce n’est pas sans motif que les anciens, si prudents et si ingénieux, ont voulu que ce nom servît à désigner une forme particulière de gouvernement, exclusivement à toute autre… c’était donc la seule où se rencontrât le bien commun, la chose de tous, etc… » Il en est de même des mots humanités au second chapitre de ce livre, philosophie, amour-propre, religion, etc. Il y a une vingtaine d’années, quelques individus qui croyaient avoir découvert un nouveau lien social et humanitaire jugèrent convenable de se poser apôtres d’une nouvelle religion ; mais n’ayant dans le fait aucune idée de dogme et de culte nouveau, et ne pouvant donner une définition de chose, ils s’arrêtèrent à une définition de mot, et par un subterfuge, si l’on veut, de rhétorique, ils appuyèrent surtout, pour développer et confirmer leur pensée, sur l’étymologie du mot religion. « Religion, disaient-ils, vient de religare, lier de nouveau ; vouloir unir, relier, par une sympathie commune, les hommes divisés par l’égoïsme et l’antagonisme, c’est donc prêcher une nouvelle religion. » On sent très-bien que le développement par l’étymologie est souvent insuffisant. Vous en avez la preuve à propos de la rhétorique même, au commencement de ce traité. « Le nom d’amour-propre, dit Nicole, ne suffit pas pour nous faire connaître sa nature, puisqu’on se peut aimer en bien des manières. Il faut y joindre d’autres qualités pour s’en faire une véritable idée. » Dans ce cas, la pensée se développe en combattant l’étymologie, comme elle se développait tout à l’heure en l’adoptant. Au lieu du pour, vous prenez le contre. Toujours est-il que vous avez trouvé une source d’invention dans le lieu étymologie.

On sent encore que, en bien des circonstances, ce développement est tout près du sophisme. Mais il en est ainsi de beaucoup d’observations et de préceptes. Là, comme ailleurs, l’abus est frère de l’usage. Ce n’est pas un motif au rhéteur pour s’abstenir.

Je dis au rhéteur, remarquez, et non pas à l’écrivain. Le rhéteur est forcé d’indiquer, sauf restriction préalable, tout élément de bien, lors même qu’il peut devenir élément de mal. Il n’en va pas ainsi de l’écrivain. Le danger des fausses définitions, soit de mots, soit de choses, est incalculable. Je ne puis assez recommander aux jeunes gens d’examiner avec la raison la plus scrupuleuse et la plus difficile les définitions qu’ils rencontreront dans certains écrivains, de bien voir si elles sont adéquates, c’est-à-dire parfaitement en rapport avec l’objet défini tout entier et avec lui seul. Une définition erronée une fois admise entraîne souvent aux plus absurdes conséquences. Voyez l’histoire des dernières années. Les définitions données par quelques contemporains des mots république, bourgeoisie, peuple, oisif, capital, propriété, travail, et de tant d’autres, ont été et seront peut-être longtemps encore la source des plus épouvantables catastrophes.

Quant à la définition, si vous ne voulez qu’exposer et instruire, sans plaider une cause, sans soutenir une opinion, votre définition ne doit avoir que les qualités exigées en logique ; il suffit que le lecteur puisse saisir nettement l’idée, la distinguer de toute autre, l’embrasser dans son ensemble. Les modèles sous ce rapport se trouvent dans les ouvrages scientifiques. Mais si vous écrivez, non pour exposer, mais pour prouver, il n’en est pas de même. Le précepte de la logique, qui ne demande à la définition que la réunion du genre prochain et de la différence spécifique ou numérique, est insuffisant. A quoi en effet devez-vous tendre alors ? Non plus à présenter l’idée dans sa réalité complète et sous toutes ses faces, mais à réunir et à mettre dans leur jour les traits favorables à l’opinion que vous soutenez, en laissant dans l’ombre les côtés opposés et même voisins. Les orateurs, les poëtes, les écrivains de toute espèce vous fourniront de nombreux exemples de cette sorte de définition.

Fléchier veut relever le mérite d’un général par les difficultés à vaincre dans le commandement. Il emprunte son développement au lieu définition. Il définit l’idée, Armée. Mais il choisit les éléments de sa définition de manière que chaque proposition soit une des prémisses d’un syllogisme qui ait pour conclusion : donc il est difficile de commander une armée.

