(1881) Morceaux choisis des classiques français des xvie , xviie , xviiie et xixe siècles, à l’usage des classes de troisième, seconde et rhétorique. Poètes
/ 357
(1881) Morceaux choisis des classiques français des xvie , xviie , xviiie et xixe siècles, à l’usage des classes de troisième, seconde et rhétorique. Poètes

Avertissement

Le présent recueil de Morceaux choisis des poètes classiques français a été composé sur le même plan que le recueil de Morceaux choisis des prosateurs classiques français qui l’a précédé. Il serait inutile de reproduire en tête du second les explications préliminaires que contenait l’Avertissement du premier. Il nous suffira de rappeler que, si nous avons réduit le nombre des passages empruntés aux maîtres de la poésie française du xviie  siècle, qui sembleraient devoir occuper de droit la plus grande place dans un recueil classique, c’est que les nouveaux programmes leur ont précisément fait dans renseignement des classes une place plus étendue que les programmes antérieurs. Molière n’est plus restreint au Misanthrope, Corneille à quatre, Racine à trois de ses tragédies ; le cadre étroit du théâtre dit classique a été élargi, ou plutôt supprimé ; plusieurs comédies de Molière sont mises entre les mains des élèves de troisième, de seconde et de rhétorique ; plusieurs des tragédies de Corneille et de Racine sont dans les deux premières classes, leur théâtre complet est ouvert aux élèves de la dernière. Les douze livres des Fables de La Fontaine sont sous leurs yeux en seconde et en rhétorique. Les élèves connaîtront Boileau au sortir de la quatrième et retrouveront en rhétorique son Art poétique. Que devions-nous faire pour Boileau ? Réduire notre choix à quelques passages qui pussent, entre l’une et l’autre de ces deux classes, graver le mieux dans les esprits l’impression qu’ils en avaient déjà reçue et préparer l’étude qu’ils en devaient achever. Pour La Fontaine ? Faire la part de beaucoup la plus large à celles de ses poésies sur lesquelles reste muet le programme qui prescrit l’étude de ses Fables dans deux des trois classes d’humanités. Pour Molière ? Choisir nos citations dans celles de ses comédies en vers qui sont restées en dehors du programme, afin de compléter la connaissance de cette partie de son théâtre. Pour Corneille et Racine ? D’abord nous trouvions dans leurs poésies diverses un champ d’emprunts intéressants, plus resserré chez le second, plus étendu chez le premier. Quant a leur théâtre, une vue particulière qui nous a guidé souvent dans la composition du recueil tout entier, comme en feront foi plus d’une des notes qui accompagnent nos citations, nous a particulièrement dirigé dans le choix de celles qu’il nous a fournies : nous avons de préférence reproduit quelques scènes ou fragments de scènes qui offraient des éléments de comparaison avec les écrivains latins ou grecs, poètes ou prosateurs, qu’associent à nos poètes français les programmes des classes auxquelles notre recueil s’adresse.

On remarquera facilement que les notes du recueil de poésie sont plus nombreuses et plus développées que les notes du recueil de prose. C’est qu’en effet la connaissance du plan d’un poème, et en particulier du sujet et de la conduite d’une œuvre dramatique, est le plus souvent indispensable à l’intelligence et à l’appréciation du passage qui en est tiré. Aussi avons-nous ajouté aux notes grammaticales, étymologiques, explicatives des mots et de leur sens, des notes, relativement plus étendues, quoique aussi sommaires que possible, destinées à faire connaître le sujet, l’ensemble et quelquefois le caractère général de l’œuvre tout entière. Ces notes compléteront dans une certaine mesure, sur chaque poète, les notions nécessairement très resserrées dans le tableau d’ensemble qui précède chaque siècle.

Enfin nous n’avons pas oublié que les programmes prescrivent des notions de prosodie française. Sans prétendre empiéter sur l’enseignement théorique et pratique que les élèves reçoivent du professeur en cette matière, nous n’avons pas négligé de signaler à l’occasion dans nos notes, et spécialement dans celles qui accompagnent les citations des poètes lyriques, le choix, l’emploi et le caractère des rythmes qu’ils ont adoptés et appropriés à la nature de leur sujet et à l’expression de leur pensée.

XVIe siècle

La poésie au XVIe siècle

Quand le xvie  siècle s’ouvrit, l’héritage que lui laissaient le moyen âge et le xve  siècle, qui forme entre eux la transition, consistait dans : — un trésor considérable de Chansons de Geste des xie et xiie  siècles, trésor oublié de manuscrits dispersés et dormant, avec leurs enluminures, sous la poussière du temps, dans les manoirs des provinces et les hôtels des villes, épopées muettes comme leurs héros, dont quelques noms seulement étaient répétés encore par la prose populaire des romans de chevalerie ; — la poésie allégorique et galante du Roman de la Rose, la poésie allégorique et satirique du Roman de Renart et des Fabliaux, la poésie allégorique et morale d’Alain Chartier, la poésie allégorique encore, mais originale, personnelle et souvent mélancolique, des Ballades et des Rondeaux de Charles d’Orléans, des Ballades et des Testaments de Villon ; — les Ballades touchantes de Christine de Pisan, les Ballades patriotiques d’Eustache Deschamps, les couplets joyeux du Normand Olivier Basselin, qui ont légué à notre langue le mot de vaudeville (vau-de-vire) ; — et, plus récemment, les poésies, allégoriques toujours, et les chroniques rimées de de Jean Molinet (mort en 1507), de Guillaume Crétin (mort en 1525), son ami, et de leurs nombreux imitateurs ; — enfin tout un répertoire dramatique de Mystères empruntés à la religion, de Farces, de Moralités, de Soties, où continue à régner l’allégorie morale, chère au moyen âge, et que gardent, que jouent, qu’enrichissent les Confrères de la Passion, les Clercs de la Basoche et la Société des Enfants sans souci.

Tel était l’inventaire du Moyen Âge : des épopées oubliées ; un système de poésie allégorique, vieillot, mais toujours pratiqué par les imitateurs attardés et encore nombreux du Roman de la Rose ; des moules poétiques (ballades, rondeaux, villanelles, etc.), gracieux, mais courts et maigres ; enfin un théâtre déjà suranné, produit et image des temps qui finissaient, mais d’ailleurs toujours goûté, et répondant, faute de mieux, à cet éternel besoin de la représentation et de l’illusion dramatique qui a été, dans tous les temps, un des caractères et une des passions de l’esprit français, et qui faisait applaudir, dans lu première moitié du xvie  siècle, les soties, farces et moralités de Pierre Gringoire (mort en 1534), et au lendemain de l’interdiction des Mystères, l’Abraham sacrifiant, offert par Theodore De Beze aux réfugiés français de Genève. C’est tout, ce que la France poétique avait à sa disposition quand l’éclosion et l’épanouissement des deux grandes littératures antiques vinrent inonder de lumières nouvelles, remuer et enthousiasmer les intelligences : l’aurore de la Renaissance, qui avait jeté quelques lueurs dès la fin du xve  siècle, se leva radieuse sur le xvie .

Une révolution littéraire était inévitable. Pouvait-elle, en France, se faire dans la poésie, qui seule nous occupe ici, avec les formes du passé ? Marot les garda et les pratiqua, en empruntant quelques-unes de celles de l’antiquité, pour y faire entrer l’esprit nouveau qui débordait de toutes parts et qui l’avait pénétré comme les autres. Ronsard, et avec lui l’école à laquelle il donna son nom, répudia hardiment et brusquement le passé national, et ne demanda qu’à l’antiquité, et à l’Italie, qui avait été notre première initiatrice aux littératures antiques, les formes de sa poésie. Un enthousiasme indiscret et précipité gâta son œuvre. Malherbe reprit sur de nouvelles bases la constitution d’une poésie française, La marée montante de l’antiquité, contenue par Marot, avait débordé dans Ronsard : dans Malherbe, elle se retira, laissant sur le terrain qu’elle avait couvert et bouleversé le limon, fécond sur lequel devaient pousser les moissons du xviie  siècle. Autour des trois noms de Marot, de Ronsard et de Malherbe se groupe toute l’histoire de la poésie française au xvie  siècle, qu’ils partagent en trois périodes : la première finit au milieu même du siècle ; la seconde dure quarante ans ; la troisième comprend quelques années seulement, et ne fait que montrer Malherbe au siècle finissant : son rôle et son école appartiennent, à l’âge suivant.

I. École de Marot

Rien ne s’improvise ou ce monde. La Renaissance française dont l’essor fut déterminé par l’arrivée des Grecs de Constantinople dans l’Occident, par la recherche et la découverte des manuscrits grecs et latins, par l’Invention de l’imprimerie, par l’exemple de l’Italie, s’était préparée lentement et sourdement. L’antiquité n’avait pas été inconnue au moyen âge. Christine de Pisan et Alain Chartier citaient Sénèque, Cicéron, Virgile. Il arrivait même a la poésie de se gâter pur l’érudition scholastique : Guillaume de Lorris imitait et traduisait déjà Ovide bien avant Octavien de Saint-Gelais (mort en 1502), qui, tout en accumulant rondeaux sur ballades, faisait aussi une traduction de l’Énéide, présentée à Louis XII en 1500. Les derniers siècles du moyen âge avaient donc commencé à initier la société laïque aux lettres antiques, comme à l’émanciper dans l’ordre politique et religieux par la décadence de la féodalité, les défaites de la théocratie pontificale et les essais de l’esprit d’examen. Mais au xvie  siècle était réservé de faire avec éclat la Réforme et la Renaissance.

Clément Marot fut un adepte de l’une et un précurseur de l’autre, en restant avant tout le représentant de ce qu’il y avait de meilleur dans la tradition littéraire du passé. Il écrivit des ballades et des rondeaux comme le moyen âge, des élégies, des églogues, des épîtres, des épigrammes comme les anciens, et des psaumes que chantèrent les Huguenots. Ce qui fait son originalité et sa gloire, c’est d’avoir gardé, cultivé et développé dans sa grâce et sa fleur le seul germe vivace qui restait du moyen âge, ce vif esprit qui avait produit les Fabliaux, qu’il transmit des trouvères de l’Île-de-France à Regnier, à La Fontaine et à Voltaire, et qui se conserva dans ses poésies comme dans le sel toujours piquant de la vieille Gaule, sans se perdre sous la floraison étouffante et désordonnée de Ronsard, sans se dessécher sous la rude main de Malherbe ou de Boileau1.

Autour du nom de Marot, roi incontesté de la poésie dans la première moitié du xvie  siècle, se groupent en faisceau, — d’abord les noms de ses prédécesseurs et contemporains, parmi lesquels nous citerons Jean Bouchet (1475-1555), dont il faut renoncer à nommer les poèmes de toute espèce, comptant plus de cent mille vers ; — Jehan des Mares, dit Marot, mort vers 1525, qui fut valet de chambre de François Ier, et qui écrivit, comme après lui son fils, des rondeaux, des épîtres, des élégies, des églogues ; — et surtout Jean le Maire des Belges, né en Hainaut (mort en 1524 ou 1548), qui fut historiographe de Louis XII, et qui dans ses poèmes allia, un des premiers, avec originalité, l’érudition antique à, toutes les traditions épiques, allégoriques et satiriques du moyen âge ; — puis les noms de ses amis, de ses contemporains et de ses successeurs : d’abord ceux qui le défendirent dans sa querelle contre Sagon et consorts (voir infra sa Notice biographique), et qu’il mène gaiement à la victoire par la plaisante, mordante et triomphante épître de « Fripelippes, valet de Marot, à Sagon » (Épîtres, II, 12), tels que : Antoine Héroet (1492-1568), qui fut évêque de Digne, et qui cultivait les Muses et Platon ; — Maurive Sève, échevin de Lyon, qui vivait encore en 1562, et qui écrivit des églogues, force dixains et un Microcosme, sorte de prélude à la Création de Du Bartas ; — Claude Chappuis, d’Amboise, le « capitaine Chappuis » de Rabelais, qui fut, comme Marot, valet de chambre de François Ier et son bibliothécaire ; — Charles Fontaine, de Paris, bien connu par ses « Ruisseaux de Fontaine », qui railla Du Bellay, et qui batailla vaillamment pour son maître et ami et pour lui-même contre Sagon et contre l’école de Ronsard ; — puis : l’imprimeur-poète Corrozet, traducteur d’Ésope, auteur de vers moraux, de chants royaux, etc., dont le joli conte du Rossignol se trouve in extenso dans le recueil d’Auguis (1824, t. III) ; — Étienne Forcadel, de Béziers, poète mythologique, comme Marot en sa première manière, et, à sa suite, poète de Blasons ; François Habert, qui traita presque tous les mêmes sujets que Marot qui reçut de Henri II le titre de poète royal, et dont un recueil de fables lues et imitées par La Fontaine doit sauver le nom ce l’oubli avec ceux de Heudent et de Guéroult, fabulistes comme lui ; — Roger de Collerye, qui, comme Marot, sut parler gaiement de « Plate bourse » et popularisa le nom de Roger Bon Temps, qu’il se donnait ; — Victor Brodeau, que Marot appelait son fils ; — le sieur de La Borderie, qu’il appelait son mignon ; — Bonaventure des Périers (mort vers 1544), qui fut comme lui valet de chambre de Marguerite, qui eut quelquefois de la grâce dans ses vers (voyez infra, Poés. Var.) comme il eut de l’esprit dans sa prose ; — Marguerite dAngoulême, qui le protégea, et qui, dans le mélange assez disparate de ses poésies diverses, chansons, épîtres, etc., cultiva l’allégorie mystique et l’allégorie mythologique ; — une antre femme, Louise Labé, « la Belle cordière » de Lyon (1526-1566), qui a fait le Débat de la Folie et de l’Amour et, comme lui, des élégies ; — François Ier encore, si l’on veut, qui écrivit des vers dans le goût de Marot, comme son petit-fils Charles IX en écrivit à la gloire de Ronsard ; — Jacques Pelletier, du Mans, qui, avant 1550, ouvrit l’hospitalité de son Recueil à la première ode de Ronsard, supprimée depuis par son auteur, et qui passa ensuite dans le camp nouveau ; — enfin, et surtout, pour clore une liste qui ne saurait épuiser tous les noms de cette époque, le plus brillant des seconds de Marot, Melin de Saint-Gelais, mort en 1558, qui ne ménagea pas les épigrammes aux jeunes poètes de l’école nouvelle, se réconcilia avec eux en souriant, et reçut leurs fleurs sur sa tombe ; c’était un acte de reconnaissance : il avait emprunté le premier à l’Italie le sonnet, auquel ils firent une éclatante fortune à côté des genres renouvelés de l’antiquité.

II. École de Ronsard

L’antiquité avait déjà pénétré de toutes parts dans la prose par les travaux des érudits et la plume des écrivains. Elle était restée au seuil de la poésie, où n’y était entrée qu’en étrangère, poussant des reconnaissances de droite et de gauche sur le domaine où régnait encore le moyen âge, pour y dresser une tente d’un jour, ici une élégie, là une églogue, lorsqu’en 1548 deux jeunes gens de vingt-quatre ans conçurent et exécutèrent le projet de l’y introduire par conquête : c’étaient Joachim du Bellay et Pierre de Ronsard. Du fond du collège de Coqueret, où ils étudiaient avec ardeur, sous la direction d’un maître renommé dans la poésie française et latine, d’Aurat, Du Bellay, le dernier venu, lança dès 1549 un manifeste éloquent, la Deffense et illustration de la langue françoyse, où il appelait tous les François « patriotes » (le mot lui est attribué) à accomplir une œuvre nationale en faisant de la langue maternelle une rivale des langues grecque et latine. Il fallait pour cela laisser là les ballades, rondeaux, virelais, coqs-à-l’âne et autres « épisseries » gauloises, ne plus revenir aux mystères, qu’un arrêt du Parlement venait fort à propos d’interdire (17 novembre 1548), « dévorer les anciens, les convertir en sang et en nourriture », et du sein fécond de notre poésie fortifiée et régénérée tirer, à l’imitation de l’Italie, odes, tragédies, comédies, épopées, églogues, satires. La même année il publie dans son premier recueil des Vers lyriques ou Odes, L’année suivante Ronsard donne son premier livre d’Odes. En vain Charles Fontaine répond à la Deffense de l’un ; en vain Melin de Saint-Gelais raille et parodie les Odes de l’autre. Le public, la cour, les poètes applaudissent. L’école nouvelle commence triomphalement son règne de quarante ans. — Elle se constitue dès le premier jour, d’abord sous le nom modeste de Brigade, puis, quand la gloire est venue, sous le titre brillant de Pléiade, renouvelé du siècle des Ptolémée. L’étoile la plus éclatante de la constellation poétique est Ronsard, qui, d’année en année, donne Odes, Hymnes, Élégies, Églogues, noms antiques, poèmes tout remplis, tout chargés des mots, des tours, des images de l’antiquité : — discours de toute nature, qui sont en réalité, ou des épîtres ou des satires à la manière antique, d’ailleurs la plus personnelle de ses œuvres ; — sonnets par centaines, importation de l’Italie, cette seconde antiquité — ; épopée, pastiche avorté et inachevé de l’antiquité. — Les six autres étoiles sont : — d’abord le maître dont la direction, l’exemple, ardeur les a guidés, formés, échauffés, Jean Dorat, ou D’Aurat, qui, avant d’être mis à la tête du collège du Coquelet, avait été précepteur d’Antoine de Baïf quand Ronsard était secrétaire de Lazare de Baïf, son père, puis précepteur des pages du roi ; — Du Bellay, mort en 1560, à trente-six ans, sans avoir eu le temps d’être le premier dans la victoire après avoir été le premier au combat ; — Jodelle, mort en 1573, après avoir, a l’âge de vingt et un ans (1553), accompli dans l’œuvre commune la tache, applaudie avec enthousiasme, de restaurer la tragédie antique par sa Cléopâtre et de créer la comédie par Eugène ou la Rencontre ; — Antoine de Baïf, qui survécut de quatre ans au chef et aux beaux jours de l’école, et produisit sans fin, et, souvent aussi, sans goût : — Remi Belleau, l’ami de prédilection de Ronsard, plus jeune que lui de quatre ans, mort huit ans avant lui, le « gentil » Belleau, la grâce et la « mignardise » de l’école ; — enfin Pontus de Thyard, ne en 1511, mort en 1603, abbé et évêque de Chalon-sur-Saône pendant, vingt ans (1573-1598), un des derniers adeptes de l’école de Marot, une des premières conquêtes de l’école de Ronsard, le dernier survivent de la pléiade, qui, contemporain enfin de Malherbe, fut témoin des trois révolutions poétiques du siècle et renonça de bonne heure à la poésie, qui lui avait donné grande renommée, pour se livrer à l’étude des mathématiques et de la théologie.

Derrière le bataillon sacré viennent de tous les points de la France les volontaires de la poésie, qui l’ont avant tout odes à l’antique et sonnets à l’italienne : — de la Champagne, Amadis Jamyn (1540-1585), mort retiré à la campagne la même année que le maître et l’un de ses élèves préférés ; — d’Angoulême, Jean de la Péruse, mort à vingt-cinq ans, qui, comme le maître, a des odes en strophes, antistrophes et épodes ; — de Cahors, Olivier de Magny, mort en 1560, qui a, comme le maître, ses hymnes, ses gaytez, ses odes, et, comme Du Bellay, son ami, a des regrets, a des soupirs ; — du Mans, Jacques Tahureau, qui chante l’Admirée comme le maître chantait Hélène, Cassandre et Marie, et qui, avec Scévole de Sainte-Marthe, de Loudun, poète lui aussi (odes, élégies), fut l’ami de Vauquelin de la Fresnaye et initia son jeune enthousiasme de dix-huit ans a la passion de la nature, de la poésie et de Ronsard.

Jean de la Taille, né en 1540, le chantre gracieux de la marguerite et de la rose, et, plus tard, le satiriste vigoureux du Courtisan retiré (voir infra), et son frère Jacques de la Taille, né en 1542, ont surtout leur place parmi les poètes dramatiques : le premier avec deux tragédies religieuses et bibliques Saül furieux et les Gabaonites, le second avec deux tragédies antiques et profanes, un Daire (Darius) et un Alexandre. C’est, comme Jean de la Taille, à dix-huit ans que Jacques Grévin avait donné en 1558 son César fort admiré de Ronsard, et suivi plus tard d’une comédie, la Trésorière. — De toutes parts on s enrôlait ainsi sous le drapeau où Du Bellay et Ronsard avaient écrit « antiquité » et « Italie ». On imitait impartialement l’une et l’autre. Les poètes dramatiques éclos sur les pas de Jodelle, — la liste en serait longue, — écrivaient tragédies antiques, tragédies bibliques, tragédies modernes, voire contemporaines. D’autres reproduisaient des comédies de l’Arioste. L’expression complète de cette fusion, dans la comédie, sont la personne et le théâtre de Pierre Larivey (1540-1611), Italien francisé, Florentin d’origine par son père, Champenois et Troyen de naissance, imitateur de la comédie latine et de la comédie italienne. (Voir nos Morceaux choisis de prosateurs.)

On appellera encore fusion, ou, si l’on veut, confusion, cette nouvelle poésie pastorale qui sous le nom de Bergerie chez Remi Belleau, d’Églogue chez Ronsard, de Bergeries chez Desportes, mêla l’imitation de Sannazar et du Tasse à celle de Théocrite et de Virgile, et le roman et le drame à l’idylle ; qui, sous le nom de Pastourelle ou Fable bocagère chez Nicolas de Montreux, de Pastorale, Pastorale dramatique chez d’autres, ajoute au théâtre un genre qui s’y fera une large place au xviie  siècle ; qui, sous le nom de Bergerie spirituelle chez Louis des Mazures, fait de l’Erreur un berger et de la Vérité une bergère, et de Dieu le « pasteur d’en haut » ; qui, sous le nom d’Églogues spirituelles chez Remi Belleau, repris plus tard par l’évêque Godeau et l’abbé Cotin, associe le sacré au profane et donne le nom de « Nymphettes » aux filles de Sion.

Ainsi s’échappait l’imagination affolée :

Tum data libertas animis, resolutaque legum
Frenis Musa ruit…
(Lucain, II.)

Quand Ronsard mourut en 1585 à l’âge de soixante et un ans, une nouvelle génération de poètes s’était formée et s’était déjà fait connaître par bon nombre d’œuvres, qui, tout en se rattachant à son école, attestaient une inspiration plus personnelle. Vauquelin de la Fresnaye, le plus âgé, avait quarante-neuf ans ; Régnier, le plus jeune, en avait douze ; Du Bartas en avait quarante et un ; Robert Garnier, quarante ; Desportes, trente-neuf ; Bertaut, trente-trois ; D’Aubigné, trente-cinq, et Malherbe inconnu encore en avait trente. Plusieurs avaient « ronsardisé « dans leur jeunesse, comme Vauquelin avec Tahureau, et d’Aubigné à la cour de Henri III ; Ronsard s’était cru le maître de Garnier qu’il chanta et qui le pleura, et c’est encore Ronsard que Régnier devait défendre un jour contre Malherbe. Mais les triomphantes années n’étaient plus ; l’étoile du chef de la pléiade avait pâli sur la fin de sa vie, et l’avortement de la Franciade avait dès 1572 inquiété la sécurité de ses admirateurs, en même temps que le succès de Du Bartas, sans troubler sa confiance, inquiétait son amour-propre. Desportes et Bertaut, rendus, « retenus », dit Boileau, par les erreurs du pontife de la poésie, « pétrarquisaient » plus qu’ils ne « ronsardisaient ».

Les poètes que nous venons de nommer forment un groupe à part entre Ronsard et Malherbe ; chacun d’eux suit la route qu’il s’est faite et a son caractère propre. — Du Bartas (mort en 1590) a, dans sa Sepmaine de la Création, la grandeur, et, tout en exagérant les défauts de Ronsard, se distingue de lui. — Vauquelin de la Fresnaye (mort en 1606) a une grâce piquante dans ses Idillies et une simplicité vigoureuse dans ses Satyres françoyses. — D’Aubigné (mort en 1630) a l’éclat, le nerf et le feu dans sa quasi épopée satirique des Tragiques. — Robert Garnier (mort on 1601) a l’accent « mâle et hardi » (c’est Ronsard qui le lui disait) qu’on trouve encore, avec la grâce et le pathétique, dans son imitateur Antoine de Monchrestien (mort en 1621). — Desportes (mort en 1606) et Bertaut (mort en 1611) ont une délicatesse ingénieuse dans leurs sonnets et leurs stances. Des deux voies que Ronsard avait ouvertes à la poésie, ils laissent l’une, celle du pédantisme grec et latin, cl suivent l’autre, celle de l’afféterie italienne ; ils sèment des fleurs du sentiment ces « petits sentiers tout parfumés de roses ». — Régnier, le dernier venu, qui, pour ne pas renier son oncle Desportes, se croit un disciple de Ronsard et ne veut pas être un tenant de Malherbe, est lui-même, ce qui vaut mieux, c’est-à-dire un des plus francs esprits de notre vieille langue, plein de sève et de sel.

À côté d’eux, mais à part, il faut nommer ensemble ceux que j’appellerai les « Ménippéens », bourgeois de Paris, de naissance ou d’adoption, tous, qui avocat, qui jurisconsulte, qui professeur, tous érudits et poètes a leurs heures, quelque peu amis de la gaillardise en prose et en vers, du sel attique et du sel gaulois, tenant, pour Ronsard sans renier Marot en poésie, sans tenir pour la Digue en religion ; — c’est Nicolas Rapin (mort en 1608), homme de robe, de plume et d’épée, avocat, un des braves d’Ivry, puis prévôt de la connétablie de France, qui traduisait ou imitait Horace, qui lit une ode sur la mort de Ronsard et reçut la dédicace de la satire de Régnier contre Malherbe ; — C’est Gilles Durant, sieur de la Bergerie (mort en 1615), qui fit force sonnets et chansons, traduisit des psaumes, et dont l’écrin de la Ménippée nous garde la complainte à Mademoiselle ma Commère sur le trépas de son âne ; — c’est Jean Passerat (mort en 1602), l’éminent latiniste du collège de France, ami de la vigne et de la poésie, fin chansonnier des Pastoureaux et Pastourelles, vert et vigoureux satiriste des étrangers, Espagnols catholiques ou reîtres huguenots. Il convient de ne pas séparer d’eux leur ami Estienne Pasquier (mort en 1645), le savant auteur des Recherches de la France qui, lui aussi, fit des vers sur tous sujet (Jeux poétiques) ; qui, juge aux Grands Jours de Poitiers en 1579, provoqua, à cinquante ans, une joute de petits vers dans le salon des dames Des Roches, et qui donna une pointe d’enjouement Philosophique à sa Pastorale du Vieillard amoureux, fruit de sa souriante vieillesse, né en son plein hiver.

Enfin, dans le voisinage de ces franches et fines physionomies du vieux temps, demi-gaies demi-graves, on peut mettre ce Guy du Faur de Pibrac (1529-1584), de Toulouse, magistrat comme son ami Pasquier, amateur et chantre de la Vie Rustique, comme tant d’autres en ce siècle, dont les Quatrains moraux furent avec ceux de Antoine Faure, président du sénat de Chambéry, père de Fabre de Vaugelas, le grammairien, et ceux de Pierre Mathieu (mort en 1621), avocat et historiographe de France, le code populaire de l’enfance aux xvie et xviie  siècles.

Lisez-moi comme il faut, au lieu de ces sornettes,
Les quatrains de Pibrac et les doctes tablettes
Du conseiller Mathieu, ouvrage de valeur
Et pleins de beaux dictons à réciter par cœur.
(Molière, Sganarelle, I.)

Nous voilà bien loin de Ronsard. Quelle que fût la diversité des esprits et l’indépendance de beaucoup d’entre eux, toute la littérature relevait plus ou moins directement de lui. S’il n’était pas la souveraine autorité, il restait la grande renommée du siècle. De Garnier à Rapin, de Rapin à Du Perron, qui n’avait, en vers et en prose, chanté sa gloire et pleuré sa mort ? Qualités et défauts de la langue poétique, tout venait de lui. On peut lui faire sa part. La substitution constante de la mythologie grecque et latine aux allégories de la vieille poésie française ; l’introduction et l’abus des épithètes composées à l’antique ou traduites de l’antique ; le provignement systématique des vieux mots (voir M. Nisard, Hist. de la Litt, franç., liv. II, ch. v, et MM. A. Darmesteter et Hatzfeld, le Seizième Siècle en France, sect. II, ch. ii), qui de verve tirait verver et vervement, de feu, fouer et fouement ; l’ambition de prouver la précellence de la langue maternelle, comme dit H. Estienne, de contribuer à son illustration, comme dit J. Du Bellay, en la mettant à la remorque des langues anciennes ; les emprunts multipliés aux patois provinciaux qu’ils qualifiaient de dialectes, aux vocabulaires techniques des arts et des métiers ; toutes ces innovations indiscrètement pratiquées dans des compositions multiples qui ne savaient s’arrêter que quand, par bonheur, le moule métrique lui en imposait la loi, avaient fait de son style une bigarrure étrange d’érudition, d’emphase, de trivialité, de prolixité ; et sous une végétation parasite et emmêlée de langage, restaient trop souvent étouffées la délicatesse du sentiment, la grâce de l’imagination, la richesse de l’invention poétique, la force de la pensée, « la verve et l’enthousiasme » de l’inspiration que lui reconnaît La Bruyère (Caractères, I), et même l’éloquence mâle et nerveuse qui dans maint beau passage, surtout de ses Élégies et de ses Discours, se développent librement. Si Chapelain, qui caractérise excellemment son imitation des anciens de « servile et désagréable » (Lettre à Balzac, 27 mai 1640), si Boileau, qui qualifie durement son « faste pédantesque », sont suspects, l’un d’incompétence, l’autre de mauvaise humeur, on ne mettra pas en doute l’autorité de l’écrivain qui a su le mieux, au xviie  siècle, revêtir notre langue de la couleur antique, ni l’impartialité du critique qui a justifié, en les reprenant, plusieurs idées de Ronsard sur l’enrichissement de la langue par les emprunts étrangers et la formation de mots nouveaux, sur les vers mesurés, sur la rime, sur les inversions. Fénelon a dit de lui : « Son langage est cru et informe », et, comme Boileau, « il parloit grec en françois ». La Fontaine, qu’on ne récusera pas davantage, avec sa bonhomie ordinaire, met le public de moitié dans ses torts :

Il gâte des anciens les grâces infinies ;
Nos aïeux, bonnes gens, lui laissoient tout passer,
Et d’érudition ne se pouvoient lasser.
(Lettre à Racine.)

Heureux Ronsard s’il avait su pratiquer ce qu’en un jour de clairvoyance, où sa vanité blessée par le triomphe inattendu de Du Bartas lui avait ouvert les yeux, avait si bien exprimé dans quelques-uns de ses meilleurs vers :

Je n’aime point les Vers qui rampent sur la terre,
Ny ces vers ampoullez, dont le rude tonnerre
S’envole outre les airs : les uns font mal au cœur
Des liseurs dégoustez, les autres leur font peur :
Ny trop haut, ny trop bas, c’est le souverain style ;
Tel fut celuy d’Homere et celuy de Virgile.
(Éd. Blanchemain, t. Ve, p. 349.)
III. Malherbe

Le poète qui prit pour tâche et pour rôle de « réparer » (c’est le mot de Boileau et de La Bruyère) la langue « corrompue », avait commencé par la gâter pour sa part lorsque, en Provence, tout en se battant pour la Ligue, il écrivait, à l’imitation d’un Italien, les Larmes de Saint-Pierre (1587). Il se convertit sur le tard et brusquement, à quarante-huit ans, et porta dans sa guerre aux « pédanterie, latinerie, pindarisme et pétrarchisme », le fanatisme d’un néophyte et l’esprit de discipline d’un soldat. Il biffa tout Ronsard, le « pindarisant », il éplucha tout Desportes, le « pétrarquisant ».

Son programme est bien arrêté, il ne veut pas plus que Rabelais du jargon antique de « l’étudiant limosin ». Il ne veut pas plus qu’Henri Estienne du jargon moderne du français « italianisé » ; il ne veut pas de patois provinciaux ; il demandera le français aux crocheteurs du Port-Saint-Jean ; il le « dégasconnera ». — Voilà pour la langue.

Il ne proscrit pas la mythologie et la métaphore antique, il les veut et il les fait discrètes. — Voilà pour le goût.

Il proscrit l’hiatus, l’élision, l’enjambement, la rime à l’hémistiche, la rime du simple et du composé, voire des mots de même famille, voire la rime facile ; il est exigeant pour la césure, impitoyable pour les transpositions, inflexible sur l’harmonie. — Voilà pour la versification. Il ne veut pas de peu à peu, çà et là, toi et moi, il y a« qui cependant est très doux » (Sainte-Beuve) ; « à cheval et à pied en bataille rangée » (Desportes), « cacophonie, dit-il (Commentaire sur Desportes), car de dire piet en, comme les Gascons, il n’y a pas d’apparence » ; il n’admet que l’élision de l’e muet ; il condamne doncq’, ell’, aim’, avecq’, oncq’, s’ pour si. — Ronsard, qui s’était d’abord refusé l’enjambement marotique, ne l’avait accepté et pratiqué que par respect et imitation des anciens. Malherbe se prive des heureux effets qu’à l’exemple de Marot en tireront. La Fontaine, Voltaire, Delille lui-même à l’occasion, et A. Chénier. Il interdit à Desportes de faire rimer temps et printemps, jour et séjour, mettre et promettre, défense et offense, père et mère, toi et moi, chair et cher, puissance et innocence, grand et prend, conquérant et apparent. Il apprécie et demande la rime difficile, comme stimulant la pensée et l’invention, ce qui ne laisse pas d’être vrai ; il argue contre Desportes de la césure dans :

Il me fait voir assez | d’autres faits admirables ;
Et mon cœur cessera | d’idolâtrer vos yeux ;
Les premiers jours qu’Amour | range sous sa puissance.

Il trouve une transposition intolérable dans :

Sitôt que m’apparut le chef-d’œuvre des cieux.

À chaque page de Desportes il souligne des cacophonies.

Hélas ! c’est fait de lui ; il crie, il se tourmente.

« I, i ; crie, i, se. « 

M’ôtent toute clarté, toute âme, tout pouvoir.

« Tan, tou, le, té, ta, en même vers. »

En moi toute autre ardeur désormais soit éteinte.

« Té, tein, te. »

C’est par ces exigences sévères, quelquefois étroites, et cette rigueur intolérante de critique qu’il disciplina l’inspiration et la langue. Le faux, le vide, la prolixité, la cheville l’exaspèrent chez Desportes. Avant Boileau il prescrivait, il pratiquait le

Avant donc que d’écrire apprenez à penser.

Une ode et une dizaine de stances de lui contre-pèsent un volume de Ronsard. « J’ai appris à faire les vers difficilement », disait-il : c’est le secret qu’enseigna plus tard à Racine Boileau, qui, lui aussi, avait à combattre une génération d’improvisateurs affolés. Plus d’un ronsardisant avait improvisé stans pede in uno. Il aligna, calcul fait, dit-on, trente-quatre vers par an, et les malicieux ont conté que quand il présenta au président de Verdun les Stances sur la mort de sa femme, qui lui avaient coûté trois ans, il le trouva remarié.

La hautaine et martiale figure du vieux poète, qui, encadrée dans une fraise antique, se voit en tête de son petit recueil, semble régenter la poésie et maintenir dans le devoir les six disciples. Racan, Maynard, Coulomby, Touvant, Yvande, Dumoutier (on sait leurs noms comme ceux de la pléiade), assis tous les soirs devant leur « président », sur les six chaises de sa petite chambre. Ils ne se donnaient pas pour des étoiles dans le ciel ni leur maître pour un astre. Mais le monde est aux sobres et aux obstinés ; le têtu Malherbe a vaincu où le fougueux Ronsard a échoué, et, comme on l’a dit, la langue française a fait avec lui un mariage de raison, qui, à côté de plus d’un enfant prodigue et aventureux, a donné aux règnes de Henri IV, de Louis XIII et de Louis XIV une assez glorieuse lignée. Son histoire, comme celle de son père, appartient au xviie  siècle.

Clément Marot (1495-1544)

Notice

Clément Marot naquit à Cahors, de Jean Marot, qui y était, venu de Caen, sa patrie. Il suivit à Paris son père, devenu secrétaire d’Anne de Bretagne et poète de cour, et, pendant que Jean faisait et racontait en vers le Voyage de Gênes et le Voyage de Venise, Clément commençait et continuait ses études sous des pédants qu’il a ridiculisés, puis était successivement clerc de procureur, page chez M. de Villeroy, valet de chambre de la sœur de François Ier, Marguerite d’Angoulême, duchesse d’Alençon, valet de chambre du roi, qu’il suit au camp du Drap d’Or (1520), soldat dans l’armée du duc d’Alençon sous Mézières en 1521, soldat et vaillant soldat, à Pavie, où il fut blessé et pris. — Rendu à la liberté, commença pour lui, en 1526, cette vie de persécutions, d’incarcérations, de proscriptions, qui pendant dix ans le conduisit, des prisons d’où a plusieurs reprises le tira François Ier, à Pau, auprès de Marginalité, devenue reine de Navare, à Ferrare, auprès de Renée de France, enfin à Venise. — Une abjuration solennelle faite à Lyon en 1536 lui permit de reparaître à la cour. Dans cette nouvelle période de sa vie, il retrouva la protection de François Ier et les fonctions de valet de chambre du roi qu’il avait déjà exercées, mais aussi littéraires de Sagon, évêque de Beauvais, contre lequel l’avaient défendu ses amis et qu’il n’eut pas de peine à vaincre dans une joute où il fallait de l’esprit. Malheureusement, la traduction en vers des psaumes de David que chantèrent les huguenots fut le signal d’une nouvelle persécution religieuse dirigée contre lui par la Sorbonne (1543). Réfugié d’abord à Genève, puis obligé de quitter cet asile, où son libertinage d’esprit et de mœurs l’aurait envoyé à l’échafaud sans l’intervention de Calvin, il alla mourir à Turin.

Dans les conditions diverses de cette existence agitée, Marot a toujours écrit ; il en a semé de vers tout le cours et toutes les étapes. À la première partie de sa vie appartiennent des poésies mythologiques et allégoriques, inspirées du Roman de la Rose, par exemple le Temple de Cupido (1545), dédié à François Ier, qu’il réunit et publia en 1532 sous le titre de Adolescence Clémentine. Son Enfer (c’est le Châtelet) est écrit dans la prison de Chartres, où en 1526 il est transféré de Paris ; ses Psaumes sont de 1540 à 1543 : ils furent continués à Genève. Ses Élégies (deux livres), ses Ballades et Chants royaux, ses Complaintes, ses Chansons, son Cimetière (épitaphes), ses Étrennes, ses Rondeaux (deux livres), ses Épigrammes (sept livres), ses Épîtres (deux livres), ses Églogues, éparses sous différents titres dans différents groupes poétiques, sont de toutes les époques.

