(1865) Morceaux choisis des classiques français à l’usage des classes supérieures : chefs-d’oeuvre des prosateurs et des poëtes du dix-septième et du dix-huitième siècle (nouv. éd.). Classe de troisième « Chefs-d’œuvre de poésie. — A. Chénier. (1762-1794.) » pp. 304-312
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(1865) Morceaux choisis des classiques français à l’usage des classes supérieures : chefs-d’oeuvre des prosateurs et des poëtes du dix-septième et du dix-huitième siècle (nouv. éd.). Classe de troisième « Chefs-d’œuvre de poésie. — A. Chénier. (1762-1794.) » pp. 304-312

A. Chénier.
(1762-1794.)

[Notice]

A. Chénier, qui devait le jour à une mère d’origine grecque et qui naquit à Constantinople, en 1762, d’un père qui y représentait la France comme consul, fit d’excellentes études au collége de Navarre, où avaient été élevés jadis H. de Guise, Henri IV, Richelieu et Bossuet. Puis il porta les armes : mais il ne tarda pas à se livrer aux lettres et même aux luttes de la politique. En soutenant les sages principes qui ont été la conquête de la révolution de 1789, il se déclara l’ennemi des excès qui compromirent et souillèrent cette belle cause. Il s’offrit, de plus, à plaider pour Louis XVI, et il écrivit du moins en sa faveur : c’est assez expliquer la condamnation capitale qui le frappa. On sait que Roucher, l’auteur des Mois, périt avec lui, et que tous deux, allant au supplice, consolèrent leurs derniers moments en récitant la première scène de l’Andromaque de Racine.

Aucun talent moissonné dans sa fleur n’a dû laisser de plus longs souvenirs et de plus vifs regrets que celui d’André Chénier. Ce fils de la Grèce et de la France, qui à une haute inspiration joignait une raison parfaite, trouva notre poésie comme épuisée par deux siècles de gloire, et entreprit de la régénérer. Quelle grâce naïve colore ses idylles et ses élégies, qui semblent un souvenir et un écho de l’antiquité classique ! Quel enthousiasme éclate dans ses odes, qui rompent avec la convention et substituent à une mythologie usée la vérité et l’ardeur de la passion ! Trop ignoré de son temps et presque retrouvé dans le nôtre, A. Chénier ouvrit, prudent, novateur, ces sources fécondes où s’est retrempée l’imagination du dix-neuvième siècle. De lui ont reçu leur initiation tous ceux de notre époque que la postérité proclamera les plus dignes du nom de poëtes. Ce ne sont pas là, toutefois, ses seuls titres de gloire. Dans ce généreux ami d’une liberté réglée par les lois, qui, aux jours de la captivité, trouva de si fiers et de si tendres accents, on ne saurait dire si le talent ou le courage a le plus de droits à nos hommages. La mort de ce jeunes cygne, étouffé, comme l’a dit Châteaubriand, par les révolutions, demeurera l’un des plus douloureux épisodes de nos discordes civiles1.

L’aveugle1.