« Qu’est-ce qu’une armée ? C’est un corps animé d’une infinité de passions différentes qu’un homme habile fait mouvoir pour la défense de la patrie ; c’est une troupe d’hommes armés qui suivent aveuglément les ordres d’un chef dont ils ne savent pas les intentions ; c’est une multitude d’âmes pour la plupart viles et mercenaires, qui, sans songer à leur propre réputation, travaillent à celle des rois et des conquérants ; c’est un assemblage confus de libertins qu’il faut assujettir à l’obéissance, de lâches qu’il faut mener au combat, de téméraires qu’il faut retenir, d’impatients qu’il faut accoutumer à la confiance. »

Vous pressentez la conclusion, et vous voyez comment la définition de l’idée armée sert de développement à cette proposition : le commandement est chose difficile. Vous comprenez aussi que, tout en aidant beaucoup au développement, la définition est en même temps une source d’argumentation dans les sujets qui exigent le raisonnement. Et cette observation, comme vous pouvez le prévoir, s’applique à tous les topiques qui suivront.

Cinna, dans Corneille, pour déterminer Auguste à garder le pouvoir absolu, définit l’état populaire. Comparez à ce morceau celui où Voltaire, dans Brutus, traite la même question par la bouche du courtisan Aruns. Rien de plus utile que ces rapprochements. On voit comment le caractère, la position et le but divers des interlocuteurs modifient leur façon de considérer et de définir les choses.

On pourra remarquer, dans ces deux derniers exemples, que la définition s’est agrandie et développée. Nous voici au troisième lieu, l’ énumération des parties.

Ce topique se confond souvent avec le précédent, et, en effet, à parler exactement, qu’est-ce que la définition ? L’énumération, dans un ordre régulier, de tous les éléments dont se compose l’objet défini. On n’a point eu tort, cependant, de distinguer ces deux lieux ; car on emploie le second dans les cas même où le sens et le signe de l’idée également connus ne demandent ni définition, ni étymologie. On l’emploie, parce que de tous les modes de développement, celui-ci est de l’application la plus fréquente et de la plus riche fécondité, ou plutôt parce qu’il les résume tous en lui seul.

L’énumération n’est autre chose que cette analyse philosophique, ce travail de décomposition et de recomposition des idées, si hautement apprécié, si fréquemment recommandé par Condillac, partie inattaquable de sa doctrine, et qui a survécu à tout le reste.

La rhétorique, comme la logique, peut comparer le sujet ou l’idée à traiter à cette campagne dont parle Condillae, que l’on embrasse, il est vrai, d’un coup d’œil, mais que l’on ne peut ni bien connaître soi-même, ni expliquer aux autres, si, semblable à des hommes en extase, on continue de voir à la fois cette multitude d’objets différents, sans étudier chaque partie l’une après l’autre. On sent, comme le philosophe, que pour avoir une connaissance de cette campagne, il faut arrêter ses regards successivement d’un objet sur un autre, observant d’abord ceux qui appellent plus particulièrement l’attention, qui sont plus frappants, qui dominent, autour desquels et pour lesquels les autres semblent s’arranger ; ensuite, quand on a la situation respective des premiers, passant successivement à tous ceux qui remplissent les intervalles ; enfin, ne décomposant ainsi que pour recomposer, afin qu’une fois les connaissances acquises, les choses, au lieu d’être successives, aient dans l’esprit le même ordre simultané qu’elles ont au dehors.

« L’analyse de la pensée, ajoute Condillac, se fait de la même manière que l’analyse des objets sensibles. On décompose de même ; on se retrace les parties de sa pensée dans un ordre successif pour les rétablir dans un ordre simultané ; on fait cette décomposition et cette recomposition en se conformant aux rapports qui sont entre les choses, comme principales et comme subordonnées, et parce qu’on n’analyserait pas une campagne, si la vue ne l’embrassait pas tout entière, on n’analyserait pas sa pensée, si l’esprit ne l’embrassait pas tout entière également. »

Analyser n’est donc autre chose qu’exposer dans un ordre successif les parties dont se compose une idée, et leur rendre ensuite l’ordre simultané dans lequel elles coexistent dans l’esprit.

L’analyse étant un des principaux moyens de nous instruire réellement nous-mêmes, il doit ètre aussi l’un des plus puissants pour communiquer aux autres nos idées. On suivra, dans l’analyse que j’appellerai littéraire, le procédé recommandé par Condillae pour l’analyse philosophique ; seulement il y aura, entre ces deux sortes d’analyse, la différence déjà observée à propos de la définition. Généralement, l’énumération littéraire, au lieu d’être complète, s’arrête aux membres d’idée qui se rapportent le mieux à l’objet que l’on traite, au dessein qu’on a en vue.