Il a des traits d’une rare vigueur dans son Enfer. Il est, à part quelques heureuses exceptions, sec et prosaïque partout où il s’inspire de la Réforme. Mais sa gloire n’est pas là. « Il n’a pas été surpassé, dit M. Géruzez (Hist. de la Litt. franç., III, 1), dans les genres où il a pleinement réussi, l’épigramme, le rondeau, le madrigal (ses madrigaux sont compris dans son riche recueil d’épigrammes) et l’épître badine. Il a tout le sel et toute la grâce de l’esprit gaulois… Ce n’est pas que ce génie vif, alerte et délicat ait manqué de feu et d’énergie ; il avait tout de l’abeille : le miel, l’aiguillon, et même les ailes. »

Épîtres
I. À son ami Lyon2 (1526).
Une fable
    … Je te veulx dire une belle fable :
C’est à sçavoir du Lyon et du Rat.
    Cestuy Lyon, plus fort qu’un vieil verrat,
Veit une foys que le Rat ne sçavoit
Sortir d’ung lieu, pour autant qu’il avoit
Mengé le lard3, et la chair toute crue :
Mais ce Lyon (qui jamais ne fut grue)
Trouva moyen, et maniere, et matiere
D’ongles et dentz, de rompre la ratiere,
Dont maistre Rat eschappe vistement ;
Puis meit à terre ung genouil gentement,
Et en ostant son bonnet de la teste,
A mercié mille foys la grand beste,
Jurant le dieu des souris et des ratz
Qu’il luy rendroit. Maintenant tu verras
Le bon du compte4. Il advint d’adventure
Que le Lyon pour chercher sa pasture
Saillit dehors sa caverne et son siege5,
Dont (par malheur) se trouva pris au piege
Et fut lié contre un ferme posteau.
    Adonc le Rat, sans serpe ne cousteau,
Y arriva joyeux et esbaudy,
Et du Lyon (pour vray) ne s’est gaudy6 :
Mais despita chatz, chates et chatons,
Et prisa fort ratz, rates et ratons,
Dont il avoit trouvé temps favorable7.
Pour secourir le Lyon secourable ;
Auquel a dict : — « Tais toy, Lyon lie,
Par moy seras maintenant deslié :
Tu le vaulx bien, car le cueur joly as ;
Bien y parut quand tu me deslias.
Secouru m’as fort lyonneusement,
Or secouru seras rateusement. »
    Lors le Lyon ses deux grands yeulx vertit
Et vers le Rat les tourna un petit,
En luy disant : — « O povre verminiere,
Tu n’as sur toy instrument ne maniere,
Tu n’as cousteau, serpe-, ne serpillon,
Qui sceust coupper corde ne cordillon,
Pour me jecter de ceste etroicte voye !
Va te cacher, que le Chat ne te voye !
— Sire Lyon (dit le filz de Souris)
De ton propos certes je me soubris ;
J’ay des cousteaux assez, ne te soucie,
De bel os blanc plus tranchans qu’une scie ;
Leur gaine c’est ma gencive et ma bouche :
Bien coupperont la corde qui te touche
De si trespres, car j’y mettray bon ordre.
    Lors sire Rat va commencer à mordre
Ce gros lien. Vray est qu’il y songea8
Assez longtemps, mais il le vous rongea
Souvent, et tant qu’a la parfin tout rompt,
Et le Lyon de s’en aller fut prompt,
Disant en soy : « Nul plaisir en effect
Ne se perd point9, quelque part où soit faict. »
Voyla le compte en termes rithmassez,
Il est bien long, mais il est vieil assez,
Tesmoing Esope et plus d’un million10.
    Or vien me veoir pour faire le Lyon,
Et je mettray peine, sens et estude
D’estre le Rat, exempt d’ingratitude :
J’entends, si Dieu te donne autant d’affaire
Qu’au grand Lyon : ce qu’il ne veuille faire11.
(Épîtres, 1, 6.)
II. Au Roy, pour avoir esté desrobé12 (1531).
Demande d’argent.
On dict bien vray, la maulvaise fortune
Ne vient jamais, qu’elle n’en apporte une,
Ou deux, ou troys avecques elle, Syre,
Vostre cueur noble en sçauroyt bien que dire13 :
Et moy chetif, qui ne suis roy, ne rien,
L’ay esprouvé. Et vous compteray14 bien,
Si vous voulez, comment vint la besongne.
    J’avoys ung jour ung valet de Gascongne,
Gourmand, yvrongne, et asseuré menteur,
Pipeur, larron, jureur, blasphemateur,
Sentant la hart15 de cent pas à la ronde,
Au demourant, le meilleur filz du monde16.
    Ce venerable hillot17 fut adverty
De quelque argent que m’aviez departy,
Et que ma bourse avoit grosse apostume18 :
Si19 se leva plus tost que de coustume,
Et me va prendre en tapinoys20 icelle ;
Puis la vous mist tres bien soubz son osselle21 :
Argent et tout (cela se doibt entendre),
Et ne croy point que ce fust pour la rendre,
Car oncques puis n’en ay ouy parler.
    Brief, le villain ne s’en voulut aller
Pour si petit : mais encore il me happe
Saye22, et bonnet, chausses, pourpoint et cappe :
De mes habitz (en effect) il pilla
Tous les plus beaulx : et puis s’en habilla
Si justement23, qu’a le veoir ainsi estre,
Vous l’eussiez prins (en plein jour) pour son maistre,
    Finablement, de ma chambre il s’en va
Droit à l’étable, et deux chevaulx trouva ;
Laisse le pire, et sur le meilleur monte,
Picque, et s’en va. Pour abreger le compte,
Soyez certain qu’au partir dudict lieu
N’oublya rien, fors24 à me dire adieu.
    Ainsi s’en va chatouilleux de la gorge25
Ledict valet, monté comme un sainct George :
Et nous laissa monsieur dormir son saoul.
Qui au resveil n’eust sceu finer26 d’un soul27.
Ce monsieur-là, Syre, c’estoit moymesme,
Qui, sans mentir, fuz au matin bien blesme,
Quand je me vey sans honneste vesture,
Et tort fasché de perdre ma monture.
Mais de l’argent, que vous m’aviez donné,
Je ne fuz point de le perdre estonné,
Car vostre argent, tresdébonnaire Prince,
Sans point de faulte est subject à la pince28.
    Bien tost apres cesto fortune là,
Une autre pire encore se mesla
De m’assaillir, et chacun jour m’assault,
Me menaçant de me donner le sault29,
Et de ce sault m’envoyer, à l’envers,
Rithmer30 soubz terre et y faire des vers.
    C’est une lourde et longue maladie
De troys bons moys, qui m’a toute eslourdie31
La povre teste, et ne veult terminer,
Ains me contrainct d’apprendre à cheminer32
Tant affoibly m’a d’estrange maniere,
Et si m’a faict la cuisse heronniere33,
L’estomach sec, le ventre plat et vague…
    Que diray plus ? au miserable corps
Dont je vous parle il n’est demouré fors
Le povre esprit qui lamente et souspire,
Et en pleurant tasche à vous faire rire.
    Et pour autant, Syre, que suis à vous34,
De trois jours l’ung viennent taster mon poulx
Messieurs Braillon, le Coq, Akaquia,
Pour me garder d’aller jusque à quia35.
    Tout consulté, ont remis au printemps
Ma guérison ; mais, à ce que j’entens,
Si je ne puis au printemps arriver,
Je suis taillé36 de mourir en yver,
Et en danger, si en yver je meurs,
De ne veoir pas les premiers raisins meurs.
    Voylà comment depuis neuf moys en ça37
Je suis traicté. Or ce que me laissa
Mon larronneau, long temps a, l’ay vendu,
Et en sirops et julez38 despendu :
Ce neantmoins, ce que je vous en mande
N’est pour vous faire ou requeste ou demande :
Je ne veulx point tant de gens resembler39,
Oui n’ont soucy autre que d’assembler40.
Tant qu’ilz vivront, ils demanderont eulx ;
Mais je commence à devenir honteux,
Et ne veulx plus à vos dons m’arrester41
    Je ne dy pas, si voulez rien42 prester,
Que ne le prenne. Il n’est point de presteur
(S’il veult prester) qui ne face ung debteur.
Et sçavez vous, Syre, comment je paye ?
Nul ne le sçait, si premier43 ne l’essaye ;
Vous me debvrez (si je puis) du retour :
Et vous feray encores ung bon tour44 ;
A celle fin qu’il n’y ayt faulte nulle,
Je vous feray une belle cedulle45,
A vous payer (sans usure il s’entend)
Quand on verra tout le monde content ;
Ou (si voulez) à payer ce sera,
Quand vostre loz46 et renom cessera.
Et si sentez que soys foible de reins47
Pour vous payer, les deux princes lorrains
Me pleigeront48. Je les pense si fermes,
Qu’ilz ne fauldront pour moy à l’ung des termes,
Je sçay assez que vous n’avez pas peur
Que je m’enfuye, ou que je soys trompeur ;
Mais il faict bon asscurer ce qu’on preste.
Brief, vostre paye (ainsi que je l’arreste)
Est aussi seure, advenant mon trespas,
Comme advenant que je ne meure pas.
    Advisez donc : si vous avez desir
De rien prester, vous me ferez plaisir ;
Car puis un peu49, j’ay basty à Clément,
Là où j’ay faict un grand desboursement ;
Et à Marot, qui est un peu plus loing :
Tout tumbera, qui n’en aura le soing.
Voila le poinct principal de ma lettre,
Vous sçavez tout, il n’y fault plus rien mettre :
Rien mettre, las ! certes, et si feray,
Et ce faisant, mon style j’enfleray,
Disant : O roy amoureux des Neuf Muses,
Roy, en qui sont leurs sciences infuses,
Roy, plus que Mars, d’honneur environné,
Roy, le plus roy qui fut onc couronné,
Dieu tout puissant te doint pour t’estrener
Les quatre coings du monde à gouverner,
Tant pour le bien de la ronde machine,
Que pour aultant, que sur tous en es digne50.
(Épîtres, I, 14).
III. Du champ d’Attigny a madame d’Alençon51 (1521).
En campagne
………………………………………………
De jour en jour une campaigne verte
Voit on icy de gens toute couverte,
La pique au poing, les trenchantes espees
Ceinctes à droict52, chausseures découppees,
Plumes au vent, et haultz fiffres sonner
Sur gros labours53 qui font l’air resonner ;
Au son desquelz, d’une fiere façon,
Marchent en ordre, et font le lymaçon54,
Comme on bataille, affin de ne faillir,
Quand leur fauldra deffendre, ou assaillir,
Toujours crians, les ennemys sont nostres !
Et en tel poinct sont les six mil apostres
Délibérez soubz l’espee Sainct Pol55,
Sans qu’aucun d’eulx se montre lasche ou mol.
Souventesfoys par devant la maison
De monseigneur viennent à grand foyson
Donner l’aulbade56 à coups de hacquebutes57,
D’un autre accord qu’espinettes, ou flustes.
    Apres oyt on sur icelle prairie
Par grand terreur bruyre l’artillerie
Comme canons doubles, et racourciz,
Chargez de poudre et gros bouletz massifz
Faisans tel bruict, qu’il semble que la terre
Contre le ciel veuille faire la guerre58.
(Épîtres, I, 3.)
IV. Aux dames de Paris59 (1529).
Les larmes de Magdeleine.
Ayez bon cueur60 et contenez vos larmes,
Que vous avez pour les Adieux rendues.
Las, mieulx vauldroit les avoir espandues
Dessus les piedz de Christ, les essuyans
De vos cheveulx, et vos pechez fuyans,
Par repentance, avecques Magdalaine.
Qu’attendez-vous ? Quand on est hors d’alaine,
La force fault. Quand vous serez hors d’aage,
Et que vos nerfz sembleront un cordage,
Plus de vos yeulx larmoyer ne pourrez,
Car sans humeur seiches vous demourrez :
Et quand vos yeulx pourroient pleurer encores,
Ou prendrez-vous les cheveulx qu’avez ores61
Pour essuyer les piedz du roy des cieulx ?
(Épîtres, II, 4.)
Élégies
I. Lettre écrite62
Quand j’entreprins t’écrire ceste lettre,
Avant qu’un mot à mon gré sçeusse mettre
En cent façons elle fut commencée,
Plus tost escripte, et plus tost effacee,
Soudain fermee et tout soudain declose,
Craignant avoir oublié quelque chose,
Ou d’avoir mis aucun mot à refaire :
Et brievement, je ne sçaurois que faire
De l’envoyer vers toi, mon reconfort63,
Car pour certain Doubte64 advertissoit fort
Le mien esprit de ne la commencer
Ne devers toy en chemin l’advancer.
    Incessamment venoit Doubte me dire :
Homme abusé, que veulx-tu plus escrire ?
Tous tes escriptz envoyez à fiance
Sont mis au fond du coffre d’oubliance.
N’as-tu point d’yeulx ? ne veois-tu pas, que celle
Ou65 tu escris, ses nouvelles te celle ?
Si tes envoys luy fussent agréables,
Elle t’eust faict responses amyables.
Croy moi, amy, que les choses peu plaisent
Quand on les veoit, si les voyans se taisent.
(Élégies, liv. I, 7.)
II. Lettre reçue
Qui eust pensé que l’on peust concepvoir
Tant de plaisir pour lettres recepvoir ?
Qui eust cuydé66 le desir d’un cœur franc
Estre caché dessoubz ung papier blanc ?
Et comment peult ung œil au cœur eslire
Tant de confort par une lettre lire67
Bien heureuse est la main qui la ploya
Et qui vers moy de grace l’envoya !
Bien heureux est qui apporte la sceut,
Et plus heureux celuy qui la receut !
Tant plus avant ceste lettre lisoye
En aise grand, tant plus me deduysoye68 ;
Car mes ennuyz sur le champ me laisserent,
Et mes plaisirs d’augmenter ne cesserent,
Tant que j’euz leu ung mot qui ordonnoit
Que ceste lettre ardre69 me convenoit…
Aucunesfoys au feu je la boutoye70
Pour la brusler, puis soudain l’en ostoye,
Puis l’y remis, et puis l’en recullay.
Mais à la fin à regret la bruslay
En disant : Lettre (apres l’avoir baisée),
Puis qu’il luy plaist, tu seras embrasee :
Car j’ayme mieulx dueil en obeissant,
Que tout plaisir en desobeissant.
Voyla comment pouldre et cendre devint
L’aysc plus grand71 qu’à moy oncques advint.
(Élégies, liv. I, 14.)
Églogue.
L’enfance de Marot
Sur le printemps de ma jeunesse folle,
Je ressemblois l’arondelle qui vole,
Puis çà, puis là ; l’aage me conduisoit,
Sans paour ne soing, ou le cueur me disoit.
En la forest, sans la crainte des loups,
Je m’en allois souvent cueillir le houx,
Pour faire gluz à prendre oyseaulx ramages72
Tous differens de chantz, et de plumages,
Ou me soulais, pour les prendre, entremettre73
A faire bricz74 ou cages pour les mettre.
Ou transnouois75 les rivieres profondes
Ou r’enforçois sur le genoil les fondes76,
Puis d’en tirer droict et loing, j’aprenois
Pour chasser loups et abbatre des noix.
O quantesfoys aux arbres grimpé j’ay,
Pour dénicher ou la pye, ou le geay
Ou pour jeter des fruictz ja meurs et beaulx
A mes compaings qui tendoient leurs chapeaux :
Aucunesfoys aux montaignes alloye,
Aucunesfois aux fosses devalloye,
Pour trouver la les gistes des fouines,
Des hérissons ou des blanches hermines,
Ou pas à pas le long des buyssonnetz
Allois chercher les nids des chardonnetz
Ou des serins, des pinsons, ou lynottes.
    Desja pourtant je faisois quelques nottes
De chant rustique, et dessoubz les ormeaux
Quasy enfant sonnois des chalumeaux.
Si ne sçaurois bien dire, ne penser,
Qui m’enseigna si tost d’y commencer,
Ou la nature aux Muses inclinee,
Ou ma fortune, en cela destinee
A te servir : si ce ne fust l’un d’eux,
Je suis certain, que ce furent tous deux.
(Églogue au Roy, sous le nom de Pan et Robin 77.)
Rondeaux
I. À M. de Pothon78
La ou sçavez sans vous ne puis venir.
Vous estes cil, qui pouvez subvenir
Facilement à mon cas et affaire,
Et des heureux de ce monde me faire,
Sans qu’aucun mal vous en puisse advenir.

Quand je regarde et pense à l’avenir,
J’ay bon vouloir de sage devenir
Mais sans support je ne puis retraire
La ou sçavez.

Male fortune a voulu maintenir
Et a juré de toujours me tenir
Mais, monseigneur, pour l’occire et deffaire
Envers le roi veuillez mon cas parfaire
Si que79 par vous je puisse parvenir
La ou sçavez.
(Rondeaux, I, 4.)
II. De l’amour du siècle antique
Au bon vieulx temps, un train d’amour regnoil,
Qui sans grand art et dons se demenoit ;
Si qu’un bouquet donné d’amour profonde,
C’estoit donné toute la terre ronde :
Car seulement au cœur on se prenoit.
Et si par cas80 à s’aimer on venoit,
Sçavez-vous bien comme on s’entretenoit81 ?
Vingt ans, trente ans : cela duroit un monde
Au bon vieulx temps.

Or’ s’est perdu ce qu’amour ordonnoit ;
Rien que pleurs faintz, rien que ruses on n’oyt ;
Qui vouldra donc qu’à aymer je me fonde,
Il fault premier82 que l’amour on refonde,
Et qu’on la meine ainsi qu’on la menoit
Au bon vieulx temps.
(Rondeaux, II, 2.)
Épigrammes
I. Du lieutenant criminel et de Semblançay
Lors que Maillart83 juge d’enfer menoit
A Montfaulcon Semblançay l’ame rendre,
A vostre advis, lequel des deux tenoit
Meilleur maintien ? Pour le vous faire entendre,
Maillard sembloit homme que mort va prendre :
Et Semblançay fut si ferme vieillard,
Que l’on cuydoit, pourvray, qu’il menast pendre
A Montfaulcon le lieutenant Maillart84.
(IV, 1.)
II. D’un yvrogne
    Le vin qui trop cher m’est vendu
M’a la force des yeulx ravie ;
Pour autant85 il m’est deffendu,
Dont tous les jours m’en croist envie.
Mais, puisque luy seul est ma vie,
Malgré les fortunes senestres86,
Les yeulx ne seront point les maistres
Sur tout le corps, car par raison,
J’ayme mieulx perdre les fenestres
Que perdre toute la maison.
(IV, 29.)
III. De Cupido et de sa dame
Amour trouva celle qui m’est amere :
Et j’y estois, j’en sçay bien mieulx le compte87 :
Bon jour, dit-il, bon jour Venus, ma mere ;
Puis tout à coup il veoit qu’il se mescompte,
Dont la couleur au visage luy monte,
D’avoir failly honteux Dieu sçait combien :
Non, non, Amour, ce dy je, n’ayez honte ;
Plus clair voyans88 que vous s’y trompent bien89.
(III, 24.)
Épitaphe.
De monsieur Dutour, maistre Robert Gedoyn
Sçais-tu, passant, de qui est ce tombeau ?
D’un qui jadis, en cheminant tout beau90,
Monta plus haut que fous ceulx qui se hastent.
C’est le tombeau, là ou les vers s’appastent91
Du bon vieillard agréable et heureux
Dont tu as vu tout le monde amoureux.
Cy gist, helas, plus je ne puis le taire,
Robert Gedoyn excellent secretaire,
Qui quatre roys servit sans desarroy92.
Maintenant est avecques le grand Roy,
Ou il repose apres travail et peine.
Or a vescu personne d’aage pleine93.
Pleine de biens et vertu honorable :
Puis a laissé ce monde misérable,
Sans le regret qui souvent l’homme mord.
O vin heureuse, o bien heureuse mort94 !
(Cimetière, XXV.)

Melin de Saint-Gelais (1486-1558)

Notice

M. Nisard a dit de Clément Marot : « C’est Villon à la cour, valet de chambre d’une reine et page d’un roi. Sorti du peuple, le service de la cour où il s’est policé n’a pas altéré le cachet de naïveté et de poésie dont il est marqué. Le naturel a résisté à la condition. » C’est peut-être la condition qui a marqué d’un cachet d’afféterie et de mignardise son ami Melin de Saint-Gelais, fils de gentilhomme, abbé et aumônier de cour, poète de cour, organisateur des fêtes et des mascarades de la cour, toujours pourvu d’un dixain, d’un quatrain, d’un rondeau, d’une chanson pour amuser tous et chacun, toujours en veine et en verve, rimant d’une main légère une bluette pour la belette d’une dame, une folie pour le psautier d’une demoiselle, spirituel, galant, mordant, aiguisant la pointe de l’épigramme gauloise ou affinant celle du madrigal italien, qu’il, rapporta de l’Italie avec le sonnet. Fin et avisé, il sut ménager à sa renommée vieillissante un déclin doux et souriant. Il ne perdit le vent qu’une fois, sur la fin de sa vie, et le reprit habilement.

Le vieil enfant gâté de la cour de François Ier décocha quelques-unes de ces épigrammes où il excellait contre la jeune, brillante et belliqueuse école qui rajeunissait la poésie à la cour de Henri II. On les lui rendit ; il les accepta en homme d’esprit, désarma toute colère, et, heureux jusqu’au bout, il s’endormit et mourut sous les fleurs sans épines que ses vainqueurs, généreux sans danger, jetèrent sur sa tombe.

Voir l’édition des Œuvres de Melin de Saint-Gelais par M. Blanchemain, 3 volumes, 1873 (Bibliothèque elzévirienne).

Rondeau
A Dieu me plains, qui seul me peut entendre
Et qui congnoist quelle fin doyvent prendre
Tant de travaux, de ce commencement ;
Car je suis seur (s’ils durent longuement)
Que je puis bien certaine mort attendre.

Assez congnois que trop veux entreprendre ;
Mais quel remède ? ailleurs ne puis entendre
Ny ne feray : j’en fay vœu et serinent
A Dieu.

Tende la mort son arc, s’elle veut tendre.
Je ne luy puis commander ny deffendre ;
Une en a pris le pouvoir seulement :
Mais si95 tiendray-je en mon entendement
Geste amitié, jusques à l’âme rendre
A Dieu.
Dixain
Si j’ay du bien, hélas, c’est par mensonge,
Et mon tourment est pure vérité :
Je n’ai douceur qu’en dormant et en songe,
Et en veillant je n’ay qu’austérité :
Le jour m’est mal, et bien, l’obscurité :
Le court sommeil ma dame me présente,
Et le réveil la fait trouver absente.
Ah ! pauvres yeux, où estes-vous réduits ?
Clos vous voyez tout ce qui vous contente,
Tandis qu’ouverts, ne voyez rien qu’ennuis96 ?
Épigrammes
D’un païsan
Un maistre ès arts, mal chaussé, mal vestu,
Chez un paisan demandoit à repaisfre,
Disant qu’on doit honorer la vertu
Et les sept arts, dont il fut passé maistre.
« Comment ! sept arts, respond l’homme champestre :
Je n’en sçay nul, hormis mon labourage ;
Mais je suis saoul lorsqu’il me plaist de l’estre,
Et si97 nourris ma femme et mon mesnage ! »,
D’un charlatan
Un charlatan disoit en plein marché
Qu’il monstreroit le diable à tout le monde ;
Si98 n’y eut nul, tant fust il empesché99
Qui ne courust pour voir l’esprit immonde.
Lors une bourse assez large et profonde
Il leur desploie, et leur dit : Gens de bien,
Ouvrez vos yeux, voyez, y a t il rien ?
— Non, dit quelqu’un des plus près regardans.
— Et c’est, dit-il, le diable, oyez vous bien,
Ouvrir sa bourse, et ne voir rien dedans.
À un importun
Tu te plains, amy, grandement,
Qu’en mes vers j’ay loué Clément100
Et que je n’ay rien dit de toy.
Comment veulx-tu que je m’amuse
A louer ny toy ny ta muse ?
Tu le fais cent fois mieux que moy.
Malédiction contre un envieux
Je prie à Dieu qu’il vous doint pauvreté,
Hiver saus feu, vieillesse sans maison,
Grenier sans bled en l’arriere-saison,
Cave sans vin tout le long de l’été.

Je prie à Dieu qu’à bon droict et raison
N’ayez chez vous rien qui ne vous déplaise,
Tant que pour estre un peu mieux à vostre aise
Vous pourchassiez101 d’estre mis en prison.

Je prie à Dieu, le roy du paradis,
Que mendiant vostre pain alliez querre
Seul, inconnu, et en estrange terre,
Non entendu par signes ni par ditz.

Je prie à Dieu que vous puissiez attendre
Qu’on ouvre l’huis, une nuit toute entière,
Tout en pourpoint dessous une gouttière,
Et que l’huis à vous ne veuille entendre102.

Théodore de Bèze (1519-1605)

Notice

Theodore de Beze, né à Vézelay, après avoir étudié à Orléans et à Bourges, vint à Paris, et, comme d’Aubigné, auquel il ressemble par certains côtés, il s’y livra, avec tout l’emportement, d’une jeunesse ardente, aux plaisirs, et avec tout le feu d’une vive, imagination, à la poésie, particulièrement à la poésie latine, pour les chanter. Puis line maladie grave en fit un autre homme. Il alla à Genève embrasser la religion réformée, et là commença cette vie de travail, de controverse et de lutte par la plume, la parole et l’épée, qui lui donna un rôle considérable dans l’histoire politique et religieuse du xvie  siècle et une place parmi ses écrivains. Il enseigna à Lausanne, il porta la parole au colloque de Poissy (voir au Musée du Luxembourg le chef-d’œuvre de M. Robert Fleury), il se battit à Dreux, et gouverna, après Calvin, pendant quarante-deux ans (1563-1605) la république protestante de Genève. Poète, il traduisit Cent Psaumes de David, pour servir de complément à ceux de Marot, et composa, le dernier des mystères, Abraham sacrifiant (1552), mélange de grâce, de force, de naïveté et d’éloquence.

I. Monologue d’Abraham103
O vaine attente, o vain espoir de l’homme !
C’est tout cela que je puis dire en somme.
J’ay prié Dieu qu’il me donnast lignee,
Pensant, helas ! s’elle m’estoit donnee,
Que j’en aurois un merveilleux plaisir.
Et je n’en ay que mal et desplaisir !
De deux enfans, l’un j’ay chassé moy mesme104,
De l’autre il faut, o douleur tres extresme !
Que je sois dict le pore et le bourreau !
Bourreau, helas ! helas ! ouy, bourreau !
O Dieu ! o Dieu ! au moins fais moy la grace…
Qu’un autre soit de mon filz le meurtrier105.
Helas ! seigneur, faut-il que ceste main
Viene à donner ce coup tant inhumain ?
Las ! que feray-je à la mere dolente
Si elle entend ceste mort violente ?
Si je t’allegue, helas ! qui me croira ?
S’on ne le croit, las ! quel bruict en courra ?
Seray-je pas d’un chacun rejetté
Comme un patron106 d’extrême cruauté ?
Et toy, seigneur, qui te voudra prier ?
Qui se voudra jamais en toy fier ?
Las ! pourra bien ceste blanche vieillesse
Porter le faiz d’une telle tristesse ?
Ay je passé parmy tant de dangers,
Tant traversé de pays estrangers,
Souffert la faim, la soif, le chaut, le froid,
Et devant toy tousjours cheminé droict,
Ay je vescu, vescu si longuement,
Pour me mourir107 si douloureusement ?
Plustost on meurt, tant moins la mort est grève108
Que dis-je ? ou suis-je ? o Dieu mon créateur !
Ne suis-je pas ton loyal serviteur ?
Ne m’as tu pas de mon pays tiré ?
Ne m’as tu pas tant de fois asseuré
Que ceste terre aux miens estoit donnee ?
Ne m’as tu pas donné ceste lignee,
En m’asseurant que d’Isac sortiroit
Un peuple tien qui la terre empliroit ?
Si donc tu veux mon Isac emprunter,
Que me faut il contre toi disputer ?…
Arriere chair, arriere affections ;
Retirez vous, humaines passions ;
Rien ne m’est bon, rien ne m’est raisonnable,
Que ce qui est au Seigneur agreable.
II. Le sacrifice

Abraham, Isaac, Satan, L’ange.

 

ABRAHAM.

Voila mon filz Isac qui se pourmeine.
O povre enfant, o nous povres humains
Cachans souvent la mort dedans nos seins,
Alors que plus en pensons estre loing !
Et pour autant, il est tres grand besoing
De vivre ainsi que mourir on desire.
Or ça, mon filz ! (helas ! que vay-je dire ?)

ISAAC.

Plaist il, mon pere ?

ABRAHAM.

                                  Helas ! ce mot me tue,
Mais si faut il pourtant que m’esvertue109.
Isac, mon filz, helas ! le cœur me tremble.

ISAAC.

Vous avez peur, mon pere, ce me semble.

ABRAHAM.

Ha, mon amy, je tremble voirement110
Helas, mon Dieu !

ISAAC.

                              Dites moi hardiment
Que vous avez, mon pere, s’il vous plaist.

ABRAHAM.

Ha, mon amy, si vous sçaviez que c’est.
Misericorde ! o Dieu ! misericorde !
Mon filz, mon filz, voyez vous ceste chorde,
Ce bois, ce feu, et ce cousteau icy ?
Isac, Isac, c’est pour vous tout cecy.

SATAN.

Ennemi suis de Dieu et de nature,
Mais pour certain ceste chose est si dure,
Qu’en regardant ceste unique amitié,
Bien peu s’en faut que n’en aye pitié.

ABRAHAM.

Helas ! Isac !

ISAAC.

                        Helas ! pere très doux,
Je vous supply, mon pere, à deux genoux,
Avoir au moins pitié de ma jeunesse.

ABRAHAM.

O seul appuy de ma foible vieillesse !
Las ! mon amy, mon amy, je voudrois
Mourir pour vous cent millions de fois ;
Mais le Seigneur ne le veut pas ainsi.

ISAAC.

Mon pere, helas ! je vous crie mercy.
Helas ! helas ! je n’ai ne bras ne langue
Pour me defendre, ou faire ma harangue ;
Mais, mais voyez, o mon pere, mes larmes !
Avoir ne puis ny ne veux autres armes
Encontre vous ; je suis Isac, mon pere,
Je suis Isac, le seul filz de ma mere :
Je suis Isac qui tien de vous la vie :
Souffrirez vous qu’elle me soit ravie ?
Et touteffois si vous faites cela
Pour obéir au Seigneur, me voila,
Me voila prest, mon pere, et à genoux,
Pour souffrir tout, et de Dieu et de vous.
Mais qu’ay je faict, qu’ay je faict pour mourir ?
He Dieu, he Dieu, veuille me secourir !

ABRAHAM.

Helas ! mon filz Isac, Dieu te commande
Qu’en cest endroit tu lui serves d’offrande,
Laissant à moy, à moy ton povre pere,
Las ! quel ennuy111 !

ISAAC.

Helas ! ma pauvre mere,
Combien de morts ma mort vous donnera !
Mais dites moy au moins qui m’occira.

ABRAHAM.

Qui t’occira, mon filz ? mon Dieu, mon Dieu,
Ottroye moy de mourir en ce lieu !

ISAAC.

Mon pere.

ABRAHAM.

                    Helas, ce mot ne m’appartient ;
Helas, Isac, si est ce qu’il convient
Servir à Dieu.

ISAAC.

              Mon pere, me voila.

SATAN.

Mais, je vous pry, qui cust pensé cela ?

ISAAC.

Or donc, mon pere, il faut comme je voy,
Il faut mourir. Las, mon Dieu, aide moy !
Mon Dieu, mon Dieu, renforce moy le cueur !
Rend moy, mon Dieu, sur moymesme vainqueur :
Liez, frappez, bruslez, je suis tout prest
D’endurer tout, mon Dieu, puisqu’il le plaist.

ABRAHAM.

Ah, ah, ah, ah, qu’est ce et qu’est ce cy !
Misericorde, o Dieu, par ta mercy,

ISAAC.

Seigneur, tu m’as et créé et forgé,
Tu m’as, Seigneur, sur la terre logé,
Tu m’as donné ta saincte cognoissance :
Mais je ne t’ay porté obeissance
Telle, Seigneur, que porter je devois,
Ce que te prie, helas, à haute voix
Me pardonner. Et à vous, mon seigneur112,
Si je n’ay faict toujours autant d’honneur
Que meritoit vostre douceur tant grande,
Très humblement pardon vous en demande.
Quant à ma mere, helas, elle est absente !
Veuille, mon Dieu, par ta faveur presente,
La preserver et garder tellement,
Qu’elle ne soit troublee aucunement.

Icy est bandé Isaac.

Las, je m’en vais en une nuict profonde ;
Adieu vous dy, la clarté de ce monde,
Mais je suis seur que de Dieu la promesse
Me donnera trop mieux que je ne laisse.
Je suis tout prest, mon pere, me voila.

SATAN.

Jamais, jamais, entant mieux ne parla.
Je suis confus, et faut que je m’enfuye.

ABRAHAM.

Las ! mon amy, avant la departie,
Et que ma main ce coup inhumain face,
Permis me soit de te baiser en face.
Isac, mon filz, le bras qui t’occira,
Encore un coup au moins t’accolera.,…
Or est il temps, ma main, que t’esvertucs
Et qu’en frappant mon seul filz tu me tues.

Icy le Cousteau luy tombe des mains.

ISAAC.

Qu’est ce que j’oy, mon pere ? helas ! mon pere.

ABRAHAM.

Ah, ah, ah, ah.

ISAAC.

                         Las ! je vous obtempere.
Suis je pas bien113 ?

ABRAHAM.

                                 Fut il jamais pitié ?
Fut il jamais une telle amitié ?
Fut il jamais pitié ? ah, ah, je meurs.
Je meurs, mon filz.

ISAAC.

                                Ostez toutes ces pleurs,
Je vous supply ; m’empescherez vous doncques
D’aller à Dieu114 ?

ABRAHAM.

Helas, las ! qui vit oncques
En petit corps un esprit autant fort ?
Helas ! mon filz, pardonne moy la mort.

Icy le cuide frapper.

L’ANGE.

Abraham, Abraham !…115
(Abraham sacrifiant, v. 760, sqq.)

Joachim du Bellay (1525-1560)

Notice

Joachim du Bellay, né à Lyré, près d’Angers, cousin des trois frères du Bellay, Guillaume et Martin, capitaines, diplomates et auteurs de Mémoires importants, et Jean, cardinal et ambassadeur, a consacré par la renommée littéraire leur commun nom. Il est mort à trente-cinq ans, sans avoir eu le temps d’être que le second de celui dont il fut peut-être devenu l’égal. Il a eu la gloire d’écrire et de signer le programme éloquent de la nouvelle école, la Deffense et illustration de la Langue françoise (1549) et de l’appliquer le premier par le recueil (même année) qui contenait les sonnets de l’Olive et des Odes ; de léguer à la poésie française, dans ses Antiquités de Rome, impressions premières de son séjour en cette ville (1551-1554), et dans ses Regrets, souvenirs et appels de la patrie absente, les plus parfaits sonnets que le siècle ait produits ; de donner, dans son Poète courtisan, le premier modèle de la satire en France ; enfin | de mériter, par les poésies diverses de ses Jeux rustiques, ajoutées à celles qui précèdent, le nom d’« Ovide français », si tant est que ce nom implique, avec la grâce et l’esprit, les qualités de mâle énergie qui nous frappent à chaque page des Antiquités et des Regrets.

Voir l’édition de M. Marty-Laveaux, 2 vol., 1866-67 (Collection de la Pléiade).

Sonnets
Les Français à Rome116
Marcher d’un grave pas et d’un grave sourci,
Et d’un grave soubris117 à chascun faire feste,
Balancer tous ses mots, respondre de la teste,
Avec un Messer no, ou bien un Messer si 118 ;

Entremesler souvent un petit e cosi 119,
Et d’un son servitor contrefaire l’honneste,
Et, comme si l’on eust sa part en la conqueste.
Discourir sur Florence et sur Naples aussi ;

Seigneuriser120 chascun d’un baisement de main
Et suivant la façon du courtisan romain
Cacher sa pauvreté d’une brave apparence :

Voila de ceste court la plus grande vertu,
Dont souvent, mal monté, mal sain et mal vestu,
Sans barbe et sans argent on s’en retourne en France121.
(Regrets, sonnet 86.)
Les « passetemps » de Du Bellay à Rome
Panjas122, veulx tu savoir quels sont mes passetemps ?
Je songe au lendemain, j’ay soing de la despense
Qui se fait chaque jour, et si fault que je pense
A rendre sans argent cent créditeurs contens.

Je vays, je viens, je cours, je ne perds point le temps,
Je courtise un banquier, je prends argent d’avance :
Quand j’ai despeché l’un, un autre recommence,
Et ne fais pas le quart de ce que je pretends.

Qui me presente un compte, une lettre, un memoire,
Qui me dit que demain est jour de consistoire,
Qui me rompt le cerveau de cent propos divers,

Qui se plaint, qui se deult, qui murmure, qui crie ;
Avecques tout cela, dy, Panjas, je te prie,
Ne t’esbahis tu point comment je fais des vers ?
(Regrets, Sonnet 15.)
Trois poètes exilés à Rome123

A Ronsard.

Ce pendant que Magny suit son grand Avanson,
Panjas son cardinal et moy le mien encore,
Et que l’espoir flateur qui nos beaux ans devore
Appaste noz desirs d’un friand hameçon,

Tu courtises les Roys, et d’un plus heureux son
Chantant l’heur de Henry, qui son siecle decore,
Tu t’honores toy mesme, et celuy qui honore
L’honneur que tu lui fais par ta docte chanson.

Las ! et nous ce pendant nous consumons nostre aage
Sur le bord incogneu d’un estrange rivage124
Ou le malheur nous fait ces tristes vos chanter ;

Comme on voit quelquefois, quand la mort les appelle.
Arrangez flanc à flanc parmy l’herbe nouvelle,
Bien loing sur un estang trois cygnes lamenter.
(Regrets, Sonnet 16.)
Regret du pays
Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Ou comme cestuy la qui conquit la toison125,
Et puis est retourné, plein d’usage126, et raison,
Vivre entre ses parens le reste de son aage !

Quand revoiroy-je, helas ! de mon petit village
Fumer la cheminee127 ? Et en quelle saison
Revoiroy je le clos de ma pauvre maison,
Qui m’est une province, et beaucoup davantage ?

Plus me plaist le sejour qu’ont basty mes ayeulx
Que des palais romains le front audacieux ;
Plus que le marbre dur me plaist l’ardoise fine128 ;

Plus mon Loyré129 gaulois que le Tybre latin ;
Plus mon petit Lyré que le mont Palatin,
Et plus que l’air marin la doulceur angevine
(Regrets, sonnet 31.)
Regret du foyer
O qu’heureux est celuy qui peut passer son aage
Entre pareils à soy ! et qui sans lie lion,
Sans crainte, sans envie, et sans ambition,
Regne paisiblement en son pauvre mesnage !

Le miserable soing d’acquerir davantage
Ne tyrannise point sa libre affection,
Et son plus grand desir, desir sans passion,
Ne s’estend plus avant que son propre heritage.

Il ne s’empesche point des affaires d’autruy ;
Son principal espoir ne depend que de luy.
Il est sa court, son Roy, sa faveur et son maistre130.

Il ne mange son bien en païs estranger,
Il ne met pour autruy sa personne en danger,
Et plus riche qu’il est ne voudroit jamais estre.
(Regrets, sonnet 38.)
Regret de l’indépendance
C’estoit ores131, c’estoit qu’à moy je devois vivre,
Sans vouloir estre plus que cela que je suis,
Et qu’heureux je devois de ce peu que je puis,
Vivre content du bien de la plume et du livre.

Mais il n’a pleu aux Dieux me permettre de suivre
Ma jeune liberté, ny faire que depuis
Je vesquisse aussi franc de travaux et d’ennuis,
Comme d’ambition j’estois franc et delivre132.

Il ne leur a pas pleu qu’en ma vieille saison
Je sceusse quel bien c’est de vivre en sa maison,
De vivre entre les siens sans crainte et sans envie.

Il leur a pleu (helas) qu’à ce bord estranger
Je veisse ma franchise en poison se changer
Et la fleur de mes ans en l’hyver de ma vie.
(Regrets, sonnet 37.)
L’idéal
Si nostre vie est moins qu’une journee
En l’eternel133, si l’an, qui faict le tour,
Chasse noz jours sans espoir de retour,
Si perissable est toute chose nee ;

Que songes tu, mon ame emprisonnee ?
Pourquoy te plaist l’obscur de nostre jour,
Si, pour voler en un plus cher sejour,
Tu as au dos l’aele bien empennee ?

Là est le bien que tout esprit desire,
Là le repos où tout le monde aspire,
Là est l’amour, là le plaisir encore :

Là, ô mon ame, au plus hault ciel guider.
Tu y pourras recognoistre l’idee
De la beauté qu’en ce monde j’adore134.
(L’Olive, sonnet 113.
D’un vanneur de blé aux vents
A vous, troppe legere,
Qui d’aele passagere
Par le monde volez,
Et d’un sifflant murmure
L’ombrageuse verdure
Doulcement esbranlez,

J’offre ces violettes,
Ces lis et ces fleurettes
Et ces roses icy,
Ces vermeillettes roses
Tout freschement ecloses
Et ces œillets aussi.

De vostre doulce halaine
Eventez ceste plaine,
Eventez ce sejour :
Ce pendant que j’ahanne135
A mon blé que je vanne
A la chaleur du jour136.
(Divers Jeux rustiques.)
Le poète courtisan
Je ne veulx point icy du maistre d’Alexandre
Touchant l’art poëtic les preceptes t’apprendre :
Tu n’apprendras de moy comment jouer il fault
Les miseres des roys dessus un eschafault :
Je ne t’enseigne l’art de l’humble comœdie,
Ni du Mëonien137 la muse plus hardie :
Je te veulx peindre icy, comme un bon artisan,
De toutes ses couleurs l’Apollon courtisan.
A ce gentil mestier, il fault que de jeunesse
Aux ruses et façons de la court il se dresse.
Ce precepte est commun : car qui veult s’avancer
A la court, de bonne heure il convient commencer.
Je ne veulx que long temps à l’estude il pallisse,
Je ne veulx que resveur sur le livre il vieillisse,
Feuilletant, studieux, tous les soirs et matins
Les exemplaires grecs et les autheurs latins.
Ces exercices-là font l’homme peu habile,
Le rendent catarreux, maladif et debile,
Solitaire, fâcheux, taciturne et songeard ;
Mais nostre courtisan est beaucoup plus gaillard.
Pour un vers allonger ses ongles il ne ronge,
Il ne frappe sa table, il ne resve, il ne songe138,
Se brouillant le cerveau de pensemens divers,
Pour tirer de sa teste un misérable vers
Qui ne rapporte, ingrat, qu’une longue risee
Par tout où l’ignorance est plus authorisee.
    Toy donc qui as choisy le chemin le plus court,
Pour estre mis au rang des sçavans de la court,
Sans mascher le laurier, ny sans prendre la peine
De songer en139 Parnasse, et boire à la fontaine
Que le cheval volant de son pié fit saillir140,
Faisant ce que je dy, tu ne pourras faillir.
    Je veux en premier lieu que, sans suivre la trace
(Comme font quelques uns) d’un Pindare et Horace.
Et sans vouloir, comme eux, voler si haultement,
Ton simple naturel tu suives seulement.
Ce procès tant mené, et qui encore dure,
Lequel des deux vault mieulx, ou l’art, ou la nature
En matiere de vers141, à la cour est vuidé ;
Car il suffit icy que tu soyës guidé
Par le seul naturel, sans art et sans doctrine,
Fors cest art qui apprend à faire bonne mine ;
Car un petit sonnet qui n’a rien que le son,
Un dixain à propos, ou bien une chanson,
Un rondeau bien troussé, avec une ballade
(Du temps qu’elle couroit), vault mieux qu’une Iliade.
Laisse moy donques là ces Latins et Gregeois,
Qui ne servent de rien au poëte françois,
Et soit la seule court ton Virgile et Homere ;
Puis qu’elle est (comme on dit) des bons esprits la mere,
La court te fournira d’argumens suffisuns,
Et seras estimé entre les mieulx disans,
Non comme ces resveurs, qui rougissent de honte,
Fors entre les sçavans desquelz on ne l’ail compte.
    Or, si les grands seigneurs lu veux gratifier142,
Argumens à propos il te faut espier,
Comme quelque victoire ou quelque ville prise,
Quelque nopce, ou festin, ou bien quelque entreprise
De masque ou de tournoy, avoir force desseings143
Desquelz à ceste fin tes coffres144 seront pleins,
Je veux qu’aux grands seigneurs tu donnes des devises,
Je veux que tes chansons en musique soyent mises,
Et à fin que les grands parlent souvent de toy,
Je veux que l’on les chant’ dans la chambre du Roy.
Un sonnet à propos, un petit epigramme
En faveur d’un grand prince ou de quelque grand Dame
Ne sera pas mauvais ; mais garde toy d’user
De mots durs, ou nouveaux, qui puissent amuser145
Tant soit peu le lisant ; car la douceur du stile
Fait que l’indocte vers aux oreilles distille146,
Et ne fault s’enquerir s’il est bien ou mal faict ;
Car le vers plus coulant est le vers plus parfaict,
    Quelque nouveau poëte à la court se presente,
Je veux qu’à l’aborder147 finement on le tente :
Car s’il est ignorant, tu sçauras bien choisir
Lieu et temps à propos, pour en donner plaisir148 ;
Tu produiras partout ceste beste, et, en somme,
Aux despens d’un tel sot, tu seras gallant homme.
S’il est homme sçavant, il te fault dextrement149
Le mener par le nez, le louer sobrement,
Et d’un petit soubriz et branslement de teste
Devant les grands seigneurs luy faire quelque feste,
Le presenter au Roy, et dire qu’il fait bien,
Et qu’il a merité qu’on luy fasse du bien.
Ainsi tenant tousjours ce povre homme soubs bride,
Tu te feras valoir, en luy servant de guide ;
Et combien que tu soys d’envie espoinçonné150
Tu ne seras pour tel toutesfois soubsonné.
    Je te veux enseigner un aultre poinct notable.
Pour ce que de la court l’eschole c’est la table,
Si tu veux promptement en honneur parvenir,
C’est où plus sagement il te fault maintenir :
Il fault avoir tousjours le petit mot pour rire,
Il fault des lieux communs, qu’à tous propos on tire,
Passer ce qu’on ne sçait et se monstrer sçavant
En ce que l’on a leu deux ou trois soirs devant.
    Mais qui des grands seigneurs veult acquerir la grace
Il ne fault que les vers seulement il embrasse ;
Il fault d’autres propos son stile deguiser,
Et ne leur fault tousjours des lettres deviser ;
Bref, pour estre en cest art des premiers de ton aage,
Si tu veux finement jouer ton personnage,
Entre les Courtisans du sçavant tu feras,
Et entre les sçavans courtisan tu seras.
………………………………………………………
……………………… Si tu m’en veux croire,
Au jugement commun ne hasarde ta gloire,
Mais, sage, sois content du jugement de ceux
Lesquelz trouvent tout bon, ausquelz plaire lu veux,
Qui peuvent t’avancer en estais et offices,
Qui te peuvent donner les riches benefices,
Non ce vent populaire151, et ce frivole bruit
Qui de beaucoup de peine apporte peu de fruict.
Ce faisant, tu tiendras le lieu d’un Aristarque.
Et entre les sçavans seras comme un Monarque :
Tu seras bien venu entre les grands seigneurs,
Desquelz tu recevras les biens et les honneurs,
Et non la pauvreté, des Muses l’heritage,
Laquelle est a ceux-là reservee en partage,
Qui, dedaignant la cour, facheux et malplaisans,
Pour allonger leur gloire, accourcissent leurs ans152.
(Le Poète courtisan.)

Ronsard (1524-1585)

Notice

Pierre de Ronsard, né au château de la Poissonnière, dans le Vendômois, d’une famille originaire de Hongrie, après avoir été page de cour auprès du duc d’Orléans, troisième fils de François Ier, et de Jacques V, roi d’Écosse, attaché à la personne de Lazare de Baïf dans sa mission diplomatique auprès de la diète de Spire, soldat sous le capitaine de Langey en Piémont, atteint de surdité, se retira et s’enferma dans le collège de Coqueret, où, sous la direction de Daurat, il étudia avec passion l’antiquité en compagnie d’Antoine de Baïf, de Remi Belleau, de Jodelle, de Muret, de Tur     nèbe, que le maître avait échauffés de son ardeur.« Il continuoit l’étude jusqu’à deux ou trois heures après minuit, et se couchant, resveilloit Baïf, qui se relevoit et prenoit la chandelle et ne laissoit pas refroidir la place. » (Daurat). Tous ambitionnaient de rajeunir la poésie française aux sources antiques. Un jour, en revenant de Poitiers, Ronsard rencontra dans une hôtellerie un gentilhomme de son âge, qui y étudiait en droit, et le ramena avec lui en son college. C’était en 1548 ; un an après, le dernier venu publiait, avec un volume de vers, le manifeste de la nouvelle école. En 1550, celui qui l’y avait conquis en fut du premier coup proclamé le roi ; il se révélait par le recueil intitulé : Les quatre premiers livres des Odes de P. de Ronsard, Vandômois. Puis successivement vinrent, publiés et republiés à différentes reprises, les Amours de Cassandre, avec le cinquième livre des Odes (1552), le Bocage royal (1552), les Hymnes (1555), les Amours de Marie (1557), des Poèmes (1560), des Discours divers (1562 et ann. suiv.), des Élégies, Mascarades et Bergeries (1565), les quatre premiers chants de la Franciade (1572) qui resta inachevée ; puis, plus tard, du fond de sa retraite de l’abbaye de Croix-Val, en Vendômois, les Troisièmes Amours et Amours d’Hélène ; enfin épars à différentes dates dans différents recueils, des Gayetez (dont la plus piquante est le Voyage d’Hercueil, Arcueil), et Épigrammes. À l’apparition de chaque œuvre nouvelle c’était un nouvel applaudissement ; poètes et savants, amis ou disciples, Muret, Belleau, etc., se faisaient un honneur d’associer par des commentaires leur nom à celui du maître. Odes pindariques ou horatiennes, ou anacréontiques ; dans les « Amours », sonnets italiens par centaines, chansons ou élégies, poésies légères de toute espèce, épîtres sous les titres de Poèmes, Bocage royal, Discours qui sont souvent une éloquente intervention dans ce qui passionnait et divisait la société politique et religieuse ; tout haussait sa gloire. Il fut un pontife et un oracle. Rois, reines, poètes, philosophes, hommes d’État, lui rendaient hommage. Charles IX, dans de beaux vers, inclina son diadème de roi devant la couronne du poète ; dans ses voyages il s’en faisait accompagner et le logeait sous son toit. Elisabeth d’Angleterre lui envoya un diamant. Le Tasse le visita en 1571. L’Hopital le glorifia. Montaigne « ne le trouva guère esloigné de la perfection ancienne aux parties en quoy il excelle » (II, 17). Lui-même, outrant l’orgueil ordinaire aux poètes, écrivit en tête de la seule œuvre qui pouvait faire hésiter l’admiration, la Franciade :

Il est aisé de me reprendre,
Mais malaisé de faire mieux.

Quand il mourut on couvrit sa tombe de fleurs et de vers. R. Garnier fit une élégie, Bertaut un discours en vers, A. Jamyn et R. Estienne des stances, Binet, son biographe, une églogue, Remi Belleau un chant pastoral, J.-B. de Thou et Daurat des vers grecs et latins ; le cardinal du Perron prononça son oraison funèbre. — Et cependant il fallut que, moins de quarante ans après sa mort, en 1623, quelques fidèles obstinés, les d’Urfé, les La Mothe le Vayer, les G. Colletet, les Hardy, unis à la fille adoptive de Montaigne, la belliqueuse Mlle de Gournay, cherchassent à raviver cette gloire morte en lui consacrant une édition monumentale, qui laissa le public indifférent.