« Dieu dont l’arc est d’argent, dieu de Claros, écoute2,
O Sminthée Apollon, je périrai sans doute,
Si tu ne sers de guide à cet aveugle errant. »
C’est ainsi qu’achevait l’aveugle en soupirant,
Et près des bois marchait, faible, et sur une pierre
S’asseyait3. Trois pasteurs, enfant de cette terre,
Le suivaient, accourus aux abois turbulents
Des molosses, gardiens de leurs troupeaux bêlants ;
Ils avaient, retenant leur fureur indiscrète,
Protégé du vieillard la faiblesse inquiète ;
Ils l’écoutaient de loin, et s’approchant de lui :
« Quel est ce vieillard blanc, aveugle et sans appui ?
Serait-ce un habitant de l’empire céleste ?
Ses traits sont grands et fiers ; de sa ceinture agreste
Pend une lyre informe, et les sons de sa voix
Emeuvent l’air et l’onde et le ciel et les bois. »
    Mais il entend leurs pas, prête l’oreille, espère,
Se trouble, et tend déjà les mains à la prière1.
« Ne crains point, disent-ils, malheureux étranger
(Si plutôt, sous un corps terrestre et passager,
Tu n’es point quelque Dieu protecteur de la Grèce,
Tant une grâce auguste ennoblit ta vieillesse !) :
Si tu n’es qu’un mortel, vieillard infortuné,
Les humains près de qui les flots t’ont amené
Aux mortels malheureux n’apportent point d’injures2.
Les destins n’ont jamais de faveurs qui soient pures.
Ta voix noble et touchante est un bienfait des dieux ;
Mais aux clartés du jour ils ont fermé tes yeux. »
« Enfants, car votre voix est enfantine et tendre,
Vos discours sont prudents, plus qu’on eût dû l’attendre ;
Mais, toujours soupçonneux, l’indigent étranger
Croit qu’on rit de ses maux et qu’on veut l’outrager :
Ne me comparez point à la troupe immortelle :
Ces rides, ces cheveux, cette nuit éternelle,
Voyez ; est-ce le front d’un habitant des cieux ?
Je ne suis qu’un mortel, un des plus malheureux.
— Prends, et puisse bientôt changer ta destinée ! »
Disent-ils. Et tirant ce que pour leur journée
Tient la peau d’une chèvre aux crins noirs et luisants3,
Ils versent à l’envi, sur ses genoux pesants4,
Le pain de pur froment, les olives huileuses,
Le fromage et l’amande, et les figues mielleuses,
Et du pain à son chien entre ses pieds gisant,
Tout hors d’haleine encor, humide et languissant,
Qui malgré les rameurs se lançant à la nage,
L’avait loin du vaisseau rejoint sur le rivage.
« Le sort, dit le vieillard, n’est pas toujours de fer.
Je vous salue, enfants, venus de Jupiter ;
Heureux sont les parents qui tels vous firent naître !
Mais venez, que mes mains cherchent à vous connaître ;
Je crois avoir des yeux. Vous êtes beaux tous trois1.
Vos visages sont doux, car douce est votre voix.
Qu’aimable est la vertu que la grâce environne !
Croissez, comme j’ai vu ce palmier de Latone,
Alors qu’ayant des yeux je traversai les flots ;
Car jadis, abordant, à la sainte Délos,
Je vis près d’Apollon, à son autel de pierre,
Un palmier, don du ciel, merveille de la terre2.
Vous croîtrez, comme lui, grands, féconds, révérés,
Puisque les malheureux sont par vous honorés.
Le plus âgé de vous aura vu treize années :
A peine, mes enfants, vos mères étaient nées,
Que j’étais presque vieux. Assieds-toi près de moi,
Toi, le plus grand de tous ; je me confie à toi.
Prends soin du vieil aveugle. — O sage magnanime !
Comment, et d’où viens-tu ? car l’onde maritime.
Mugit de toutes parts sur nos bords orageux.
— Des marchands de Cymé m’avaient pris avec eux3 !
J’allais voir, m’éloignant des rives de Carie,
Si la Grèce pour moi n’aurait point de patrie,
Et des dieux moins jaloux, et de moins tristes jours :
Car jusques à la mort nous espérons toujours.
Mais pauvre, et n’ayant rien pour payer mon passage,
Ils m’ont, je ne sais où, jeté sur le rivage.
—Harmonieux vieillard, tu n’a donc point chanté ?
Quelques sons de ta voix auraient tout acheté.