Il y a plusieurs manières de procéder au développement par énumération :

1° On commence par une synthèse, c’est-à-dire on expose d’abord l’idée sommaire, la pensée dans son ensemble, puis on passe à l’énumération ou analyse. Le commencement de l’Emile de Rousseau appartient à cette forme :

« Tout est bien, sortant des mains de l’auteur des choses ; tout dégénère entre les mains de l’homme. » Voilà la synthèse. Voici l’analyse qui suit immédiatement : « Il force une terre à nourrir les productions d’une autre, un arbre à porter les fruits d’un autre ; il mêle et confond les climats, les éléments, les saisons ; il mutile son chien, son cheval, son esclave ; il bouleverse tout, il défigure tout ; il aime la difformité, les monstres ; il ne veut rien tel que l’a fait la nature, pas même l’homme ; il le faut dresser pour lui comme un cheval de manége ; il le faut contourner à sa mode comme un arbre de son jardin. »

Massillon, dans son discours sur le petit nombre des élus, veut prouver que bien peu de chrétiens méritent le salut par leur innocence ; il parcourt tous les états, toutes les conditions, toutes les occupations de l’homme. Ce morceau est un modèle d’énumération.

2° L’analyse paraît en premier lieu, la synthèse ensuite. C’est ainsi qu’Eudore, dans les Martyrs de M. de Chateaubriand, décrit la Rome des Empereurs :

« Analyse : Que de fois j’ai visité ces thermes ornés de bibliothèques, ces palais, les uns déjà croulants, les autres à moitié démolis pour servir à construire d’autres édifices ! La grandeur de l’horizon romain se mariant aux grandes lignes de l’architecture romaine ; ces aqueducs qui, comme des rayons aboutissant à un même centre, amènent les eaux au peuple-roi sur des arcs de triomphe ; le bruit sans fin des fontaines, ces innombrables statues qui ressemblent à un peuple immobile au milieu d’un peuple agité ; ces monuments de tous les âges et de tous les pays ; ces travaux des rois, des consuls, des Césars ; ces obélisques ravis à l’Egypte, ces tombeaux enlevés à la Grèce ; je ne sais quelle beauté dans la lumière, les vapeurs et le dessin des montagnes ; la rudesse même du cours du Tibre ; les troupeaux de cavales demi-sauvages qui viennent s’abreuver dans ses eaux ; cette campagne que le citoyen de Rome dédaigne maintenant de cultiver, se réservant de déclarer chaque année aux nations esclaves quelle partie de la terre aura l’honneur de le nourrir ; — Synthèse : que vous dirai-je enfin ? Tout porte à Rome l’empreinte de la domination et de la durée. »

L’aspect de la campagne qui environne la Rome moderne est dépeint de même dans l’ Itinéraire de Paris à Jérusalem. Le rapprochement est curieux entre ces deux descriptions du même pays à deux époques différentes.

3° Fort souvent enfin, l’analyse, renfermée entre deux synthèses, développe la première et se résume dans la seconde. En voici un exemple tiré de l’Oraison funèbre de Turenne, par Fléchier :

« Synthèse : Que de soupirs alors, que de plaintes, que de louanges retentissent dans les villes, dans les campagnes ! — Analyse : L’un, voyant croître ses moissons, bénit la mémoire de celui à qui il doit l’espérance de sa récolte ; l’autre, qui jouit encore en repos de l’héritage qu’il a reçu de ses pères, souhaite une éternelle paix à celui qui l’a sauvé des désordres et des cruautés de la guerre. Ici on offre le sacrifice adorable de Jésus-Christ pour l’âme de celui qui a sacrifié sa vie et son sang pour le bien public ; là on lui dresse une pompe funèbre où on s’attendait à lui dresser un triomphe. Chacun choisit l’endroit qui lui paraît le plus éclatant dans une si belle vie : tous entreprennent son éloge, et chacun, s’interrompant lui-même par ses soupirs et par ses larmes, admire le passé, regrette le présent et tremble pour l’avenir. — Synthèse : Ainsi tout le royaume pleure la mort de son défenseur, et la perte d’un seul homme est une calamité publique. »

La première méthode est préférable, lorsque, dans un sujet vaste et compliqué, il s’agit de communiquer une science faite, ou de présenter dès l’abord, pour le bien faire saisir, le dessein général, l’idée première d’un ouvrage. Mais on court risque, pour peu que cette idée soit paradoxale, ou seulement originale, d’indisposer ou d’effaroucher le lecteur. Le passage cité de Rousseau vient à l’appui de cette remarque. « Tout dégénère entre les mains de l’homme : » — présentée avec un caractère d’universalité si tranchant, une telle proposition révolte l’esprit, qui pouvait être amené doucement à la même conclusion par une analyse préalable.