Ronsard a porté la peine d’un double tort : son impatient et intempérant genie a brusqué la langue et ne s’est pas réglé. Il a voulu faire improviser à la langue française ce qu’elle devait attendre de « longueur de temps », et il a mis la bride sur le cou de samuse, qui ne s’arrêta jamais :

Qui ne sait se borner ne sut jamais écrire.

Sa renommée de surprise a été un feu de paille ; les fleurs hâtives de sa poésie se sont desséchées, et avec elles sa renommée, qui n’a reverdi que dans notre siècle eu un jour d’ardente reaction contre le passé, revanche de celle dont il a été victime. Il reste définitivement acquis aujourdhui qu’il a eu le mérite, méconnu au xviie  siècle oublié au xviiie , proclamé enfin au xixe , d’ouvrir à la poésie françaiss les genres littéraires cultivés et consacrés par les anciens, de créer des rythmes lyriques qui ont profité à Malherbe et aux poètes de nos jours, de réhabiliter l’alexandrin, que, par une étrange fantaisie, il a d’ailleurs exclu de l’épopée, son domaine naturel ; enfin, et c’est Malherbe qui l’a dit, d’avoir eu « dans ses fictions de la grandeur ». C’est moins qu’il n’ambitionnait, mais c’est assez pour lui assurer une belle place dans les gloires poétiques de la France.

Nous citons l’édition P. Blanchemain, 8 vol., 1858-1868 (Bibliothèque Elzévirienne.)

La mort d’une jeune fille.
Sonnet
Comme on void sur la branche au mois de may la rose
En sa belle jeunesse, en sa premiere fleur,
Rendre le ciel jaloux de sa vive couleur,
Quand l’aube de scs pleurs au point du jour l’arrose :

La grace dans sa fueille et l’Amour se repose,
Embasmant les jardins et les arbres d’odeur ;
Mais, batue ou de pluye ou d’excessive ardeur,
Languissante elle meurt, fueille à fueille desclose153.

Ainsi, en ta premiere et jeune nouveauté154,
Quand la terre et le ciel honoroient la beauté,
La Parque t’a tuée, et cendre tu reposes.

Pour obseques reçoy mes larmes et mes pleurs,
Ce vase plein de laict, ce pannier plein de fleurs,
Afin que, vif et mort, ton corps ne soit que roses.
(Amours, livre II, 2e partie, sonnet 4). Tome Ier, p. 239.
La vieille amie.
Sonnet
Quand vous serez bien veille, au soir, à la chandelle.
Assise auprès du feu, devidant155 et filant,
Direz, chantant mes vers, en vous esmerveillant :
« Ronsard me celebroit du temps que j’estois belle. »

Lors, vous n’aurez servante oyant telle nouvelle,
Desja sous le labeur à demy sommeillant,
Qui au bruit de Ronsard156 ne s’aille reveillant,
Benissant vostre nom de157 louange immortelle.

Je seray sous la terre, et, fantosme sans os,
Par les ombres myrteux158, je prendray mon repos ;
Vous serez au fouyer159 une vieille accroupie,

Regrettant mon amour et vostre fier desdain.
Vivez, si m’en croyez, n’attendez à demain ;
Cueillez dès aujourd’huy les roses de la vie160.
(Sonnets pour Hélene, livre II, 42). Tome Ier, p. 340.
La rose.
Ode
Mignonne161, allons voir si la rose
Qui, ce matin, avoit desclose162
Sa robe de pourpre au soleil,
À point perdu, ceste vespree,
Les plis de sa robe pourpree
Et son teint au vostre pareil.

Las ! voyez comme en peu d’espace
Mignonne, elle a, dessus la place,
Las ! las ! ses beautez laissé chcoir !
O vrayment marastre Nature,
Puisqu’une telle fleur ne dure
Que du matin jusques au soir !

Donc, si vous me croyez, mignonne,
Tandis que vostre âge fleuronne
En sa plus verte nouveauté,

Cueillez, cueillez vostre jeunesse :
Comme à ceste fleur, la vieillesse
Fera ternir vostre beauté163,
(Odes, I, 17), Tome I, p. 117.
Chant d’un berger164
Chantons donques, bergers, et en mille façons
A ces vertes forests apprenons nos chansons.
Icy de cent couleurs s’esmaille la prairie,
Icy la tendre vigne aux ormeaux se marie,
Icy l’ombrage frais va les fueilles mouvant
Errantes çà et et là sous l’haleine du vent165.
Ici de pré en pré les soigneuses avettes
Vont baisant et sucçant166 les odeurs des fleurettes,
Icy le gazouillis enroué des ruisseaux167
S’accorde doucement aux plaintes des oiseaux ;
Icy entre les pins les Zephyres s’entendent.
Nos flutes cependant trop paresseuses pendent
A nos cols endormis168, et semble que ce temps
Soit à nous un hyver, aux autres un printemps.
    Sus169 donques en cet antre ou dessous cet ombrage
Disons une chanson. Quant à ma part, je gage
Pour le prix de celuy qui chantera le mieux
Un cerf apprivoisé qui me suit en tous lieux…
Il va seul et pensif où son pied le conduit ;
Maintenant170 des forests les ombrages il suit,
Maintenant il se mire aux bords d’une fontaine
Ou s’endort sous le creux d’une roche hautaine,
Puis il retourne au soir, et gaillard171 prend du pain
Tantost dessus la table et tantost en ma main,
Saute à l’entour de moy, et de sa corne essaye
De cosser172 brusquement son mastin qui l’abaye173.
(Églogue Ire, Bergerie.) Tome IV, p. 9.
À un roi174
Sois paré de vertu, non de pompe royale :
La seule vertu peut les grands rois décorer.
Sois prince liberal : toute ame liberale
Attire à soy le peuple et se fait honorer.

Porte dessus le front la honte de mal-faire,
Aux yeux la gravité et la clémence au cœur,
La justice ou la main, et de ton adversaire,
Eust-il moindre que toy, ne sois jamais moqueur.

Ren le droit à chacun, c’est la vertu premiere
Qu’un roy doit observer : sois courageux et fort :
La force du courage est la vive lumiere
Qui nous fait mespriser nous-mesmes et la mort.

Mesprise la richesse et toutesfois desire,
Comme roy valeureux, d’augmenter ton bonheur.
Et par armes un jour agrandis ton empire,
Moins pour avoir du bien que pour avoir honneur.
(Églogue Ire, Bergerie). Tome IV, p. 42.
Élégie.
Contre les bucherons de la forêt de Gastine175
Escoute, bucheron, arreste un peu le bras ;
Ce ne sont pas des bois que tu jettes à bas ;
Ne vois-tu pas le sang, lequel degoute à force
Des Nymphes qui vivoient dessous la dure escorce176 ?
Sacrilege meurdrier, si on pend un voleur
Pour piller un butin de bien peu de valeur,
Combien de feux, de fers, de morts et de detresses
Merites tu, meschant, pour tuer nos Deesses ?
    Forest, haute maison des oiseaux bocagers !
Plus le cerf solitaire et les chevreuls legers
Ne paistront sous ton ombre, et ta verte criniere
Plus du soleil d’esté ne rompra la lumiere !
Plus l’amoureux pasteur sur un tronq adossé,
Enflant son flageolet à quatre trous persé,
Son mastin a ses pieds, à son flanc la houlette,
Ne dira plus l’ardeur de sa belle Janette ;
Tout deviendra muet, Echo sera sans vois ;
Tout deviendra campagne, et, en lieu de les bois,
Dont l’ombrage incertain lentement se remue177,
Tu sentiras le soc, le coultre178 et la charrue ;
Tu perdras ton silence, et haletans d’effroy
Ny Satyres ny Pans ne viendront plus chez toy.
    Adieu, vieille forest, le jouet de Zephyre,
Où premier179 j’accorday les langues de ma lyre,
Où premier j’entendi les fleches resonner
D’Apollon, qui me vint tout le cœur estonner180 ;
Où premier admirant la belle Calliope,
Je devins amoureux de sa neuvaine trope181,
Quand sa main sur le front cent roses me jetta,
Et de son propre laict Euterpe m’allaita.
    Adieu, vieille forest, adieu testes sacrees,
De tableaux et de fleurs autrefois honorees,
Maintenant le desdain des passans alterez,
Qui, bruslez en l’esté des rayons etherez,
Sans plus trouver le frais de tes douces verdures,
Accusent tes meurdriers, et leur disent injures.
    Adieu, chesnes, couronne aux vaillans citoyens,
Arbres dg Jupiter, germes Dodonéens182,
Qui premiers aux humains donnastes à repaistre ;
Peuples vrayment ingrats, qui n’ont sçeu recognoistre
Les biens reçeus de vous, peuples vrayment grossiers,
De massacrer ainsy leurs peres nourriciers.
    Que l’homme est malheureux qui au monde se fie !
O Dieux, que veritable est la philosophie,
Qui dit que toute chose à la fin perira,
Et qu’en Changeant de forme une autre vestira !
    De Tempé la vallee un jour sera montagne,
Et la cyme d’Athos une large campagne :
Neptune quelquefois183 de blé sera couvert :
La matiere demeure et la forme se perd.
(Élegies, xxx, 1584). Tome IV, p. 347.
Promenade, lecture et rêverie
Six ans estoient coulez, et la septiesme annee
Estoit presque entiere en ses pas retournee,
Quand, loin d’affection, de desir et d’amour,
En pure liberté je passois tout le jour,
Et, franc de tout soucy qui les ames devore,
Je dormois dès le soir jusqu’au poinct de l’aurore :
Car, seul maistre de moy, j’allois, plein de loisir,
Où le pied me portoit, conduit de mon desir,
Ayant toujours ès mains, pour me servir de guide,
Aristote ou Platon, ou le docte Euripide,
Mes bons hostes muets qui ne faschent jamais ;
Ainsi que je les prens, ainsi je les remais.
O douce compagnie et utile et honneste !
Un autre en caquetant m’estourdiroit la teste184.
Puis, du livre ennuyé, je regardois les fleurs,
Feuilles, tiges, rameaux, especes et couleurs,
Et l’entrecoupement de leurs formes diverses
Peintes de cent façons, jaunes, rouges et perses185,
Ne me pouvant saouler186, ainsi qu’en un tableau,
D’admirer la nature et ce qu’elle a de beau,
Et de dire, en parlant aux fleurettes escloses :
Celuy est presque Dieu qui cognoist toutes choses,
Esloigné du vulgaire et loin des courtizans,
De fraude et de malice impudens artizans.
Tantost j’errois sculet par les forests sauvages,
Sur les bords enjonchez187 des peinturez rivages,
Tantost par les rochers reculez et déserts,
Tantost par les taillis, verte maison des cerfs.
J’aimois le cours suivy d’une longue riviere,
Et voir onde sur onde allonger sa carriere,
Et flot à l’autre flot en roulant s’attacher,
Et, pendu sur le bord, nie plaisoit d’y pescher,
Estant plus resjouy d’une chasse muette
Troubler des escaillez la demeure secrette,
Tirer avecq’ la ligne en tremblant emporté
Le credule poisson prins à l’haim apasté188,
Qu’un grand prime n’est aise ayant pris à la chasse
Un cerf qu’en haletant tout un jour il pourchasse189.
    Puis, alors que Vesper vient embrunir nos yeux,
Attaché dans le ciel, je contemple les cieux,
En qui Dieu nous escrit en notes non obscures
Les sorts et les destins de toutes creatures ;
Car luy, en desdaignant (comme font les humains)
D’avoir encre et papier et plume entre les mains,
Par les astres du ciel, qui sont ses caracteres,
Les choses nous predit et bonnes et contraires ;
Mais les hommes, chargez de terre et du trespas,
Mesprisent tel escrit et ne le lisent pas190
(Sonnets pour Helene, liv. II, Élégie.) Tome Ier, p. 362.
Servitude et indépendance191
Si tost que le matin resveille la lumiere
Le soing en votre liet vous ouvre la paupiere ;
L’huissier ouvre vostre huis, et alors un chaqu’un
Y entre pesle-mesle et vous est importun.
L’un demande une grace et l’autre un benefice,
L’autre un present du Roy ; l’autre veut un office.
L’un cecy, l’un cela vous requiert humblement,
Vous baise le genoil et la main bassement.
Vous prenez leurs placets avec un clin d’oreille,
Puis vous allez trouver nostre Roy qui s’esveille.
Et là comme espiant avec beaucoup d’ennuy
Le moyen sans fascher de parler bien à luy,
Souvent vous rougissez vers le Prince, pour faire
Plaisir à mil et mil dont vous n’avez affaire.
De sa chambre à l’eglise allez en appareil,
Puis vous allez disner et de là au conseil,
Puis au coucher du Roy, si bien qu’il ne vous reste
Une heùre en tout le jour qui ne vous soit moleste :
Et tout à celle fin qu’un Roy vous tienne cher.
Que maudit soit l’honneur qui s’achette si cher !
Mais ainsi que Milon ne trou voit point la charge
Pesante d’un grand bœuf sur son espaule large
Pour avoir dès enfance appris à le porter ;
Ainsi un tel fardeau vous est à supporter
Honorable et loger, pour avoir dès enfance
Accoustumé l’epaule aux choses d’importance,
Mais mal-aisé pour moy qui suis parmi les bois
Les nymphes qui n’ont rien que le luth et là vois.
    O bien heureux celuy qui peut user son age
En repos, labourant son petit heritage192 !
Qui loin de ses enfans charitable ne part,
Qu’une mesme maison a veu jeune et vieillart,
Et qui par les moissons au printemps retournees193,
Et non pas par les Rois, va contant194 les annexes ;
Qui se soustient les bras d’un baston appuyez
Parmy les champs ou jeune alloit à quatre piez ;
Et qui, loin de la ville et d’horologe, a mis195
Un cadran naturel à l’essueil196 de son huis197 !…
Il dort au bruit de l’eau qui court parmy les prées,
Aimant mieux les ouïr qu’un bruit d’un tambourin
Ou le mugissement d’un orage marin.
Heureux doncques, heureux qui de son champ ne bouge,
Qui ne voit le Sent vestu de robe rouge198
Ny le palais criard199, les Princes, ni le Roy,
Ny sa trompeuse cour qui ne tient pas de foy.
Si dés le poinct du jour quelqu’un ne le salue200,
S’il n’est comme un grand prince honore par la rue,
Si le velours, la soye, et le rouge chapeau
Ne lui flamboya au chef, si allant au chasteau
Une suite de gens sa trace ne talonne ;
Il vit heureusement, et la terre très bonne,
Mere égale de tous, ne laisse pas pourtant
A luy donner les biens dont il se tient contant.
Il vit loin de la guerre et des querelles feintes
Dont ces grands courtisans ont les aines atteintes…
Misérables valets, vendant leur liberté
Pour un-petit201 d’honneur servement acheté !
Quoi ? faut-il pas mourir ? Bien que l’homme se face
Riche en trésor mondain et tous ceux de sa race202,
Si203 mourra il pourtant, et ne sera cognu
Non plus qu’un crocheter lequel est mort tout nu.
    Or aille qui voudra204 mendier à grand peine
D’un prince ou d’un grand Roy la faveur incertaine ;
Quant à moy j’aime mieux ne manger que du pain
Et boire d’un ruisseau puisé dedans la main,
Sauter, ou m’endormir sur la belle verdure,
Ou composer des vers prés d’une eau qui murmure,
Voir les Muses baller dans un antre de nuit205,
Ouïr au soir bien tard pesle-mesle le bruit
Des bœufs et des aigneaux qui reviennent de paistre ;
Et bref j’ayme trop206 mieux ceste vie champêtre,
Semer, enter, planter, franc d’usure et d’esmoy,
Que me vendre moy-mesme au service du Roy.
(Les Poèmes, livre II ; à Odet de Colligny, cardinal de Chastillon.) Tome VI, p. 197 sqq.
Poète malgré son père
Je fus souventes-fois207 retansé de mon pere
Voyant que j’aimois trop les deux filles d’Homere208
Et les enfans209 de ceux qui doctement ont sceu
Enfanter en papier ce qu’ils avoient conceu.
Et me disoit ainsi : « Pauvre sot, tu t’amuses
A courtiser en vain Apollon et les Muses !
Que te sçauroit donner ce beau chantre Apollon
Qu’une lyre, un archet, une corde, un fredon210,
Qui se respand au vent ainsi qu’une fumee,
Ou comme poudre en l’air vainement consumee ?
Que te sçauroient donner les Muses qui n’ont rien,
Sinon autour du chef je ne sçay quel lien
De myrte, de lierre, ou, d’une amorce vaine,
T’allecher211 tout un jour au bord d’une fontaine,
Ou dedans un vieil antre, à fin d’y reposer
Ton cerveau malrassis, et beant composer
Des vers qui te feront, comme plein de manie212,
Appeller un bon fol en toute compagnie ?
    « Laisse ce froid mestier qui ne pousse en avant
Celuy qui par sus tous y est le plus sçavant ;
Mais, avec sa fureur qu’il appelle divine,
Tout seul se laisse errer accueilly de famine.
Homere, que tu tiens si souvent en tes mains,
Que dans ton cerveau creux comme un dieu tu te peins.
N’eut jamais un liard ; si bien que sa vielle,
Et sa Muse qu’on dit qui eut la voix si belle,
Ne le sceurent nourrir, et falloit que sa faim
D’huis en huis mendiast le miserable pain.
    « Laisse-moy, pauvre sot, ceste science folle ;
Hante-moy les palais, caresse-moy Bartolle,
Et d’une voix dorée au milieu d’un parquet
Aux depens d’un pauvre homme exerce ton caquet,
Et fumeux et sueux213, d’une bouche tonnante
Devant un president mets-moy ta langue en vente214 ;
On peut par ce moyen aux richesses monter,
Et se faire du peuple en tous lieux bonneter215
    « Ou bien si le desir genereux et hardy,
En t’eschauffant le sang, ne rend accouardy216
Ton cœur à mespriser les perils de la terre,
Pren les armes au poing, et va suivre la guerre,
Et d’une belle playe en l’estomac ouvert,
Meurs dessus un rempart de poudre tout couvert. « 
    Pour menace ou prière217, ou courtoise requeste
Que mon pore me fist, il ne sceut de ma teste
Oster la poësie ; et plus il me tansoit,
Plus à faire des vers lai fureur me poussoit.
    Je n’avois pas douze ans, qu’au profond des vallees,
Dans les hautes forests des hommes reculees,
Dans les antres secrets, de frayeur tout couvers218 ;
Sans avoir soin de rien219, je composois des vers ;
Echo me respondoit et les simples Dryades,
Faunes, Satyres, Pans, Napées, Oreades,
Egipans220 qui portoient des cornes sur le front
Et qui ballant sautoient comme les chévres font,
Et le gentil troupeau des fantastiques fees
Autour de moy dansoient à cottes221 agrafees222
(Ibid., à Pierre L’Escot223.) Tome VI, p. 189 sqq.
Remontrance au peuple de France
O ciel ! ô mer ! ô terre ! ô Dieu pere commun
Des Juifs, et des Chrestiens, des Turcs, et d’un chacun,
Qui nourris aussi bien par ta bonté publique
Ceux du pole antartique et ceux du pole artique ;
Qui donnes et raison et vie et mouvement,
Sans respect224 de personne, à tous egalement ;
Et fait du ciel là haut sur les testes humaines
Tomber, comme il te plaist, et les biens et les peines !
O Seigneur tout puissant, qui as toujours esté
Vers toutes nations plein de toute bonté,
De quoy te sert là haut la foudre et le tonnerre
Si d’un esclat de feu tu n’en brusles la terre ?
Es-tu dedans un trosne assis sans faire rien ?
Il ne faut point douter que tu ne sçaches bien
Cela que contre toy brassent tes creatures,
Et toutes fois, Seigneur, tu le vois et l’endures !
Ne vois-tu pas du ciel ces petits animaux,
Lesquels ne sont vestus que de petites peaux,
Ces petits animaux qu’on appelle les hommes,
Qu’ainsi que bulles d’eaux tu creves et consommes,
Que les doctes Romains et les doctes Gregeois
Nomment songe, fumee et fueillage des bois,
Qui n’ont jamais icy la verité cognue
Que, je ne sçay comment, ou par songe ou par nue ?
Et toutesfois, Seigneur, ils font les empeschez,
Comme si tes secrets ne leur estoient cachez,
Braves entrepreneurs, et discoureurs des choses
Qui aux entendemens de tous hommes sont closes,
Qui par longue dispute et curieux propos
Ne te laissent jouir du bien de ton repos…
    Comment pourrions nous bien avec nos petits yeux
Cognoistre clairement les mysteres des cieux,
Quand nous ne sçavons pas regir nos republiques,
Ny mesme gouverner nos choses domestiques ?
Quand nous ne cognoissons la moindre herbe des prez ?
Quand nous ne voyons pas ce qui est à nos piez ?
Toutefois les docteurs de ces sectes nouvelles
Comme si l’Esprit Sainct avoit usé ses ailes
A s’appuyer sur eux, comme s’ils avoient eu
Du ciel dru et menu mille langues de feu,
Et comme s’ils avoient (ainsi que dit la Fable,
De Minos) banqueté des hauts Dieux à la table,
Sans que honte et vergongne en leur cœur trouve lieu,
Parlent profondement des mysteres de Dieu ;
Ils sont ses conseillers, ils sont ses secretaires,
Ils sçavent ses advis, ils sçavent ses affaires,
Ils ont la clef du ciel et y entrent tous seuls,
Ou qui veut y entrer, il faut parler à eulx…
Madame225, faut chasser ces gourmandes Harpyes,
Je dy ces importuns, qui les griffes remplies
De cent mille morceaux, tendent tousjours la main,
Et tant plus ils sont saouls tant plus meurent de faim
Esponges de la cour, qui succent et qui tirent :
Plus ils crevent de biens, et plus ils en desirent !
    O vous, doctes prelats, poussez du Sainct Esprit,
Qui estes assemblez au nom de Jesus-Christ,
Et taschez sainctement par une voye utile
De conduire l’Eglise à l’accord d’un concile226 ;
Vous-mesmes les premiers, prelats, reformez-vous,
Et comme vrais pasteurs faite la guerre aux loups ;
Ostez l’ambition, la richesse excessive ;
Arrachez de vos cœurs la jeunesse lascive,
Soyez sobres de table, et sobres de propos ;
De vos troupeaux commis227 cherchez-moy le repos,
Non le vostre, prelats ; car votre vray office
Est de prescher sans cesse et de chasser le vice.
Vos grandeurs, vos honneurs, vos gloires despouillez ;
Soyez-moy de vertus, non de soye habillez ;
Ayez chaste le corps, simple la conscience ;
Soit de nuit, soit de jour, apprenez la science ;
Gardez entre le peuple une humble dignité,
Et joignez la douceur avec la gravité.
Ne vous entremeslez des affaires mondaines,
Fuyez la cour des roys et leurs faveurs soudaines,
Qui perissent plustost qu’un brandon allumé
Qu’on voit tantost reluire et tantost consumé.
Allez faire la cour à vos pauvres oueilles,
Faictes que vostre voix entre par leurs aureilles,
Tenez-vous prés du parc, et ne laissez entrer
Les loups en vostre clos, faute de vous montrer228
    Et vous, nobles aussi, qui n’avez renoncee
La foy de pere en fils qui vous est annoncee,
Soustenez votre roy, mettez-luy derechef229
Le sceptre dans la main et la couronne au chef,
N’espargnez vostre sang, vos biens ny vostre vie :
Heureux celuy qui meurt pour garder sa patrie230 !
    Vous, peuple, qui du coultre et des bœufs accouplez
Fendez la terre grasse et y semez des blez ;
Vous, marchans, qui allez les uns sur la marine.
Les autres sur la terre, et de qui la poitrine
N’a humé de Luther la secte ny la foy,
Monstrez-vous à ce coup bons serviteurs du roy.
    Je suis plein de despit, quand les femmes fragiles
Interpretent en vain le sens des evangiles,
Qui devraient mesnager et garder leur maison.
Je meurs quand les enfans qui n’ont point de raison
Vont disputant de Dieu qu’on ne sçauroit comprendre,
Tant s’en faut qu’un enfant ses secrets puisse entendre.
J’ay l’esprit tout geiné de deuil et de tourment,
Voyant ce peuple icy des presches si gourmand,
Qui laisse son estau, son banc et sa charue,
Et comme furieux par les presches se rue
D’un courage si chaud qu’on ne l’en peut tirer,
Voire en mille morceaux le deust-on deschirer.
J’ay pitié quand je voy quelque homme de boutique,
Quelque pauvre artizan devenir heretique ;
Mais je suis plein d’ennuy et de deuil quand je voy
Un homme bien gaillard abandonner sa foy,
Quand un gentil esprit pippé231 huguenotise232,
Et quand jusqu’à la mort ce venin le maistrise.
    Voyant ceste escriture233 ils diront en courroux :
« Et quoy ? ce gentil sot escrit doncq’ contre nous ?
Il flatte les seigneurs, il fait d’un diable un ange.
Avant qu’il soit long temps on luy rendra son change234,
Comme à Villegaignon235 qui ne s’est bien trouvé
D’avoir ce grand Calvin au combat esprouvé. « 
Quant à moy je suis prest, et ne perdray courage,
Ferme comme un rocher, le rempart d’un rivage,
Qui se moque des vents, et n’est jamais donté236.
(Discours. — Remontrance au peuple de France, 1564.) Tome VII, p, 54 sqq.

Remi Belleau (1528-1577)

Notice

Né à Nogent-le-Rotrou, mort à Paris âgé de moins de cinquante ans, l’histoire de sa vie tient en deux lignes. Il fut précepteur des fils de Remy de Lorraine, marquis d’Elbeuf, le suivit a Naples, revint avec lui à Paris et y cultiva la poésie. Ses amis Ronsard, Baïf, Desportes et A. Jamyn portèrent son corps sur leurs épaules à l’église des Grands-Augustins, où il fut enterré.

Le « gentil », entendez le charmant Belleau, l’ami de prédilection de Ronsard, celui qu’il appelait « le peintre de la nature », n’a pas son essor. Il a quelquefois tenté de monter. La prose narrative et descriptive de ses Bergeries (1rejournée, 1565 ; 2e journée, 1571) est un fond sur lequel se détachent, au milieu de séries de sonnets, des chants, des odes, des prières, des stances imitées des Écritures, comme en écriront Desportes et Malherbe, plus tard J.-B. Rousseau, une complainte « de Prométhée », un discours sur Ixion, des épithalames et des « tombeaux » des grands de son temps : toutes les antiquités s’y mêlent au présent ; ailleurs il a paraphrasé en des Discours sur la Vanité (1566) l’Ecclésiaste. Mais les ailes de sa muse gracieuse et fleurissante, toutes diaprées de vives couleurs, ne le portent pas si haut. A chaque page les épithètes jolies, les diminutifs mignards qu’il a prodigués dans la fluidité harmonieuse et molle de ses huit Églogues sacrées, tirées du Cantique des Cantiques (1556), détonnent dans les sujets élevés. C’est un fin artiste qui aime tout ce qui brille et chatoie dans les œuvres de la nature et de l’art. Il excelle à chanter avril et mai ; — il traduit Anacréon (1555), dont les petits tableaux sont faits, comme on a dit, pour être gravés sur le chaton d’une bague ; — dans ses Petites inventions (1557) il chante en petits vers le papillon, la cerise, le ver luisant, les jeux de l’ombre, etc. ; — dans ses Amours et nouveaux eschanges des pierres precieuses, vertus et proprietez d’icelles (1566), il leur imagine une histoire allégorique et les décrit : c’est l’améthyste, le diamant, la perle, l’émeraude, le saphir, la turquoise ; ht pierre aqueuse est une nymphe, Iris a été aimée d’Opale. Nul, ce semble, ne représente mieux, dans la poésie du xvie  siècle, le culte de la Renaissance pour l’antiquité grecque et latine, l’Italie artistique et littéraire, et la nature. Théophile Gautier, de nos jours, a aimé à dessiner dans ses romans les châteaux du temps de Louis XIII, en briques rouges reliées par des cordons de pierre blanche ; il fait dans ses poésies scintiller le soleil sur les vitres ogivales et sculpte émaux et camées. R. Belleau est de cette famille d’artistes littéraires. C’est dans les Bergeries, le plus renommé de ses ouvrages au xvie  siècle, le pied sur un perron, le coude sur un balustre, qu’il regarde, respire et chante les abeilles et les roses.

Voir l’édition A. Gouverneur, III vol. in-12 (Bibl. Elzévirienne).

Chant de la paix237
Je te salue, ô Paix, fille de Dieu.
Fille de Dieu, tu sois la bien venuë…

Donc que l’on voye à ton heureux retour
Rire les champs, verdoyer les campagnes,
Le ciel sans nuë, et le haut des montagnes
Toujours doré des rayons d’un beau jour :
Que les replis de la Seine ondoyante
Portent ton nom jusqu’aux flots escumeux
De la grand’mer, et puis la mer bruyante
Le pousse aux vents, et les vents jusqu’aux cieux.

Le moissonneur par toy librement dort
Dans sa moisson, la main sur la faucille238.
Par toy l’humeur239 du vin nouveau distille
Dedans la tonne écumant jusqu’au bord…

Doncques à fin que jamais n’esperions240
Guerre ici bas, que l’estendart fleurisse
En verds rameaux et que l’araigne ourdisse
Sa fine trame ès vuides morions241 :
Que des brassarts et des corps de cuirasse
Le fer s’allonge en la pointe d’un soc242,
Le coutelas, la pistolle243 et la masse
Dans le fourreau se moisissent au croc244.
(Bergeries, 1re journée245).
Avril246
Avril, l’honneur et des bois
Et des mois ;
Avril, la douce esperance
Des fruicts qui, sous le coton
Du bouton,
Nourrissent leur jeune enfance247 ;

Avril, l’honneur des prez verds,
Jaunes, pers,
Qui, d’une humeur248 bigarree,
Emaillent de mille fleurs
De couleurs
Leur parure diapree249 ;

Avril, l’honneur des soupirs
Des Zephirs,
Qui, sous le vent de leur aile,
Dressent encore ès forests
De doux rets,
Pour ravir Flore la belle ;

Avril, c’est ta douce main
Qui du sein
De la nature desserre250
Une moisson de senteurs
Et de fleurs
Embasmant251 l’air et la terre.

Avril, la grace et le ris
De Cypris252,
Le flair et la douce haleine ;
Avril, le parfum des dieux,
Qui, des cieux,
Sentent l’odeur de la plaine ;

C’est toy, courtois et gentil,
Qui d’exil
Retire ces passageres,
Ces arondelles253 qui vont,
Et qui sont
Du printemps les messageres.

L’aubespine et l’aiglantin254
Et le thym,
L’œillet, le lys, et les roses,
En cette belle saison,
A foison.
Monstrent leurs robes écloses.

Le gentil rossignolet,
Doucelet255,
Decoupe, dessous l’ombrage,
Mille fredons babillards,
Fretillards,
Au doux chant de son ramage.

Tu vois en ce temps nouveau
L’essaim beau
De ces pillardes avettes256
Volleter de fleur en fleur
Pour l’odeur
Qu’ils mussent257 en leurs cuissettes.

May vantera ses fraischeurs,
Ses fruicts meurs,
Et sa feconde rosee,
La manne, et le sucre doux,
Le miel roux
Dont sa grace est arrosee.

Mais moy je donne ma voix
A ce mois
Qui prend le surnom de celle
Qui de l’eseumeuse mer
Vit germer
Sa naissance maternelle258.
(Bergeries, 1re journée.)
Vendangeurs259
C’estoit en la saison que la troupe rustique
S’appreste pour couper de ceste plante unique,
De ce rameau sacré le raisin pourprissant :
C’estoit en la saison que le fruit jaunissant
Laisse veusve la branche, et le souillart Autonne260
Fait écumer les bords de la vineuse tonne :
Un chacun travailloit, l’un après le pressoir,
L’autre à bien estouper le ventre à l’entonnoir,
Et d’un fil empoissé avec un peu d’estoupes
Calfeutrer les bondons261 : les uns lavoyent les coupes,
Et rinsoyent les barils, autres sur leurs genoux
Aiguisoient des faucets262 pour percer les vins doux,
Et piquettans leurs flancs d’une adresse fort gaye263
En trois tours de foret faisoyent saigner la playe,
Puis à bouillons fumeux le faisoyent doisiller264
Louche265 dedans la tasse, et tombant petiller.
Les autres plus gaillards sur les grapes nouvelles
A deux piez s’affrondroyent jusque s sous les aiscelles ;
Les uns serroyent le marc, les autres pressuroyent ;
Les uns pour vendanger sur la pierre émouloyent
Le petit bec crochu de leurs mousses266 serpettes ;
Les uns trempoyent l’osier, les autres leurs tinettes267,
Leurs hottes, leur estrain268, dedans les clairs ruisseaux ;
Autres alloyont raclant les costes des vaisseaux269
De gravelle270 emaillees, et de mousses couvertes,
Les autres leur serroyent les levres entrouvertes
D’un cercle de peuplier, cordonné d’osiers francs,
Puis à coups de maillet leur rebatoyent les flancs ;
Les uns buvoyent au bord de la fumante gueule
Des cuves au grand ventre, autres tournoyent la meule,
Faisant craquer le grain et pleurer le raisin ;
Puis sous l’arbre avallé271, un grand torrent de vin
Rouloit dedans le met272, et d’une force estrange
Faisoyent geindre le bois et pleuvoir la vendange :
Autres à dos panché entonnoyent à plein seau
La bouillante liqueur de ce vin tout nouveau,
Autres alloyent criant de leur puissance toute
Qu’au pied des seps tortus on fist la mere-goute273,
Et chancelant de piés, de teste et de genoux,
S’enyvroyent seulement au fumet des vins doux274.
(Bergeries, 1re journée.)

J.-A. de Baïf (1532-1589)

Notice

Jean-Antoine de Baïf, né à Venise, de Lazare de Baïf, ambassadeur de François Ier, parlait à treize ans toutes les langues de l’Europe. Il étudia l’antiquité avec passion sous Daurat et avec Ronsard au collège de Coqueret, et dès 1551, avec la jeune ardeur de la savante et poétique pléiade, il publia ses premiers vers, suivis presque d’année en année d’autres recueils. Le « docte doctieur, et doctime » Baïf, comme l’a appelé J. Du Bellay, à qui Boileau aurait pu imputer comme à Ronsard de parler grec et latin en français ; qui, comme et plus que d’autres en ce siècle, tels que Jodelle, Scévole de Sainte-Marthe, Pasquier, d’Aubigné, essaya, enseigna et pratiqua la prosodie grecque dans la versification française ; qui imagina, comme Ramus, et appliqua un système d’orthographe simplifié ; qui chanta ses amours dans nombre de sonnets et de chansons, et l’astronomie agricole dans ses Météores ; qui fit odes, sixains moraux, apologues, églogues ; qui traduisit en vers Hésiode, Plaute (le Brave), Térence (l’Eunuque), Sophocle (Antigone), est un mélange singulier de roideur et de grâce, de gravité et de sensibilité, de labeur pédantesque et de facilité négligée. Cet érudit toujours enquête de nouveautés et en veine de galanteries poétiques, dont un portrait, gravé en tête du choix de ses poésies publié en 1874 par M. Becq de Fouquières, nous montre la chevaleresque et haute mine, devait faire bonne figure dans cette Académie de musique et de poésie, autorisée par lettres-patentes de Charles IX (1570), qu’il fonda, établit et présida pendant vingt ans dans sa maison de Saint-Victor, et que visitait Henri III. — Il publia (1873) ses œuvres en quatre volumes. Elles comprennent neuf livres de Poèmes divers, sept d’Amours, cinq de Jeux et Passe-Temps. Ses Etrenes de poezie francoèze en vers mezurés sont de 1574, ses Mimes de 1576.

Hymne de la paix
…………………………………………………
    O qu’on deût275 bien cherir la Paix toute divine !
Tout bien et tout plaisir par ses graces fleurit,
Les arts sont en honeur, la vertu se nourrit276,
Le vice est amorty. Lors sans peur de domage,
De meurdre et de danger, le marchand fait voyage.
Alors le laboureur au labeur prend plaisir
Quand son champ non ingrat repond à son desir ;
L’ennemy fourageur277 son bestial n’emméne,
Et pillart ne ravit le doux fruit de sa péne ;
Le vin est à qui fait des vignes la façon,
Et qui fait la semaille enleve la moisson ;
Et Cerés et Bacchus et Palés et Pomone
Font que parmy les chams grande planté278 foisone
De fruicts et de betail. Par tout regne le jeu
Et le gentil Amour chaufe tout de son feu.
Par tout roulent les fruicts du plein cor d’abondance279.
Sous 1’ombrage l’on voit s’egaïer en la dance,
Trepignant pellemelle280, et filles et garçons,
Tantost au flageolet, et tantost aux chansons281
Mais, humains inhumains, quelle fureur si forte
Vos esprits forcenez d’aveugle erreur transporte,
D’anoblir le cruel qui dans le sang humain
Trampe plus hardiment son inhumaine main282 ?
Et vous n’estimerez ny louange ny gloire
Digne de meriter eternelle memoire,
Si vous ne l’emportez par outrager celuy
Qui jamais ne pensa de vous donner ennuy ?
    O la pitiê de voir la flamme qui sacage,
Devorant sans mercy les maisons d’un village !
De voir dans le faubourg le pauvre citoyen
Qui ne pardonne pas au logis qui est sien !
O la pitie de voir les meres desolees,
De leurs piteux283 enfans tendrement acolees,
S’en aller d’huis en huis leur vie quemander,
A qui bien peu devant lon soulait demander284.
O la pitié de voir labourer une ville !
O la pitié de voir la campagne fertile
Faite un hideux desert ! voir hommes et chevaux
Pesle-mesle285 entassez ! voir de sang les ruisseaux !
    Et quel plaisir prens tu, race frelle, chetive,
De te hâter la mort, qui jamais n’est tardive286,
Sinon quand, te donnant mille maux ennuieux,
Tu fais le vivre tel, que le mourir vaut mieux ?…
    Aveugle, ouvre tes yeux ; regarde, miserable,
Que ta condition est pauvre et peu durable.
Où vont les plus grands Rois et plus grands Empereurs ?
Mais que sont aujourd’huy les plus grands conquereurs,
Qui par force ont donté, rangeans sous leur puissance
Les trois parts de la terre en serve obeissance ?
Ils ne sont plus que poudre, et n’en reste sinon
(S’il nous en reste rien) que le son de leur nom,
Qu’ils ont voulu nommer la bonne renommee,
Qui n’est aprés la mort qu’une ombre de fumee.
    Mais qui veut en ce monde un bon bruit aquerir
Qui soit loüé de tous et ne puisse perir,
Guerdonne287 la vertu, face punir le vice,
Maintienne le bon droit, exerce la justice,
Detourne du forfait les courages pervers,
Leur proposant la peur de chastimens divers ;
Qu’il mette en tous estats288 la bonne discipline,
Que prestant sa faveur aux hommes de doctrine
Il honore les arts, et qu’il n’ait à mépris
Ceux à qui les neuf Seurs leurs segrets ont apris289 ;
Que droiturier, prudent, liberal, debonnaire,
Ne mesfaisant à nul, tache à tous de bien faire ;
Rigoureux aux plus fiers, aux humbles gracieux,
Qu’il ait toujours l’honeur de Dieu devant les yeux
(Qui sont œuvres de paix) ; son renom et sa gloire
Seront dignes alors d’immortelle memoire,
Et sera mieux famé que quand il auroit mis
En route290 le pouvoir de cent rois ennemis…
    O Rois ! pensés à vous ; et, puis que Dieu vous donc
Le beau don de la paix, chacun de vous s’adone291
A l’aimer et garder. Qui premier l’enfreindra,
Qu’il tombe à la mercy du Roi qu’il assaudra ;
Que de son ennemy son pais soit la proye :
Qu’en son trone royal jamais ne se revoye ;
Jamais ceux de son sang n’y puissent revenir,
Puis que la douce paix il n’a sceu maintenir292.
(Poèmes, liv. V.)
Les Muses au poète.
Sonnet
Un jour, quand de l’yver l’ennuieuse froidure
S’atiedist, faisant place au printemps gracieux,
Lorsque tout rit aux champs, et que les prez joyeux
Peignent de belles fleurs leur riante verdure ;

Pres du Clain293 tortueux, sous une roche obscure,
Un doux somme ferma d’un doux lien mes yeux.
Voicy en mon dormant, une clairté des Cieux
Venir l’ombre enflamer d’un lumiere pure294,

Voicy venir des Cieux, sous l’escorte d’Amour,
Neuf nymphes qu’on eust dit estre toutes jumelles ;
En rond aupres de moy elles firent un tour ;

Quand l’une me tendant de myrte un verd chapeau295,
Me dit : Chante d’amour d’autres chansons nouvelles,
Et tu pourras monter à nostre sainct coupeau296.
(Amours de Francine, Ier liv.)
Épitaphe du comte de Brissac.
Sonnet
Brissac, le vaillant fils d’un sage vaillant pere,
Pouveit bien, casanant297, du labeur paternel
Cueillir l’aise et le fruit ; mais n’aimant rien de tel,
Haït le mol repos comme dure misere.

En tenant de vertu le sentier non vulgaire,
Brave, se couronna d’un laurier eternel,
Qui se vend pour la mort298, quand, jeune colonel,
Ouvroit aux vieux soldats le chemin de bien faire :

Quand devant Musidan, Musidan l’execré,
Apres mille hasards encourus à son gré,
Gagna si beau loyer299 en perdant sa jeunesse.

Pleurons nostre domage, et louons son bonheur ;
Car jeune, en bien mourant, seul il a plus d’honneur
Que mille bien vaillans, qui sont morts en vieillesse.
Sixains moraux
Eusses-tu pour voler des ælles
Jusqu’aux demeures eternelles,
De Dieu ne cherche la grandeur.
Dieu tout sçavant, tout bon, tout sage,
Emplist le tout de son ouvrage
D’une incomprenable splendeur300.

Pardonner au mal, c’est mal faire.
Qui à propos ne se peut taire,
Parler à propos il ne sçait.
N’a point d’amy, qui par trop s’aime ;
Qui sert autruy, se sert soy-mesme ;
Plaisir reçoit qui plaisir fait.

Tout l’été chanta la cigale ;
Et l’hyver elle eut la faim vale301 :
Demande à manger au fourmi302.
« Que fais-tu tout l’été ? — Je chante.
— Il est hyver : dance, faineante303. « 
Apprend des bestes, mon ami,
(Les Mimes 304 , enseignements et proverbes.)

Jodelle (1532-1573)

Notice

Estienne Jodelle, né à Paris, un des plus ardents de la « brigade », un des plus brillants de la Pléiade, après avoir, à l’âge de vingt ans, joué avec ses amis devant toute la cour la première tragédie du théâtre « renaissant », sa Cléopâtre captive, et donné encore la même année la première comédie régulière, son Eugène ou la Rencontre ; après avoir été pendant six années le poète, le musicien, l’architecte, le peintre, l’inspirateur et l’ordonnateur des fêtes royales, — pour une mascarade qui échoua en 1558, fut mis de côté, dédaigné, et mourut pauvre et oublié à l’âge de quarante et un ans.

La France lui nia le pain,

a dit d’Aubigné.

Qui se sert de la lampe, au moins de l’huile y met,

a-t-il dit lui-même amèrement dans le dernier vers d’un sonnet à Charles IX. — Jodelle fit, outre sa Cléopâtre, écrite en vers de dix syllabes et sa comédie en vers de huit syllabes, une Didon se sacrifiant écrite en alexandrins, et des Amours, des sonnets, des odes, etc., le tout publié en 1574. S’il n’est plus lu, il a eu au moins la gloire assurée d’avoir attaché son nom à la première date mémorable du théâtre français.

Cléopâtre à Octavien (Auguste)
…………………………………………
Au moins, Cesar, des goutes de mes yeux
Amolly toy, pour me pardonner mieux.
Celuy souvent trop tost borne sa gloire,
Qui jusqu’au bout se vange en sa victoire.
Pren donc pitié ; tes glaives triomphans
D’Antoine et moy pardonnent aux enfans
Non, non, Cesar, contente toy du pere,
Laisse durer les enfans et la mere
En ce malheur où les Dieux nous ont mis.
Mais fusmes nous jamais tes ennemis
Tant acharnez que n’eussions pardonné,
Si le trophee à nous se fust donné ?
(Cléopâtre captive 305, acte III.)
Didon à Énée
Va, je ne tiens point ! va, va, je ne replique
A ton propos, pipeur306 ! suy307 ta terre Italique.
J’espere bien enfin (si les bons Dieux, au moins,
Me peuvent estre ensemble et vengeurs et tesmoins)
Qu’avec mille sanglots tu verras le supplice
Que le juste Destin garde à ton injustice.
Assez tost un malheur se fait à nous sentir ;
Mais, las ! toujours trop tard on sent un repentir.
Quelque isle plus barbare où les flots equitables
Te porteront en proye aux tigres, tes semblables,
Le ventre des poissons, ou quelque dur rocher,
Contre lequel les flots te viendront attacher,
Ou le fons de ta nef, aprés qu’un trait de foudre
Aura ton mas, ta voile et ton chef mis en poudre,
Sera ta sepulture, et mesmes en mourant,
Mon nom entre tes dents on t’orra308 murmurant,
Nommant Didon, Didon, et lors, toujours presente,
D’un brandon infernal, d’une tenaille ardente,
Comme si de Megere on m’avoit fait la sœur,
J’engraveray ton tort dans ton parjure cœur :
Car, quand tu m’auras fait croistre des morts le nombre,
Partout devant tes yeux se roydira mon ombre.
Tu me tourmentes, mais, en l’effroyable trouble
Où sans fin tu seras, tu me rendras au double.
Le loyer de mes maux. La peine est bien plus grande
Qui voit sans fin son fait : telle je la demande ;
Et si les Dieux du ciel ne m’en faisoyent raison,
J’esmouvrois, j’esmouvrois l’infernale maison.
Mon deuil n’a’point de fin. Une mort inhumaine.
Peut vaincre mon amour, non pas vaincre ma haine309.
(Didon se sacrifiant, acte II.)