— Enfants ! du rossignol la voix pure et légère
N’a jamais apaisé le vautour sanguinaire ;
Et les riches, grossiers, avares, insolents,
N’ont pas une âme ouverte à sentir 4 les talents.
Guidé par ce bâton, sur l’arène glissante,
Seul, en silence, au bord de l’onde mugissante1,
J’allais, et j’écoutais le bêlement lointain
Des troupeaux agitant leurs sonnette d’airain.
Puis j’ai pris cette lyre, et les cordes mobiles
Ont encor résonné sous mes vieux doigts débiles.
Je voulais des grands dieux implorer la bonté,
Et surtout Jupiter, dieu d’hospitalité,
Lorsque d’énormes chiens, à la voix formidable,
Sont venus m’assaillir ; et j’étais misérable,
Si vous (car c’était vous), avant qu’ils m’eussent pris,
N’eussiez armé pour moi les pierres et les cris.
— Mon père, il est donc vrai, tout est devenu pire ?
Car jadis, aux accents d’une éloquente lyre,
Les tigres et les loups, vaincus, humiliés,
D’un chanteur comme toi vinrent baiser les pieds2.
— Les barbares ! j’étais assis près de la poupe :
Aveugle vagabond, dit l’insolente troupe,
Chante ; si ton esprit n’est point comme tes yeux,
Amuse notre ennui, tu rendras grâce aux dieux…
J’ai fait taire mon cœur qui voulait les confondre ;
Ma bouche ne s’est point ouverte à leur répondre ;
Ils n’ont pas entendu ma voix, et sous ma main
J’ai retenu le dieu courroucé dans mon sein.
Cymé, puisque tes fils dédaignent Mnémosyne,
Puisqu’ils ont fait outrage à la muse divine,
Que leur vie et leur mort s’éteignent dans l’oubli ;
Que ton nom dans la nuit demeure enseveli !
— Viens, suis-nous à la ville, elle est toute voisine,
Et chérit les amis de la muse divine.
Un siége aux clous d’argent te place à nos festins ;
Et là, les mets choisis, le miel et les bons vins,
Sous la colonne où pend une lyre d’ivoire,
Te feront de tes maux oublier la mémoire.
Et si, dans le chemin, rapsode ingénieux,
Tu veux nous accorder des chants dignes des cieux,
Nous dirons qu’Apollon, pour charmer les oreilles,
T’a lui-même dicté de si douces merveilles3.
— Oui, je le veux ; marchons. Mais où m’entraînez-vous ?
Enfants du vieil aveugle, en quel lieu sommes-nous ?
— Sicos1 est l’île heureuse où nous vivons, mon père.
— Salut, belle Sicos, deux fois hospitalière !
Car sur tes bords heureux je suis déjà venu ;
Amis, je la connais. Vos pères m’ont connu :
Ils croissaient comme vous ; mes yeux s’ouvraient encore
Au soleil, au printemps, aux roses de l’aurore ;
J’étais jeune et vaillant. Aux danses des guerriers,
A la course, aux combats, j’ai paru des premiers.
J’ai vu Corinthe, Argos, et Crète et les cent villes,
Et du fleuve Egyptus les rivages fertiles ;
Mais la terre et la mer, et l’âge et les malheurs,
Ont épuisé ce corps fatigué de douleurs ;
La voix me reste. Ainsi la cigale innocente,
Sur un arbuste assise2, et se console et chante 3.
Commençons par les dieux : Souverain Jupiter ;
Soleil, qui vois, entends, connais tout ; et toi, mer,
Fleuves, terre, et noirs dieux de vengeances trop lentes,
Salut ! Venez à moi, de l’Olympe habitantes4,
Muses ! Vous savez tout, vous déesses : et nous,
Mortels, ne savons rien qui ne vienne de vous. »
Il poursuit ; et déjà les antiques ombrages
Mollement en cadence inclinaient leurs feuillages ;
Et pâtres oubliant leur troupeau délaissé,
Et voyageurs quittant leur chemin commencé,
Couraient. Il les entend, près de son jeune guide,
L’un sur l’autre pressés, tendre une oreille avide ;
Et Nymphes et Sylvains sortaient pour l’admirer,
Et l’écoutaient en foule, et n’osaient respirer ;
Car, en de longs détours de chansons vagabondes,
Il enchaînait de tout les semences fécondes,
Les principes du feu, les eaux, la terre et l’air,
Les fleuves descendus du sein de Jupiter,
Les oracles, les arts, les cités fraternelles,
Et depuis le chaos les amours immortelles5.