La seconde méthode est celle qui plaisait tant à Socrate ; c’est un plus puissant moyen d’obtenir l’assentiment, mais souvent elle peut traîner en longueur et fatiguer la patience du lecteur, surtout du lecteur français toujours avide de toucher le but.

La troisième est la plus fréquente. Sans formuler positivement la conclusion dès le principe, elle en donne, pour ainsi dire, un avant-goût ; et la synthèse finale, en couronnant l’analyse, achève cette conclusion, sans la répéter. Encore un seul exemple, c’est Racine qui me le fournira :

« Synthèse :

Faut-il, Abner, faut-il vous rappeler le cours
Des prodiges fameux accomplis en nos jours,
Des tyrans d’Israël les célèbres disgrâces,
Et Dieu trouvé fidèle en toutes ses menaces ?

Analyse :

L’impie Achab détruit, et de son sang trempé
Le champ que par le meurtre il avait usurpé ;
Près de ce champ fatal Jézabel immolée,
Sous les pieds des chevaux cette reine foulée,
Dans son sang inhumain les chiens désaltérés,
Et de son corps hideux les membres déchirés ;
Des prophètes menteurs la troupe confondue,
Et la flamme du ciel sur l’autel descendue ;
Elie aux éléments parlant en souverain,
Les cieux par lui fermés et devenus d’airain,
Et la terre trois ans sans pluie et sans rosée ;
Les morts se ranimant à la voix d’Elisée.

Synthèse :

Reconnaissez, Abner, à ces traits éclatants
Un Dieu tel aujourd’hui qu’il fut dans tous les temps ;
Il sait, quand il lui plaît, faire éclater sa gloire,
Et son peuple est toujours présent à sa mémoire. »

Quoi qu’il en soit de ces diverses formes, je ne puis assez insister sur l’énumération, l’analyse, la décomposition et la recomposition des idées. Que le professeur la recommande sans cesse à ses élèves ; que l’élève s’y applique continuellement. Dans les compositions qui lui servent d’exercice, qu’il songe moins à ajouter des idées à la matière donnée, pour peu que cette matière soit bien faite, qu’à développer par l’analyse celles qui y sont contenues ; que, sans tomber dans la prolixité et la redondance, il poursuive chacune d’elles dans ses derniers résultats, et ne l’abandonne qu’après l’avoir forcée de rendre, pour ainsi dire, tout ce qu’elle contient. L’importance de ce précepte est universelle. De l’énumération relève tout l’artifice des descriptions, des tableaux, des portraits, des parallèles, une grande partie de la narration, de la confirmation et de la réfutation oratoires, j’ai presque dit toute l’invention de détail. Quintilien, au VIIIe livre, explique les avantages de l’analyse par un exemple où il met toute l’éloquence qui fait si souvent de ce rhéteur un orateur remarquable. « Sans doute, dit-il, celui qui se borne à dire qu’une ville a été prise embrasse dans ce seul mot toutes les horreurs que comporte un pareil sort ; mais il ne remue pas les entrailles, et a l’air d’annoncer purement et simplement une nouvelle : mais développez tout ce qui est renfermé dans ce mot, alors on verra les flammes qui dévorent les maisons et les temples ; alors on entendra le fracas des toits qui s’abîment, et une immense clameur formée de mille clameurs ; on verra les uns fuir à l’aventure, les autres étreindre leurs parents dans un dernier embrassement ; d’un côté, des femmes et des enfants qui gémissent, et de l’autre, des vieillards qui maudissent le sort qui a prolongé leur vie jusqu’à ce jour ; puis, le pillage des choses profanes et sacrées, les soldats courant en tout sens pour emporter ou pour chercher leur proie, chacun des voleurs poussant devant soi des troupeaux de prisonniers chargés de chaînes, des mères s’efforçant de retenir leurs enfants, enfin les vainqueurs eux-mêmes se battant entre eux à la moindre apparence d’un plus riche butin. Tout cela, comme je l’ai dit, est renfermé dans l’idée d’une ville prise d’assaut, mais on dit moins en disant le tout en gros qu’en énumérant les parties. »