Grévin (1540-1570)

Notice

Jacques Grévin, né à Clermont, en Beauvoisis, élève du savant Muret, donna avant l’âge de dix-huit ans sa comédie de la Trésorière, qui a plus d’un rapport avec l’Eugène de Jodelle. Ce n’était pas un premier essai : il avait écrit et montré à des amis sa Maubertine, qui lui fut dérobée, nous dit-il dans l’avis au lecteur de la seconde pièce ; puis vinrent, aussi applaudies que son début, la tragédie de César et la comédie des Esbahis, l’une qu’on accusa d’être un plagiat de Muret, l’autre qui est une imitation de la Comédie du Sacrifice de Charles Estienne. Réserves faites sur l’originalité du jeune poète, on goûta fort la vivacité, et quelquefois la vigueur de son style. Mais d’autres travaux le détournèrent du théâtre. Docteur en médecine il fut attaché à Marguerite de France, fille de François Ier et femme du duc de Savoie ; il la suivit à Turin et y mourut.

Brutus et Antoine devant le peuple après le meurtre de César

Marc Brute, Cassius, Decime Brute, Marc Antoine, soldats.

 

MARC BRUTE.

Le Tyran est tué, la liberté remise,
Et Rome a regaigné sa premiere franchise.
Ce tyran, ce César, ennemy du Senat,
Oppresseur du païs, qui de son consulat
Avoit faict heritage310, et de la Republicque
Une commune vente en sa seule praticque311,
Ce bourreau d’innocens, ruyne de nos loix,
La terreur des Romains et le poyson des droicts,
Ambitieux d’honneur, qui monstrant son envye,
S’estoit faict appeler Pere de la patrie,
Et Consul à jamais, à jamais Dictateur,
Et, pour comble de tout, du312 surnom d’Empereur,
Il est mort, ce meschant, qui, decelant sa rage,
Se feit impudemment eslever une image
Entre les Roys : aussy il a eu le loyer
Par une mesme main qu’eust Tarquin le dernier.
Respire donc à l’aise, o liberté romaine !
Respire librement sans la crainte inhumaine
D’un tyran convoiteux. Voylà, voylà la main
Dont ore est affranchy tout le peuple romain !

CASSIUS.

Citoyens, voyez cy ceste dague sanglante ;
C’est elle, citoyens, c’est elle qui se vante
Avoir faict son devoir, puisqu’elle a massacré
Celuy qui mesprisoit l’aruspice sacré…

DÉCIME BRUTE.

Puissent pour tout jamais ainsi perdre la vie
Ceux qui trop convoiteux couveront une envie
Pareille à celle là : puissent pour tout jamais
Perdre d’un pareil coup leur gloire et leurs beaux faicts.
Ainsi, ainsi mourront, non de mort naturelle,
Ceux qui voudront bastir leur puissance nouvelle
Dessus la liberté, car ainsi les tyrans
Finent313 le plus souvent le dessein de leurs ans.

CASSIUS.

Allons au Capitole, allons en diligence,
Et premiers en prenons l’entiere jouissance.

MARC ANTOINE.

J’invoque des Fureurs la plus grande fureur ;
J’invoque le Chaos de l’eternelle horreur ;
J’invoque l’Acheron, le Styx et le Cochyte,
Et si quelque autre dieu dans les enfers habite,
Juste vangeur des maux, je les invoque tous,
Homicides cruels, pour se venger de nous.
Hé ! traistres ! est-ce donc l’amitié ordonnée
De desrober la vie à qui nous l’a donnee ?
J’atteste icy le ciel, seul juste balanceur
De tout nostre fortune, et liberal donneur
Des victoires, des biens, de l’heur et de la vie ;
Qu’ainsi ne demourra ceste faulte impunie
Tant qu’Antoine sera non moins juste que fort.
Et vous, braves soldats, voyez, voyez quel tort
On vous a faict, voyez ceste robbe sanglante !
C’est celle de Cesar, qu’ore je vous presente ;
C’est celle de Cesar, magnanime empereur,
Vray guerrier entre tous ; Cesar, qui d’un grand cœur
S’acquit avecque nous l’entierc jouissance
Du monde ; maintenant a perdu sa puissance
Et gist mort estendu, massacré pauvrement
Par l’homicide Brute.

LE PREMIER SOLDAT.

                                     Armons nous sur ce traistre !
Armes ! armes ! soldats, mourons pour nostre maistre !
Si jamais nous avons croisez les ennemis
Aux froissis des harnois, si nous nous sommes mis
Quelquefois aux dangers d’une trenchante espee,
Lorsque nous poursuyvions la route de Pompee,
C’est maintenant, soldats, qu’il nous fault hazarder,
Voire plus promptement que n’est le commander.

MARC ANTOINE.

Sus doneques, suyvez moy, et donnez tesmoignage
De vostre naturel et de vostre courage
Pour Cesar ; ne craignons de tomber au danger
De vostre propre mort pour la sienne venger314.
(Tragédie de César, acte V.)
L’argent.
Monologue

LOYS, gentilhomme.

Aujourdhuy lon n’ha plus d’amis,
Si n’est la bource et les escus ;
Aujourdhuy l’on ne trouve plus
Qui veuille tenir la querelle
De quelque honnèste demoiselle.
Le gain faict tout, le gain emporte
Les rempars d’une ville forte.
Le gain faict la joye et les ris,
Le gain est le Dieu de Paris ;
C’est le Dieu des inventions
Et la fin315 des intentions.
Le gain faict courir les marchans
Aux perils et dangers des champs316 ;
Au peril des vens et tempestes,
Qui plus souvent dessus leurs testes
Tombans d’espouvantable effort,
Leur mettent dans les dents la mort,
Voyre au plus beau de leur jeunesse.
Encore qu’il soit tel, si est-ce317
Que jamais il n’eut la puissance
De faire flechir la constance
De ma cruelle…318
(La Trésorière, comédie319, acte III, sc. 1.)
Émoi.
Monologue

LOYS, gentilhomme.

Amour premier de nostre vie
Inventa la bourellerie320
Et cruauté, comme je croy,
Car assez en moy j’apperçoy
Combien sa rage est redoutable,
Moy qui suis le plus miserable
Qui soit en ce monde vivant.
Je suis ébranlé comme au vent,
Je suis espoind321 et tourmenté,
Demi mort, rompu, transporté,
Tourné dans la roue d’amour :
En mon esprit ne fait séjour
Aucun repos ; je suis ja las ;
Là je suis où je ne suis pas ;
Mon esprit n’est là où je suis ;
Je veux cela que je ne puis ;
Vivant et mourant je demeure ;
Ce qui me plaist en la mesme heure,
Me tourne en mescontentement,
Tant desja l’amoureux torment
S’est acquis sur moy de puissance.
Il me met en routte, il m’élance ;
Ce qu’il me donne, il le retient ;
Il me faict à l’instant deffaire
Ce que luy mesme m’a faict faire322
(Ibid., acte IV, sc. 1.)

R. Garnier (1534-1590)

Notice

Robert Garnier, né à La Ferté-Bernard, dans le Maine, après avoir étudié le droit à Toulouse et plaidé à Paris, vécut et mourut au Mans dans les fonctions de lieutenant criminel. C’est de là publia les huit pièces qui en font le précurseur véritable de nos tragiques du xviie  siècle ; trois tragédies romaines ; Porcie (1568), Cornélie (1574), Marc-Antoine (1578) ; trois tragédies grecques : Hippolyte (1573), la Troade (1579), Antigone (1580) ; une tragédie sacrée : Sédécie ou les Juifves (1583), dont le second titre prend son nom du chœur qu’il y a introduit comme dans toutes les autres, et dont le sujet est le supplice de la famille de Juda après la destruction de Jerusalem par Nabuchodonosor II ; enfin une tragi-comédie, Bradamante (1582), empruntée à l’épopée de l’Arioste. Ses contemporains, Ronsard, Belleau, Baïf, Robert Estienne, de Thou, etc., le proclamèrent « le prince des tragiques français ». Il donna au style et au ton de la tragédie une dignité et une énergie toutes nouvelles, et l’on peut surprendre dans le théâtre des siècles suivants, particulièrement chez Corneille, des souvenirs ou des imitations du vieux poète du xvie . En lui faisant honneur de cette influence salutaire, il faut reconnaître que la reproduction constante qu’il a faite de Sénèque le Tragique, dont les pièces étaient des exercices d’éloquence destinés aux déclamations des lectures publiques, a contribué à donner à la tragédie française ce caractère oratoire qui a souvent tourné à la solennité et a remplacé l’action par les analyses psychologiques, les entretiens et les monologues. Un acte de Garnier n’est, le plus ordinairement comme chez Sénèque, qu’un long monologue suivi d’un chœur exprimant des lieux communs de morale. C’est encore à Sénèque qu’il a, avec d’autres poètes s’inspirant comme lui du poète latin plus que des Grecs, emprunté ces dialogues coupés où le vers, le tour et le mot s’appellent et se répondent dans une symétrie calculée, faite pour saisir l’oreille et l’esprit.

R. Garnier, il faut le signaler pour finir, a des accents patriotiques. Il sentit vivement l’horreur des guerres qui désolaient la France ; c’est sur elle qu’il pleure par les voix de plus d’un chœur antique de ses tragédies ; c’est son passé héroïque qu’il glorifie par la voix de Bradamante :

Aux François ne se veoit un teint si delicat,
Mais une main robuste endurcie au combat.
La sueur du harnois est nostre commun baume ;
Les combats, les assauts sont l’esbat du royaume.
Nostre ame est courageuse et ne craint nul effort ;
Nous ne prisons rien tant qu’une honorable mort…
Or vienne ce musqué qui ne fit jamais rien :
A son dam apprendra qu’il n’est point de vaillance
Qu’on doive comparer à la valeur de France.
Rois et empereurs323
I. Nabuchodonosor
Pareil aux Dieux je marche, et, depuis le réveil
Du soleil blondissant jusques à son sommeil,
Nul ne se parangonne324 à ma grandeur royale.
En puissance et en biens Jupiter325 seul m’égale :
Et encores n’estoit qu’il commande immortel,
Qu’il tient un foudre en main dont le coup est mortel,
Que son throne est plus haut et qu’on ne le peut joindre,
Quelque grand Dieu qu’il soit, je ne serois pas moindre.
Il commande aux éclairs, aux tonnerres, aux vens,
Aux gresles, aux frimats326, et aux astres mouvans,
Insensibles sujets ; moy je commande aux hommes.
Je suis l’unique Dieu de la terre où nous sommes.
S’il est, alors qu’il marche, armé de tourbillons,
Je suis environné de mille bataillons,
De soudars327 indomtez, dont les armes luisantes
Comme soudains éclairs brillent étincelantes.
Tous les peuples du monde ou sont de moy sujetz
Ou Nature les a delà les mers logez.
(Les Juifves, acte II.)
II. César Auguste
O grands Dieux immortels, qui avez toutes choses
Au celeste pouvoir de vos dextres encloses,
Par qui le chaud, le froid, le tonnerre et les vens,
Les propres qualitez des mois s’entresuivans
Ont leurs cours et leur estre, et qui par destinees,
Des empires avez les puissances bornees,
Leurs ages et leurs temps, et qui ne changeant point
Changez tout, sans tenir nulle chose en un poinct328 ;
Vous avez élevé jusques au ciel qui tonne
La Romaine grandeur par l’effort de Bellonne,
Maistrisant l’univers d’une horrible fierté,
L’univers captivant veuf de sa liberté.
Toutefois aujourd’huy cette orgueilleuse Rome,
Sans bien, sans liberté, ploye au vouloir d’un homme :
Son empire est à moy, sa vie est en mes mains ;
Je commande, monarque, au monde et aux Romains ;
Je fay tout, je peux tout, je lance ma parole,
Comme un foudre bruyant, de l’un à l’autre pole :
Egal à Jupiter, j’envoye le bonheur
Et malheur où je veux, sur Fortune seigneur.
Il n’est ville où de moy lon ne dresse une idole,
Où à moy tous les jours une hostie on n’immole.
Soit où Phebus attelle au matin ses chevaux,
Où la nuict les reçoit recreus de leurs travaux,
Où les flammes du ciel bruslent les Garamantes,
Où souffle l’Aquilon ses froidures poignantes,
Tout recognoist Cesar, tout fremist à sa voix,
Et son nom seulement espouvante les Rois329.
(Marc-Antoine, IV, 1.)
III. Charlemagne
Les sceptres des grands Roys viennent du Dieu supréme,
C’est luy qui ceint nos chefs d’un royal diadéme,
Qui nous fait, quand il veut, regner sur l’Univers,
Ét, quand il veut, fait choir nostre empire à l’envers.
Tout depend de sa main, tout de sa main procede,
Nous n’avons rien de nous, c’est lui qui tout possede,
Monarque universel, et ses commandemens
Font les spheres mouvoir et tous les elemens.
Il a mis sur mon chef la Françoise couronne,
Il a fait que ma voix toute la terre es tonne,
Et que l’Aigle romain perche en mes étendars,
Guide des escadrons de mes vaillans soudars…
C’est toy, moteur du Ciel, qui la force leur donnes,
Pour estre de ta loy les solides colonnes :
C’est toy qui fais florir ces braves Paladins,
Pour sous ton estendart rompre les Sarasins,
Ennemis de ton nom, pour l’Eglise défendre,
Qu’ils veulent par le fer Mahumetique rendre.
Ils ont domté l’Asie et l’Afrique, courans
De rivage en rivage, ainsi que gros torrens
Qui tombent en avril des negeuses montagnes
Et passent en bruyant à travers les campagnes,
Rompent tout, fauchent tout, arrachent les ormeaux,
Entraînent les bergers, leurs cases et troupeaux.
(Bradamante, acte I.)
Confiance et défiance

César, Antoine.

 

CÉSAR.

Ceux conspirer ma mort, qui la vie ont de moy ?

ANTOINE.

Aux ennemis domtez il n’y a point de foy.

CÉSAR.

En ceux qui vie et biens de ma bonté reçoivent ?

ANTOINE.

Voire, mais beaucoup plus à la patrie ils doivent.

CÉSAR.

Pensent-ils que je sois ennemy du païs ?

ANTOINE.

Mais330 cruel ravisseur de leurs droits envahis.

CÉSAR.

J’ay à Rome soumis tant de riches provinces.

ANTOINE.

Rome, ne peut souffrir commandement de Princes.

CÉSAR.

Qui s opposera plus à mon authorité ?

ANTOINE.

Ceux que de force on fait vivre en captivité.

CÉSAR.

Je ne crains point ceux-là qui restent de la guerre.

ANTOINE.

Je les crains plus que ceux qu’ensevelit la terre.

CÉSAR.

On fait bien d’ennemis quelquefois des amis.

ANTOINE.

On fait plus aisément d’amis des ennemis.

CÉSAR.

On gaigne par bienfaits les cœurs les plus sauvages.

ANTOINE.

Rien ne sçauroit fléchir les résolus courages.

CÉSAR.

Et si bienfait aucun nos citoyens n’espoind,
De qui n’auray-je peur ?

ANTOINE.

                                         De ceux qui ne sont point.

CÉSAR.

Quoy ? tûroy-je tous ceux de qui j’ai deffiance ?

ANTOINE.

Vous n’aurez autrement la vie en asseurance.

CÉSAR.

J’aimerois mieux plutost du tout ne vivre pas,
Que ma vie asseurer avec tant de trespas :
J’ay trop peu de souci de prolonger mon heure.
Je veux vivre si bien que mourant je ne meure,
Ains que laissant la tombe à mon terrestre faix,
Je vole dans le ciel sur l’aile de mes faicts.
Puis n’ay-je assez vécu pour mes jours, pour ma gloire ?
Puis-je trop tost aller dans le Cocyte boire ?
Hastive ores ne peut la mort siller mes yeux.
Celuy trop tost ne meurt qui meurt victorieux331.
(Cornélie, acte IV.)

88

La piété filiale

Edipe, Antigone.

 

EDIPE.

Toy, qui tort pere aveugle et courbé de vieillesse
Conduis si constamment332, mon soutien, mon addresse333,
Antigone ma fille, helas ! retire toy,
Laisse moy malheureux soupirer mon esmoy,
Vaguant par ces deserts : laisse moy, je te prie,
Et ne va malheurer334 de mon malheur ta vie.
Ne consomme ton âge à conduire mes pas,
La fleur de ta jeunesse avec moy n’use pas,
Retire toy, ma fille. Et dequoy me profite,
Me voulant fourvoyer335, ta fidelle conduite336 ?
Je ne veux point de guide au chemin que je suy :
Le chemin que je cherche est de sortir d’ennuy.
M’arrachant de ce monde, et delivrant la terre
Et le ciel de mon corps, digne de son tonnerre…
Las ! pourquoy me tiens tu ? ma fille : vois tu pas
Que mon pere m’appelle et m’attire au trespas ?
Comme il se monstre à moy terrible, espouvantable ?
Comme il me suit tousjours et m’est inseparable ?
Il me monstre sa playe, et le sang jaillissant
Contre ma fiere337 main, qui l’alla meurtrissant.

ANTIGONE.

Dontez, mon géniteur338, ceste douleur amere.

EDIPE.

Et qui pourroit donter une telle misere ?
De quoy sert plus339 mon ame en ce coupable corps ?
Que ne sors tu, mon ame ? helas ! que tu ne sors
D’un si mechant manoir340 ? penses tu qu’il me reste
Encore un parricide et encore un inceste ?…

ANTIGONE.

Rien, rien ne nous pourra separer que la mort,
Je vous seray compagne en bon et mauvais sort.
Que mes freres germains341 le royaume envahissent
Et du bien paternel à leur aise jouissent :
Moy mon pere j’auray, je ne veux autre bien,
Je leur quitte le reste, et n’y demande rien342.
Mon seul pere je veux ; il sera mon partage :
Je ne retiens que luy, c’est mon seul heritage343
Ne me rejettez point ; me voulez-vous priver
Du bonheur le plus grand qui me puisse arriver ?
S’il vous plaist de gravir sur l’ombrageuse teste
D’un coustau bocager, me voilà toute preste :
S’il vous plaist un vallon, un creux antre obscurci,
L’horreur d’une forest, me voilà preste aussi :
S’il vous plaist de mourir, et qu’une mort soudaine
Seule puisse finir votre incurable peine,
Je mourray comme vous : le nautonnier Charon
Nous passera tous deux sur les eaux d’Acheron…
Mais ployez, je vous pry, cet obstiné courage,
Surmontez vostre mal, surmontez vostre rage,
Où est de vostre cœur la générosité ?
Voulez vous succomber sous une adversité ?

EDIPE.

Laisse moy, mon souci344, veux tu bien que j’endure
Que mon pere soit mort sans venger son injure ?
Je ne fay qu’allonger le trame de mes maux :
Je ne vy pas, je sens les funebres travaux
D’un qui tombe au cercueil ; mon aine prisonniere
Est close de ce corps comme un corps de sa biere.
Tu penses me bien faire en prolongeant ma fin,
Mais je n’ay rien si cher qu’accourcir mon destin…

ANTIGONE.

N’aurez vous point pitié de ma douleur amere ?

EDIPE.

N’auras tu point pitié du malheur de ton pere ?

ANTIGONE.

Nostre malheur est grand345, mais un cœur genereux
Surmonte tout malheur, et n’est point malheureux…
Par vos cheveux grisons ornement de vieillesse,
Par cette douce main tremblante de foiblesse,
Et par ces chers genoux, que je tiens embrassez,
Ce mortel pensement, je vous prie, effacez
De vostre aine affligée, et laissez cette envie
De mourir, où le sort trop cruel vous convie.
Vivez tant que nature icy vous souffrira.
Elle vient assez tost…
(Antigone ou la piété 346, acte Ier.)
L’argent

Le duc Aymon, Beatrix, sa femme347.

 

AYMON.

Ce nous est toutefois un notable avantage
De ne bailler un sou pour elle en mariage.
Mesmement aujourd’hui qu’il n’y a point d’amour,
Et qu’on ne fait sinon aux richesses la cour,
La grace, la beauté, la vertu, le lignage
Ne sont non plus prisez qu’une pomme sauvage.
On ne veut que l’argent, un mariage est saint,
Est sortable et bien faict, quand l’argent est estreint.
O malheureux poison !

BEATRIX.

                                      Et qu’y scauriez-vous faire ?
Faut-il que pour cela vous mettiez en colere348 ?
C’est le temps du jourd’hui.

AYMON.

                                              C’est un siècle maudit.

BEATRIX.

Mais c’est un siecle d’or, comme le monde vit ;
On a tout, on fait tout pour ce metal estrange ;
On est homme de bien ; on merite louange,
On a des dignitez, des charges, des estats ;
Au contraire, sans luy, de vous on ne fait cas.
Il est vray ; mais j’ay veu, au temps de ma jeunesse,
Qu’on ne se gesnoit tant qu’on fait pour la richesse.
Alors vrayment, alors on ne prisoit sinon
Ceux qui s’estoient acquis un vertueux renom,
Qui estoient genereux, qui monstroient leur vaillance
A combattre à l’espee, à combattre à la lance.
On n’estoit de richesse, ains de l’honneur espris ;
Ceux qui se marioient ne regardoient au prix.
Le bon temps que c’estoit !…349
(Bradamante, tragi-comédie, acte II, sc. 1.)

Montchrestien (mort en 1521)

Notice

Antoine de Montchrestien, fils d’un apothicaire de Falaise, cultiva la poésie au milieu des hasards tragiques d’une vie de procès, de duels et de proscription, qui le conduisit en Angleterre pour échapper à un procès criminel, le ramena gracié en France, le fixa dans l’Orléanais par des travaux industriels, la fabrication d’instruments en acier, et finit par une mort sanglante dans une échauffourée de huguenots. C’est à sa tragédie de L’Escossaise (1605) qu’il dut la protection du fils de son héroïne, Jacques Ier, et les lettres de grâce de Henri IV. Son imagination vive et ardente puisa à plus d’une source. Il demanda sa Sophonisbe (1596) à celle du Trissin ; ses Lacènes ou la Constance (1600) à la Vie de Cléomène par Plutarque ; son David ou l’Adultère (1600), son Aman ou la vanité (1601) à la Bible ; son Hector (1603) à Homère. La grâce souvent délicate et touchante de son style fait penser à Racine, comme l’énergie de Garnier à Corneille.

La mort de Marie Stuart.
Récit du Messager.
Par Paulet, son geolier, la reine estoit conduite,
Ses femmes se plaignoient et marchoient à sa suite,
Mais elle qui sans crainte à la mort se hastoit,
Leur redonnoit courage et les reconfortoit.
« Que ma mort ne soit point, disoit elle, suivie
De pleurs ni de souspirs ; me portés vous envie,
Si pour perdre le corps je m’acquiers un. tel bien,
Que tout autre bonheur aupres de lui n’est rien ? »
Il nous faut tous mourir, suis je pas bien-heureuse
De revivre avec gloire en ceste mort honteuse ?
Si la fleur de mes jours se flestrit en ce temps,
Elle va refleurir en l’eternel printemps,
Où la grace de Dieu, comme une alme rosee,
La rendra toujours gaye et des ames prisee,
Luy faisant respirer un air si gratieux
Qu’il embasmera350 tout dans le pourpris351 des cieux.
Les esprits bien-heureux sont des celestes roses,
Au soleil eternel incessamment escloscs ;
Les roses des jardins ne durent qu’un matin :
Mais ces roses du ciel n’auront jamais de fin. »
Elle disoit ces mots à ses tristes servantes
Du mal-heur de sa mort plus mortes que vivantes ;
Redoublant les souspirs en leurs cœurs soucieux,
Les regrets en leur bouche, et les pleurs en leurs yeux.
Mais estant arrivee au milieu de la salle,
Sa face parut belle, encor qu’elle fust palle,
Non de peur de la mort venue avant saison,
Mais pour l’ennuy souffert en sa longue prison,
Lors tous les assistans émeus en leur courage,
Et d’aise tous ravis, regardoient son visage,
Admiroient ses beaux yeux, consideroient son port,
Lisoient dessus son front le mespris de la mort :
La merveille352 en leur cœur faisoit place à la crainte,
De son prochain danger leur ame estoit atteinte.
Elle ne souspirant les faisoit souspirer,
Et s’abstenant de pleurs contraignoit à pleurer.
Sa constance admirable autant qu’infortunee
Glaçoit tous les esprits, rendoit l’ame estonnee :
Bref tous portans les yeux et les cœurs abbatus
Regrettoient ses beautés et loüoient ses vertus.
Comme tous demeuroient attachés à sa veuë,
De tant de traits d’amour mesme en la mort pourveue ;
D’un aussi libre pas que son cœur estoit haut,
Elle s’en va monter dessus son eschaffaut ;
Et soubsriant un peu de l’œil et de la bouche,
« Je ne pensois mourir, dist elle, en ceste couche ;
Mais puisqu’il plaist à Dieu de se servir de moy
Pour maintenir sa gloire et defendre ma foy,
J’acquerray tant d’honneur en ce honteux supplice,
Où je fay de ma vie à son nom sacrifice,
Qu’on m’en celebrera en langage divers :
Une seule couronne en la terre je pers,
Pour en regaigner deux dans le celeste empire,
La couronne de vie et celle du martire. »
Ces mots, sur des souspirs, elle envoyoit aux deux,
Qu’elle invoquoit du cœur, de la bouche et des yeux353
(L’Escossoise, acte V.)
Prière d’Esther
Y deussé je mourir, j’en courrai le danger :
Laisser ma gent en proye a l’orgueil estranger ?
N’estouffer au berceau ses cruelles miseres ?
Cessent de plus mouvoir mes nerfs et mes arteres354,
Cesse mon cœur de battre, et mes deux yeux de voir,
Alors qu’un tel dessein je pourray concevoir.
Non, non, j’aime bien mieux courir mesme fortune,
Que trainer plus longtemps une vie importune…
Il est bon de mourir avecques ses amis,
Quand vivre avecques eux il ne nous est permis :
Il te faut donc, Esther, souffrir en leur souffrance
Ou bien les délivrer avec ta délivrance.
Et que te sert d’avoir ce bandeau sur le chef,
Si tu ne peux au loin destourner ce meschef355 ?
Il ne te reste rien si non à bien mourir.
Mais Dieu qui tient en main de tous hommes la vie,
Peut il pas empescher qu’elle te soit ravie ?
Ou, s’il le veut permettre, as tu pas ce confort,
Que tu mourras afin de revivre en ta mort ;
Et que, fermant les yeux aux tenebres mortelles,
Tu les viendras ouvrir aux clartés éternelles ?
Certes je croy que Dieu veut se servir de moy,
Pour retirer les siens de ce mortel esmoy :
L’amour passionné qu’Assuére me porte
Fait revivre en mon cœur mon esperance morte :
Il prise trop Esther, il en fait trop de cas,
Pour causer aujourd’huy sa honte et son trespas.
A toy donc, seul object de ma triste pensee,
Puisse arriver ma voix de mes souspirs poussee,
Voix qui pour s’élever et gaigner jusqu’à foy
Pour ses deux aisles prend ton amour et ma foy
Toy qui tiens en ta main des princes le courage ;
Toy qui leurs volontés mets sous ton arbitrage,
Donne moy le pouvoir d’impetrer de mon roy,
Qu’ores il me conserve et tous les Juifs en moy.
Nous n’ayons, apres toy, rien pour nostre deffence,
Que le foible rempart d’une simple innocence :
Mais fay je prevaloir à l’orgueil insolent
Du temeraire Aman qui va nous desolant.
Renvoye sur son chef tout le mal qu’il nous brasse356 ;
Remüe un peu le bras, foudroye son audace357.
(Aman, acte IV.)

Du Bartas (1544-1590)

Notice

Guillaume de Salluste, seigneur Du Bartas, est un Gascon des environs d’Auch. Son style se sent, il le reconnaît lui-même, du « naturel ramage » ; c’est un mélange d’audace fanfaronna dans l’étrangeté, d’imagination brillante et de grandeur, parfois tendue et guindée. Mais il a par ses qualités et ses défauts son originalité. Ronsard est païen, Desportes est Italien : il est biblique, au moins par ses sujets, car la mythologie y fait souvent une singulière figure. Dès ses vingt ans il donnait Judith, poème en six chants. En 1579 il donne la Sepmaine ou la Création au Monde, en sept chants ou « jours ». Dans l’intervalle il était sorti de son château pour endosser la cuirasse à la suite de Henri de Navarre. Une paix passagère de cinq ans (1580-1585) laissa au public le temps de lire à loisir sa Sepmaine, suivie (1584) de la Seconde Sepmaine en deux « journées » (Adam et Noé), qui ne vaut pas la première. L’applaudissement fut universel ; la première Sepmaine, dont la gloire profita, à la seconde, commença cette série d’éditions qui, en dix ans, dépassa la vingtaine ; elle fut traduite dans presque toutes les langues européennes, et sa gloire se perpétua au moins à l’étranger. Le Tasse fit à son imitation ses « Sept journées de la Création ». Milton fit plus d’un emprunt à l’Eden de la Seconde Semaine (1re journée). Byron s’inspira de lui, Goethe fut bien aise de reprocher au goût français l’oubli où il était tombé, et signala à radmiration de l’Europe celui que ses compatriotes n’admiraient et ne connaissaient même plus. — Depuis que Sainte-Beuve l’a remis en lumière en 1828 (Tableau de la Poésie française au xvie  siècle), ses bizarreries grotesques : le soleil, « grand duc des chandelles », les vents, « postillons d’Eole » (dès le quatrième vers de la Création), Dieu, « archer du tonnerre » et « grand maréchal de camp », les monts, « enfarinés de neige éternelle », — j’en passe et des moins bonnes, — toutes ces « vilaines et sales métaphores » que lui reprochait le cardinal du Perron, lui ont peut-être fait plus tort que ses qualités ne lui ont fait honneur. Il reste néanmoins que, si la grâce et le charme lui manquent, s’il n’a que bien rarement des vers coulants et frais comme ceux-ci que je détache du début du septième jour, fort prisé de Goethe :

Ici la pastorelle, à travers une plaine,
A l’ombre, d’un bas lent, son gras troupeau remène ;
Cheminant elle file, et, à voir sa façon,
On diroit qu’elle entonne une douce chanson ;

il rencontre souvent le vers fort et sonore ; il dira aussi bien que d’Aubigné en son Jugement dernier, que le Fils de Dieu

Descendra glorieux des voûtes étoilées ;

il laissera dans toutes les mémoires ce vers fameux :

Et l’Enfer est partout où l’Éternel n’est pas ;

en ses Sepmaines, œuvre de théologie, d’érudition scientifique, zoologique, géologique et aussi d’imagination, il prendra le premier rang dans la poésie descriptive, témoin le portrait renommé du cheval qu’on trouvera ci-après et qui rappelle quelquefois heureusement celui de Virgile (Géorgiq. III, 75 sqq.).

Dieu dans ses œuvres
O Pere358, done moy359 que d’une vois faconde
Je chante à nos neveus la nessance360 du monde :
O grand Dieu, donne moy que j’étale en mes vers
Les plus rares beautés de ce grand univers :
Done moy qu’en son front ta puissance je lise,
Et qu’enseignant autruy moy-même je m’instruise…
    Or donq avant tout tans361, matiere, forme et lieu,
Dieu tout en tout étoit, et tout étoit en Dieu,
Incompris, infini, immuable, impassible,
Tout-esprit, tout-lumiere, immortel, invisible,
Pur, sage, juste et bon. Dieu seul regnoit en paix :
Dieu de soi-même étoit et l’hête et le palais.

Puis Dieu engendre son Fils,

    … sa Vois362, son Conseil eternel,
De qui l’étre est égal à l’étre paternel.
De ces deux proceda leur commune Puissance,
Leur Esprit, leur Amour, non divers en essance,
Ains divers en Persone, et dont la Déité
Subsiste heureusement dés toute éternité
Et fet ensemble une essence triple-une363.
    Tout beau, muse, tout beau364 : d’un si profond Neptune
Ne sonde point le fons : garde toi d’aprocher
Ce Caribde glouton, ce Capharé rocher365,
Où mainte nef suivant la raison pour son Ourse,
A fet triste naufrage au milieu de sa course.
Cil qui veut scurement par ce goufre ramer,
Sage, ne doit jamais cingler en haute mer,
Ains cotoier la rive, ayant la loi pour voile,
Pour vent le Saint Esprit, et la foi pour Étoile…
    Echele366 qui voudra les étages des Cieux ;
Franchisse qui voudra d’un saut ambitieux
Les murs de l’univers367 ; et, bouffi d’arrogance
Contemple du grand Dieu face à face l’Essance…
    Il me plait bien de voir cette ronde machine
Comme estant un miroir de la face divine ;
Il me plait de voir Dieu, mais comme revêtu
Du manteau de ce Tout, témoin de sa vertu368 ;
Car si les rais ardens que le cler soleil darde
Ebloüissent les yeux de cil qui les regarde,
Qui pourra soutenir sur les Cieux les plus clers
Du visage de Dieu les foudroyans éclers ?
Qui le pourra treuver séparé de l’ouvrage
Qui porte sur le front peinte au vif son image ?
    Dieu qui ne peut tomber ès lours sens des humains369,
Se rend come visible ès œuvres de ses mains…
Le monde est un grand livre, où du souverain
Mètre L’admirable artifice on lit en grosse lettre.
Chaque œuvre est une page, et d’elle chaque effet
Est un beau caractere en tous sens très parfet.
Mais las ! come enfançons370, qui, lassés de l’étude,
Fuient pour s’égaier les yeux d’un mêtre rude,
Si fort nous admirons ses marges peinturés,
Son cuir fleurdelizé et ses bors sur-dorés
Que rien il ne nous chaud d’aprendre la lecture
De ce texte disert où la docte Nature
Enseigne aus plus grossiers qu’une Divinité
Police de ces lois ceste ronde cité371.
(La Sepmaine ou Création du monde, Ier jour. — Édition de 1579.)
Le déluge
…………………………… Dans l’obscure grote
Du mutin Roy des vents le Tout-Puissant garrote372
L’Aquilon chasse nue373, et met pour quelque tans
La bride sur le col aus forcenes Autans.
D’une æle toute moite ils comencent leur course :
Chaque poil de leur barbe est une humide source ;
De nues une nuit enveloppe leur front ;
Leur crin froid et neigeux tout en pluyes se fond,
Et leurs dextres pressant l’épesseur des nuages
Les rompent en éclers, en pluyes, en orages.
    Les torrens écumeus, les fleuves, les ruisseaus
S’enflent en un moment. Ja les confuses eaus
Perdent leurs premiers bords, et dans la mer salee,
Ravageant les moissons, courent bride-avalee374.
    Ja la terre se perd, ja Nerée est sans marge,
Les fleuves ne vont plus se perdre en la mer large ;
Eus-même sont la mer ; tant d’occans divers
Ne font qu’un océan ; même cet univers
N’est rien qu’un grand étang qui veut joindre son onde
Au demeurant des eaus qui sont dessus le monde…
    Tandis la sainte Nef sur l’échine azurée375
Du superbe océan navigoit asseurée,
Bien que sans mât, sans rame, et loin, loin de tout port,
Car l’Eternel étoit son pilote et son nort.
Trois fois cinquante jours le general naufrage
Degâta376 l’univers. Enfin d’un tel ravage
L’Immortel s’émouvant n’eut pas soné si tôt
La retrete des eaus, que soudain flot sur flot
Elles gaignent au pié377. Tous les fleuves s’abaissent.
La mer r’entre en prison. Les montaignes renaissent.
Les bois montrent déjà leurs limoneus rameaus ;
Ja la montagne croit par le décroit des eaus,
Et bref la seule main du Dieu darde-tonnerre
Montre la terre au ciel et le ciel à la terre378.
(Ibid, IIe jour.)
Le cheval379
………………………………………………………
Ses paturons380 sont courts, ni trop droicts, ni lunez381 ;
Ses bracs secs et nerveus, ses genoux descharnez.
Il a jambe de cerf, ouverte la poictrine,
Large croupe, grand corps, flancs unis, double eschine,
Col mollement vousté comme un arc my tendu,
Sur qui flotte un long poil crespement espandu,
Yeux gros, prompts, relevés, bouche grande, escumeuse,
Naseau qui ronfle382 ouvert, une chaleur fumeuse…
Son pas est libre et grand ; son trot semble égaler
Le tigre en la campaigne et l’arondelle en l’er :
Et son brave galop ne semble pas moins viste
Que le dard biscaïn ou le traict moscovite.
Mais le fameux canon, de son gosier bruyant,
Si roide383 ne vomit le boulet foudroyant,
Qui va d’un rang entier esclaircir une armee
Ou percer le rempart d’une ville sommee384,
Que ce fougueux cheval, sentant lascher son frein
Et piquer ses deux flancs, part viste de la main,
Desbande tous ses nerfs, à soi mesmes eschappe,
Le champ plat bat, abat ; destrappe, grappe385, attrape
Le vent qui va devant ; couvert de tourbillons386
Escroule sous ses pieds les bluetans387 sillons,
Fait descroistre la plaine, et, ne pouvant plus estre
Suivi de l’œil, se perd dans la nuë champestre388.
(Seconde sepmaine, 1re journée.)

Vauquelin de la Fresnaie (1536-1607)

Notice

Jean Vauquelin, nè à la Fresnaie-au-Sauvage, près de Falaise, fut un enfant de cette verte et grasse Normandie, qui, aux xvie et xviie  siècles, a donné nombre de poètes et d’amis de la nature. Jeune il étudia le droit à Paris et à Poitiers, et en même temps s’enrôla avec passion dans la « brigade » de Ronsard. Plus âgé il fut magistrat à Caen et gentilhomme campagnard, et resta poète. Les bois, les vergers, le Clain du Poitou, l’Orne de la Normandie, voilà toute sa vie, sa joie et son rêve. Faire de ses fils des amis des champs fut son dernier but. L’un d’eux, Des Yveteaux, n’y faillit qu’à moitié ; il joua au berger dans son jardin du Pré-aux-Clercs à Paris. — À dix-neuf ans il publia (1555) en deux livres, sous le nom de Foresteries, qui n’a pas fait fortune, des pièces de mètres et de strophes très variés, où l’entrain de la jeunesse n’a d’égal que le mauvais goût. Il les renia lui-même ; il ne les réimprima pas dans l’édition de ses œuvres qu’il donna deux ans avant sa mort. Elle contient ses Satyres françoises en cinq livres, ses Idillies en deux livres, son Art poétique françois en trois livres. — Le nom de Satire avait été renouvelé de l’antiquité par J. Du Bellay dans son Illustration de la langue française ; le genre avait été accidentellement cultivé par du Bellay lui-même, par Ronsard, par Jean de la Taille. — Ses cent cinquante Idillies, « imagettes et petites tablettes de fantaisie d’amour, » dit-il dans sa préface, très variées d’étendue, d’allure, de mètre, ont leur originalité. Il a le bon goût de ne pas nommer son vieux maître Ronsard quand il déclare que les « noms de Guillot et de Pierrot, au lieu de Thyrsis et de Tityre, ne contentent pas son opinion » ; ce sont les Phillis et les Galatée qu’il chante. — Son Art poétique, qui venait après plusieurs autres (Sibilet, Peletier du Mans, etc.), est le seul qui compte avant celui de Boileau : comme Boileau il y met judicieusement Horace à contribution. Partout son style, encore qu’un peu traînant parfois, a une grâce piquante dans ses Idillies, une grande franchise d’allure dans ses Satyres, d’heureuses rencontres dans son Art poétique. Il lui manque l’éclat de Ronsard dans les premières, la vigueur de Régnier dans les secondes, la netteté de Boileau dans le dernier ; mais il suit son sentier après l’un et ouvre la route aux deux autres.