Hymne à la France1.

France ! ô belle contrée, ô terre généreuse,
Que les dieux complaisants formaient pour être heureuse,
Tu ne sens point du nord les glaçantes horreurs ;
Le midi de ses feux t’épargne les fureurs ;
Tes arbres innocents n’ont point d’ombres mortelles ;
Ni des poisons épars dans tes herbes nouvelles
Ne trompent une main crédule2 ; ni tes bois
Des tigres frémissants ne redoutent la voix ;
Ni les vastes serpents ne traînent sur tes plantes.
En longs cercles hideux leurs écailles sonnantes.
Les chênes, les sapins et les ormes épais
En utiles rameaux ombragent tes sommets ;
Et de Beaune et d’Aï les rives fortunées,
Et la riche Aquitaine, et les hauts Pyrénées3,
Sous leurs bruyants pressoirs font couler en ruisseaux
Des vins délicieux mûris sur leurs coteaux.
La Provence odorante et de Zéphyre aimée
Respire sur les mers une haleine embaumée,
Au bord des flots couvrant, délicieux trésor,
L’orange et le citron de leur tunique d’or,
Et plus loin, au penchant des collines pierreuse,
Forme la grasse olive aux liqueurs savonneuses4,
Et ces réseaux légers, diaphanes habits,
Où la fraîche grenade enferme ses rubis.
Sur tes rochers touffus la chèvre se hérisse1,
Tes prés enflent de lait la féconde génisse,
Et tu vois les brebis, sur le jeune gazon,
Epaissir le tissu de leur blanche toison.
Dans les fertiles champs voisins de la Touraine,
Dans ceux où l’Océan boit l’urne de la Seine,
S’élèvent pour le frein des coursiers belliqueux.
Ajoutez cet amas de fleuves tortueux :
L’indomptable Garonne aux vagues insensées,
Le Rhône impétueux, fils des Alpes glacées,
La Seine au flot royal, la Loire dans son sein
Incertaine2, et la Saône, et mille autres enfin
Qui nourrissent partout, sur tes nobles rivages,
Fleurs, moissons et vergers, et bois, et pâturages,
Rampent au pied des murs d’opulentes cités,
Sous les arches de pierre à grand bruit emportés3.
Dirai-je ces travaux, source de l’abondance,
Ces ports où des deux mers l’active bienfaisance
Amène les tributs du rivage lointain,
Que visite Phœbus le soir et le matin ?
Dirai-je ces canaux ces montagnes percées,
De bassins en bassins ces ondes amassées
Pour joindre au pied des monts l’une et l’autre Thétis4 ?
Et ces vastes chemins en tous lieux départis,
Où l’étranger, à l’aise achevant son voyage,
Pense au nom des Trudaine1 et bénit leur ouvrage ?
Ton peuple industrieux est né pour les combats.
Le glaive, le mousquet, n’accablent point ses bras :
Il s’élance aux assauts, et son fer intrépide
Chassa l’impie Anglais, usurpateur avide.
Le ciel les fit humains, hospitaliers et bons,
Amis des doux plaisirs, des festins, des chansons ;
Mais faibles, opprimés, la tristesse inquiète
Glace ces chants joyeux sur leur bouche muette2,
Pour les jeux, pour la danse, appesantit leurs pas,
Renverse devant eux les tables des repas,
Flétrit de longs soucis, empreinte douloureuse,
Et leur front et leur âme. O France trop heureuse,
Si tu voyais tes biens3, si tu profitais mieux
Des dons que tu reçus de la bonté des cieux !…