Portrait de Vauquelin par lui-même.
À son livre389
………………………………………………
Va donc, va, mon enfant, va-t-en à l’aventure,
Puisque de mon conseil obstiné tu n’as cure.
Toutefois si tu as quelquefois ce bon heur
De voir autour de toy quelques hommes d’honneur,
Qui te prestent l’oreille, et qu’un soleil aimable
De ses rais390 échauffans te rende favorable……
Si l’on s’enquiert de toy quel homme je puis estre,
Di391. …………………………………………
Di, que ne passant point encor dix et huict ans,
Grimoult, Toutain etmoy, poussez d’un beau printans,
Nous quittames Paris et les rives de Seine,
Vînmes dessus le Loir, sur la Sarte et sur Maine :
Lors Angers nous fit voir Tahureau, qui mignart
Nous affrianda tous au sucre de son art.
Delà nous vînmes voir les Nimphes Poitevines,
Qui suivoient par les prés, Françoises et Latines,
Le jeune Saintemarthe, et ses vers enchanteurs
Apres eux attiroient les filles et pasteurs.
    Et di, qu’ayant encor sans cotton le visage,
Je mis au jour les vers de mon apprentissage,
Au lieu de demesler les épineuses lois,
Les Nimphès, les Sylvains nous suivions par les bois392
    Di, que je fus sujet393 à la haine, à l’envie
De plusieurs qui depres épluchèrent ma vie :
Et ne m’ayant haineux par inédits pardonné394,
Secret sur leurs medits mes mœurs je façonné395.
    Di, que je fus d’ailleurs aimé de tout le monde,
D’un cœur ouvert et franc, de conscience ronde,
Et que j’aime chacun, mais, sur tous, ces esprits
Que la douceur d’amour et des muscs tient pris.
(Satyres françoises, liv. Ier, dernière pièce : A son livre.)
Suite du portrait de Vauquelin par lui-même
Je ne sçauroy, quand je sçay le contraire,
Suivre le mal et laisser à bien faire396.
A l’honneur vray l’utile preferant :
Ni ne sçauroy trouver, au demeurant,
Fausses raisons pour rabattre à toute heure
Des gens d’honneur la fortune meilleure397,
En élevant le jeune ambitieux,
L’avare ingrat et le traitre envieux.
    Je ne sçauroy avoir la conscience
D’offencer Dieu en certaine science398,
Nuisant à tel, qu’en mon cœur je sçay bien
Estre tenu pour un homme de bien…
    Je ne sçauroy déguiser tant mon stile
Que de nommer un Thersite un Achille,
Ni, pour le sang antique et genereux,
Comme un Roland estimer un poureux399.
    Je ne sçauroy d’une bouche effrontee
D’un sot marmot400 la Muse avoir vantee,
En assurant que le Grec, le Romain,
Ni le François n’ont eu tel escrivain.
    Je ne sçauroy, de façon coustumiere,
Loüer quelqu’un devant, et en derrière
En dire mal et me rendre si faint
Qu’aux riants rire et plaindre si l’on plaint401.
    Je ne sçauroy penser ce qu’il faut dire
Pour plaire au Prince en tout ce qu’il desire.
Je ne sçauroy la vérité cacher
De peur de voir un autre s’en fâcher.
    Je ne sçauroy, double402 et plein de falace,
Tromper l’ami sous une aimable face.
Je ne sçauroy apeler bon ami
Celuy qui parle en flatant à demi……
    Je ne sçauroy, promettant faussement,
Décevoir403 Dieu par quelque faux serment,
Ni mes prochains : et je ne m’approprie
Ce qui n’est mien, ni de mon industrie404.
Voilà pourquoi d’honorer ne me chaut405
Les grands à qui la Fortune plus vaut
Que le bon sens : et pourquoi tant m’agree
Auprès de Caen la Normande contree :
Et cela fait que nos lieux406 me sont or407
Ma cour, mon Louvre et mon palais encor408.
(Satyres françaises, liv. III.)
Misère des poètes
L’homme se fait pourement409 immortel
Quand il n’a point de pain à son hôtel410.
Il ne vit point de luths et d’epinetes,
D’odes, sonnets d’amours, de chansonnettes ;
Car entre nous ne vaut pas un liard
Le bon Virgile, au prix d’estre gaillard
Comme Vaumord, dont la fine ignorance,
A vingt pour cent, double son abondance.
Phœbus au près ne seroit qu’un coquin
Qu’un cagnardier411 n’ayant ne pain ne vin…
Tout son cœur met en ses vers le poete,
Mais le Milourd412 son ame plus parfaite
Met en son or : au pres duquel combien
Pourroit valoir des Muses tout le bien ?
O que lourdauts et que bestes nous sommes
De tant louer indignement les hommes !
J’entends les grands qui pensent qu’on leur doit
Tous les beaux vers qu’un bel esprit conçoit…
De peu de cas les poetes se paissent,
Mais les larrons abondamment s’engraissent
De bons chapons, de perdris, de faisans,
Et sur leur table ayant tous mets plaisans,
Ils ont encor souvent chez eux une plantee,
Comme en trophée, la corne d’Amaltee413 :
Vautours goulus, non jamais assouvis
De tant de biens qu’au peuple ils ont ravis,
Et va pressant leur griffe deloyale
Le suc coulant de l’eponge royale.
Les doctes sont tenus comme pedants,
Les grands vanteurs414 avisez et prudants,
Accorts415 et fins : comme à poure canaille
Du pain au docte à grande peine on baille…
On n’use point pour son manger et boire
De tous les chants des filles de Memoire416
Ni d’Apollon, lequel le plus souvent,
Ayant disné, ne soupe que de vent.
Et puis, en fait, ni d’odes ni de ryme,
Tant bonnes soient, on ne fait point d’estime ;
Chacun s’en moque, et le riche usurier
Ne bailleroit là dessus un denier.
Il faut porter une autre chose en gage,
Car on ne vit de vers ni de langage417.
(Satyres françoises, liv. III ; à J.-A. de Baïf, dernière pièce.)
La vie champêtre
Bien heureux est celuy qui, trés loin du vulgaire,
Vit en quelque rivage esloigné, solitaire,
Hors des grandes cités, sans bruit et sans procés,
Et qui, content du sien418, ne fait aucun excés ;
Qui voit de son château, de sa maison plaisante419,
Un haut bois, une prée, un parc qui le contente…
Les pensers ennuyeux ne lui rident la peau,
Ne lui changent le poil ni troublent le cerveau420 ;
Mais n’esperant plus rien et craignant peu de chose,
Son seul contentement pour but il se propose.
Il rit de la fortune, et de cet or trompeur
Que l’avare en un coin dépose plein de peur421.
Il prend son passe-temps de voir, dedans les villes,
Tant d’hommes convoiteux, tant de troupes servilles,
Courre422 aux biens, aux profits, aux estats423, aux honneurs,
Pour faire, après, parti424 des grands et des seigneurs…
Il ne voit prés de lui l’horreur des grand’s armees,
N’entend point la rumeur des troupes affamees
Qui mangent la substance au pauvre villageois425
Et rançonnent la ferme ou les biens du bourgeois.
    Le jour, il ne craint rien, et dans sa maison belle
On ne pose la nuit garde ni sentinelle :
Il n’est point désireux de hausser son renom
Plus haut qu’entre les siens avoir toujours bon nom426
Entre les bas vallons son humble renommee
Sans autre ambition se tient close et fermee.
Ni devant, ni derriere il n’a de gens au guet,
Il marche en tous endroits, sans craindre aucun aguet427 ;
Il est sobre et joyeux, sans prendre nourriture
Que des biens qu’en ses champs apporte la nature428……
    Ores429 seulet il va de campagne en campagne,
Ores de bois en bois, de vallon en montagne,
Prenant mille plaisirs jusqu’à ce que la nuit,
Ou bien le temps mauvais le mène en son reduit ;
Et mille beaux pensers qui lui font compagnie
Sont cause qu’ainsi seul jamais il ne s’ennuie.
Et puis se reposant dessous l’ombrage épais
D’un grand hestre touffu, pour prendre un peu de frais,
Il oit dans les forests des vents le doux murmure,
Qui semble caqueter avecques la verdure430 ;
Il oit le gazouillis de ces mille ruisseaux
Dont les Naïades font parler les claires eaux ;
Il oit mille oisillons qui sans cesse jargonnent,
Et les gais rossignols qui par dessus fredonnent ;
Il oit un escadron, un essaim bourdonnant
D’abeilles qui là vont un grand bruit demenant431 ;
Il oit sourdre à bouillons les sources fontainieres ;
Il contemple le cours des bruyantes rivieres :
Ce qui lui fait alors un tel desir venir
De sommeiller un peu, qu’il ne s’en peut, tenir…
    Oh ! qu’il est en son cœur content et satisfait,
Quand il tient un beau fruict du fruictier qu’il a fait432 !
Quand il tient une grappe en sa vigne choisie,
Dont la couleur combat avec la cramoisie !
    Jamais il ne se fâche ; il est paisible et doux,
Si quelque mouton gras ne lui mangent les loups :
En dépit433 il leur fait la chasse et la huee434 ;
Un grand peuple435 il assemble, une louve est tuee ;
On en porte la hure436 aprés par les hameaux437,
On reçoit les presens des riches pastoureaux.
Il ne craint jamais faire en la mer de naufrage,
Il se rit de celuy qui risque à son dommage438.
Cette infidelle roue439, où chacun à son tour,
Tantost haut, tantost bas, va tournant à l’entour,
Ne le tourmente point ; pour n’estre point haussee,
Pourtant on ne voit point sa fortune abaissee.
    Au soir, à son retour, il conte à la maison
Au prix de quelle peine il eut sa venaison,
Qu’il met lors sur la table, prenant sa douce gloire
A montrer le beau fruict de sa belle victoire.
Sa femme l’accolant l’admire et le cherit,
Tous les siens en ont joie, et le ciel mesme en rit440.
    O qu’il a d’aise à voir revenir pesle-mesle
Les vaches, les taureaux, et le troupeau qui bele,
Les aumailles441 marcher lentement pas à pas,
Et puis d’autre costé galoper le haras442 ;
A voir les bœufs, ayant achevé leur journee,
Ramener sa charrue à l’envers retournee443 ;
Et dans sa basse cour grand nombre de ses gens,
Chacun diversement s’employer diligens,
D’ailleurs force artisans, qui rendent tesmoignage
Qu’une riche abondance existe en ce mesnage444.
(Satyres françoises.)
À son fils445
………………………………………………
Aime Dieu, cependant, et marchant en sa crainte,
Garde que sa lumière en toy ne soit eteinte.
Elle te conduira par les obscurs detours
Où tu chemineras desormais tous les jours.
Car tousjours la jeunesse est la plus agreable,
Qui porte sur son front une douceur aimable,
Montrant par ses discours à chacun en tout lieu
Qu’en son ame est emprainte une image de Dieu,
Et qui, par des effects pleins d’un gentil446 courage,
Fait gouster de bon fruict dès son apprentissage…
Qui sçait bien à part soy dans son cœur consulter
Tousjours un saint conseil Dieu lui vient apporter.
Sur tout ne sois ingrat, c’est une tache infette,
Qui noircit la blancheur de l’ame la plus nette…
Endure du malade, il a desja peut estre
Bien enduré de toy : son frere il faut connoistre.
Cheri les amitiez qui longues dureront,
Et les inimitiez qui bien tost finiront.
Mais on hait bien souvent les hommes qu’on offense447 ;
Et souvent le bien fait de mal se recompense.
Mais qui ferme se tient au roc de la vertu
Du courrous orageux n’est jamais abatu…
Travaille en tes beaux ans, en tes ans plus parfaits,
Pour porter plus content de tes vieux ans le fais.
Travaille à t’elever aux vertus excellentes :
Les ans coulent tousjours comme les eaux coulantes,
Comme apres la saison tant de fruites plantureux
Perdent en pourrissant tous leurs gousts savoureux ;
L’age premier se passe : et la vieillesse blanche
Long temps apres les fruicts ne demeure en la branche448,
(Satyres françoises, livre IV ; à Guillaume Vauquelin, à présent lieutenant general au baillage et presidial de Caen.)
Imité d’Anacréon
Le rusé Cupidon,
Voyant Philis seulete,
Luy jetta son brandon
Et tira sa sagette :
Mais cet cnfantelet
Ne pouvant de sa fleche,
Dans le cœur tendrelet,
Luy faire aucune breche,
Il va tout furieux
D’une pleine secousse
Jetter en ses beaux yeux
Son feu, ses traits, sa trousse449 :
Puis que je n’ay, dit-il,
De pouvoir sur ton ame,
Tes yeux d’un feu subtil
Elanceront ma flame.
(Idillies, I, 53.)
L’allégorie
Comme en la vigne on void, dessous la feuille verte,
La grappe cramoisie et de pampre couverte
Se desrober aux yeux : ainsi sous les discours
D’un conte poëtique, et parmi les amours
Des héros et des dieux, entremeslés de fables,
Sont des enseignemens féconds et profitables.
Souvent nous nous plaisons aux parfums, aux couleurs,
Sans chercher les vertus des odorantes fleurs.
L’abeille toutesfois, ouvriere sacree,
En tire la liqueur dont son œuvre est sucree ;
De mesme on void plusieurs s’abuser aux beautés
Des paroles qui sont pleines de nouveautés ;
Mais d’autres, n’arrestant450 à ces formes fleuries,
Recueillent le beau sens voilé d’allegories451.
De feuillage d’acante et de plaisans festons,
Les Muses cachent l’or des vers que nous chantons.
(L’Art poétique françois.)

D’Aubigné (1550-1630)

Notice

Dans cette existence complexe, agitée et fougueuse de Théodore Agrippa d’Aubigné (voir sa notice dans nos Prosateurs), où nous trouvons un enfant condamné à mort à dix ans, un élève de Théodore de Bèze, un duelliste, un soldat, un compagnon et un censeur d’Henri de Navarre, un historien, un pamphlétaire et un romancier, il y a eu place pour deux poètes : un poète de cour, tout aux amours, aux mascarades et aux carrousels du Louvre sous Henri III, — véritable intermède de plaisirs et d’oubli entre son passé et son avenir de huguenot militant, — qui écrit, sous le nom de Printemps, odes, sonnets et chansons ; et un poète sectaire, qui écrit en prison » sous la tente, dans la retraite, partout, l’épopée satirique et vengeresse des Tragiques. Son Printemps, que, d’ailleurs, il n’a pas jugé digne de voir le jour et qui a été publié, pour la première fois, d’après les manuscrits originaux en 1874, le laisse bien loin derrière les Ronsard, les Du Bellay, les Belleau, les Desportes. Ses Tragiques en font le créateur, resté inimitable, de la satire politique et religieuse. Ce poème, unique en son genre, a été pendant vingt ans (voir la Préface de l’édition de M. Ludovic Lalanne) comme le confident journalier des fureurs, des douleurs, des transports de foi et des ardeurs de vengeance de l’âpre huguenot. Il a versé ce qui débordait de son cœur. La prose de ses Mémoires y eût suffi ; mais l’accent de la colère vibre mieux dans le vers. Son vers, né de l’indignation, lui a rendu ce qu’il lui devait : il l’a fait vivre jusqu’à nous, brûlante comme une lave, qui s’y est moulée, sans s’y refroidir.

Les Tragiques font oublier qu’il a composé aussi des Poésies religieuses, publiées en 1630, dont quelques-unes sont envers mesurés, rimes ou non rimes, et, à l’imitation de Du Bartas, un poème de la Création en vingt-cinq chants, publié en 1874.

Voir les Œuvres complètes de Théodore Agrippa d’Aubigné publiées pour la première fois d’après les manuscrits originaux, par MM. Réaume et de Caussade ; 4 vol. in-8°. Alph. Lemerre, 1872-1877.

La Muse des Tragiques
Je n’escris plus les feux d’un amour inconnu452 ;
Mais, par l’affliction plus sage devenu,
J’entreprens bien plus haut, car j’apprens à ma plume
Un autre feu auquel la France se consume.
Ces ruisselets d’argent que les Grecs nous feignoient,
Où leurs poëtes vains beuvoient et se baignoient453,
Ne courent plus icy ; mais les ondes si claires,
Qui eurent les saphirs et les perles contraires454,
Sont rouges de nos morts ; le doux bruit de leurs flots,
Leur murmure plaisant heurte contre des os.
Le luth que j’accordois avec mes chansonnettes
Est ores estouffé de l’éclat des trompettes :
Icy le sang n’est feint, le meurtre n’y defaut455 ;
La Mort jouë elle-mesme en ce triste eschaffaut…
D’icy, la botte en jambe, et non pas le cothurne,
J’appelle Melpomene en sa vive fureur,
Au lieu de l’Hippocrene, éveillant cette peur
Des tombeaux rafraischis, dont il faut qu’elle sorte,
Affreuse, eschevelee, et bramant en la sorte
Que faict la biche aprés le fan qu’elle a perdu ;
Que la bouche luy saigne, et son front esperdu
Face noircir du ciel les voutes esloignees ;
Qu’elle esparpille en l’air de son sang deux poignees,
Quand, espuisant ses flancs de redoublez sanglots,
De sa voix enroüee elle bruira ces mots :
    « O France desolee ! o terre sanguinaire !
Non pas terre, mais cendre ; o mere ! si c’est mere
Que trahir ses enfans456 aux douceurs de son sein,
Et, quand on les meurtrit457, les serrer de sa main ;
Tu leur donnes la vie, et dessous ta mammelle
S’esmeut des obstinez la sanglante querelle ;
Sur ton sein blanchissant ta race se debat,
Là le fruict de ton flanc faict le champ du combat458. »
(Les Tragiques, livre Ier).
Le style des Tragiques
Vous qui avez donné ce subject à ma plume,
Vous-mesmcs qui avez porté sur mon enclume
Ce foudre rougissant aceré de fureur,
Lisez-le, vous aurez horreur de vostre horreur.
Si quelqu’un me reprend que mes vers eschauffez
Ne sont rien que de meurtre et de sang estoffez459,
Qu’on n’y lit que fureur, que massacre, que rage,
Qu’horreur, malheur, poison, trahison et carnage,
Je lui respons : Ami, ces mots que tu reprens
Sont les vocables d’art460 de ce que j’entreprens ;
Les flateurs de l’Amour ne chantent que leurs vices,
Que vocables choisis à prendre les delices,
Que miel, que ris, que jeux, amour et passe-temps,
Une heureuse folie à consommer son temps.
Ce siècle, autre en ses mœurs, demande un autre style.
Cueillons des fruicts amers desquels il est fertile.
Non il n’est plus permis sa veine desguiser ;
La main peut s’endormir, non l’ame reposer,
Et voir en mesme temps nostre mere hardie
Sur ses costez jouer si rude tragédie,
Proche à sa catastrophe, où tant d’actes passez
Me font frapper des mains et dire : « C’est assez ! »
Et plus loin (même chant) :
On dit qu’il faut couler les execrables choses
Dans le puits de l’oubli et au sepulchre encloses,
Et que par les escrits le mal resuscité
Infectera les mœurs de la posterité.
Mais le vice n’a point pour mere la science,
Et la vertu n’est point fille de l’ignorance.
(Ibid., livre II).
Prière à Dieu contre les persécuteurs
« Tu vois, juste vengeur, les fleaux461 de ton Eglise,
Qui, par eux mise en cendre et en masure mise,
A, contre tout espoir, son esperance en toy,
Pour son retranchement, le rempart de la foy.

Tes ennemis et nous sommes egaux en vice,
Si, juge, tu te sieds en ton lict de justice ;
Tu fais pourtant un choix d’enfans ou d’ennemis,
Et ce choix est celuy que ta grace y a mis.

« Si tu leur fais des biens, ils s’enflent en blasphemes ;
Si tu nous fais du mal, il nous vient de nous-mesmes ;
Ils maudissent ton nom quand tu leur es plus doux ;
Quand tu nous meurtrirois, si462 te benirons-nous.

« Veux-tu long-temps laisser en cette terre ronde
Regner ton ennemy ? N’es-tu seigneur du monde,
Toy, Seigneur, qui abbas, qui blesses, qui gueris,
Qui donnes vie et mort, qui tues et qui nourris ?

« Les princes n’ont point d’yeux pour voir ces grand’mer veilles ;
Quand tu voudras tonner, n’auront-ils point d’oreilles ?
Leurs mains ne servent plus qu’à nous persecuter ?
Ils ont tout pour Satan, et rien pour te porter463.

« Les temples du payen, du Turc, de l’idolastre,
Haussent dedans le ciel et le marbre et l’albastre ;
Et Dieu seul, au desert pauvrement hebergé,
A basti tout le monde et n’y est pas logé !

« Les moineaux ont leurs nids, leurs nids les hirondelles ;
On dresse quelque fuye464 aux simples colombelles465,
Tout est mis à l’abri par le soin des mortels,
Et Dieu, seul immortel, n’a logis ny autels.

« Tu as tout l’univers, où ta gloire on contemple,
Pour marchepied la terre, et le ciel pour un temple.
Où te chassera l’homme, o Dieu victorieux ?
Tu possédes le ciel, et les deux des haults cieux !

« Les premiers des chrestiens prioient aux cimetieres :
Nous avons faict ouïr au tombeau nos prieres,
Faict sonner aux tombeaux le nom de Dieu le fort,
Et annoncé la vie au logis de la mort.

« Tu peux faire conter ta louange à la pierre ;
Mais n’as-tu pas tousjours ton marchepied en terre ?
Ne veux-tu plus avoir d’autres temples sacrez
Qu’un blanchissant amas d’os de morts massacrez ?

« En ces lieux caverneux tes cheres assemblees,
Des ombres de la mort incessamment troublees,
Ne feront-elles plus résonner tes saincts lieux
Et ton renom voller des terres dans les cieux ?

« Quoi ! serons-nous muets, serons-nous sans oreilles,
Sans mouvoir, sans chanter, sans ouïr tes merveilles ?
As-tu esteint en nous ton sanctuaire ? Non,
De nos temples vivans466 sortira ton renom.

« Tel est en cet estat le tableau de l’eglise ;
Elle a les fers aux pieds, sur la gehenne467 assise,
A sa gorge la corde et le fer inhumain,
Un pseaume dans la bouche, et un luth en la main.

« Que ceux qui ont fermé les yeux à nos miseres,
Que ceux qui n’ont point eu d’oreille à nos prieres,
De cœur pour secourir, mais bien pour tourmenter,
Point de main pour donner, mais bien pour nous oster,

« Trouvent tes yeux fermez à juger leurs miseres,
Ton oreille soit sourde en oyant leurs prieres ;
Ton sein ferré468 soit clos aux pitiez, aux pardons ;
Ta main seche, sterile aux bienfaicts et aux dons.

« Ils ont pour un spectacle et pour jeu le martyre ;
Le meschant rit plus haut que le bon n’y souspire.
Ne partiront jamais du throsne où tu te sieds
Et la Mort et l’Enfer qui dorment à tes pieds ? »
(Ibid., livre Ier, fin).
Le jugement dernier

L’heure du Jugement dernier a sonné. De toutes parts la terre et les tombeaux s’ouvrent, les corps reprennent vie et

Tous sortent de la mort comme l’on sort d’un songe.

Ils se rassemblent au pied du trône de Dieu

Rayonnans de saincte majesté.

Les bons sont à droite, les criminels à gauche :

Voicy le grand héraut d’une estrange nouvelle,
Le messager de mort, mais de mort eternelle.
Qui se cache ? qui fuit devant les yeux de Dieu ?
Vous, Caïns fugitifs, où trouverez-vous lieu ?
Quand vous auriez les vents collez sous vos aisselles
Ou quand l’aube du jour vous prosteroit ses aisles,
Les monts vous ouvriroient le plus profond rocher,
Quand la nuict tascheroit en sa nuict vous cacher,
Vous enceindre la mer, vous enlever la nue,
Vous ne fuirez de Dieu ni le doigt ni la veüe…
« Pourquoy (dira le feu) avez-vous de mes feux,
Qui n’estoient ordonnez469 qu’à l’usage de vie,
Faict des bourreaux, valets de vostre tyrannie ? »
L’air encor une fois contr’ eux se troublera,
Justice au juge sainct, trouble, demandera,
Disant : « Pourquoy, tyrans et furieuses bestes,
M’empoisonnastes-vous de charongnes, de pestes
Des corps de vos meurtris ? — Pourquoy, diront les eaux,
Changeastes-vous en sang l’argent de nos ruisseaux ? »
Les monts qui ont ridé le front à vos supplices :
« Pourquoy nous avez-vous rendus vos précipices470 ? »
« Pourquoy nous avez-vous, diront les arbres, faicts
D’arbres délicieux, exécrables gibets471 ? »…
    O enfans de ce siecle, o abusez mocqueurs472,
Imployables473 esprits, incorrigibles cœurs,
Vos esprits trouveront en la fosse profonde
Vray ce qu’ils ont pensé une fable en ce monde.
Ils languiront en vain de regret sans mercy.
Vostre ame à sa mesure474 enflera de soucy.
Qui vous consolera ? L’amy qui se desole
Vous grincera les dents au lieu de la parole.
Les Saincts vous aimoient-ils ? un abyme est entr’ eux ;
Leur cœur ne s’esmeut plus ; vous estes odieux.
Mais n’esperez-vous point fin à vostre souffrance ?
Poinct n’eclaire aux enfers l’aube de l’esperance.
Dieu auroit-il sans fin esloigné sa merci ?
Qui a peché sans fin souffre sans fin aussi.
La clemence de Dieu fait au ciel son office,
Il deploye aux enfers son ire et sa justice.
Transis475, desesperés, il n’y a plus de mort
Qui soit pour vostre mer des orages le port :
Que si vos yeux de feu jettent l’ardente veüe
A l’espoir du poignard, le poignard plus ne tue.
Que la mort (direz-vous) estoit un doux plaisir !
La mort morte ne peut vous tuer, vous saisir.
Voulez-vous du poison ? en vain cet artifice :
Vous vous précipitez ? en vain le précipice :
Gourez au feu brusler ? le feu vous gèlera ;
Noyez-vous ? l’eau est feu, l’eau vous embrasera ;
La peste n’aura plus de vous miséricorde ;
Estranglez-vous ? en vain vous tordez une corde ;
Criez après l’enfer ? de l’enfer il ne sort
Que l’eternelle soif de l’impossible mort476.
(Ibid., livre VIIe.)

Passerat (1534-1602)

Notice

Jean Passerat, de Troyes, Champenois comme Pithou et La Fontaine, jurisconsulte comme l’un, poète comme l’autre, est une des physionomies les plus originales de la seconde partie du xvie  siècle. Élève de Cujas à Bourges, latiniste consommé et successeur de Ramus au Collège de France, anti-ligueur, anti-espagnol, anti-allemand, Français avant tout, un des inspirateurs et des principaux collaborateurs, en vers et en prose, de la Satire Ménippée ; il sema et égaya de poésies latines et françaises sa vie laborieuse de processeur et de savant ; il fit des élégies comme Marot et Ronsard, des sonnets comme tout le monde, amoureux, patriotiques, satiriques, des épigrammes, des épitaphes des « étrennes », au hasard des événements et de l’inspiration. Il a des vers pour la chasse et les chiens, des vers pour un oiseau mort, pour l’Espérance « aux grandes ailes vertes », pour le Dieu des procès. Il a tour à tour ou à la fois la fantaisie, la grâce, la verve, le sel, à l’occasion une pointe de la gaieté que la vigne donnait au vieil Olivier Basselin du xve  siècle. Son vers plus sobre que ceux de l’école de Ronsard, plus châtié, et naturellement déjà moins archaïque que ceux de l’école de Marot, n’est d’aucune école. Passerat est un indépendant qui va de sa vive et franche allure à droite et à gauche : au milieu de ses livres, il chante le mois de mai et chansonne l’Espagnol, ami de la science, de la nature et de la France.

Le rossignol
………………………………
Viens, ami, viens te promener
Dans ce bocage,
Entens les oiseaux jargonner
De leur ramage.

Mais escoute comme sur tous
Le rossignol est le plus doux,
Sans qu’il se lasse.

Oublions tout deuil, tout ennuy
Pour nous resjouir comme luy :
Le temps se passe477.
(Ode du premier jour de may.)
La guerre.
Sonnet
Quelle est ceste influence ? et de quelles planettes
Descend ce changement cause de tant de maus ?
Peut bien souffrir Gérés emmener les chevaus
Du labour à la guerre, et brusler les charettes ?

On ne voit par les champs qu’enseignes et cornettes478 ;
En la ville on ne voit que brebis et pourceaus,
En la ville on n’oit plus que vaches et taureaus,
On n’oit plus par les champs que tambours et trompettes.

De la ville s’en vont trafiques479 et marchants,
En la ville s’en vient le bon-homme des champs,
Emportant à son col sa charrue inutile.

Que le ciel faict d’horreur sur la France pleuvoir !
Delbenc, en nostre temps eussions nous pensé voir
La ville dans les champs et les champs dans la ville480 !
Contre les Espagnols481.
Sonnet
Mais où est maintenant ceste puissante armée482,
Qui sembloit en venant tous les dieux menacer ?
Et qui se promettoit de rompre et terrasser
La noblesse françoise avec son prince armee ?

Ce superbe appareil s’en retourne en fumee,
Et ce duc qui pensoit tout le monde embraser,
Est contraint, sans rien faire, en Flandre rebrosser483 ;
Il a perdu ses gens, son temps, sa renommee,

Henry, nostre grand roy, comme un veneur le suit,
Le presse, le talonne ; et le renard s’enfuit,
Le menton contre terre, honteux, despit et blesme484.

Espagnols, apprenés que jamais estranger
N’attaque le François qu’avec perte et danger :
Le François ne se vainc que par le François mesme.
Contre les Espagnols.
Sixain
Pleurés, mauvais François, la Ligue est trespassee ;
Riés tous, bons François, la tempeste est passee.
Quand le Roy est entré, les Seize sont sortis,
Et les feus de la guerre ont été amortis.
France se va remettre en paix et en concorde ;
Pendés vous, Espagnols, nous fournirons la corde485.
Contre les Allemands486.
Sauvegarde pour la maison de Baignolet contre les Reistres487
Empistolés488 au visage noirci,
Diables du Rhin, n’approchés point d’ici :
C’est le séjour des Filles de Memoire.
Je vous conjure en lisant le grimoire489 ;
De par Bacchus, dont suivés les guidons,
Qu’alliés ailleurs combattre les pardons490.
Volés ailleurs, Messieurs les heretiques :
Icy n’y a ne chappes ne reliques.
Les oiseaux peints491 vous disent en leurs chants :
Retirés vous, ne touchés à ces champs ;
A Mars n’est point ceste terre sacree,
Ains à Phœbus qui souvent s’y récréé.
N’y gastés rien et ne vous y joués :
Tous vos chevaus deviendroient encloués492 ;
Vos chariots, sans aisseüils493 et sans roües
Demeureroient versés parmi les boües.
Encore un coup, sans espoir de retour,
Vous trouveriés le Roi à Montcontour494,
Ou maudiriés vostre folle entreprise,
Rassiegeans Mets gardé du duc de Guyse :
Et en fuyant, batus et désarmés,
Boiriés de l’eau que si peu vous aimes.
Gardés vous donc d’entrer en ceste terre :
Ainsi jamais ne vous faille la guerre495 ;
Ainsi jamais ne laissiés en repos
Le porc sallé, les verres et les pots :
Ainsi tousjours rouliés vous soubs la table ;
Ainsi toujours couchiés vous à l’estable,
Vaincueurs de soif, et vaincus de sommeil,
Ensevelis en vin blanc et vermeil,
Sales et nuds, veautrés dedans quelque auge,
Comme un sanglier qui se souille en sa bauge.
Brief, tous souhaits vous puissent advenir,
Fors seulement d’en France revenir,
Qui n’a besoin, o estourneaux estranges496,
De vostre main à faire ses vendanges497.
Les procès
                           ………… A la vérité,
Rien ne ressemble mieux à la Divinité.
On n’y peut garder ordre : il faut à l’adventure
Comparer des procès et des dieux la nature.
— Pour rendre leur venue aux mortels incertaine,
Les dieux les viennent voir avec des pieds de laine 498 :
Les procès, au venir, marchent si doucement,
Qu’ils ne sont entendus pour le commencement ;
Puis d’un son esclatant leur presence est connüe ;
Les dieux et les procès sont voilez d’une nüe…
— Les dieux vendent leurs biens aux hommes chèrement,
Achetez par soucy, par peine et par tourment,
Dont la propriété n’est par eux garantie.
Avant que par procès soit riche une partie499,
Il se faut coucher tard et se lever matin,
Et faire à tous propos le diable saint Martin500 ;
Remarquer un logis, assiéger une porte,
Garder que par derrière un conseiller ne sorte,
S’accoster501 de son clerc, caresser un valet,
Reconnoistre de loing, aux ambles, un mulet502 ;
Avoir nouveaus placets en main et en pochette ;
Dire estre de son cru tout cela qu’on achette
A beaus deniers contans : bref, il faut employer
Possible et impossible à procès festoyer503.
— On n’ose démentir des dieux les saincts oracles,
Ni l’arrest des procès. — Les dieux font des miracles :
Les procès, que font-ils ? les plus goutteux troter,
Galoper les boiteux, pour les solliciter,
Les rendant, au besoin, prompts, dispos et habiles.
Du profond des forests ils attraînent aux villes
Cerfs, et daims, et sangliers, sans rets ny hameçons,
Et sans moüiller la patte ils prennent les poissons504.
Leur occulte cabale attire metairies,
Villages et chasteaux, rentes et seigneurie ;
Comme le luth d’Orphé, les arbres desplantez,
Ou celui d’Amphion, les rochers enchantez,
Qui descendant des monts en une grasse plaine,
Bastirent sans maçons la muraille thebaine505.
— Ce qui est jà passé, et une fois est faict,
Par tous les dieux ensemble estre ne peut défaict :
Les procès, en ce poinct, ont sur eux l’advantage,
Pour ce qu’un alibi, avec un tesmoignage
Presté par charité, defaict tout le passé,
Fait un mort estre vif, et un vif trespassé.
— On recognoist les dieux, ainsi que dit Homere,
Au mouvement des pieds, qu’ils tournent en arriere :
Mon procés prend plaisir à tousjours reculer.
— Les dieux sont recogneuz souvent à leur parler,
Car tout autre est leur voix que n’est nostre langage :
Les procès, vrais Bretons, ont à part un ramage.
— Aux dieux, francs de la mort, on dresse des autels :
Qu’on en dresse aux procès, puisqu’ils sont immortels ;
Mon procureur Guillon en sçauroit bien que dire506.
Qui mon procès jugé tire encore et retire507,
Et depuis seize mois m’a tant villonizé508
Que je le tiens déjà pour immortalizé……
— On n’ose offrir aux Dieux que victimes de choix :
Les escus des procès doivent estre de poids.
— La main de Jupiter par un horrible foudre
Porté d’estourbillons509, met en cendre et en poudre
Les orgueilleuses tours et les haultes forests ;
Aussi font bien souvent les foudres des arrests ;
Les plus grosses maisons, à plaider obstinées,
Par l’effort des procès se trouvent ruinées.
— Jupiter courroucé d’un don va s’appaisant :
Un vigoureux procès s’adoucit d’un présent.
L’ambroisie et nectar font des dieux les delices,
Et le procés friand aime fort les espices510 ;
— Apollon est à craindre, avec son arc d’argent,
Comme avec un exploit est à craindre un sergent511.
— D’Apollon et Bacchus on vante la jeunesse :
Un procès rajeunit souvent en sa vieillesse.
Si les dieux déguisés, changeant leur majesté,
En bestes et oiseaux par la terre ont esté,
Et ont fait de bons tours dessous forme empruntée.
Le procès ne doit rien aux changes de Protee512 ;
Vous le pensez civil, il devient criminel ;
Vous l’estimez fini, le voilà eternel…

Desportes (1546-1606)

Notice

Philippe Desportes, né à Chartres, d’abord clerc de procureur, puis abbé, et abbé successivement et grassement pourvu, fit bonne figure à la cour des Valois par ses poésies galantes, fort goûtées du brillant entourage de Charles IX et de Henri III, fort applaudies de Ronsard et de Baïf. On chantait encore au xviie  siècle sa Villanelle de « Rozette » que fredonnait le duc de Guise à Blois quelques heures avant de mourir. La part qu’à la suite de nobles protecteurs il prit à la Ligue le compromit un peu : il y perdit quelques bénéfices, il y gagna quelques épigrammes de ses amis de la Ménippée. Mais Henri IV et Sully ne lui tinrent pas rigueur : il recouvra ses abbayes, dont l’une, celle de Tiron, près de Chartres, le désignait communément ; et, l’âge venu, et avec l’âge le repos, il traduisit ces Psaumes qui « valaient mieux que ses potages », si l’on en croit la boutade de Malherbe, dont son neveu Régnier le vengea, s’enferma dans sa riche bibliothèque de Bonport, où il vécut et mourut doucement, réconcilié avec les Ménippéens.

Desportes proclamé par Ronsard, javec une générosité sans péril, le « premier poète françois », n’a ni sa pédantesque érudition poétique, ni non plus son essor de génie. Sa douceur, sa délicatesse, sont gâtées par l’afféterie, ce que Malherbe appelle « drôlerie italienne », et, brutalement, « imagination prise de l’italien et sotte partout ». Il a trop bien entendu l’appel que, dans son éclectisme, le chef de l’école faisait à l’imitation de l’Italie comme de l’antiquité. Chez lui les souvenirs d’Ovide, de Catulle, de Properce, de Tibulle, se fondent avec ceux d’Arioste, de Pétrarque, de Sannazar, dont il prend, avec la grâce, la pointe.

Ses Amours de Diane, Hippolyte, Cléonice et diverses, ses Bergeries contiennent force sonnets, plaintes, complaintes, chansons ; ses Élégies sont suivies de Mascarades ; ses Œuvres chrestiennes comprennent des prières, des psaumes, des sonnets spirituels. (Edition A. Michiels, 1 vol. 1858). On, trouvera dans l’édition de Malherbe de la Collection des grands Écrivains de la France, tome IV, ses Remarques sur les Œuvres de Desportes : il a, à l’exception des Psaumes, tout corrigé « d’une horrible manière », dit, dans une lettre à Conrart, Balzac qui a possédé le manuscrit. Ces notes, d’un bon sens prosaïque et quelquefois étroit, ont souvent, dans leur mauvaise humeur ou leur gaieté, de la finesse.

La vie champêtre513.
Chanson
O bien-heureux qui peut passer sa vie,
Entre les siens, franc de haine et d’envie,
Parmy les champs, les forests et les bois,
Loin du tumulte et du bruit populaire,
Et qui ne vend sa liberté pour plaire
Aux passions des princes et des rois !

Il n’a soucy d’une chose incertaine ;
Il ne se paist d’une esperance vaine ;
Nulle faveur ne le va decevant ;
De cent fureurs il n’a l’ame embrasée,
Et ne maudit sa jeunesse abusée.
Quand il ne trouve à la fin que du vant.

Il ne fremist, quand la mer courroucée
Enfle ses flots, contrairement poussée
Des514 vens esmeus, soufflans horriblement ;
Et quand, la nuict, à son aise il sommeille,
Une trompette en sursaut ne l’éveille515,
Pour l’envoyer du lict au monument516.

L’ambition son courage n’attise ;
D’un fard trompeur son aine il ne déguise ;
Il ne se plaist à violer sa foy ;
Des grands seigneurs l’oreille il n’importune ;
Mais, en vivant content de sa fortune,
Il est sa cour, sa faveur et son roy517.

Je vous rends grâce, ô deïtez sacrées
Des monts, des eaux, des forests et des prées.
Qui me privez de pensera soucieux,
Et qui rendez ma volonté contente ;
Chassant bien loin ma miserable attente
Et les désirs des cœurs ambitieux.

Si je ne loge en ces maisons dorées,
Au front superbe, aux voûtes peinturées
D’azur, d’esmail, et de mille couleurs,
Mon œil se paist des thresors de la plaine,
Riche d’œillets, de lis, de marjolaine
Et du beau teint des printanières fleurs518
Ainsi vivant, rien n’est qui ne m’agrée :
J’oy des oiseaux la musique sacrée,
Quand au matin ils benissent les cieux,
Et le doux son des bruyantes fontaines
Qui vont coulant de ces roches hautaines519
Pour arrouser nos prez delicieux.
Douces brebis, mes fidelles compagnes,
Hayes, buissons, forests, prez et montagnes,
Soyez témoins de mon contentement520 !
Et vous, ô dieux ! faites, je vous supplie,
Que cependant que durera ma vie,
Je ne connoisse un autre changement.
(Bergeries, première pièce. Éd. A. Michiels, p. 431.
Toujours plus haut !
Appelle qui voudra521 Phaëton miserable
D’avoir trop entrepris, je l’estime loüable ;
Car au moins il est cheut un haut fait poursuivant,
Et par son trespas mesme il s’est rendu vivant :
J’aimeroy mieux courir à ma mort asseurée,
Poursuivant courageux une chose honorée,
Que lasche et bas de cœur mille biens recevoir
De ceux que le commun aisément peut avoir.
Mon esprit, nay du ciel, au ciel toujours aspire,
Et ce que chacun craint, c’est ce que je désire.
L’honneur suit522 les hazars, et l’homme audacieux
Par son malheur s’honore et se rend glorieux.
Le jeune enfant Icare en sert de témoignage,
Car si volant au ciel il perdit son plumage523,
Touché des chauds rayons du celeste flambeau,
Le fameux océan luy servît de tombeau,
Et depuis de son nom cette mer fut nommée :
Bien-heureux le malheur qui croist la renommée524 !
(Élégie, dans Hippolyte. Éd. A. Michiels, p. 125).
Procez contre Amour au siège de la Raison525
« Ingrat est-il vrayment et sans reconnoissance,
De me rendre à présent si pauvre récompense
Pour cent mille bien-faits qu’il a receus de moy ;
J’ai purgé son esprit par ma divine flame,
L’enlevant jusqu’au ciel et remplissant son ame
D’amour, de beaux désirs, de constance et de foy.

« Je l’ay fait ennemy du tumulte des villes,
J’ay repurgé son cœur d’affections serviles,
Compagnon de ces dieux qui sont parmy les bois.
J’ay chassé loin de luy l’ardante convoitise,
L’orgueil, l’ambition, l’envie et la feintise,
Cruels bourreaux de ceux qui font la cour aux rois.

« J’ay fait par ses escrits admirer sa jeunesse,
J’ay reveillé ses sens engourdis de paresse,
Hautain526 et genereux je l’ay fait devenir ;
Je l’ai séparé loing527 des sentiers du vulgaire
Et luy ay enseigné ce qu’il luy falloit faire
Pour au mont de vertu seurement parvenir.

« Je luy ay fait dresser et la veuë et les ailes
Au bien-heureux séjour des choses immortelles ;
Je l’ay tenu captif pour le rendre plus franc.
Or, si quelque douleur luy a livré la guerre,
Hé ! qui sans passion pourroit vivre sur terre,
Ayant des os, des nerfs, des poumons et du sang ? »
Ainsi parloit Amour avec grand’violence ;
Puis nous teusmes tous deux, attendant la sentence
De Raison, qui vers nous son regard adressa :
Vostre débat, dist-elle, est de chose si grande,
Que pour le bien juger plus long terme il demande,
Et, finis ces propos, en riant nous laissa.
(Diane, liv. I. Éd. A Michiels, p. 53).
Épitaphe de Gilles Bourdin,
procureur général du Roy
Bourdin eut un esprit veillant incessamment
Et un corps endormi, chargé d’âge et de graisse ;
L’esprit pront se plaignoit du corps toujours dormant,
Le corps lourd, de l’esprit qui n’avoit point de cesse.
Le ciel, pour appaiser ces étranges discords,
A fait venir la mort cependant qu’il sommeille,
Qui d’un somme éternel a fait dormir son corps
Afin que son esprit plus à son aise veille528.
(Épitaphes, Éd. A Michiels, p. 471).
Épitaphe.
Sonnet
Comme on void parmy l’air un esclair radieux
Glisser subtilement et se perdre en la nuë,
Cette ame heureuse et sainte, aux mortels inconnuë,
Coula d’un jeune cœur pour s’envoler aux cieux529.

Mon penser la suivit, au defaut de mes yeux,
Jusqu’aux voûtes du ciel tout clair de sa venuë,
Et voit qu’en tant de gloire où elle est retenue
Elle a dueil que je sois encor en ces bas lieux.

Mais tu n’y seras guere, ô deesse ! à m’attendre,
Car je n’estois resté que pour cueillir ta cendre
Et ta mémoire sainte orner comme je doy ;

Maintenant que j’ay fait ce devoir pitoyable,
Las de pleurer, de vivre et d’estre miserable,
J’abandonne la terre et vole aupres de toy.
(Ibid., p. 485).
Sonnet au sommeil
Sommeil, paisible fils de la nuict solitaire,
Pere-alme530 nourricier de tous les animaux,
Enchanteur gracieux531, doux oubly de nos maux,
Et des esprits blessez l’appareil salutaire ;

Dieu favorable à tous, pourquoy m’est-tu contraire ?
Pourquoy suis-je tout seul rechargé de travaux,
Or, que l’humide nuict guide ses noirs chevaux,
Et que chacun jouyst de ta grâce ordinaire ?

Ton silence où est-il ? ton repos et ta paix,
Et ces songes vollans comme un nuage espais,
Qui des ondes d’oubly vont lavant nos pensées ?

O frère de la mort, que tu m’es ennemy !
Je t’invoque au secours532, mais tu es endormy,
Et j’ards533, toujours veillant, en tes horreurs glacées534.
(Hippolyte, sonnet LXXV. Éd. A. Michiels, p. 164).
Sonnet
Helas ! si tu prens garde aux erreurs que j’ay faites,
Je l’advouë, ô Seigneur ! mon martyre est bien doux :
Mais, si le sang de Christ a satisfait pour nous,
Tu decoches sur moi trop d’ardentes sagettes535.

Que me demandes-tu ? mes œuvres imparfaites,
Au lieu de t’adoucir, aigriront ton courroux ;
Soy-moy donc pitoyable, ô Dieu ! pere de tous,
Car où pourray-je aller si plus tu me rejettes ?

D’esprit triste et confus, de misere accablé,
En horreur à moy-mesme, angoisseux536 et troublé,
Je me jette à tes piés ; soy-moy doux et propice !

Ne tourne point les yeux sur mes actes pervers,
Ou, si tu les veux voir, voy-les teints et couvers
Du beau sang de ton fils, ma grâce et ma justice.
(Poésies chrestiennes 537, sonnet XI. Éd, A. Michiels, p. 506).

Bertaut (1552-1611)

Notice

Jean Bertaut, de Caen, entra dans les ordres, fut précepteur du duc d’Angoulême, secrétaire et lecteur ordinaire de Henri III, passa les mauvais temps de la Ligue à l’abbaye de Bourgueil, en Anjou, auprès du cardinal de Bourbon, contribua à la conversion de Henri IV et reçut de lui (1594) l’abbaye d’Aulnay, en Normandie, qu’eut plus tard son compatriote Daniel Huet, puis (1606) l’évêché de Séez. Il avait été témoin oculaire de l’assassinat de son premier bienfaiteur royal, il mena à Saint-Denis le corps du second, auquel il ne survécut qu’un an.

Bertaut, jeune encore, fut introduit par Desportes auprès de Ronsard, et comme son patron, fit d’abord des poésies galantes d’un style trop « sage », dit le maître, au rapport de Régnier (Satire V, à Bertaut) ; comme lui et plus que lui il fit ensuite des poésies religieuses qui restent son véritable titre. Depuis le vers de Boileau son nom est inséparable de celui de Desportes. Mais de l’un à l’autre la langue poétique a fait un pas : Bertaut est plus voisin de son compatriote Malherbe. Il n’avait pas eu dans sa première veine les élans de Ronsard, malgré les nobles aspirations qu’il exprimait en beaux vers :

J’aime mieux en soucis et pensers élevés
Estre un aigle abattu d’un grand coup de tonnerre,
Qu’un cygne vieillissant ès jardins cultivés.

Il n’a pas davantage dans son second âge le ressort et les fiers coups d’aile de Malherbe ; mais Malherbe a beau dire de lui, nous raconte Racan, que pour mettre une pointe à la fin des stances il faisait les trois premiers vers insupportables : la netteté de son langage, L’harmonie et la plénitude de sa période en font un précurseur du réformateur de notre poésie.

Les œuvres de Bertaut parurent successivement de 1602 à 1623. Elles contiennent des sonnets, des chansons, des élégies, des complaintes, des stances, des hymnes, des discours, des cantiques.

Au Roy.
Pour le convier de rentrer dans Paris
Venez revoir Paris, cet antique navire
Qu’un orage excité par la fureur du sort
Alloit ensevelir dans les flots de son ire,
Sans vostre heureux secours, son vray phare et son port538.
Voyez comme le ciel l’en ayant preservée,
Elle brave l’orgueil des vents plus inhumains,
Et trouve moins de joye au bien d’estre sauvée
Que de gloire en l’honneur de l’estre par vos mains,
Non : ceste ville auguste, invincible monarque,
Ne sçauroit désormais fleurir qu’à vostre honneur,
Sa grandeur n’estant plus qu’une eternelle marque
Et de vostre clemence, et de vostre bonheur.
Qu’un autre l’ait fondée et ceinte de murailles,
Qu’un autre ait faict l’empire en ses murs résider :
Vous, vous l’avez sauvée au milieu des batailles,
Et sauver une ville est plus que la fonder.

Aussi m’est-il avis que je vois son genie,
Tout couronné de tours et tout ceinct de rempars,
Detestant à vos pieds l’injuste tyrannie
Qui la donnoit en proye à la rage de Mars,
Vous dire incessamment : O grand roy qui pardonnes,
Dés que le ciel a mis là vengeance en tes mains,
Il n’appartient qu’à toy de porter les couronnes
Qu’on donnoit aux sauveurs des citoyens Romains.

Le ciel veuille assister la valeur de tes armes,
Toy qui, joignant tousjours la force au jugement,
Sçais si vaillamment vaincre au milieu des alarmes,
Et puis de la victoire user si doucement.
Bien montrent tes effects, prince né pour éteindre
Les flammes qui souloient539 la France consumer,
Que ny ton ennemy ne peut assez te craindre,
Ny ton sujet loyal ne peut assez t’aimer…

Croissez en ceste gloire : ô l’honneur des bons princes,
Vainquez et pardonnez, le ciel le veut ainsi :
Puis, si tousjours ce mal travaille vos provinces,
Vainquez et punissez, le ciel le veut aussi.
Ne faites point qu’encor nous voyions en vous-mesme,
Pour estre de César trop grand imitateur,
Des effects de clemence et de douceur extresme
Conserver tout le monde et perdre leur auteur.

La clemence est pour ceux que l’aveugle ignorance
Ou la juste douleur dans leur faute a poussés,
Non pour ceux qui, conduits d’une impie esperance,
Arment d’ingrats desseins leurs desirs insensés.
Ayez escrit au cœur, d’un trait ineffaçable,
Que tout vice fleurit sans un prince trop doux,
Et qu’enfin on se rend egalement blasmable,
Ne pardonnant à nul, et pardonnant à tous.
Cantique en forme de confession
L’ennuy qui rend mes yeux si fertiles en larmes
Durant le cours des maux dont je suis oppressé,
Ce n’est point, ô Seigneur, d’endurer ces alarmes,
Mais de les mériter pour t’avoir offensé.

Ma faute, et non ma peine, est ce qui me tourmente :
J’en soupire la cause, et non pas les effects,
Et batant ma poitrine, à par moy540 je lamente,
Non les maux que j’endure, ains les maux que j’ai faicts.

L’avarice enchantant mon cœur de son breuvage
M’a faict suivre à clos yeux541 la Rapine sa sœur ;
L’avarice a changé mes biens en mon servage,
M’en rendant possédé, plustost542 que possesseur.

J’ay veu souffrir le pauvre et vers son indigence
Mon secours au besoin ne s’est point estendu,
J’ai veu la calomnie opprimer l’innocence,
Et n’ay point d’un seul mot son bon droict defendu.

Mais en vain, ô Seigneur, mes forfaicts je te conte,
Tu les sçais, et leur nombre ainsi cogneu de toy,
Pensant à ta bonté, me fait rougir de honte,
Pensant à ta rigueur, me fait pallir d’effroy.

Aussi (las !) n’est-ce pas à fin que tu les sçaches
Qu’en me les reprochant d’horreur je me remply :
Mais je te les découvre à fin que tu les caches,
Et te les ramentoy543 pour t’en causer l’oubly.
Chanson
Les cieux inexorables
Me sont si rigoureux
Que les plus misérables
Se comparans à moy se trouveroient heureux…

Mon lict est de mes larmes
Trempé toutes les nuits,
Et ne peuvent ses charmes,
Lors mesme que je dors, endormir mes ennuis.

Si je fay quelque songe
J’en suis espouvanté,
Car mesme son mensonge
Exprime de mes maux la triste vérité…

Toute paix, toute joye
A prins de moy congé,
Laissant mon ame en proye
A cent mille soucis dont mon cœur est rongé.

La pitié, la justice,
La constance et la foy,
Cedant à l’artifice,
Dedans les cœurs humains sont esteintes pour moy544.

L’ingratitude paye
Ma fidelle amitié,
La calomnie essaye
A rendre mes tourmens indignes de pitié.

En un cruel orage
On me laisse perir,
Et, courant au naufrage,
Je voy chacun me plaindre et nul me secourir.

Bref, il n’est sur la terre
Espece de malheur,
Qui me faisant la guerre
N’experimente en moy ce que peut la douleur545.

Et ce qui rend plus dure
La misère où je vy,
C’est, ès maux qne j’endure,
La mémoire de l’heur que le ciel m’a ravy.

Felicité passée
Qui ne peux revenir,
Tourment de ma pensée,
Que n’ay-je, en te perdant, perdu le souvenir546 !

Helas ! il ne me reste
De mes contentemens
Qu’un souvenir funeste,
Qui me les convertit à toute heure en tourmens.

Le sort plein d’injustice
M’ayant enfin rendu
Ce reste un pur supplice547,
Je seroys plus heureux si j’avoy plus perdu.

Mathurin Régnier (1573-1613)

Destiné à l’Église où la protection de son oncle Desportes lui était assurée, tonsuré à neuf ans, l’enfant commença par chansonner les habitués du Jeu de paume appelé « tripot Régnier », que son père, bourgeois de Chartres, avisé et gai vivant, avait ouvert l’année même de sa naissance. Voilà son entrée dans la vie. Tel il est au début, tel il restera. « Tancé », comme jadis Ronsard, et menacé des « verges » (Sat. IV) par son père qui lui demandait d’être abbé renté comme son oncle et non poète comme lui, il s’échappe et rejoint l’oncle poète à Paris. À vingt ans il suit à Rome le cardinal de Joyeuse, revient à Paris, retourne à Rome à la suite de l’ambassadeur Philippe de Béthune. Il « n’avance guère (Sat. II) ; insouciance ou fierté, il en prend son parti, et dès lors (1605-1613) vit à Paris, à Chartres, à Royaumont, dont l’abbé était son ami, faisant des vers dans les bois, faisant pis à la ville, héritant un jour d’une pension de son oncle sur l’abbaye des Vaux-de-Cernay recevant un autre jour un canonicat de la cathédrale de Chartres ; et il meurt, a quarante ans en laissant seize satires, trois épîtres, cinq élégies et quelques odes, stances et épigrammes, bagage léger, mais de prix, à part les réserves morales de Boileau.

Indépendant de caractère et léger de mœurs, il voudrait bien faire croire (Sat. III) que, s’il n’a pas « avancé », c’est qu’il ne savait pas flatter et parler à propos ; mais il ne savait pas non plus se taire ni se conduire, et ne tenait ni sa langue, ni sa plume, ni savie ; il se venge et se console de ses torts et de ses travers en les justifiant et en riant de ceux des autres, gens de cour et gens de ville. Il a une satire (VIe) contre l’honneur « ce conteur de sornettes » ; il a, comme tous les poètes satiriques, sa satire apologétique (XIe), sa satire littéraire (IXe) ; il a, comme Horace, sa Satire du Fâcheux (VIIIe), comme Horace et Boileau, son Repas ridicule (Xe), comme Juvénal, Vauquelin, Boileau, sa Satire de la Misère des Poètes (IVe).

Heureusement ce railleur qui voudrait bien suivre la trace de Juvénal et qui trouve Horace « trop discret » (Sat. Ire), a plus dune fois une sorte de nonchaloir philosophique piquant et narquois ; le coup de fouet sanglé, il hausse les épaules :

Mais, comte, que sert-il de se mettre en colère ?
Puisque le temps le veut, nous n’y pouvons rien faire.
Il faut rire de tout.
Sat. I.
Mon’goust sera, Bertaut, de n’en faire que rire.
Sat. V.
Et de fait il ne nomme personne, pas même Malherbe, qui l’a piqué au vif :
Tout le monde s’y voit et ne s’y sent nommer.
Sat. XII.

Aussi bien sa querelle avec Malherbe est-elle, à vrai dire, querelle d’honneur, qui, souvent, n’est que malentendu. Le vieux Malherbe et le jeune Régnier semblent faits pour s’entendre, en dépit des attaches que par son oncle l’un a avec Ronsard et de la guerre que l’autre lui a déclarée. Ils ont tous deux une langue libre et nette, de bonne et verte venue française. Tout au plus Malherbe, qui de l’Italie n’estimait que l’Aminte du Tasse, pouvait-il reprocher à Régnier son accointance avec l’école italienne de la poésie plaisante, burlesque, ou plutôt, du nom de son chef, Bernesque, dont un adepte, Mauro, avait écrit une satire in dishonor del honore , imitée dans la satire VI, que Régnier écrivit dans son voisinage même, à Rome. Quant à « pétrarquiser », Régnier n’y songeait ni ne le pouvait. Son vers sonore et ferme, coulé d’un jet, ne s’affine pas en pointe. Il a l’image hardie, le mot salé, nulle mièvrerie, nulle fadeur, « une conversation brusque, franche et à saillies ; nulle préoccupation, d’art,

Ses nonchalances sont ses grands artifices,

nul quant à soi, de la rondeur, du bon sens, une malice exquise, par instants une amère éloquence ». (Sainte-Beuve). Il va droit à son but, à sa pensée, indépendant jusqu’à maudire la muse même qui l’obsède :

Je crois prendre en galère une rame à la main.

Mais quels vigoureux coups de rame quand il la tient ! Quand il secoue sa paresse, avec quelle verve, dans sa satire du Goût de chacun (VI, à Bertaut), avec quel mélange de sincérité naïve, d’en-thousiasme et de hauteur, il réclame la liberté de son génie qu’échauffe et vivifie cette intempérance dans le plaisir qu’on lui reprochait. C’est un de ses frères en plaisir, en paresse et en poésie qui a dit :

Esprit mâle et hautain,
De l’immortel Molière immortel devancier.

Molière ! voilà un périlleux voisinage, mais Macette (Sat. XIII), grand’mère de Tartuffe le justifie, et c’est A. de Musset qui l’établit, après Boileau (« Régnier, le poète français, qui, du consentement de tout le monde, a le mieux connu avant Molière les mœurs et les caractères des hommes » Réflex. critiq, sur Longin, Ve), et qui, donnant à la figure de Régnier deux traits qui conviennent à celle de Malherbe, affirme la parenté de Régnier, Malherbe et Molière, Sainte-Beuve y ajoute le nom un peu inattendu d’André Chénier. La gloire de Régnier peut s’en contenter.

La vraie science.
À monsieur le marquis de Cœuvres548
Marquis, que doy-je faire en cette incertitude ?
Doy-je las de courir me remettre à l’estude,
Lire Homere, Aristote, et, disciple nouveau,
Glaner ce que les Grecs ont de riche et de beau ;
Reste de ces moissons que Ronsard et Desportes
Ont remporté du champ sur leurs espaules fortes ;
Qu’ils ont comme leur propre549 en leur grange entassé,
Esgallant leurs honneurs aux honneurs du passé ?
Ou si, continuant à courtiser mon maistre,
Je me doy jusqu’au bout d’esperance repaistre,
Courtisan morfondu, frenetique et resveur,
Portrait de la disgrace et de la defaveur550,
Puis, sans avoir du bien, troublé de resverie,
Mourir dessus un coffre en une hostellerie,
En Toscane, en Savoye, ou dans quelque autre lieu,
Sans pouvoir faire paix, ou tresve avecques Dieu ?
    Sans parler je t’entends : il faut suivre l’orage ;
Aussi bien on ne peut où choisir avantage.
Nous vivons à tastons, et dans ce monde icy
Souvent avecq’ travail on poursuit du soucy :
Car les Dieux courroussez contre la race humaine
Ont mis avecq’ les biens la fureur et la peine.
Le monde est un berlan551 où tout est confondu.
Tel pense avoir gagné qui souvent a perdu.
Ainsi qu’en une blanque552 où par hazard on tire,
Et qui voudroit choisir souvent prendroit le pire.
Tout despend du destin, qui, sans avoir esgard,
Les faveurs et les biens en ce monde depart.
    Mais puisqu’il est ainsi que le sort nous emporte,
Qui voudroit se bander553 contre une loy si forte ?
Suivons doncq’ sa conduite en cet aveuglement.
Qui peche avecq’ le Ciel peche honorablement.
Car penser s’affranchir, c’est une resverie.
La liberté par songe en la terre est cherie.
Rien n’est libre en ce monde, et chaque homme depend,
Comtes, Princes, Sultans, de quelque autre plus grand.
Tous les hommes vivans sont icy bas esclaves ;
Mais, suivant ce qu’ils sont, ils different d’entraves.
Les uns les portent d’or, et les autres de fer :
Mais, n’en desplaise aux vieux554, ny leur philosopher,
Ny tant de beaux escrits, qu’on lit en leurs escoles,
Pour s’affranchir l’esprit ne sont que des paroles.
    Au joug nous sommes nez, et n’a jamais esté
Homme qu’on ait veu vivre en pleine liberté.
    En vain, me retirant enclos en une estude,
Penseroy-je laisser le joug de servitude,
Estant serf du desir d’aprendre et de sçavoir,
Je ne ferois sinon que changer de devoir.
C’est l’arrest de nature, et personne en ce monde
Ne sçauroit contrôler sa sagesse profonde.
    Puis, que peut-il servir aux mortels icy bas,
Marquis, d’estre sçavant ou de ne l’estre pas,
Si la science pauvre, affreuse et mesprisée,
Sert au peuple de fable, aux plus grands de risée ;
Si les gens de latin des sots sont dénigrez,
Et si l’on est Docteur sans prendre ses degrez ?
Pourveu qu’on soit morgant555, qu’on bride sa moustache,
Qu’on frise ses cheveux, qu’on porte un grand panache,
Qu’on parle barragoüyn556 et qu’on suive le vent,
En ce temps du jourd’huy l’on n’est que trop sçavant557
    Or, quant à ton conseil qu’à la Cour je m’engage,
Je n’en ay pas l’esprit, non plus que le courage.
Il faut trop de sçavoir et de civilité,
Et, si j’ose en parler, trop de subtilité.
Ce n’est pas mon humeur ; je suis mélancolique,
Je ne suis pas entrant558, ma façon est rustique ;
Et le surnom de bon me va-t-on reprochant,
D’autant que je n’ay pas l’esprit d’estre meschant.
    Et puis, je ne sçaurois me forcer ny me feindre ;
Trop libre en volonté je ne me puis contraindre ;
Je ne sçaurois flatter, et ne sçai point comment
Il faut se taire accort559, ou parler faussement,
Bénir les favoris de geste et de parolles,
Parler de leurs ayeux, au jour de Cerizolles560,
Des hauts faits de leur race, et comme ils ont acquis
Ce titre avecq’ honneur de Ducs et de Marquis.
    Je n’ay point tant d’esprit pour tant de menterie :
Je ne puis m’adonner à la cageollerie561 :
Selon les accidens, les humeurs, ou les jours,
Changer comme d’habits tous les mois de discours.
Suivant mon naturel, je hay tout artifice,
Je ne puis desguiser la vertu ny le vice,
Offrir tout de la bouche, et, d’un propos menteur,
Dire, pardieu, Monsieur, je vous suis serviteur562 ;
Pour cent bonadiez563 s’arrester en la ruë,
Faire sus l’un des pieds en la sale la gruë ;
Entendre un marjollet564, qui dit avecq’ mespris,
    « Ainsi qu’asnes, ces gens sont tous vestus de gris,
Ces autres, verdelets, aux perroquets ressemblent,
Et ceux cy mal peignez devant les Dames tremblent. »
Puis au partir de là, comme tourne le vent,
Avecques un bonjour amis comme devant.
Je n’entends point le cours du Ciel, ny des planetes :
Je ne sçay deviner les affaires secretes,
Connoistre un bon visage, et juger si le cœur,
Contraire à ce qu’on voit, ne seroit pas mocqueur…
    Pour moy, j’ai de la cour autant comme565 il m’en faut :
Le vol de mon dessein ne s’estend point si haut.
De peu je suis content, encore que mon maistre,
S’il luy plaisoit un jour mon travail reconnoistre,
Peut autant qu’autre Prince, et a trop de moyen
D’eslever ma fortune et me faire du bien…
Que me sert de m’asseoir le premier à la table,
Si la faim d’en avoir me rend insatiable ?
Et si le faix loger d’une double Evesché566,
Me rendant moins contant, me rend plus empesche ?
Si la gloire et la charge à la peine adonnée
Rend souz l’ambition mon ame infortunée ?
Et quand la servitude a pris l’homme au colet,
J’estime que le Prince est moins que son valet.
C’est pourquoy je ne tends à fortune si grande :
Loin de l’ambition, la raison me commande ;
Et ne pretends avoir autre chose sinon
Qu’un simple benefice567, et quelque peu de nom :
Afin de pouvoir vivre avec quelque asseurance,
Et de m’oster mon bien que l’on ait conscience.
    Alors vrayment heureux, les livres feüillettant,
Je rendrois mon désir et mon esprit contant.
Car sans le revenu l’estude nous abuse,
Et le corps ne se paist aux banquets de la Muse568.
Ses mets sont de sçavoir discourir par raison,
Comme l’ame se meut un temps en sa prison ;
Et comme délivrée elle monte divine
Au Ciel, lieu de son estre et de son origine ;
Comme le Ciel mobile, esternel en son cours,
Fait les siècles, les ans, et les mois, et les jours ;
Comme aux quatre Elemens les matières encloses
Donnent, comme la mort, la vie à toutes choses ;
Comme premièrement les hommes dispersez
Furent par l’armonie en trouppes amassez,
Et comme la malice en leur ame glissée
Troubla de nos ayeux l’innocente pensée ;
D’où nasquirent les loix, les bourgs et les citez,
Pour servir de gourmette569 à leurs meschancetez ;
Comme ils furent enfin reduicts sous un empire,
Et beaucoup d’autres plats qui seroient longs à dire.
Et quand on en sçauroit ce que Platon en sçait,
Marquis, tu n’en serois plus gras, ny plus refait.
Car c’est une viande en esprit consommée,
Legere à l’estomach, ainsi que la fumée.
    Sçais-tu, pour sçavoir bien, ce qu’il nous faut savoir ?
C’est s’affiner le goustde connoistre et de voir,
Apprendre dans le monde, et lire dans la vie,
D’autres secrets plus fins que de Philosophie ;
Et qu’avecq’ la science il faut un bon esprit.
    Or entends à ce point ce qu’un Grec en escrit570.
Jadis un Loup, dit-il, que la faim espoinçonne571,
Sortant hors de son fort, rencontre une Lionne,
Rugissant à l’abort, et qui monstroit aux dents
L’insatiable faim qu’elle avoit au dedans.
Furieuse elle approche, et le loup, qui 1’advise,
D’un langage flateur lui parle et la courtise :
Car ce fut de tout temps que, ployant sous l’effort,
Le petit cede au grand, et le foible au plus fort.
Luy, di-je, qui craignoit que, faute d’autre proye,
La beste l’attaquast, ses ruses il employe.
Mais enfin le hazard si bien le secourut,
Qu’un mulet gros et gras à leurs yeux apparut.
Ils cheminent dispos, croyant la table preste,
Et s’approchent tous deux assez pres de la beste.
Le loup qui la cognoist, malin et deffiant,
Luy regardant aux pieds, luy parloit en riant :
« D’où es-tu ? qui es-tu ? quelle est ta nourriture,
Ta race, ta maison, ton maistre, ta nature ? »
Le mulet estonné de ce nouveau discours,
De peur ingenieux, aux ruses eut recours ;
Et comme les Normans, sans luy respondre, voire572,
« Compere, ce dit-il, je n’ay point de memoire,
Et comme sans esprit ma grand mere me vit,
Sans m’en dire autre chose, au pied me l’escrivit. »
Lors il leve la jambe au jarret ramassée ;
Et d’un œil innocent il couvroit sa pensée,
Se tenant suspendu sur les pieds en avant.
Le loup, qui l’apperçoit, se leve de devant,
S’excusant de ne lire, avecqu’ ceste parolle,
Que les loups de son temps n’alloient point à l’écolle,
Quand la chaude lionne, à qui l’ardente faim
Alloit précipitant la rage et le dessein,
S’approche, plus sçavante, en volonté de lire.
Le mulet prend le temps, et du grand coup qu’il tire
Luy enfonce la teste, et d’une autre façon,
Qu’elle ne sçavoit point, luy aprit sa leçon.
    Alors le loup s’enfuit voyant la beste morte,
Et de son ignorance ainsi se reconforte :
« N’en desplaise aux Docteurs, Cordeliers, Jacobins,
Pardieu les plus grands Clercs ne sont pas les plus fins573. »
(Satire III).
Contre Malherbe et son école574.
À M. Rapin
…………………………………………………
Pensent-ils, des plus vieux offençant la mémoire,
Par le mespris d’autruy s’acquérir de la gloire,
Et, pour quelque vieux mot estrange ou de travers,
Prouver qu’ils ont raison de censurer leurs vers ?
    Cependant leur sçavoir ne s’estend seulement
Qu’à regratter un mot douteux au jugement,
Prendre garde qu’un qui ne heurte une diphtongue,
Espier si des vers la rime est breve ou longue,
Ou bien si la voyelle à l’autre s’unissant
Ne rend point à l’oreille un vers trop languissant575
Et laissent sur le verd576 le noble de l’ouvrage.
Nul esguillon divin n’esleve leur courage ;
Ils rampent bassement577, foibles d’inventions,
Et n’osent, peu hardis, tenter les fictions,
Froids à l’imaginer578 : car, s’ils font quelque chose,
C’est proser de la rime, et rimer de la prose,
Que l’art lime, et relime, et polit de façon,
Qu’elle rend à l’oreille un agreable son ;
Et voyant qu’un beau feu leur cervelle n’embrase,
Ils attifent579 leurs mots, enjolivent580 leur phrase,
Affectent leur discours tout si relevé d’art581,
Et peignent leur defaux de couleur et de fard.
Aussi je les compare à ces femmes jolies,
Qui par les affiquets582 se rendent embellies,
Qui gentes en habits, et sades en façons583,
Parmy leur point coupé584 tendent leurs hameçons ;
Dont l’œil rit mollement avecque affeterie585
Et de qui le parler n’est rien de flaterie :
De rubans piolez586 s’agencent proprement,
Et toute leur beauté ne gist587 qu’en l’ornement ;
Leur visage reluit de ceruse et de peautre588 ;
Propres en leur coiffure, un poil ne passe l’autre.
    Où589 ces divins Esprits, hautains590 et relevez,
Qui des eaux d’Helicon ont les sens abreuvez591,
De verve et de fureur leur ouvrage estincelle,
De leurs vers tout divins la grace est naturelle,
Et font, comme l’on voit, la parfaicte beauté,
Qui, contente de soy, laisse la nouveauté
Que l’art trouvé au Palais ou dans le blanc d’Espagne592.
Rien que le naturel sa grace n’accompagne :
Son front, lavé d’eau claire, esclate d’un beau teint,
De roses et de lys la nature la peint ;
Et, laissant là Mercure593, et toutes ses malices,
Les nonchalances594 sont ses plus grands artifices.
    Or, Rapin, quant à moy, je n’ay poitit tant d’esprit.
Je vay le grand chemin que mon oncle m’aprit,
Laissant là ces Docteurs que les Muses instruisent
En des arts tout nouveaux ; et s’ils font, comme ils disent,
De ses fautes un livre aussi gros que le sien595
Telles je les croiray quand ils auront du bien,
Et que leur belle Muse, à mordre si cuisante596,
Leur don’ra, comme à luy, dix mil escus de rente,
De l’honneur, de l’estime, et quand par l’Univers
Sur le lut de David597 on chantera leurs vers,
Qu’ils auront joint l’utile avecq’ le delectable,
Et qu’ils sçauront rimer une aussi bonne table598
    S’ils ont l’esprit si bon, et l’intellect si haut,
Le jugement si clair, qu’ils facent un ouvrage
Riche d’inventions, de sens et de langage,
Que nous puissions draper599 comme ils font nos escris,
Et voir, comme l’on dit, s’ils sont si bien apris600 :
Qu’ils monstrent de leur eau601, qu’ils entrent en carriere.
Leur âge deffaudra602 plustost que la matiere.
Nous sommes en un siecle où le prince est si grand,
Que tout le monde entier à peine le comprend603.
Qu’ils facent par leurs vers rougir chacun de honte :
Et, comme de valeur nostre prince surmonte
Hercule, Ænée, Achil’, qu’ils ostent les lauriers
Aux vieux, comme le Roy l’a fait aux vieux guerriers ;
Qu’ils composent une œuvre : on verra si leur livre,
Aprés mille et mille ans, sera digne de vivre,
Surmontant par vertu l’envie et le destin,
Comme celuy d’Homere et du chantre Latin.
    Mais, Rapin mon amy, c’est la vieille querelle604.
L’homme le plus parfaict a manque de cervelle…
Moy-mesme en ce discours qui fais le suffisant605,
Je me cognoy frappé606, sans le pouvoir comprendre,
Et de mon ver-çoquin607 je ne me puis deffendre.
Sans juger, nous jugeons, estant nostre raison
Là haut dedans la teste, où, selon la saison
Qui regne en nostre humeur, les broüillars nous embroüillent
Et de lièvres cornus608 le cerveau nous barboüillent.
    Philosophes resveurs, discourez hautement :
Sans bouger de la terre allez au Firmament ;
Faites que tout le Ciel branle à vostre cadence,
Et pesez vos discours mesme dans sa balance :
Cognoissez les humeurs qu’il verse dessus nous609,
Ce qui se fait dessus, ce qui ce fait dessous ;
Portez une lanterne aux cachots de nature,
Sçachez qui donne aux fleurs ceste aimable peinture610,
Quelle main sur la terre en braye611 la couleur,
Leurs secrettes vertus, leurs degrez de chaleur ;
Voyez germer à l’œil les semences du monde,
Allez mettre couver les poissons dedans l’onde,
Deschiffrez les secrets de Nature et des Cieux :
Vostre raison vous trompe, aussi bien que vos yeux…
(Satire IX).
Un fâcheux612.
À M. l’abbé de Beaulieu
J’oyois un de ces jours la Messe à deux genoux,
Faisant mainte oraison, l’œil au ciel, les mains jointes,
Le cœur ouvert aux pleurs, et tout percé de pointes,
Qu’un dévot repentir eslançoit dedans moy,
Tremblant des peurs d’enfer, et tout bruslant de foy,
Quand un jeune frisé, relevé de moustache,
De galoche, de botte, et d’un ample pennache613,
Me vint prendre, et me dict, pensant dire un bon mot :
« Pour un Poëte du temps vous estes trop devot. »
Moy civil je me leve, et le bon jour luy donne.
Qu’heureux est le folastre614, à la teste grisonne,
Qui brusquement eust dit, avecq’ une sambieu615 :
« Ouy bien pour vous, Monsieur, qui ne croyez en Dieu. »
    Sotte discretion, je voulus faire accroire
Qu’un Poëte n’est bisarre et fascheux616 qu’apres boire.
Je baisse un peu la teste, et tout modestement
Je luy fis à la mode un petit compliment.
Luy, comme bien appris, le mesme me sceut rendre,
Et ceste courtoisie à si haut prix me vendre,
Que j’aimerois bien mieux, chargé d’age et d’ennuis,
Me voir à Rome pauvre, entre les mains des Juifs.
    Il me prit par la main, apres mainte grimace,
Changeant sur l’un des pieds à toute heure de place,
Et, dansant tout ainsi qu’un Barbe encastelé617,
Me dist, en remaschant un propos avalé618 :
« Que vous estes heureux, vous autres belles ames,
Favoris d’Apollon, qui gouvernez les Dames,
Et par mille beaux vers les charmez tellement,
Qu’il n’est point de beautez que pour vous seulement !
Mais vous les méritez : vos vertus non communes
Vous font digne, Monsieur, de ces bonnes fortunes. »
    Glorieux de me voir si hautement loüé,
Je devins aussi fier qu’un chat amadoüé ;
Et, sentant au palais mon discours se confondre,
D’un ris de Sainct Medard619 il me fallut respondre.
Je poursuis. Mais, amy, laissons le discourir,
Dire cent et cent fois : « Il en faudroit mourir ! »
Sa barbe pinçoter, cageoller la science,
Relever ses cheveux, dire : « En ma conscience ! »
Faire la belle main, mordre un bout de ses gants,
Rire hors de propos, monstrer ses belles dents,
Se carrer sur un pied, faire arser son espée620,
Et s’adoucir les yeux ainsi qu’une poupée…
    Aprés tous ces propos qu’on se dict d’arrivée,
D’un fardeau si pesant ayant l’ame grevée,
Je chauvy de l’oreille621, et, demourant pensif,
L’eschine j’alongeois comme un asne retif,
Minutant622 me sauver de ceste tirannie.
Il le juge à respect : « O ! sans ceremonie,
Je vous suply, dit-il, vivons en compagnons »…
Il me pousse en avant, me présente la porte,
Et, sans respect des Saincts, hors l’Eglise il me porte,
Aussi froid qu’un jaloux qui voit son corrival623.
Sortis, il me demande : « Estes vous à cheval ?
Avez vous point ici quelqu’un de vostre troupe ?
— Je suis tout seul, à pied. » Lui, de m’offrir la croupe,
Moy, pour m’en depestrer624, luy dire tout exprés,
« Je vous baise les mains, je m’en vais icy prés625,
Chez mon oncle disner. — O Dieu ! le galand homme !
J’en suis. » Et moy pour lors, comme un bœuf qu’on assomme626,
Je laisse choir la teste, et bien peu s’en falut,
Remettant par despit en la mort mon salut,
Que je n’allasse lors, la teste la premiere,
Me jetter du Pont-Neuf à bas en la riviere.
    Insensible, il me traine en la court du Palais,
Où, trouvant par hazard quelqu’un de ses valets,
Il l’appelle, et lui dit : « Hola hau ! Ladreville,
Qu’on ne m’attende point, je vay disner en ville, »
Dieu sçait si ce propos me traversa l’esprit627 !
Encor n’est-ce pas tout : il tire un long escrit,
Que voyant je fremy. Lors, sans cageollerie,
« Monsieur, je ne m’entends à la chicannerie,
Ce luy dis-je, feignant l’avoir veu de travers,
— Aussi n’en est-ce pas, ce sont des meschans vers,
(Je cogneu qu’il estoit veritable à son dire,)
Que pour tuer le temps je m’efforce d’escrire ;
Et pour un courtisan, quand vient l’occasion,
Je montre que j’en sçay pour ma provision628. »
    Il lit, et se tournant brusquement par la place,
Les banquiers estonnez admiroient sa grimace,
Et monstroient en riant qu’ils ne luy eussent pas
Presté sur son minois quatre doubles ducats ;
(Que j’eusse bien donnez pour sortir de sa pate).
Je l’escoute, et durant que l’oreille il me flate,
(Le bon Dieu sçait comment) à chasque fin de vers,
Tout exprès je disois quelque mot de travers.
Il poursuit nonobstant d’une fureur plus grande,
Et ne cessa jamais qu’il n’eut fait sa legende629.
Me voyant froidement ses œuvres advoüer630,
Il les serre, et se met luy-mesme à se loüer :
« Doncq’ pour un cavalier n’est-ce pas quelque chose ?
Mais, monsieur’, n’avez-vous jamais leu de ma prose ? »
Moy de dire que si, tant je craignois qu’il eust
Quelque procès-verbal qu’entendre il me fallust.
« Encore, dites-moy, en vostre conscience,
Pour un qui n’a du tout acquis nulle science,
Cecy n’est-il pas rare ? — Il est vray, sur ma foy, »
Luy dis-je, sousriant. Lors, se tournant vers moy,
M’accolle à tour de bras631, et tout petillant d’aise,
Doux comme une espousée, à la joüe il me baise,
Puis, me flattant l’espaule, il me fist librement
L’honneur que632 d’approuver mon petit jugement.
Aprés cette caresse il rentre633 de plus belle :
Tantost il parle à l’un, tantost l’autre l’appelle,
Tousjours nouveaux discours ; et tant fut-il humain634,
Que tousjours par faveur il me tint par la main.
J’ay peur que, sans cela, j’ay l’ame si fragile
Que, le laissant d’aguet635, j’eusse pu faire gile636 ;
Mais il me fut bien force, estant bien attaché,
Que ma discrétion expiast mon péché…
    Il vint à reparler dessus le bruit qui court,
De la Royne, du Roy, des Princes, de la Cour,
Que Paris est bien grand, que le Pont-Neuf s’acheve637,
Si plus en paix qu’en guerre un Empire s’esleve.
Il vint à définir que c’estoit qu’Amitié638,
Et tant d’autres vertus, que c’en estoit pitié.
Mais il ne definit, tant il estoit novice,
Que l’indiscretion est un si fascheux vice,
Qu’il vaut bien mieux mourir de rage ou de regret,
Que de vivre à la gesne avec un indiscret.
    Tandis que ces discours me donnoient la torture,
Je sonde tous moyens pour voir si d’avanture
Quelque bon accident eust peu m’en retirer.
Et m’empescher enfin de me desesperer.
    Voyant un Président, je luy parle d’affaire ;
S’il avoit des procés, qu’il estoit necessaire
D’estre tousjours aprés ces Messieurs bonneter639 ;
Qu’il ne laissast, pour moy, de les solliciter ;
Quant à luÿ, qu’il estoit homme d’intelligence,
Qui sçavoit comme on perd son bien par negligence,
Où marche l’interest, qu’il faut ouvrir les yeux.
« Ha ! non, Monsieur, dit-il, j’aymerois beaucoup mieux
Perdre tout ce que j’ay, que vostre compagnie ; »
Et se mist aussi-tost sur la ceremonie640.
Moy qui n’ayme à debatre en ces fadèses là641.
Un temps, sans luy parler, ma langue vacila…
    Mais comme Dieu voulut, aprés tant de demeures642,
L’orloge du Palais vint à fraper onze heures ;
Et luy, qui pour la souppe avoit l’esprit subtil :
« A quelle heure, Monsieur, vostre oncle disne-t-il ? »
Lors bien peu s’en fallut, sans plus long-temps atendre,
Que de rage au gibet je ne m’allasse pendre.
Encore l’eussé-je-fait, estant desesperé ;
Mais je croy que le Ciel contre moy conjuré
Voulut que s’accomplist ceste avanture mienne,
Que me dist, jeune enfant, une Bohemienne :
« Ny la peste, la faim, la gravelle, la tous,
La fievre, les venins, les larrons, ny les lous,
Ne tueront cestuy-cy ; mais l’importun langage
D’un fascheux : qu’il s’en garde, estant grand, s’il est sage643. »
    Comme il continuoit ceste vieille chanson,
Voicy venir quelqu’un d’assez pauvre façon.
Il se porte au devant, luy parle, le cageolle ;
Mais cest autre, à la fin, se monta de parole :
« Monsieur, c’est trop long-temps… tout ce que vous voudrez…
Voicy l’arrest signé… Non, Monsieur, vous viendrez…
Quand vous serez dedans, vous ferez à partie644. »
Et moy, qui cependant n’estois de la partie,
J’esquive doucement, et m’en vais à grands pas645,
La queue en loup qui fuit et les yeux contre bas,
Le cœur sautant de joye, et triste d’aparence.
Depuis aux bons sergens j’ay porté reverence,
Comme à des gens d’honneur par qui le ciel voulut
Que je receusse un jour le bien de mon salut646.
(Satire VIII.)

Poésies variorum

Notices

On ne lira pas sans intérêt quelques pièces ou quelques passages de poètes dont les noms ont trouvé place dans notre tableau de la poésie au xvie  siècle, et dont les uns touchent de près au premier rang, dont les autres, au second ou au troisième, méritent un souvenir. Tels sont Bonaventure des Périers, qui, fin prosateur, eut une heureuse rencontre en vers ; Olivier de Magny, exilé à Rome dans les fonctions de secrétaire d’ambassadeur, comme son ami du Bellay ; Guéroult le fabuliste ; Amadis Jamyn et Jean de la Taille, tous deux « courtisans retirés » à la campagne, où ils moururent l’un trop jeune, l’autre vieux ; Scévole de Sainte-Marthe, le jeune et vieil ami de Vauquelin ; Pibrac, qui a aimé et chanté la bonne campagne comme la bonne morale647 ; Nicolas Rapin, qui, comme Vauquelin, Jean de la Taille, Gauchet et Pibrac, a chanté la vie rustique du gentilhomme campagnard et a aimé les champs ailleurs que dans les vers d’Horace qu’il traduisait.

Des Périers
Les roses
Un jour de may, que l’aube retournee648
Rafraischissoit la claire matinee.
Afin d’un peu recreer mes esprits,
Au grand verger, tout le long du pourpris649
Me promenois par l’herbe fraische et drue
Là où je vis la rosee espandue.
L’aube naissante avoit couleur vermeille
Et vous estoit aux roses tant pareille
Qu’eussiez douté si la belle prenoit
Des fleurs le teint, ou si elle donnoit
Aux fleurs le sien, plus beau que mille choses :
Un mesme teint avoient l’aube et les roses.
Jà commençoient à leurs ailes estendre650
Les beaux boutons ; l’un estoit mince et tendre,
Encor tapi dessous sa coëffe verte ;
L’autre monstroit sa creste descouverte,
Dont le fin bout un petit rougissoit :
De ce bouton la prime rose issoit651
Et dis ainsi : las ! à peine sont nees
Ces belles fleurs, qu’elles sont jà fanees ;
Et, tant de biens que nous voyons fleurir,
Un mesme jour les fait naistre et mourir :
Mais si des fleurs la beauté si peu dure,
Ah ! n’en faisons nulle plainte à nature.
Des roses l’aage est d’autant de duree
Comme d’un jour la longueur mesuree…
Or, si ces fleurs un seul instant ravit,
Ce neanmoins652, chacune d’elle vit
Son aage entier. Vous donc, jeunes fillettes,
Cueillez, cueillez bientost les roses vermeillettes,
Puisque la vie, à la mort exposee
Se passe ainsi que roses ou rosee653.
(Bonaventure des Périers).
De Magny
Au service d’autrui.
Sonnet
Servez bien longuement un seigneur aujourd’huy,
Despendez vostre bien à luy faire service,
Corrompez, en servant, la vertii pour le vice,
Et soiez attaché nuict et jour près de luy ;
Pour luy donner plaisir, donnez vous de l’ennuy,
Sans nul respect à vous servez-le en tout office,
Adonnez vous aux jeux dont il fait exercice,
Et ne demandez rien pour vous ny pour autruy.
Continuez long tens, pour quelque bien acquerre,
A le servir ainsi ; puis, cassez quelque verre,
Ou faillez d’un seul mot, vous perdez vostre espoir.
Vous perdez vostre tens, vostre bien, vostre peine,
Et ne vous reste rien qu’une promesse vaine,
Et un vain souvenir d’avoir fait le devoir654.
(Olivier de Magny, Souspirs (1557), sonnet CXXXVI.)
Guéroult
Le lyon, le loup et l’asne.
Fable
Le fier lyon, cheminant par la voie,
Trouva un loup et un asne basté,
Devant lesquels tout court s’est arresté,
En leur disant : « Jupiter vous convoie655 ! »

Le loup, voyant cette beste royale
Si près de soi, la salue humblement ;
Autant en fait l’asne semblablement,
Pour lui monstrer subjection loyale.

« O mes amis, maintenant il est heure,
Dit le lyon, d’oster les grands peschés
Desquels nos cœurs se trouvent empeschés.
Il est besoin que chascun les siens pleure ;

Et pour avoir, de la majesté haute
Du Dieu des cieulx, pleine rémission,
Il sera bon qu’en grand contrition
Chascun de nous confesse ici sa faute. »

Ce conseil fut de si grand vehemence656,
Qu’il fut soudain des aultres approuvé,
Dont le lyon fort joyeux s’est trouvé ;
Et ses peschés à confesser commence :

Disant qu’il a par bois, montagne et plaine,
Tant nuict que jour, perpétré divers maux,
Et dévoré grand nombre d’animaux,
Bœufs et chevreaux, et brebis portant laine,

Dont humblement pardon à Dieu demande,
En protestant de plus n’y retourner.
Ce fait, le loup le vient arraisonner657,
Lui remonstrant que l’offense n’est grande.

« Comment, dit-il, seigneur plein d’excellence,
Puis que tu es sur toutes bestes rov,
Te peut aucun establir quelque loy,
Veu que tu as sur icelle puissance ?

Il est loisible à un prince de faire
Ce qu’il lui plaist, sans contradiction.
Pourtant658, seigneur, je suis d’opinion,
Que tu ne peux, en ce faisant, mal faire. »

Ces mots finis, le loup, fin de nature,
Vint reciter les maux par luy commis :
Premièrement, comme il a à mort mis
Plusieurs passans pour en avoir pasture ;

Puis que, souvent, trouvant en lieu champestre
Moutons camus de nuit enclos es parcs,
Il a bergier et les troupeaux espars659,
Pour les ravir, afin de s’en repaistre ;

Enfin qu’il a, ensuivant sa coustume,
Fait plusieurs maux aux juments et chevaux,
Les dévorant et par monts et par vaux,
Dont il en sent en son cœur amertume.

Sur ce respond, en faisant bonne mine,
Le fier lyon : « Cecy n’est pas grand cas.
Ta coustume est d’ainsy faire, n’est pas ?
Outre660, à cela t’a contraint la famine. »

Puis dit à l’asne : « Or, conte-nous ta vie,
Et garde bien d’en obmettre un seul point.
Car, si tu faux, je ne te faudray point661,
Tant de punir les menteurs j’ay envie. »

L’asne, craignant de recevoir nuisance,
Respond ainsi : « Mauvais sont mes forfaits,
Mais non si grands que ceux-là qu’avez faits,
Et toutesfois j’en reçoy desplaisance.

Quelque temps fut662 que j’estois en servage,
Sous un marchand qui bien se nourrissoit,
Et au rebours663 pauvrement me pansoit664,
Combien665 il eust de moy grand advantage.

Le jour advint d’une certaine foire,
Où, bien monté sur mon dos, il alla
Mais arrivé, jeun666 il me laissa là,
Et s’en va droict à la taverne boire.

Marry667 j’en fus (car celuy qui travaille
Par juste droict doit avoir à manger) ;
Or je trouvay, pour le compte668 abréger,
Ses deux souliers remplis de bonne paille.

Je la mangeay sans le sceu de mon maistre.
En ce faisant j’offensay grandement,
Dont je requiers pardon très humblement,
N’esperant plus669 telle faute commettre,

— O quel forfait ! ô la fausse practique !
Ce dit670 le loup fin et malicieux ;
Au monde n’est rien plus pernicieux,
Que le brigand ou larron domestique.

Comment ! la paille aux souliers demeuree
De son seigneur manger à belles dents !
Et si le pied eust esté là dedans,
Sa tendre chair eust esté devoree.

— Pour abreger, dit le lyon à l’heure671,
C’est un larron, on le voit par effet ;
Pour c’, il me semble672, et j’ordonne de fait,
Suivant nos lois anciennes, qu’il meure. »

Plustost ne fust la sentence jetee673,
Que maistre loup le pauvre asne estrangla,
Puis de sa chair chacun d’eux se saoula ;
Voilà comment ell’ fut executee,

Parquoy appert674 que des grands on tient compte,
Et, malfaisans, qu’ils sont favorisés ;
Mais les petits sont toujours mesprisés
Et les fait-on souvent mourir de honte675,
(Guéroult, Emblèmes, 1er livre.)
Jamyn
Une chasse royale
Au devant du chasteau l’attend676 son esquipage,
Ses piqueurs, ses veneurs, ses limiers, ses valets,
Et ses pages montez pour se mettre aux relais ;
Une belle noblesse est aussi toute preste,
Joyeuse à vaincre au courre une sauvage beste.
Sa carrosse l’attend à quatre blancs chevaux
Plus vistes677 que les vents…………………
Ou s’il monte à cheval, son cheval vigoureux,
En la bouche maschant le frein d’or escumeux,
Frappe du pié la terre, et sur l’eschine large
Hennist de recevoir telle divine charge.
Ses archers de la garde environnent son corps.
    Ainsin accompagné, le roy marche dehors
Avec tout l’attirail d’une aboyante chasse.
Cent chiens prompts à courir et flairer une trace
Sont autour de ses flancs, dont les oreilles sont
Pendantes, et la queue est droite en contremont678
    Quand toute la brigade au buisson est allee,
De verd la plus grand’part et de rouge voilee679
L’enceinte retentist de trompes et d’abbois680
Car chacun porte au col sa trompe par les bois
Où cent couples681 de crin pendillent cordelees.
On suit le cerf lancé par monts et par valees,
Par estangs, par buissons espineux et tranchans ;
Le cerf, en traversant l’ouverture des champs,
Fait voler la poussierre aux voyes de sa fuite.
La meute dresse682 après d’une ardante poursuite.
Des chiens bien ameutez l’abboy fait un grand bruit ;
Mais entre les veneurs personne ne le suit
D’un tel cours que le roy volant par la campagne,
Et Fontaines, qui joinct son cher maistre accompagne.
La pierre qui jaillit d’une fonde683 en sifflant,
Les levriers genereux qu’on va desaccouplant
Après un lievre viste, en leur course attenduë
Ne partent si legers……………………………………
Le roy ferme à cheval d’une course legiere
Ceux-cy, ceux-là devance, et laisse loin derriere,
Et premier comme en tout, aux abbois voit mourir
Le grand cerf mal mené haletant de courir684.
(amadis jamyn, Poème de la Chasse).
Jean de la Taille
I. À la cour
Il685 doit négocier pour parens importuns,
Demander pour autruy, entretenir les uns ;
Il doit, estant gesné, n’en faire aucun murmure,
Prester des charitez, et forcer sa nature,
Jeuner s’il faut manger, s’il faut s’asseoir, aller,
S’il faut parler, se taire, et, si dormir, veiller ;
Se transformer du tout, et combattre l’envie :
Voylà l’aise si grand de la cour, et ma vie.
Mais quels pieds, mais quel cueur, mais quelle bourse aussi,
Pour courrir, supporter, et fournir à ceci686 ?
II. À la campagne
O demi-Dieu qui vit en son champ retiré,
Où l’on dit librement tout ce qui vient à gré,
Où avec ses voysins, sans que l’on diminuë
En rien d’autorité, on devise à la ruë,
A la fenestre, à l’huis, à toute heure, en tous lieus,
Sans estre tant bragard ny ceremonieus,…………
…………………………… et ne vivant qu’à soy
Est luy-mesme sa cour, son seigneur et son roy687
    O le plaisir que c’est, ayant au poing un livre,
De se perdre en un bois, et de tout soing delivre,
D’ainsi philosopner au pris des maux cuisans.
Qui dechirent les cueurs des pauvres courtisans !…
Quel plaisir est-ce aux champs, où semble que le jour
Soit plus clair, et plus beau, et moins court qu’à la cour,
De jouir du printemps, de voir faire aux tourtr’elles
Et leurs nids et leurs chants et et leurs amours fidelles,
D’ouïr du rossignol la fredonnante voix,
Le chant d’autres oyseaux qui caquettent aux bois,
Le chant de la bergere et son amour rustique,
Voir des mouches à miel la gente republique,
Voir le vert et l’azur et des bois et des eaux,
Voir d’automne et d’estémeurir les fruits nouveaux,
Les bleds et les raysins, de voir en son menage
Le bestail retourner au soir du paturage !
(Jean de la Taille, Le Courtisan retiré)
Scévole de Sainte-Marthe
Vœux d’un vieillard.
Stances
J’ay passé mon printemps, mon esté, mon automne ;
Voicy le triste hyver qui vient finir mes vœux688 ;
Desja de mille vents le cerveau me bouillonne.
J’ay la pluye en la bouche et la neige aux cheveux.

D’un pas douteux et lent à trois pieds je chemine,
Appuyant d’un baston mes membres languissans.
Mes reins n’en peuvent plus, et ma debile eschine
Se courbe peu à peu sous le fais de mes ans.

Une morne froideur sur mes nerfs espanchee
Engourdist tous mes sens, desormais ocieux ;
D’un glaçon endurcy j’ay l’oreille bouchee,
Et porte en un estuy la force de mes yeux.

Mais, bien que la jeunesse en moy ne continuë,
Pour tout ce changement je n’ai perdu le cœur ;
Autant que de mon sang la force diminuë,
Autant de mon esprit s’augmente la vigueur.

Que sert de prolonger une ingrate vieillesse
Pour regarder sans fruit la lumiere du jour ?
Heureux qui, sans languir en si longue vieillesse (sic),
Retourne de bonne heure au celeste séjour !

Adieu l’honneur mondain, qui les jeunes enyvre,
Adieu toute richesse et tous ebatemens ;
Apprendre à bien mourir, afin de mieux revivre,
C’est desormais le but de mes contentemens.
(Scévole de Sainte-Marthe, Poésies chrestiennes)
Pibrac
Quatrains moraux
Ce que tu vois de l’homme n’est pas l’homme,
C’est la prison où il est enserré,
C’est le tombeau où il est enterré,
Le lict branlant où il dort un court somme.

Recognoy donc, homme, ton origine,
Et brave et haut desdaigne ces bas lieux,
Puisque fleurir tu dois là haut ès cieux,
Et que tu es une plante divine.

Cacher son vice est une peine extreme,
Et peine en vain : fay ce que tu voudras,
A toy au moins cacher ne te pourras :
Car nul ne peut se cacher à soy mesme.

Aye de toy plus que des autres honte ;
Nul plus que toy par toy n’est offensé :
Tu dois premier, si bien y as pensé,
Rendre de toy à toy mesme le compte.

Las ! que te sert tant d’or dedans ta bourse,
Au cabinet maint riche vestement,
Dans tes greniers tant d’orge et de froment,
Et de bon vin dans ta cave une source :

Si cependant le pauvre nud frissonne
Devant ton huys, et, languissant de faim,
Pour tout enfin n’a qu’un morceau de pain,
Ou s’en reva sans que rien on luy donne ?

Ne voise689 au bal, qui n’aymera la danse,
Ny au banquet qui ne voudra manger,
Ny sur la mer qui craindra le danger,
Ny à la Cour qui dira ce qu’il pense.

Plus n’embrasser que l’on ne peut estreindre ;
Aux grands honneurs convoiteux n’aspirer ;
User de biens, et ne les desirer ;
Ne souhaiter la mort, et ne la craindre.
(Pibrac).
Rapin
Plaisirs du gentilhomme champêtre

Heureux, dit le poète, le gentilhomme champêtre,

………………………………
Qui n’a point en son voisinage
Un prince ny un grand seigneur,
Mais seul commande en son vilage
Sans s’obliger à davantage,
Qu’à vivre selon son humeur ;

Qui en un temps bien pacifique
Ne voit plus fort que luy chez soy,
Mais sans querelle domestique
Sur sa petite republique
Commande comme un petit roy ;

Qui n’oit plus sonner la diane
D’une trompette ou d’un tambour,
Mais plutost au braire d’un asne,
Au chant d’un coq ou d’une cane,
S’esveille dés le point du jour ;

Qui pourtant a vu de la guerre
Pour en parler en devisant,
Sans plus vouloir vendre sa terre
Pour mille inimitiez acquerre690
Aux troubles civils d’apresent ;

Qui n’espouse point de querelle
Si le droict n’y est apparent ;
Mais ne craint de monter en selle,
Quand l’occasion l’y appelle
Pour son amy ou son parent ;

Qui a trois chevaux en l’estable,
Six chiens courans et deux levriers,
Six espagneux, et pour la table
L’autour ou le lanier691 traictable,
Sans faulcons et sans esperviers ;

Qui a le furet et la poche692
Et les panneaux693 tant seulement
Pour aider à fournir la broche
Quand une compagnie approche,
Sans en user journellement.

Quelquefois le long d’un rivage,
Il voit conduire son troupeau,
Voit ses vaches au pasturage,
L’une bonne pour le laitage,
L’autre meilleure à porter veau…

Puis curieux du jardinage.
S’il a veu de bon fruit ailleurs,
Il met d’un genereux courage
Luy mesme la main à l’ouvrage
Pour anter des greffes meilleurs.

O que ses tonneaux il arange
Et sa futaille de bon cœur,
Pour y recevoir la vendange,
Et voir le gracieux échange
Du fruit noir en rouge liqueur !

O quel plaisir quand il entonne
Ce breuvage desja fumeux,
Et qu’en un muyd il emprisonne
Ce Dieu furieux qui bouillonne
D’un flot et reflot escumeux !

Qui est celuy qui eust envie
Manger des paons et des phaisans,
Et changer ceste heureuse vie
A la friandise asservie
Des misérables courtisans ?…

Vivez contens, ô gentils hommes,
Avec la paix et la santé,
Estimant vos fruits et vos pommes
Plus que ne fait ses grosses sommes
S’usurier de peur tourmenté694.

Si vous n’avez auprés d’un prince
Les estats695 et les pensions
Pour gouverner quelque province,
Aussi personne ne vous pince
Et n’observe vos actions.

Vous ne cherchez point l’artifice
Pour attrapper un don du roy,
Ou pour voler un benefice,
Ou pour faire vendre un office
Contre la raison et la loy.

Vous n’estes point dans une sale
A vous mocquer d’un estranger,
Et par trahison desloyale
D’un compagnon qui vous esgale
Ne taschez point à vous vanger.

Aussi vous n’avez point la peine
De vous friser tout le matin,
De faire bien sentir l’haleine,
Et chacun jour de la sepmaine
Changer de velours696 et satin.

De gaudronner697 vostre chemise
Et toujours y porter la main,
De vous habiller à la guise
Tantost d’un seigneur de Venise,
Tantost d’un chevalier Romain698
(Nicolas Rapin).

Rois et reines

Notices

Les princes de la race des Valois-Angoulême ont droit à une place parmi les poètes du siècle où ils ont régné : ils ont cultivé les lettres qu’ils protégeaient. François Ier écrivit des vers sur les dames de sa cour et à sa sœur. Henri II, son fils, en adressa à Diane de Poitiers. Charles IX, son petit-fils, célèbre la royauté poétique de Ronsard. Les femmes aussi ont tenu la plume ; l’une d’elles, n’eût-elle pas été sœur de roi et reine, se fût fait un nom inoubliable dans l’histoire du xvie  siècle. Marguerite d’Angoulême ou de Valois, duchesse d’Alençon, puis reine de Navarre (1492-1540), écrivit, outre l’Heptaméron, qui lui assure le premier rang entre les conteurs du xvie  siècle, des poésies nombreuses (poèmes mystiques, poèmes mythologiques, mystères, farces, épîtres, complaintes, chansons spirituelles), publiées en 1547 sous le titre de Marguerites de la Marguerite des Princesses. — Jeanne d’Albret (1531-1572), fille de la précédente, « qui, dit d’Aubigné, n’avoit de femme que le sexe, l’âme entiere aux choses viriles, l’esprit puissant aux grandes affaires, le cœur invincible aux adversités », n’a pas dérogé au goût de sa race pour les choses de l’esprit. Elle l’a transmis au sang des Bourbons dans son fils Henri IV, dont on sait l’originalité épistolaire et oratoires ; on cite de la mère des sonnets, du fils des chansons. — Ne séparons pas de cette lignée royale la seconde Marguerite de Valois, la sœur de Charles IX, qui a écrit de charmants Mémoires, et sa belle-sœur Marie Stuart, dont les vers touchants n’ont pas été oubliés.

François Ier
Huitain
Celle qui fut de beauté si louable
Que pour sa garde elle avoit une armeè699
A aultre plus qu’à vous ne fut semblable,
Ni de Pâris, son ami, mieulx aimee,
Que de chacun vous estes estimee :
Mais il y a difference d’un poinct ;
Car à bon droict elle a esté blasmée
De trop aimer, et vous de n’aimer poinct.
(François Ier).
Vers à un crucifix700
C’est vous, Seigneur, pendant en ceste croix,
Qui montrés bien que, cloué et lyé,
Vous commandés aux princes et aux roys,
L’humble haulsant, le fier humilié701 ;
Et je ton serf, Seigneur, t’ay supplié :
Tu m’as ouy, selon mon seur espoir,
En me donnant, ne m’ayant oublyé,
Conqueste, enffans, et defence, et pouvoir.
(François Ier ).
Marguerite d’Angoulême
Prière a Dieu pour son frère malade702
De touttes ses graces et dons
A vous seul a rendu la gloire ;
Parquoy à vous les mains tendons,
Afin qu’ayés de luy memoire :
Puisqu’il vous plaist luy faire boire
Vostre calice de douleur,
Donnés à nature victoire
Sur son mal et nostre malheur.

O grand medecin tout puissant !
Redonnés luy santé parfaite,
Et des ans vivre jusqu’à cent,
Et à son cueur ce qu’il souhaite.
Lors sera la joye refaicte
Que douleur brise dans nos cueurs :
Dont louenge vous sera faicte
De femme, enffans et serviteurs.

Par Jesus-Christ, nostre Sauveur,
En ce temps de sa mort cruelle703,
Seigneur, j’attendz vostre faveur
Pour en oyr bonne nouvelle.
J’en suis loing : dont j’ai douleur telle,
Que nul ne la peult estimer.
O ! que la lettre sera belle
Qui le pourra sain affermer704 !

Le désir du bien que j’attendz
Me donne de travail matiere :
Une heure me dure cent ans,
Et me semble que ma lictiere
Ne bouge, ou retourne en arriere,
Tant j’ay de m’avancer desir.
O ! qu’elle est longue, la carriere
Où à la fin gist mon plaisir !

Je regarde de tous costés
Pour veoir s’il arrive personne,
Pryant sans cesser, n’en doubtés.
Dieu, que santé à mon roi donne.
Quand nul ne voy, l’œil j’abandonne
A pleurer ; puis sur le papier
Ung peu de ma douleur j’ordonne :
Voilà mon douloureux mestier.
(Marguerite dAngoulême).
Marie Stuart
Adieux a la France705
Adieu, plaisant pays de France,
O ma patrie
La plus cherie,
Qui as nourri ma jeune enfance ;
Adieu, France ! adieu mes beaux jours !
La nef qui disjoint nos amours
N’a cy de moy que la moitié ;
Une part te reste, elle est tienne.
Je la fie à ton amitié
Pour que de l’autre il te souvienne.
(Marie Stuart).
Charles IX
À Ronsard
L’art de faire des vers, deust on s’en indigner,
Doit estre à plus haut prix que celuy de régner.
Tous deux egalement nous portons des couronnes ;
Mais, roy, je la reçus ; poète, tu la donnes.
Ton esprit enflammé d’une celeste ardeur
Esclatte par soy-mesme, et moy par ma grandeur.
Si du costé des Dieux je cherche l’advantage,
Ronsard est leur mignon et je suis leur image.
Ta lyre, qui ravit par de si doux accords,
Te soumet les esprits dont je n’ai que les corps ;
Elle s’en rend le maistre, et te fait introduire
Où le plus fier tyran n’a jamais eu d’empire,
Elle amollit les cœurs et soumet la beauté :
Je puis donner la mort, toi l’immortalité.
(Charles IX).

XVIIe siècle

La poésie au XVIIe siecle

Entre Malherbe qui, après les brillantes aventures poétiques du xvie  siècle, avait ouvert magistralement la carrière au xviie , et meurt respecté quarante-trois ans après Ronsard oublié, et Boileau qui, en 1660, commence à écrire quand Louis XIV commence à régner et ouvre le Siècle de Louis XIV, entre les deux maîtres sévères qui enseignent et représentent la discipline, la poésie prit ses aises, s’émancipa et suivit librement plusieurs voies. Pendant un demi-siècle, le faisceau d’unité que le premier avait noué et que le second renoua, se délia et se dispersa.

On peut compter plusieurs groupes distincts.

D’abord les disciples restés fidèles aux leçons du maître qui avait régenté et dominé la poésie. Ils les suivent, chacun dans la liberté de sa nature et de son esprit, mais tous respectueux de la langue, de l’harmonie, du goût et de la raison : Racan (1589-1670), quelque-fois négligé ; Godeau (1605-1672), souvent prolixe ; Maynard (1582-1646), un peu froid ; Gombauld (1570-1666), plus vigoureux qu’abondant ; et, si l’on veut encore, Segrais (1604-1701), venu après eux, mais venu avant Boileau, qui, dans le peu qu’il a légué est héritier de leurs traditions.

Opposons-leur tout de suite les indépendants, amoureux de la fantaisie, imaginations brillantes et hardies, mais hasardeuses. Ce sont les Theophile de Viau (1590-1626), les Saint-Amant (1593-1660), les Georges de Scudery (1601-1667), les Cyrano de Bergerac (1620-1655), les improvisateurs de la poésie, dont plusieurs s’aventurent dans l’épopée (Moïse sauvé, 1653, par le second ; Alaric, 1654, par le troisième). Il faut leur adjoindre le créateur de la poésie burlesque en France et de la Mazarinade, Scarron (1611-1660), gai et fin conteur en prose, plus d’une fois marotiste en vers, poète comique, protée infatigable. Leur plume court, libre en ses caprices, et eux-memes, à part Scarron, cloué à vingt-sept ans dans son lit ou son fauteuil, sont sujets à courir les grands chemins, Saint-Amant, de la Pologne, Théophile, des Pyrénées. Quelques-uns sont suspects ou convaincus de libertinage religieux, comme Théophile, et les épicuriens Des Yveteaux (1560-1649), fils de Vauquelin de la Fresnaye, Des Barreaux (1602-1673), dont un sonnet a rendu célèbre la conversion finale, Hesnaut (mort en 1682), qui traduisit Lucrèceet qui fut le maître de Mme Deshoulières, — ou d’intempérance bachique, comme Faret (1594-1640), le rédacteur des statuts de l’Académie française, l’ami de Saint-Amant, fort compromis par la rime qu’appelaient son nom et ses habitudes, fort enclin à

Charbonner de ses vers les murs d’un cabaret,

ainsi que plus tard le spirituel ami de Molière, Chapelle.

Entre les disciplinés et les indépendants, les sobres et les intempérants, se place le groupe des beaux esprits et gens d’esprit de cour et de ruelles : à leur tête le brillant Voiture (1598-1648), et, après lui, à quelque distance, l’ingénieux Sarrazin (1603-1654), qui tous deux ont eu leur jour de gravité et d’éloquence historique, l’un en une lettre, l’autre en deux compositions étendues ; derrière eût ; Maleville (1597-1647), le fidèle Maleville, auprès de Bassompierre libre ou prisonnier ; Boisrobert (1592-1662), auprès de Richelieu ; La Fontaine (1621-1695), auprès de Fouquet, dans une première veine d’esprit qu’il ne faut pas oublier, parce que rien de lui n’est indifférent ; Benserade (1612-1691), qu’attendaient les ballets de la cour de Louis XIV pour faire applaudir ses jolis vers ; et, à leur suite, toute la foule des poètes à sonnets, des « madrigaliers », des épigrammatistes, des adeptes du burlesque et des pointes à l’italienne, qui oubliaient à l’envi les anathèmes de Malherbe. Il faut pourtant faire une exception pour Mme De la Suze (1618-1673), qui eut un des salons renommés du siècle, et écrivit, entre autres poésies, des élégies d’un « agrément infini », dit Boileau (Lettre à Ch. Perrault ; 1700).

Il convient de ranger à part un groupe auquel un peu de pédantisme, d’importance ou d’ambition a porté malheur : Chapelain (1595-1674), le plus illustre et le plus déchu d’entre eux, depuis sa Pucelle (1656) ; Cotin (1604-1682), tout meurtri des coups de Bileau et de Molière ; Menage (1613-1692), que protège, après tout, le nom de son élève, Mmede Sévigné : le P. Lemoyne (1602-1671), que sauve une belle page de son Saint Louis (1653-1657) ; Desmarets de Saint-Sorlin (1595-1676), qui chanta sans succès Clovis (1657) et Marie-Madeleine ; Brebeuf (1618-1661), dont le nom est resté synonyme d’hyperbole et d’emphase, et qui trouva le moyen d’outrer Lucain.

Notons enfin un petit groupe à part, de ces rieurs de race bourgeoise, volontiers frondeurs en politique et en littérature, tout pétris de bon sens et de malice, Ménippéens au xvie  siècle, anti- Mazarins au xviie , avocats, hommes de lettres, qui avaient un pied dans les salons et un autre au Palais : tels, Liniere (1628-1704), « un petit fou qui avoit de l’esprit », dit Tallemant, qui chansonna la Pucelle avant et après l’impression, et qui piqua un peu Boileau ; Furetiere (1620-1688), qui, avant les satires et aux applaudissements de Boileau, fit aussi des satires ; Fourcroy (mort en 1692), qui fut ami de Molière, de Boileau et de Racine, fit de jolis vers et jugea bien ceux des autres ; Gilles Boileau (1681-1669), qui voyageait toujours avec Régnier en poche, frère aîné du satirique, de l’Aca-démie avant lui, malin comme lui, quelquefois contre lui, et qui ne fut pas, disait-on, « Gilles le Niais » dans sa petite guerre contre Gilles Ménage, auteur malencontreux d’une églogue intitulée Christine. — C’est à dessein qu’à côté de ces noms nous faisons revenir celui de Boileau : ils ont ri avant qu’il grondât, et ont vu le mauvais goût avant qu’il donnât les lois du bon.

Les poètes de ces groupes divers se rencontraient sur trois terrains communs : le théâtre, ouvert à tout le monde, auteurs et public ; les salons aristocratiques ou bourgeois, ouverts à des initiés ; l’Académie française, ouverte à une élite se recrutant elle-même.

 

Le théâtre. — Le théâtre a toujours été, dans les villes, la passion littéraire la plus vive de la France populaire, bourgeoise, aristocratique. On sait ce qu’il fut au xvie  siècle. Dans les premières années du xviie  siècle, un improvisateur inépuisable, Alexandre Hardy (1560-1630), fournit de pièces de toute espèce (six cents, dit-on) les acteurs aux gages desquels il écrit. Ce chiffre dit tout. Tragédies, comédies, tragi-comédies, pastorales dramatiques (importation italienne et espagnole acclimatée sans peine chez nous au xvie  siècle, toujours cultivée au xviie  siècle, et qui ne finit pas encore avec Molière), inondent le théâtre. Un prélat même, Richelieu, imagine des plans, et les fait exécuter par ses « cinq auteurs » (Boisrobert, Colletet, l’Étoile, Rotrou, Corneille) pour la scène de son Palais-Cardinal. Quelques noms et quelques renommées de poètes surnagent ; Pyrame et Thisbé (1617), tragédie de Théophile ; Mariane (1636), tragédie de Tristan l’Hermite (1601-1655), Sophonisbe (1629), tragédie de Mairet (1604-1686), deux sujets traités et manqués plus tard par Voltaire ; Arténice ou les Bergeries (1618), pastorale, chef-d’œuvre du genre, de Racan ; Sylvie (1621), pastorale de Mairet : Amaranthe (1625), pastorale de Gombauld ; Lygdamon (1629), tragédie, et l’Amour tyrannique (1638), comédie, dont Voltaire dit (Préface de Sophonisbe) que « bien rétablie au théâtre, elle pourrait faire de prodigieux effets », de G. de Scudéry ; Scévole (1646), tragédie de Du Ryer (1605-1648), dont Voltaire parle (ibid.) dans les mêmes termes ; Agrippine (1653), tragédie de Cyrano de Bergerac. Le faux goût, les fadeurs ou l’emphase gâtent le style de ces pièces, comme les invraisemblances et les gasconnades gâtent les comédies, sans les compromettre auprès du public ; mais l’éloquence dramatique de R. Garnier est retrouvée, le vers y a de l’aisance et du nombre ; Malherbe, malgré ce qu’en aient dit quelques-uns de leurs auteurs, y a laissé quelque chose, ou, si l’on veut, le progrès naturel de la langue s’y est fait et accusé de lui-même.

Mais voici venir Rotrou (1609-1650), qui a un coin de génie, et enfin le grand Corneille (1606-1684), qui, dans ses comédies (1625-1634), épure le dialogue encore libre et même licencieux, trouve le ton des honnêtes gens, élève celui de la tragédie dans Médée (1635) » et atteint les hauteurs du Cid (1636). Il reste, jusqu’aux chefs-d’œuvre de Racine, qui n’est pas né encore, le maître de la scène, avec Rotrou, qui l’y avait précédé et désormais le suit de loin.

 

Les salons. — Ce qu’avait été au xvie  siècle la cour de Charles IX et de Henri III, l’hôtel de Rambouillet le fut au xviie  siècle dès 1608. Avec le sang et la race, l’esprit et la poésie y avaient entrée. Mais les guerres civiles et religieuses dispersaient ou ensanglantaient la cour des Valois ; la cour de Catherine de Vivonne se fixa paisiblement autour d’elle pendant quarante ans. L’âge seul de la marquise et la Fronde la séparèrent ou l’interrompirent. Sans parler de l’allégorique Guirlande de Julie, que tressèrent en vingt-neuf madrigaux sur autant de fleurs bon nombre de poètes, y compris Corneille, et que lui offrit en 1640 son fiancé M. de Montausier, on lut chez sa mère bien des vers, on y fit bien des portraits, on y élabora bien des romans, on y traita bien des questions de galanterie, on y fit un peu de mal par l’affectation et la préciosité qui pouvaient se guérir, beaucoup de bien par la culture de l’esprit et la politesse des mœurs qui ne pouvaient s’effacer. L’hôtel de Rambouillet fut une pépinière, dont sortirent et les salons bourgeois, qui, comme les samedis de Mlle de Scudéry, l’exagérèrent et le ridiculisèrent, et les salons aristocratiques qui le continuèrent et, sauf les égarements de la mode, l’épurèrent, comme ceux de Mme de La Fayette, de la Sablière, de la Suze, de Bouillon, etc.

 

L’Académie, — qui était née en 1630 et avait grandi sans nom dans le salon de Conrart, qualifiée, consacrée et, par lettres patentes du 28 janvier 1635, mariée à l’État sur la présentation et sous la garantie de Richelieu, fut, sans acception de genre ni d’école, un « réduit d’honneur » où se rencontraient dès l’origine Faret et Racan, Saint-Amant et Maynard, Voiture et Chapelain.

 

Tel était l’état de la poésie française quand commença en 1660 ce que l’histoire a nommé le Siècle de Louis XIV. L’âge précédent lui léguait Corneille, qui ne pouvait plus que descendre, Molière et La Fontaine, qui n’avaient plus qu’à monter. Molière était à Paris depuis deux ans, Racine y arrivait, Boileau y débutait, et du premier coup s’emparait de la dictature du goût pour lui donner des lois comme ses deux amis allaient en donner des modèles.

Boileau, comme Malherbe, a combattu le mal, qui, après Malherbe, avait repris une partie des poètes, la facilité hâtive et prolixe, et, à sa suite, les écarts de la « folle du logis », et la préciosité française qui avait succédé au pédantisme grec et latin et à la « drôlerie italienne », les « pâtés de bourre », les « pâtés de chevilles », le « galimatias royal », etc., que l’impitoyable Malherbe harcelait chez ses victimes, et nommément chez Desportes. Comme Malherbe il a prêché d’exemple : il a écrit peu et lentement.

Comme Malherbe, et plus que lui, il a eu ses victimes, il les a exécutées quelquefois d’un vers, d’un mot, sans phrases :

On ne lit guère plus Rampale et Ménardière,
Que Magon, du Souhait, Corbin et la Morlière.
(A. P., IV.)
Et, jusqu’à d’Assoucy, tout trouva des lecteurs.
(A. P., I.)
Boyer est à Pinchêne égal pour le lecteur.
(A. P., IV.)

Ainsi disait Virgile :

Qui Bavium non odit, amet tua carmina, Mœvi.

Il a des fournées :

Que vous ont fait Perrin, Bardin, Pradon, Hesnaut,
Colletet, Pelletier, Titreville, Quinault ?
(Sat. IX.)

En trois vers il enterre l’un sur l’autre, le Jonas de Coras, le David de Les Fargues, le Moïse de Saint-Amant (Sat. IX.) Il laisse aux sots campagnards le Pays (Sat. III), à l’épicier Neuf-Germain (Sat. IX), à « la fange » l’abbé De Pure (Ibid.). Il fait à Scudéry à Cotin, à Chapelain, à La Serre l’honneur de plusieurs coups, mais bien assénés, — En somme quels sont ceux de ses arrêts que la critique contemporaine, curieuse de révisions et de justice, n’a pas ratifiés, ou à peu près ? Indulgent à l’excès pour Voiture, il a été injuste pour Boursault et Quinault, mais il s’est rétracté sur le compte de tous deux. Il a médit de Mme Deshoulières et de son ami Linière, mais la préciosité de l’une et le « libertinage » de l’autre le chagrinaient fort. A d’autres il n’a pas tenu rigueur. Il a bien voulu avouer » qu’« il y a du génie dans les écrits de Saint-Amant, de Brébeuf, de Scudéry » (Préface de 1683) ; que Chapelain, « quoique assez méchant poète », a fait, « il ne sait comment », une assez belle ode (Ibid.). Il a un faible pour la « burlesque audace » de Bergerac (Art. poét., IV.)

Absolvons-le donc de ses rigueurs, sauf, bien entendu, d’une injure gratuite à la pauvreté de Colletet (Sat. Ire) ; écartons pour le moment ceux qu’il a proscrits, sauf à en rappeler, quelques-uns avec honneur, et l’unité poétique du siècle de Louis XIV nous apparaîtra dans quelques noms souverains. — Boileau, nommons-le le premier, Boileau, « correct auteur de quelques bons écrits », a dit Voltaire en un jour de froideur pour ce « Nicolas », dont, a-t-il dit aussi en ses jours de justice et de reconnaissance, « on ne médit pas impunément », Boileau donne au siècle de Louis XIV des modèles de langage, de goût et de raison dans ses Satires et ses Épîtres, d’utiles leçons dans son Art poétique, un chef-d’œuvre dans le genre secondaire du poème héroï-comique, dans le Lutrin ;  Racine, la perfection de la tragédie classique astreinte aux lois des trois unités, que Corneille avait discutées avec réserve et respectées sans servilité, et que son heureux rival observe avec un art consommé ; Moliere, la perfection de la comédie, n’était la hâte de quelques dénouements ; — La Fontaine, la perfection de la Fable sans restriction, — et, si l’on veut encore, Quinault, le degré de perfection que peut ambitionner la poésie d’opéra.

Voilà de quoi suffire, sans compter les chefs-d’œuvre de la prose, qui ne sont pas de notre sujet, à l’autorité et à la gloire du siècle de Louis XIV, et de quoi faire oublier que ? si par le génie d’un homme il a élevé la Fable à la dignité d’un genre de premier ordre, il n a pas su, dans le genre lyrique, entretenir l’héritage de Malherbe, et ne peut citer qu’une ode de Sarrazin, quelques strophes, accident heureux de Chapelain, des stances dans deux tragédies deCorneille, des chœurs dans deux tragédies de Racine, en attendant, sur sa fin, les odes plus industrieuses qu’inspirées de J.-B. Rousseau ; — que, dans un genre illustré par Théocrite et Virgile, il est resté avec Fontenelle et Lamotte, bien au-dessous de Racan et de Segrais, dont les Bergeries et les Églogues sont, les unes du premier, les autres du second quart du siècle ; — que, dans le genre le plus élevé de la poésie, auquel toutes les littératures depuis Homère ont donné des chefs-d’œuvre, il ne s’est signalé, comme d’ailleurs l’autre moitié du xviie  siècle, que par des avortements. Après les gentilshommes qui tentent l’épopée, MM. de Saint-Amant et de Scudéry, après l’illuminé Desmaretz, après l’abbé Chapelain et le P. Lemoyne, tous antérieurs à 1660, un ministre luthérien de Toulouse, converti plus tard, Jacques de Coras (1630-1677) accumule, à partir de 1663, Josué sur Jonas, Samson sur Josué, David sur Samson, Pélion sur Ossa ; rien ne lui coûte et rien ne lui réussit :

Le Jonas inconnu sèche dans la poussière,

et Coras reste enterré à tout jamais par la main de Boileau (Sat. IX, 1669), à côté d’un autre Toulousain, Les Farguës (1600- ?), auteur malheureux d’un autre David (1666) :

Le David imprimé n’a point vu là lumière.

Avec eux un homme de loi, Louis Le Laboureur (?-1679), bailli du duché de Montmorency, se met sur les rangs. Pour être poète épique il faut, selon lui, « avoir du feu, du flegme, être politique et galant, courtisan et philosophe, entendre la paix et la guerre » ; et il est tout cela, et il entend tout cela, puisqu’il donne au public son Charlemagne (1664). Enfin Carel de Sainte-Garde (?-1684), renchérissant sur l’ambition du présomptueux bailli, rêve une « Encyclopédie poétique, rassemblant tous les objets de la nature et des arts », et il exécute le « plaisant projet » (c’est encore Boileau qui parle) de donner la gloire épique à Childebrand ! (Childebrand ou les Sarrasins chassés de France, seize chants, 1666-1670)706 ». De tout ce fatras ambitieux il n’est rien resté, et la postérité a relu le Petit Voyage (en Provence et en Languedoc) de deux hommes d’esprit qui l’écrivirent envers et en prose : Chapelle (1626-1686), dont le nom est inséparable aussi de ceux de Molière, de Boileau et de Racine, et Bachaumont (1624-1702), qui a sa place dans une ligne de l’histoire pour avoir baptisé la Fronde du nom qu’elle a gardé.

Les poètes dramatiques sont aussi féconds et plus heureux, et, sans pouvoir rester à la hauteur où Corneille, Racine et Molière ont élevé le théâtre, suivent honorablement leurs traces.

Thomas Corneille (1625-1709), successeur de son frère à l’Académie en 1684, donne trente-huit pièces, tragédies, comédies, tragi-comédies. Deux de ses tragédies n’ont jamais été oubliées : Ariane (1672), son chef-d’œuvre, est touchante, éloquente et passionnée ; le Comte d’Essex (1678) a des situations dramatiques. — Quinault prélude à la gloire de ses opéras par quelques succès sur la scène tragique, où l’Astrate ferait encore, dit Voltaire, un « prodigieux effet ». — La Fosse (1653-1718) se fait un nom durable par la meilleure des tragédies de second ordre, Manlius (1698). — Des deux imitateurs de Racine, l’un, Duche (1668-1704), continue à écrire pour la maison de Saint-Cyr des pièces bibliques, parmi lesquelles Absalon (1790) est la plus estimée ; l’autre, Campistron (1656-1723), fait apprécier son élégante facilité. — Longepierre (1659-1721) fait applaudir sa Médée (1694).

Dans la comédie nous retrouvons Quinault et Campistron. Des acteurs poètes : Montfleury (mort en 1685), Hauteroche (mort en 1707), Baron (mort en 1729), qui fut élevé par Molière, méritent un souvenir ; Boursault (1638-1701) a de jolies scènes ; Dufreny (1648-1721) et Dancourt (1661-1725) ont beaucoup de verve, de naturel et d’esprit (voir dans nos Prosateurs les groupes secondaires du xviie  siècle) ; Brueys (1640-1723) donne avec Palaprat (1650-1721) le Grondeur (1691), « supérieur, dit Voltaire, à toutes les farces de Molière », et l’Avocat Patelin (1706), imitation de la farce célèbre du xve  siècle : « Ce sont, dit encore Voltaire, les deux seuls ouvrages de génie que deux auteurs aient composés ensemble. » — Tous, qu’ils aient écrit en prose ou en vers, sont effacés par Regnard (1655-1709), qui faisait rire Despréaux, vieux et difficile.

La dernière comédie de Regnard, le Légataire, couvre de sa gaîté d’étranges libertés contre la morale et la loi, symptôme de cette dissolution de mœurs qui se préparait dans l’ombre, autour de la cour de Versailles attristée par la vieillesse de Louis XIV, et qui, après sa mort, devait éclater et s’étaler sous la Régence. Elle se mêlait au libertinage d’esprit et au culte de la poésie dans le palais du Temple bâti par le commandeur de Souvré, épicurien émérite, dont un vers de Boileau a gardé le souvenir (Sat. III, v. 23), et où le grand prieur de Vendôme réunit après lui dans des « soupers » célèbres tant de joyeux convives. C’est là que le spirituel abbé De Chaulieu (1630-1720), « l’Anacréon du Temple », et le marquis de La Fare (1663-1712), dont le dieu était la paresse, lisaient leurs vers ingénieux et faciles. Ce sont, avec le spirituel Senece (1643-1737), satirique, épigrammatiste et conteur de Nouvelles, les derniers représentants de la poésie du siècle de Louis XIV. On les retrouve tous les deux avec Fontenelle, La Motte, Saint-Aulaire, chez la duchesse du Maine, dans la petite cour littéraire de Sceaux, qui, ouverte avant, pendant et après la Régence, relie l’histoire des salons poétiques des xviie et xviiie  siècles.

Malherbe (1555-1628)

Notice

François de Malherbe, gentilhomme et catholique comme Ronsard, naquit à Caen, six ans après le manifeste de l’école qu’il devait combattre et remplacer. Son père ayant embrassé le calvinisme, il en conçut un tel chagrin qu’il quitta son pays natal à dix-sept ans, et suivit le grand-prieur Henri d’Angoulême en Provence : il s’y maria, s’y battit pour la Ligue, et y fit des vers. C’est à ces premières poésies (les Larmes de saint Pierre, 1687 ; Bouquet de Fleurs de Sénèque, odes morales, 1590), dans lesquelles, il l’a reconnu, il « ronsardisait », comme tout le monde, et, comme Desportes, imitait les Italiens, qu’il dut de venir·à Paris fonder contre eux une nouvelle école de poésie. Signalé à Henri IV comme « excellent poète » par Des Yveteaux, un des fils de Vauquelin de la Fresnaye, et par le cardinal Duperron, il fut attiré à Paris, attaché à la maison du grand écuyer, M. de Bellegarde, et plus tard nommé gentilhomme ordinaire de la chambre. Il commença en 1605 le rôle qu’il poursuivit avec une inflexible ténacité par ses leçons et par ses exemples, sévère envers les autres et envers lui-même, pour la pensée, pour le langage, pour l’harmonie, écrivant peu, publiant peu, donnant dans des recueils collectifs, ou seul, mais une à une, ses pièces diverses, odes, stances, paraphrases des Psaumes, chansons, etc. Tyran des mots et des syllabes, a-t-on dit, grammairien-poète, dit Sainte-Beuve, il mit la langue poétique à l’école ; entêtée du vin fameux de Ronsard, et affadie par les sucreries de Desportes, il lui impose un régime sévère, qui a pu l’amaigrir chez les faibles et les malingres, mais auquel résista le mâle et vigoureux tempérament de son génie. Le style sobre, plein et fort de Malherbe a un éclat quelque peu dur, mais il a son étincelle, et parfois aussi ses fleurs. Ses fresques magistrales sont, en somme, — malgré des strophes sublimes de Corneille et de Racine, malgré de brillantes rencontres au xviie et au xviiie  siècle, malgré la profession de lyrisme que firent J.-B. Rousseau et Le Brun-Pindare, — notre vraie et classique poésie lyrique, jusqu’à la révolution qu’y apporta le xixe  siècle.

Son premier recueil complet est de 1621. Ménage annota et publia en 1666 ses œuvres réunies. La Collection des grands écrivains de la France contient une édition définitive de ses œuvres de vers et de prose, en cinq volumes in-8° : le premier suffit à ses poésies ; les autres renferment ses traductions du XXXIIIe livre de Tite-Live, des Bienfaits et de quatre-vingt-onze lettres de Sénèque, sa correspondance, son curieux Commentaire critique de Desportes, et un précieux Lexique.

Ode au roy Louis XIII,
allant châtier la rébellion des Rochellois, et chasser les Anglais qui en leur faveur étoient descendus en l’île de Rhé707.
1627
Donc un nouveau labeur à tes armes s’appreste :
Prends ta foudre, Louis, et va comme un lion
Donner le dernier coup à la derniere teste
De la rebellion708.

Fais choir en sacrifice au demon709 de la France
Les fronts trop eslevés de ces ames d’enfer ;
Et n’espargne contre eux pour notre delivrance
Ny le feu ny le fer.

Assez de leurs complots l’infidele malice710
A nourri le desordre et la sedition :
Quitte le nom de Juste711, ou fais voir ta justice
En leur punition.

Le centieme decembre a les plaines ternies,
Et le centieme avril les a peintes de fleurs,
Depuis que parmy nous leurs brutales manies712
Ne causent que des pleurs !

Dans toutes les fureurs des siecles de tes peres,
Les monstres les plus noirs firent-ils jamais rien
Que l’inhumanité de ces cœurs de viperes
Ne renouvelle au tien ?

Par qui sont aujourd’huy tant de villes desertes,
Tant de grands bastimens en masures changés,
Et de tant de chardons les campagnes couvertes,
Que713 par ces enragés ?

Les sceptres devant eux n’ont point de privileges,
Les immortels714 eux-mesme en sont persecutés ;
Et c’est aux plus saincts lieux que leurs mains sacrileges
Font715 plus d’impietés.

Marche, va les destruire, esteins en la semence ;
Et suis jusqu’à la fin ton courroux genereux,
Sans jamais escouter ni pieté ni clemence,
Qui te parle pour eux.

Ils ont beau vers le ciel leurs murailles accroistre716,
Beau d’un soin assidu travailler à leurs forts,
Et creuser leurs fossés jusqu’à faire paroistre
Le jour entre les morts717.

Laisse-les esperer, laisse-les entreprendre.
Il suffit que ta cause est la cause de Dieu,
Et qu’avecque ton bras elle a pour la defendre
Les soins de Richelieu718 :

Richelieu, ce prelat de qui toute l’envie
Est de voir ta grandeur aux Indes se borner719,
Et qui visiblement ne fait cas de sa vie
Que pour te la donner720.

Rien que ton interest n’occupe sa pensée,
Nuls divertissemens ne l’appellent ailleurs721,
Et, de quelques bons yeux qu’on ait vanté Lyncée722,
Il en a de meilleurs.

Son ame toute grande est une ame hardie,
Qui pratique si bien l’art de te secourir,
Que, pourveu qu’il soit creu, nous n’avons maladie
Qu’il ne sache guerir…

Certes, ou je me trompe, ou desjà la Victoire,
Qui son plus grand honneur de tes palmes attend,
Est aux bords de Charente en son habit de gloire,
Pour te rendre content.

Je la vois qui t’appelle, et qui semble te dire :
« Roi, le plus grand des rois, et qui m’es le plus cher,
Si tu veux que je t’aide à sauver ton empire,
Il est temps de marcher. »

Que sa façon est brave723, et sa mine asseurée !
Qu’elle a fait richement son armure estoffer724 !
Et qu’il se connoist bien725, à la voir si parée,
Que tu vas triompher !

Telle, en ce grand assaut où des fils de la Terre
La rage ambitieuse à leur honte parut,
Elle sauva le ciel, et rua726 le tonnerre
Dont Briare mourut.

Déjà de tous costés s’avançoient les approches727 ;
Ici couroit Mimas, là Typhon se battoit,
Et là suoit Euryte à destacher les roches
Qu’Encelade jetoit728.

Ces colosses d’orgueil furent tous mis en poudre,
Et tous couverts des monts qu’ils avoient arrachés729 ;
Phlegre730, qui les reçut, put731 encore la foudre
Dont ils furent touchés.

L’exemple de leur race à jamais abolie
Devoit sous ta merci732 tes rebelles733 ployer ;
Mais seroit-ce raison qu’une mesme folie
N’eust pas mesme loyer734 ?

Desjà l’estonnement735 leur fait la couleur blesme736 ;
Et ce lasche737 voisin, qu’ils sont allés querir,
Miserable qu’il est, se condamne lui-mesme,
A fuir ou mourir…

Bien semble estre la mer une barre assez forte
Pour nous oster l’espoir qu’il puisse estre battu ;
Mais est-il rien de clos dont ne s’ouvre la porte
Ton heur et ta vertu ?…

Par cet exploit fatal738 en tous lieux va renaistre
La bonne opinion des courages françois739 :
Et le monde croira, s’il doit avoir un maistre,
Qu’il faut que tu le sois740.

Oh ! que pour avoir part en si bonne aventure,
Je me souhaiterois la fortune d’Eson741,
Qui, vieil comme je suis, revint contre nature
En sa jeune saison !

De quel peril extreme est la guerre suivie,
Où je ne fisse voir que tout l’or du Levant
N’a rien que je compare aux honneurs d’une vie
Perdue en te servant ?

Toutes les autres morts n’ont merite ni marque ;
Celle-ci porte seul un esclat radieux,
Qui fait revivre l’homme, et le met de la barque
A la table des dieux742.

Mais quoy ! tous les pensers dont les ames bien nées
Excitent leur valeur et flattent leur devoir,
Que sont-ce que regrets, quand le nombre d’années
Leur oste le pouvoir ?

Je suis vaincu du temps, je code à ses outrages ;
Mon esprit seulement, exempt de sa rigueur,
A de quoi tesmoigner en ses derniers ouvrages
Sa premiere vigueur !

Les puissantes faveurs dont Parnasse m’honore
Non loin de mon berceau commenceront leur cours :
Je les possedai jeune, et les possede encore
A la fin de mes jours.

Ce que j’en ai receu, je veux te le produire ;
Tu verras mon adresse743, et ton front cette fois
Sera ceint de rayons qu’on ne vit jamais luire
Sur la teste des rois744.

Soit que de tes lauriers ma lyre s’entretienne,
Soit que de tes bontés je la fasse parler,
Quel rival assez vain pretendra que la sienne
Ait de quoy m’egaler ?

Le fameux Amphion, dont la voix non pareille,
Bastissant une eglise estonna l’univers,
Quelque bruit qu’il ait eu, n’a point fait de merveille
Que ne fassent mes vers.

Par eux de tes beaux faicts la terre sera pleine,
Et les peuples du Nil qui les auront ouïs
Donneront de l’encens comme ceux de la Seine
Aux autels de Louis745.
(Poésies, CIII, édition Lalanne, dans les Grands écrivains de la France).
Paraphrase du psaume cxxviii à l’occasion de la première guerre des Princes.
1614
Les funestes complots des ames forcenées,
Qui pensoient triompher de mes jeunes années746,
Ont d’un commun assaut mon repos offensé747.
Leur rage a mis au jour748 ce qu’elle avoit de pire,
Certes, je le puis dire :
Mais je puis dire aussi qu’ils n’ont rien avancé749.

J’estois dans leurs filets, c’estoit fait de ma vie ;
Leur funeste rigueur, qui l’avoit poursuivie,
Mesprisoit le conseil de revenir à soy ;
Et le coutre750 aiguisé s’imprime sur la terre
Moins avant, que leur guerre
N’esperoit imprimer ses outrages sur moy.

Dieu, qui de ceux qu’il aime est la garde751 éternelle,
Me tesmoignant contre eux sa bonté paternelle,
A selon mes souhaits terminé mes douleurs.
Il a rompu leur piége ; et de quelque artifice
Qu’ait usé leur malice,
Ses mains, qui peuvent tout, m’ont degagé des leurs.

La gloire des moschans est pareille à cette herbe
Qui, sans porter jamais ni javelle752 ni gerbe,
Croist sur le toit pourri d’une vieille maison.
On la voit seiche et morte aussitost qu’elle est née ;
Et vivre une journée
Est reputé pour elle une longue saison.

Bien est-il mal aisé que l’injuste licence
Qu’ils prennent chaque jour d’affliger l’innocence
En quelqu’un de leurs vœux ne puisse prosperer :
Mais tout incontinent753 leur bonheur se retire,
Et leur honte fait rire
Ceux que leur insolence avoit fait souspirer754.
(Poésies, LXIII).
Les Saints Innocents755
« Que je porte d’envie à la troupe innocente
De ceux qui, massacrés d’une main violente,
Virent dès le matin leur beau jour accourci !
Le fer qui les tua leur donna cette grace,
Que, si de faire bien ils n’eurent pas l’espace,
Ils n’eurent pas le temps de faire mal aussi.

« De ces jeunes guerriers la flotte vagabonde
Alloit courre756 fortune aux orages du monde,
Et desjà pour voguer abandonnoit le bord,
Quand l’aguet757 d’un pirate arresta leur voyage ;
Mais leur sort fut si bon, que d’un mesme naufrage
Ils se virent sous l’onde, et se virent au port.

« Ce furent de beaux lis, qui, mieux que la nature,
Meslant à leur blancheur l’incarnate758 peinture
Que tira de leur sein le couteau criminel,
Devant que d’un hiver la tempeste et l’orage
A leur teint delicat pussent faire dommage,
S’en allerent fleurir au printemps eternel…

« Le peu qu’ils ont vecu leur fut grand avantage,
Et le trop que je vis ne me fait que dommage :
Cruelle occasion du souci qui me nuit759,
Quand j’avois de ma foy l’innocence premiere,
Si la nuit de la mort m’eust privé de lumiere,
Je n’aurois pas la peur d’une immortelle nuit.

« Qui voudra se vanter avec eux se compare,
D’avoir reçu la mort par un glaive barbare,
Et d’estre allé soy-mesme au martyre s’offrir760 ;
L’honneur leur appartient d’avoir ouvert la porte
A quiconque osera d’une ame belle et forte
Pour vivre dans le ciel en la terre mourir.

« Le soir fut avancé de leurs belles journées ;
Mais qu’eussent-ils gagné par un siecle d’années ?
Ou que leur avint-il en ce vite761 depart,
Que laisser promptement une basse demeure,
Qui n’a rien que du mal pour avoir de bonne heure
Aux plaisirs eternels une eternelle part ? »
(Les larmes de Saint-Pierre, — Poésies, III.)

Racan (1589-1670)

Notice

Ce que la postérité a retenu de Honorat de Bueil, marquis de Racan, né à la Roche-Racan, en Touraine, et ce qui suffit à sa gloire, tiendrait en trois lignes : Il fut le disciple préféré et l’ami passionné de Malherbe ; il fit les Bergeries et les Stances à Tircis ; il fut prisé très haut par La Fontaine et Boileau. Ajoutons cependant que son cousin et tuteur le duc de Bellegarde le fit entrer à seize ans dans les pages du roi ; qu’il fut brave capitaine, et, dit Tallemant des Réaux, « grand rêveur », et que, homme d’épée et, à l’hôtel de Rambouillet, homme de salon, il chanta les bergers, la campagne et la retraite avec un charme pénétrant. Voilà de piquants et touchants contrastes.

Son œuvre poétique est courte et de prix. A vingt-neuf ans, en 1618, il écrit la seule pastorale dramatique qui soit restée de la profusion de pièces de ce genre qui inonda le siècle, Arténice ou les Bergeries, en cinq actes. Joignez-y un petit recueil d’Odes, Stances, Sonnets, Épigrammes, Chansons, Épitaphes, et les cent cinquante Psaumes, suivis de quelques Cantiques, qu’il écrivit quand il reprit la plume, vingt ans après la mort de Malherbe, qui l’avait fait tomber de ses mains.

La Fontaine et Boileau ont toujours associé son nom à celui de Malherbe. Le premier a dit :

Ces deux rivaux d’Horace, héritiers de sa lyre,
Disciples d’Apollon, nos maîtres, pour mieux dire.

Boileau n’a jamais varié sur son compte. En s’excusant de chanter lui-même les louanges du roi, il disait en 1667 :

Sur un ton si hardi, sans être téméraire,
Racan pourroit chanter au défaut d’un Homère
(Sat. IX.)

hommage platonique d’ailleurs, car le vieux poète avait alors soixante-dix-huit ans. Vingt-cinq ans après sa mort, il lui reconnaissait encore « plus de génie » qu’à Malherbe (Lettre à Maucroix, 25 avril 1695) ; jugement qui a un peu étonné et dont il faut peut- être rabattre, mais ne l’entendons que du style ; lisons deux pages des Bergeries, et nous comprendrons que Boileau ait été, comme nous le serons, sous le charme de ces vers pleins, francs, coulants, harmonieux, où l’imagination et le cœur mettent tour à tour ou à la fois de la couleur, de la grâce, de la bonne humeur, et, à l’occasion, de la mélancolie, en dépit et des étranges incohérences du fond permanent et du mauvais goût passager.

Plaintes d’Arténice762
O Dieux ! qui disposez de la terre et de l’onde,
Arbitres absolus des fortunes du monde,
Vous dont les affligez implorent le secours,
Finissez mes ennuis ou finissez mes jours.
Faut-il tant de longueur en chose si legere ?
Il n’y va que du sort d’une pauvre bergere.
Et vous, qui nous couvrez d’une feinte bonté
Les projets inhumains de vostre cruauté,
Que ne me chassez-vous de vostre souvenance ?
Helas ! je vieilliray sans aucune esperance,
Comme fait une fleur en un champ deserté,
Qui reste à la mercy des rigueurs de l’esté,
Dont la vive fraîcheur, par le chaud assaillie,
Se voit seiche et passée avant qu’estre cueillie.
Pourquoy m’ordonnez-vous, injustice des cieux,
De borner mes desirs au sang de mes ayeux ?
Voulez-vous limiter en choses si petites
La puissance d’un Dieu qui n’a point de limites ?
Est -ce avec que raison que vous m’avez enjoinct
De donner mon amour à qui ne la veut point ?
(Les Bergeries, I, 2.)
Le couvent

ARTÉNICE.

Que cette vie est douce ! ah ! que je suis contente
De me voir en ce lieu conforme à mon attente !
Que j’y trouve d’appas qui charment ma douleur !
Que le sort m a rendue heureuse en mon malheur !
Maintenant que je gouste une paix si profonde,
Que j’ay pitié, ma sœur, de ceux qui sont au monde,
Et qui sur cette arene esmeuë à tous propos
Fondent sans jugement l’espoir de leur repos763 !…

PHILOTHÉE.

Quand on vient en ce lieu, devant que s’engager
Au vœu que nous faisons, il faut bien y songer ;
Nostre reigle est estroicte et malaisée à suivre :
Dans un desert austere il faut mourir et vivre,
Prendre congé du monde et de tous ses plaisirs,
N’avoir plus rien à soy, pas mesme ses desirs764.
(Ibid. III, 1.)
Un druide
Prenez garde, mon fils, d’accuser l’innocence.
Les Dieux, justes et bons, veillent pour sa deffence,
Qui, des faits incogneus arbitres et tesmoins,
Descouvrent tost ou tard ce que l’on sait le moins.
Ils parlent par ma voix des actions passées,
Et, par mes propres yeux lisans dans les pensées,
M’y font voir clairement les faits les plus douteux ;
Bref, estant devant moy, vous estes devant eux765.
(Ibid., IV, 5.)
Un père
[I]

Les conseils du vieux Silène à sa fille Arténice sont un mélange de bon sens et de bonté. « Ces jeunes bergers », dit

SILÈNE,

                                    Ce sont esprits volages
Qui souvent sont tout gris avant que d’estre sages
Oubliez, oubliez l’amour de ce berger,
Et prenez en son lieu quelque bon mesnager
De qui la façon masle, à vos yeux moins gentille,
Tesmoigne un esprit meur à regir sa famille,
Et dont la main robuste au mestier de Cerés
Fasse ployer le soc en fendant les guerets…
Et certes le seul bien à quoy je veux pretendre
Est qu’avant mon trespas vous me donniez un gendre
Dont le bon naturel, me venant à propos,
Me donne le moyen de mourir en repos.
Je n’auray plus regret de luy quitter la place
Quand je verray mon sang revivre en vostre race.
Je croy que Lucidas seroit bien vostre fait :
La fortune luy rit, tout luy vient à souhait ;
De vingt paires de bœufs il sillonne la plaine ;
Tous les ans ses acquests augmentent son domaine ;
Dans les champs d’alentour on ne voit aujourd’huy
Que chèvres et brebis qui sortent de chez luy ;
Sa maison se fait voir par dessus le vilage,
Comme fait un grand chesne au dessus d’un bocage,
Et sçay que de tout temps son inclination
Vous a donné ses vœux et son affection.
(Ibid., 1, 4.)
[II]

Quand sa fille veut le quitter pour le couvent, sa douleur est grave et attendrie :

SILÈNE.

Il falloit que mon frere eust part à ma douleur :
Il n’avoit comme moy que ceste seule fille,
Il perd en la perdant l’espoir de sa famille ;
Et moy, si je vous perds, je perds en mesme temps
Le seul bien qui rendoit tous mes desirs contens.
Vostre bon naturel maintenant vous convie
D’avoir pitié de ceux dont vous tenez la vie ;
Ce froid et pasle corps, victime du tombeau,
Verra bien tost ses jours esteindre leur flambeau.
Attendez le succes des tristes destinées
Qui destordent desja le fil de mes années.
Helas ! ma fille, helas ? qui me clorra les yeux
Mais que766 mon pasle corps soit monté dans les cieux ?

ARTÉNICE.

Je sçay ce que je dois à l’amour paternelle ;
Mais il faut obeyr à celuy qui m’appelle767,
Et qui, mon premier pere, a voulu prendre soing
De me tendre les bras et m’aider au besoing.

SILÈNE.

Les Dieux que vous servez en ce desert austere
N’ostent point les enfans d’entre les bras d’un pere.
(Ibid., II, 2)
[III]

Il cède enfin, il lui laisse épouser son jeune berger, et il le leur dit avec une larme et un sourire :

SILÈNE.

Je ne me vis jamais si touché de pitié ;
Il me faut malgré moy souffrir leur amitié.
Sus donc, mes chers enfans, qu’aux nopces l’on s’appreste.
Je veux dès à768 ce soir en commencer la feste.
Pardonnez-moy tous deux si trop injustement
J’ay tousjours traversé vostre contentement.
Allons donc au logis. Venez aussi, Cleante,
Voir accomplir l’hymen d’une amour violente ;
Venez disner chez moy. Vous n’y trouverez pas
Ces mets servis par ordre aux superbes repas
Qui de tant d’artifice ont leur grace pourveuë
Qu’ils semblent n’estre faits que pour paistre la veuë ;
Mais ce qui se pourra selon ma pauvreté
D’un cœur libre et sans fard vous sera presenté.
(Ibid., III, 4.)
[IV]

C’est lui qui donne la note finale, avec la même rondeur de bonne humeur touchante, relevée de je ne sais quelle dignité de vieillard et d’aïeul.

SILÈNE.

Sus donc, preparez-vous à gouster les delices
Dont l’amour satisfait vos fidelles services ;
Et nous autres vieillards, amoureux du repos,
Allons vuider en rond les verres et les pots.
Le Ciel de toutes parts nous met en asseurance.
Il faut, mon frere, encor, après cette alliance,
Pour joindre de nos cœurs l’estroicte liaison,
Faire de nos maisons une seule maison.
Nous y verrons un jour nos gendres et nos filles
Dans un mesme foyer eslever nos familles,
Et vous, sage vieillard769, y viendrez avec nous
Prendre part au repos que nous tenons de vous.
(Ibid., V, 5.)
Monologue du vieil Alcidor
Ne sçaurois-je trouver un favorable port
Où me mettre à l’abry des tempestes du sort ?
Faut-il que ma vieillesse, en tristesse fecondé,
Sans espoir de repos erre par tout le monde ?
Heureux qui vit en paix du laict de ses brebis,
Et qui de leur toison voit filer ses habits ;
Qui plaint de ses vieux ans les peines langoureuses,
Où sa jeunesse a plaint les flammes amoureuses ;
Qui demeure chez luy comme en son element,
Sans cognoistre Paris que de nom seulement770,
Et qui, bornant le monde aux bords de son domaine,
Ne croit point d’autre mer que la Marne ou la Seine !
En cet heureux estat, les plus beaux de mes jours
Dessus les rives d’Oyse ont commencé leurs cours.
Soit que je prisse en main le soc ou la faucille,
Le labeur de mes bras nourrissoit ma famille ;
Et lorsque le soleil en achevant son tour
Finissoit mon travail en finissant le jour,
Je trouvois mon foyer couronné de ma race ;
A peine bien souvent y pouvois-je avoir place :
L’un gisoit au maillot, l’autre dans le berceau ;
Ma femme, en les baisant, devidoit son fuseau.
Le temps s’y mesnageoit comme chose sacrée ;
Jamais l’oisiveté n’avoit chez moy d’entrée.
Aussi les Dieux alors benissoient ma maison ;
Toutes sortes de biens me venoient à foison.
Mais, helas ! ce bonheur fut de peu de durée :
Aussi-tost que ma femme eut sa vie expirée,
Tous mes petits enfans la suivirent de prés,
Et moy je restay seul, accablé de regrets,
De mesme qu’un vieux tronc relique de l’orage,
Qui se voit despouillé de branches et d’ombrage.
Ma houlette en mes mains, inutile fardeau,
Ne regit maintenant ni chèvre, ni troupeau…
Voyant tant d’accidens m’arriver d’heure en heure,
Je cherche à me loger en une autre demeure,
Pour voir si ce malheur, à ma fortune joinct
En quittant mon pays ne me quittera point,
Et si les champs où Marne à la Seine se croise
Me seront plus heureux que le rivage d’Oyse771.
(Ibid., V, 1.)
A M. le comte de Bussy de Bourgogne.
Ode
Bussy, nostre printemps s’en va presque expiré,
Il est temps de joüir du repos asseuré
Où l’âge nous convie :
Fuyons donc ces grandeurs qu’insensez nous suivons772,
Et, sans penser plus loin, joüissons de la vie
Tandis que nous l’avons.

Donnons quelque relasche à nos travaux passez ;
Ta valeur et mes vers ont eu du nom assez
Dans le siecle où nous sommes ;
Il faut aimer nostre aise, et, pour vivre contens,
Acquerir par raison ce qu’enfin tous les hommes
Acquierent par le temps773.

Que te sert de chercher les tempestes de Mars,
Pour mourir tout en vie au milieu des hazards
Où la gloire te mene ?
Ceste mort qui promet un si digne loyer774
N’est toûjours que la mort qu’avecque moins de peine
L’on trouve en son foyer.

Que sert à ces galans ce pompeux appareil
Dont ils vont dans la lice esbloüir le soleil
Des tresors du Pactole ?
La gloire qui les suit après tant de travaux,
Se passe en moindre temps que la poudre qui vole
Du pied de leurs chevaux.

A quoy sert d’eslever les murs audacieux
Qui de nos vanitez font voir jusques aux cieux
Les folles entreprises ?
Maints chasteaux, accablez dessous leur propre fais,
Enterrent avec eux les noms et les devises
De ceux qui les ont faits775

Voiture (1598-1648)

Notice

Vincent Voiture, né à Amiens d’un fermier des vins, fut le plus goûté des roturiers auxquels s’ouvrit l’aristocratique hôtel de Rambouillet. Il y tint son rang par le talent et s’y fit applaudir et respecter. Boileau, qui, en un vers, a mis Racan dans le voisinage ’Homère, a mis Voiture à côté d’Horace (Sat. IX, 1669), et, une autre fois, à côté de Malherbe (Épît. IX, 1675). La même année, il le déclare « inimitable » (Lettre à M. de Vivonne). Vieilli, et à distance, il est plus froid : Voiture, encore « charmant », a d’insipides jeux de mots et des « finesses aiguës » (Sat. XII, de l’Équivoque). Voiture n’est en réalité, comme on l’a dit, que le père de l’ingénieuse badinerie. Mais, « dans sa manie de broder des riens, il avait quelquefois beaucoup de délicatesse et d’agrément » (Voltaire, Dictionn. philosoph., Goût). Il avait avant tout de l’esprit : « Il était beaucoup plus homme d’esprit que poète » (La Harpe). Cela ne suffit pas à la postérité. Elle est moins indulgente pour lui que Boileau, qui ne s’est dédit qu’à moitié de ses premières admirations ; que l’hôtel de Rambouillet, qu’il amusait et qui lui passait la hardiesse de ses reparties ; que Anne d’Autriche, qui un jour lui pardonna la familiarité un peu vive de quelques jolis vers. Elle a peu à glaner dans son petit recueil de Stances, Chansons, Épîtres et Sonnets. Les Rondeaux, où il ne pouvait être prolixe, sont peut-être le meilleur de ses fantaisies poétiques : ce sont des bagatelles lestes et piquantes.

Epistre a Monseigneur le Prince776 sur son retour d’Allemagne, l’an 1645
Soyez, Seigneur, bien revenu
De tous vos combats d’Allemagne :
Et du mal qui vous a tenu
Sur la fin de cette campagne…
Mais dites-nous, je vous supplie,
La Mort, qui dans le champ de Mars,
Parmy les cris et les allarmes,
Les feux, les glaives et les dards,
Le bruit, et la fureur des armes,
Vous parut avoir quelques charmes,
Et vous sembla belle autrefois,
A cheval et sous le harnois,
N’a-t-elle pas une autre mine

Lors qu’à pas lents elle chemine
Vers un malade qui languit ?
Et semble-t-elle pas bien laide777
Quand elle vient, tremblante et froide778,
Prendre un homme dedans son lit ?
Lors que l’on se voit assaillir
Par un secret venin qui tuë,
Et que l’on se sent defaillir
Les forces, l’esprit et la veuë ;
Quand on voit que les medecins
Se trompent dans tous leurs desseins,
Et qu’avec un visage blesme
On oit quelqu’un qui dit tout bas,
Mourra-t-il ? ne mourra-t-il pas ?
Ira-t-il jusqu’au quatorzieme779 ?
Monseigneur, en ce triste estat,
Confessez que le cœur vous bat,
Comme il fait à tant que nous sommes780 ;
Et que vous autres Demy-Dieux,
Quand la mort ferme ainsi vos yeux,
Avez peur comme d’autres hommes.

Tout cet appareil des mourans,
Un confesseur qui vous exhorte,
Un amy qui se deconforte781,
Des valets tristes et pleurans,
Nous font voir la mort plus horrible ;
Et croy qu’elle estoit moins terrible
Et marchoit avec moins d’effroy782,
Quand vous la vistes aux montagnes
De Fribourg, et dans les campagnes
Ou de Nordlingue, ou de Rocroy…

Voyant qu’un trespas ennuyeux
Vous alloit mener en ces lieux
Que nous appelions l’onde noire,
Vous consoliez-vous sur la gloire
De vivre long-temps dans l’Histoire ?…
Mais nous eussions eu beau chanter,
Avant que vous faire revivre,
Les Neuf filles de Jupiter
Qui sçavent tant d’autres merveilles,
Avecque leurs voix nompareilles,
N’ont pas l’art de ressusciter.
La Mort ne les peut escouter,
Car la cruelle est sans oreilles783.

Commencez doncques à songer
Qu’il importe d’estre et de vivre.
Pensez mieux à vous mesnager.
Quel charme a pour vous le danger,
Que vous aimiez tarit à le suivre ?
Si vous aviez dans les combats
D’Amadis l’armure enchantée784,
Comme vous en avez le bras
Et la vaillance tant vantée ;
De vostre ardeur precipitée,
Seigneur, je ne me plaindrois pas.
Mais en nos siecles où les charmes785
Ne font pas de pareilles armes ;
Qu’on786 voit que le plus noble sang,
Fust-il d’Hector ou d’Alexandre,
Est aussi facile à respandre
Que l’est celuy du plus bas rang,
Que d’une force sans seconde
La mort sçait ses traits eslancer787,
Et qu’un peu de plomb peut casser
La plus belle teste du monde788 ;
Qui l’a bonne y doit regarder.
Mais une telle que la vostre
Ne se doit jamais hazarder.
Pour vostre bien et pour le nostre,
Seigneur, il vous la faut garder.

C’est injustement que la vie
Fait le plus petit de vos soins :
Dès qu’elle vous sera ravie,
Vous en vaudrez de moitié moins.
Soit roy, soit prince, ou conquerant,
On dechet789 bien fort en mourant ;
Ce respect, cette deference,
Cette foule qui suit vos pas,
Toute cette vaine apparence,
Au tombeau ne vous suivront pas.
Quoy que vostre esprit se propose.
Quand vostre course sera close,
On vous abandonnera fort :
Et, Seigneur, c’est fort peu de chose
Qu’un demy-Dieu, quand il est mort…

Ces deux syllabes precieuses
Qui font ensemble vostre nom
Seront de tout vostre renom
Les heritieres glorieuses.
Ces trois faits d’armes triomphans,
Ces trois victoires immortelles,
Les plus grandes et les plus belles
Qu’on trouve en la suite des ans ;
Tant d’exploits et tant de combats.
Tant de murs renversez à bas,
Dont parlera toute la terre,
Seront pour elle seulement,
Et pour les figures de pierre
Qui feront vostre monument790

Aimez, Seigneur, aimez à vivre ;
Et faites que de vos beaux jours
Le long et le fortuné cours
De toutes craintes nous delivre.
Conservez-vous pour l’univers ;
Parmy tant de perils divers
De vos faits allongez l’histoire ;
Et voyant qu’un destin puissant
Doit à vostre bras agissant
Tous les estez une victoire,
Pour la France et pour vostre gloire,
Taschez d’en vivre jusqu’à cent791,
L’amour d’Uranie.
Sonnet792
Il faut finir mes jours en l’amour d’Uranie !
L’absence ni le temps ne m’en sçauroient guerir :
Et je ne voy plus rien qui me pût secourir,
Ni qui sceust rappeler ma liberté bannie.

Dès long-temps je connois sa rigueur infinie !
Mais pensant aux beautez pour qui je dois perir,
Je benis mon martyre, et content de mourir
Je n’ose murmurer contre sa tyrannie.

Quelquefois ma raison, par de foibles discours,
M’invite à la revolte et me promet secours.
Mais lors qu’à mon besoin je me veux servir d’elle,

Apres beaucoup de peine et d’efforts impuissans,
Elle dit qu’Uranie est seule aymable et belle,
Et m’y rengage plus que ne font tous mes sens.
La belle matineuse.
Sonnet
Des portes du matin l’amante de Cephale793
Ses roses espandoit dans le milieu des airs,
Et jettoit sur lescieux nouvellement ouvers
Ces traits d’or et d’azur, qu’en naissant elle estale,

Quand la Nymphe divine, à mon repos fatale,
Apparut, et brilla de tant d’attraits divers,
Qu’il sembloit qu’elle seule esclairoit l’univers
Et remplissoit de feux la rive orientale.

Le soleil se hastant pour la gloire des cieux
Vint opposer sa flame à l’esclat de ses yeux
Et prit tous les rayons dont l’olympe se dore.

L’onde, la terre et l’air s’allumoient à l’entour,
Mais aupres de Philis on le prit pour l’Aurore,
Et l’on creut que Philis estoit l’astre du jour794.

Rotrou (1609-1650)

Notice

Jean Rotrou, né à Dreux, précéda d’un an à Paris et au théâtre (1628) Corneille, qui, plus âgé que lui, reçut ses conseils et l’appela son père : tous deux faisaient, avec l’Étoile, G. Colletet et Boisrobert, partie de la « société des cinq auteurs » qui exécutaient les plans dramatiques imaginés par Richelieu pour son théâtre du Palais-Cardinal. Il reste de Rotrou dix-sept tragi-comédies et douze comédies. Il a imité Hercule mourant, de Sophocle et de Sénèque le tragique ; Iphigénie en Aulide, d’Euripide ; Antigone, d’Euripide et de Sophocle ; de Plaute : les Captifs, les Deux Sosies, que reprit Molière, les Ménechmes, que reprit Regnard. Son Saint Genest (1646), malgré une incontestable originalité, peut offrir dans le détail quelques points de rapport avec Polyeucte, qui l’avait précédé ; mais, s’il en existe entre le sujet, sinon le ton, de son Cosroës (1649) et celui du Nicomède de Corneille, il est venu le premier (voir Saint-Marc Girardin, Cours de Litt. dramat., leçon XXI) ; et son Venceslas (1647), la première des tragédies après les chefs-d’œuvre de la scène, au jugement de La Harpe, n’a rien dû ni rien prêté à personne ; elle reste la marque propre de son génie, Ses comédies et tragi-comédies ont les défauts qui, malgré Corneille, plaisaient encore, inventions bizarres et imbroglios compliqués ; et son style, abondant et facile, manque de précision : mais, dans son théâtre, la verve, le feu, les traits ne manquent pas. Il avait l’imagination brillante et l’âme haute qui respirent dans la mine héroïque de cette jeune et noble tête, voisine de celle du vieux Corneille au foyer de la Comédie Française.

Rotrou, comme les héros de son ami, mourut victime du devoir. « Lieutenant au baillage de Dreux en 1650 et chargé, à ce titre, de l’administration de la ville de Dreux, il ne voulut pas abandonner cette ville, que désolait une maladie contagieuse, En vain ses amis et son frère le pressaient : “Ce n’est pas que le péril où je me trouve ne soit grand, répondait-il à son frère, puisqu’au moment où je vous écris on sonne pour la vingt-deuxième personne qui est morte aujourd’hui. Ce sera pour moi quand il plaira à Dieu.” Rotrou mourut le 28 juin 1650, à l’âge de quarante ans, quelques jours après avoir écrit cette belle et simple lettre. En lui l’homme valait le poète. » (Saint-Marc Girardin, loc. cit.)

Après le meurtre795

Venceslas, Ladislas, gardes.

 

VENCESLAS.

                             Est-ce vous, Ladislas ?
Qui vous a si matin tiré de votre couche ?
Quel trouble vous possède et vous ferme la bouche ?

LADISLAS.

Que lui dirai-je, hélas ?

VENCESLAS.

                                       Répondez-moi, mon fils ;
Quel fatal accident…

LADISLAS.

                                   Seigneur, je vous le dis…
J’allois… j’étois… l’amour a sur moi tant d’empire…
Je me confonds, seigneur, et ne puis rien vous dire796.

VENCESLAS.

D’un trouble si confus un esprit assailli
Se confesse coupable, et qui craint a failli.
N’avez-vous point ou prise avecque votre frère ?
Votre mauvaise humeur lui fut toute contraire,
Et si pour l’en garder mes soins n’avoient pourvu…

LADISLAS.

M’a-t-il pas satisfait797 ? Non, je ne l’ai point vu.

VENCESLAS.

Qui vous réveille donc avant que la lumière
Ait du soleil naissant commencé la carrière ?

LADISLAS.

N’avez-vous pas aussi précédé son réveil ?

VENCESLAS798.

Oui, mais j’ai mes raisons qui bornent mon sommeil.
Je me vois, Ladislas, au déclin de ma vie,
Et sachant que la mort l’aura bientôt ravie,
Je dérobe au sommeil, image de la mort,
Ce que je puis du temps qu’elle laisse à mon sort :
Près du terme fatal prescrit par la nature,
Et qui me fait du pied toucher ma sépulture,
De ces derniers instans dont il presse le cours,
Ce que j’ôte à mes nuits je l’ajoute à mes jours ;
Sur mon couchant, enfin, ma débile paupière
Me ménage avec soin ce reste de lumière.
Mais quel soin peut du lit vous chasser si matin,
Vous à qui l’âge encor garde un si long destin ?

LADISLAS.

Si vous en ordonnez avec votre justice,
Mon destin de bien près touche son précipice :
Ce bras, puisqu’il est vain de vous déguiser rien,
A de votre couronne abattu le soutien :
Le duc est mort, seigneur, et j’en suis l’homicide ;
Mais j’ai dû l’être799.

VENCESLAS.

Ô dieu ! le duc est mort, perfide !
Le duc est mort, barbare ! et pour excuse enfin
Vous avez eu raison d’être son assassin !
À cette épreuve, ô ciel, mets-tu ma patience ?

(Entre le duc.)

LE DUC.

La duchesse, seigneur, vous demande audience.

LADISLAS.

Que vois-je ? quel fantôme et quelle illusion
De mes sens égarés croît la confusion ?

VENCESLAS.

Que m’avez-vous dit, prince, et par quelle merveille
Mon œil peut-il sitôt démentir mon oreille ?

LADISLAS.

Ne vous ai-je pas dit qu’interdit et confus
Je ne pouvois rien dire et ne raisonnois plus800.
(Venceslas, IV, 3 et 4.)
Après la condamnation

Venceslas, Ladislas.

 

LADISLAS.

M’annoncez-vous, mon père, ou ma mort ou ma grâce ?

VENCESLAS.

Embrassez-moi, mon fils.

LADISLAS.

                                          Seigneur, quelle bonté,
Quel effet de tendresse et quelle nouveauté !

VENCESLAS.

Savez-vous de quel sang vous avez pris naissance ?

LADISLAS.

Je l’ai mal témoigné, mais j’en ai connoissance.

VENCESLAS.

Sentez-vous de ce sang les nobles mouvemens ?

LADISLAS.

Si je ne les produis, j’en ai les sentimens.

VENCESLAS.

Enfin d’un grand effort nous sentez-vous capable ?

LADISLAS.

Oui, puisque je résiste à l’ennui qui m’accable,
Et qu’un effort mortel ne peut aller plus loin.

VENCESLAS.

Armez-vous de vertu, vous en avez besoin.

LADISLAS.

S’il est temps de partir, mon âme est toute prête.

VENCESLAS.

L’échafaud l’est aussi, portez-y votre tête.
Plus condamné que vous, mon cœur vous y suivra ;
Je mourrai plus que vous du coup qui vous tûra.
Mes larmes vous en sont une preuve assez ample :
Mais à l’État enfin je dois ce grand exemple,
À ma propre vertu ce généreux effort,
Cette grande victime à votre frère mort.
J’ai craint de prononcer autant que vous d’entendre
L’arrêt que mon devoir me commandoit de rendre.
Pour ne vous perdre pas j’ai longtemps combattu ;
Mais, ou l’art de régner n’est plus une vertu,
Et c’est une chimère aux rois que la justice,
Ou, régnant, à l’État je dois ce sacrifice.

LADISLAS.

Eh bien ! achevez-le, voilà ce cou tout prêt.
Le coupable, grand roi, souscrit à votre arrêt :
Je ne m’en défends point, et je sais que mes crimes
Vous ont causé souvent des courroux légitimes.
Je pourrois du dernier m’excuser de l’erreur
D’un bras qui s’est mépris et crut trop ma fureur :
Ma haine et mon amour qu’il vouloit satisfaire
Portoient le coup au duc et non pas à mon frère.
J’alléguerois encor que ce coup part d’un bras
Dont les premiers efforts ont servi vos États,
Et m’ont dans votre histoire acquis assez de place
Pour qu’ils pussent de vous solliciter ma grâce :
Mais je n’ai point dessein de prolonger mon sort.

VENCESLAS.

Allez vous préparer à cet illustre effort.

(Ιl l’embrasse.)

Adieu : sur l’échafaud portez le cœur d’un prince,
Et faites-y douter à toute la province
Si, né pour commander et destiné si haut,
Vous mourez sur un trône ou sur un échafaud801.
(Ibid., V, 4)
Aspiration au martyre802
I

ADRIEN (joué par Genest), seul.

Ne délibère plus, Adrien ; il est temps
De suivre avec ardeur ces fameux combattans :
Si la gloire te plaît, l’occasion est belle ;
La querelle du ciel à ce combat t’appelle,
La torture, le fer et la flamme t’attend :
Offre à leurs cruautés un cœur ferme et constant ;
Laisse à de lâches cœurs verser d’indignes larmes,
Tendre aux tyrans les mains et mettre bas les armes :
Offre ta gorge au fer, vois-en couler ton sang,
Et meurs sans t’ébranler, debout et dans ton rang.
La faveur de César, qu’un peuple entier t’envie,
Ne peut durer au plus que le cours de sa vie ;
De celle de ton Dieu, non plus que de ses jours,
Jamais nul accident ne bornera le cours.
J’ai vu, ciel, tu le sais, par le nombre des âmes
Que j’osai t’envoyer par des chemins de flammes,
Dessus les grils ardens et dedans les taureaux,
Chanter les condamnés et trembler les bourreaux ;
J’ai vu tendre aux enfans une gorge assurée
À la sanglante mort qu’ils voyoient préparée,
Et tomber sous le coup d’un trépas glorieux
Ces fruits à peine éclos, déjà mûrs pour les cieux803 ;
J’en ai vu, que le temps prescrit par la nature
Étoit près de pousser dedans la sépulture,
Dessus les échafauds presser ce dernier pas
Et d’un jeune courage affronter le trépas.
J’ai vu mille beautés en la fleur de leur âge,
À qui jusqu’aux tyrans chacun rendoit hommage,
Voir avecque plaisir meurtris et déchirés
Leurs membres précieux de tant d’yeux adorés.
Vous l’avez vu, mes yeux, et vous craindriez804 sans honte
Ce que tout sexe brave et que tout âge affronte !
Cette vigueur peut-être est un effort humain…
Non, non, cette vertu, Seigneur, vient de ta main :
L’âme la puise au lieu de sa propre origine
Et, comme les effets, la source en est divine.
C’est du ciel que me vient cette noble vigueur
Qui me fait des tourmens mépriser la rigueur,
Qui me fait défier les puissances humaines,
Et qui fait que mon sang se déplaît dans mes veines,
Qu’il brûle d’arroser cet arbre précieux
Où pend pour nous le fruit le plus chéri des cieux.
J’ai peine à concevoir ce changement extrême,
Et sens que, différent et plus fort que moi-même,
J’ignore toute crainte, et puis voir sans terreur
La face de la mort en sa plus noire horreur.
……………………………………………
II

Adrien (joué par Genest) ; Flavie (jouée par Sergeste).

 

ADRIEN.

C’est le Dieu que je sers qui fait régner les rois,
Et qui fait que la terre en révère les lois.

FLAVIE.

Sa mort sur un gibet marque son impuissance.

ADRIEN.

Dites mieux, son amour et son obéissance.

FLAVIE.

Sur une croix enfin…

ADRIEN.

                                    Sur un bois glorieux,
Qui fut moins une croix qu’une échelle des cieux.

FLAVIE.

Mais ce genre de mort ne pouvoit être pire.

ADRIEN.

Mais, mourant, de la mort il détruisit l’empire…

FLAVIE.

César vous peut ôter vos biens si précieux.

ADRIEN.

J’en serai plus léger pour monter dans les deux.
(Saint-Genest, II, 5 et 6.)
Dieu

Adrien, chargé de chaînes (joué par Genest) ; Maximin (joué par Octave).

 

MAXIMIN.

Sont-ce là les faveurs, traître, sont-ce les gages
De ce maître nouveau qui reçoit tes hommages,
Et qu’au mépris des droits et du culte des dieux
L’impiété chrétienne ose placer aux cieux ?

ADRIEN.

La nouveauté, seigneur, de ce maître des maîtres
Est devant tous les temps et devant tous les êtres :
C’est lui qui du néant a tiré l’univers,
Lui qui dessus la terre a répandu les mers,
Qui de l’air étendit les humides contrées,
Qui sema de brillans les voûtes azurées,
Qui fit naître la guerre entre les élémens,
Et qui régla des cieux les divers mouvemens ;
La terre à son pouvoir rend un muet hommage,
Les rois sont ses sujets, le monde est son partage ;
Si l’onde est agitée, il la peut affermir ;
S’il querelle les vents, ils n’osent plus frémir ;
S’il commande au soleil, il arrête sa course :
Il est maître de tout, comme il en est la source ;
Tout subsiste par lui, sans lui rien n’eût été.
De ce maître seigneur, voilà la nouveauté805.
(Ibid., III, 2).
Profession de fox chrétienne

Genest (reprenant son nom d’acteur) ; Marcelle, Sergeste, Lentule, acteurs ; Dioclétien et sa cour, spectateurs.

 

MARCELLE.

Il ne dit pas un mot du couplet qui lui reste.

SERGESTE.

Comment, se préparant avecque tant de soin…

LENTULE, regardant derrière la tapisserie.

Holà, qui tient la pièce806 ?

GENEST.

                                             Il n’en est plus besoin.
Dedans cette action, où le ciel s’intéresse,
Un ange tient la place, un ange me redresse ;
Un ange par son ordre a comblé mes souhaits,
Et de l’eau du baptême effacé mes forfaits.
Ce monde périssable et sa gloire frivole
Est une comédie où j’ignorois mon rôle ;  
J’ignorois de quel feu mon cœur devoit brûler,
Le démon me dictoit quand Dieu vouloit parler ;
Mais, depuis que le soin d’un esprit angélique
Me conduit, me redresse et m’apprend ma réplique,
J’ai corrigé mon rôle, et le démon confus,
M‘en voyant mieux instruit, ne me suggère plus
J’ai pleuré mes péchés, le ciel a vu mes larmes ;
Dedans cette action il a trouvé des charmes,
M’a départi sa grâce, est mon approbateur,
Me propose des prix et m’a fait son acteur.

LENTULE.

Quoiqu’il manque au sujet jamais il ne hésite.

GENEST.

Dieu m’apprend sur le champ ce que je vous récite
Et vous m’entendez mal si dans cette action
Mon rôle passe encor pour une fiction.

DIOCLÉTIEN.

Votre désordre enfin force ma patience ;
Songez-vous que ce jeu se passe en ma présence ?
Et puis-je rien comprendre au trouble où je vous voi ?

GENEST.

Excusez-les, seigneur, la faute en est à moi ;
Mais mon salut dépend de cet illustre crime ;
Ce n’est plus Adrien, c’est Genest qui s’exprime ;
Ce jeu n’est plus un jeu, mais une vérité
Où par mon action je suis représenté,
Où moi-même l’objet et l’acteur de moi-même,
Purgé de mes forfaits par l’eau du saint baptême,
Qu’une céleste main m’a daigné conférer,
Je professe une loi que je dois déclarer.
Écoutez donc, Césars, et vous, troupes romaines,
La gloire et la terreur des puissances humaines,
Mais foibles ennemis d’un pouvoir souverain,
Qui foule aux pieds l’orgueil et le sceptre romain :
Aveuglé de l’erreur dont l’enfer vous infecte,
Comme vous des chrétiens j’ai détesté la secte,
Et, si peu que mon art pouvoit exécuter,
Mon bonheur consistoit à les persécuter ;
Pour les fuir et chez vous suivre l’idolâtrie,
J’ai laissé mes parens, j’ai quitté ma patrie,
Et fait choix à dessein d’un art peu glorieux,
Pour mieux les diffamer et les rendre odieux :
Mais par une bonté qui n’a point de pareille,
Et par une incroyable et soudaine merveille
Dont le pouvoir d’un Dieu peut seul être l’auteur,
Je deviens leur rival de leur persécuteur…
Je renonce à la haine et déteste l’envie
Qui m’a fait des chrétiens persécuter la vie ;
Leur créance est ma foi, leur espoir est le mien ;
C’est leur Dieu que j’adore ; enfin je suis chrétien.
Quelque effort qui s’oppose à l’ardeur qui m’enflamme,
Les intérêts du corps cèdent à ceux de l’âme :
Déployez vos rigueurs, brûlez, coupez, tranchez ;
Mes maux seront encor moindres que mes péchés.
Je sais de quel repos cette peine est suivie,
Et ne crains point la mort qui conduit à la vie.
J’ai souhaité long-temps d’agréer à vos yeux ;
Aujourd’hui je veux plaire à l’empereur des cieux ;
Je vous ai divertis, j’ai chanté vos louanges ;
Il est temps maintenant de réjouir les anges,
Il est temps de prétendre à des prix immortels,
Il est temps de passer du théâtre aux autels.
Si je l’ai mérité, qu’on me mène au martyre :
Mon rôle est achevé, je n’ai plus rien à dire.
(Ibid., IV, 6.)
Antigone à Créon807
Je mets le plus haut trône au-dessous des autels,
Et revère les dieux sans égard des mortels :
Ils sont maîtres des rois ; ils sont pieux, augustes ;
Tous leurs arrêts sont saints, toutes leurs lois sont justes :
Ces esprits, dépouillés de toutes passions,
Ne mêlent rien d’impur en leurs intentions ;
Au lieu que l’intérêt, la colère et la haine,
Président bien souvent à la justice humaine,
Et, n’observant amour, devoir, ni piété,
N’y laissent qu’injustice et qu’inhumanité.
Quoi ! vous osez aux morts nier la sépulture ?
Eh ! cette loi naquit avecque la nature.
Votre règne commence et détruit à la fois,
Par sa première loi, la première des lois.
Ici la faute est juste et la loi criminelle ;
Le prince pêche ici bien plus que le rebelle.
J’offense justement un injuste pouvoir,
Et ne crains point la mort qui punit le devoir ;
La plus cruelle mort me sera trop humaine,
Je me résous sans peine à la fin de ma peine ;
Elle m’affranchira de votre autorité,
Et ma punition sera ma liberté,
(Antigone, 1638, IV, 3.)

Corneille (1606-1684)

Notice

Pierre Corneille, né à Rouen le 6 juin 1606, vint à Paris en, 1629, y séjourna à plusieurs reprises, s’y fixa en 1662 et y mourut en 1684.

Le succès de sa comédie de Mélite (1629) lui fit quitter le barreau pour le théâtre, et Rouen pour Paris, où déjà étaient venus du Havre, Scudéry, gentilhomme provençal égaré en Normandie par le hasard de la naissance, et de Dreux, Rotrou ; et bientôt le petit avocat normand, arrivé la veille avec sa pièce en poche, donna comédies sur comédies en cinq actes et en vers, entra dans la « société des cinq auteurs » (voir la Notice de Rotrou), et se fit applaudir de ses rivaux qu’il surpassait. Ce fut quand il se surpassa lui-même que la jalousie commença. Médée annonça un poète trafique (1635). Le Cid (1636) le révéla tout entier et dota la langue française d’un proverbe nouveau, « Beau comme le Cid », et son auteur du surnom « de grand », de mille envieux et d’un ennemi, Richelieu. Il les réduisit au silence par de nouveaux chefs-d’œuvre : Horace (1640), Cinna (1640), Polyeucte (1640). Monté à cette hauteur, Corneille put descendre sans tomber, dans Pompée (1642), Rodogune (1644), Héraclius (1647), Don Sanche, comédie héroïque (1650), Nicomède (1651). Poète comique, il ne pouvait que grandir ; il le montra bien par le Menteur (1642) et la Suite du Menteur (1643).

La chute de Pertharite, qui n’avait encore eu qu’un précédent, celle de Théodore, vierge et martyre (1645), l’éloigna du théâtre en 1652. Il y reparut avec Œdipe (1659), dont le sujet lui fut indiqué par Fouquet ; la Toison d’Or (1661), second essai de pièce « à machines », qui eut autant de succès que son Andromède de 1650 ; Sertorius (1662), où, dans une scène, les Romains parlent encore comme lui seul sait les faire parler ; Sophonisbe (1663), sujet si souvent remis sur la scène ; Othon (1664), dont l’exposition est, au jugement de Voltaire, la plus belle du théâtre ; Agésilas (1666), dont une scène triomphe encore de la mauvaise humeur de Voltaire ; Attila (1667), dont le nom ne rappelle plus que la saillie de Boileau, et la date, celle du premier chef-d’œuvre du jeune et brillant rival de « Corneille vieilli » ; Tite et Bérénice (1670), lutte inégale avec « l’élégie » dramatique de Racine ; Psyché (1671), modèle de grâce égaré au milieu de ces aventures tragiques, qui associe le nom de Corneille a ceux de Molière et de Quinault ; Pulchérie (1672), comédie héroïque « où il n’y a, dit Voltaire, ni comique ni héroïsme » ; enfin Suréna (1674), ou il y a un beau vers :

Non, je ne pleure pas, Madame, mais je meurs.

Corneille n’a jamais été apprécié avec plus de justesse et d’autorité que par Racine. Racine s’honora en faisant de lui devant l’Académie française, dans sa réponse à Thomas Corneille, qui prenait la place de son frère, un éloge qui n’est pas une oraison funèbre, mais un jugement. Il dit ce qu’était le théâtre avant Corneille, ce qu’en fit Corneille, ce qu’il fait sur les spectateurs qu’il « surprend », qu’il « enlève ». En représentant les hommes « tels qu’ils devroient être », selon le mot de La Bruyère, il nous ravit avec lui et avec eux sur les hauteurs où l’héroïsme du devoir porte Chimène et Rodrigue, l’héroïsme du patriotisme les Horaces, l’héroïsme de la clémence Auguste, l’héroïsme du martyre Polyeucte, l’héroïsme de la fierté royale Nicomède, l’héroïsme de l’honneur Don Sanche, l’héroïsme de la vertu républicaine Sertorius, l’héroïsme du respect aux vaincus César, l’héroïsme de la fidélité conjugale Pauline et Cornélie. Il ne se contente pas de « pratiquer les grandes fîmes de l’antiquité », comme dit Montaigne, il leur rend ou leur donne la vie ; il crée en tous lieux et en tous temps, et groupe à tous les plans de ses nobles tableaux, de nobles figures autour des figures principales : Don Diègue, Sévère, Sabine, Viriathe, Laodice, le vieux soldat Philippe, — galerie de héros et d’héroïnes de tous les degrés, « toujours uniformes avec eux-mêmes et jamais ne se ressemblant les uns les autres » (Racine), si ce n’est par leur air de grandeur. Le vieux Géronte de la Comédie lui-même est leur frère, et son étourdi de fils a aussi de l’honneur.

Tous les siècles et toute la terre sont à lui. Il nous conduit de Rome à Sparte, à Thèbes, à Nicomédie, à Nicée, à Séleucie, à Constantinople, de la Mauritanie aux déserts asiatiques des Parthes, du Danube au Guadalquivir, des temps héroïques d’Œdipe au règne d’Héraclius. L’ensemble de plusieurs de ses tragédies déroule sous nos yeux les grandes époques et les grands drames de l’histoire romaine. Pour ne parler que des plus significatives, Horace représente le patriotisme sous les rois ; Nicomède, la politique extérieure du sénat sous la république ; Sertorius, les guerres civiles et la résistance à la dictature de Sylla ; Pompée et Cinna, le dénouement des guerres civiles par la paix et la clémence ; Othon, la révolution militaire qui suit la chute de la dynastie d’Auguste ; Polyeucte, la lutte du christianisme et de l’empire ; Attila, l’invasion des Barbares ; Héraclius, les révolutions sanglantes de l’empire de Byzance.

Tel est l’ensemble de ses tableaux, telles sont la physionomie de ses personnages et l’âme qui vit en eux. Cette âme respire dans leur langage ample et nerveux, simple et grand ; l’imagination y est haute et hardie, la passion franche et chaude. S’il arrive même, dans les chefs-d’œuvre de Corneille, que la déclamation surcharge, que la subtilité refroidisse, que le mauvais goût gâte son style, ces défauts sont de son temps, le reste est de lui. Il faut oublier les œuvres de sa vieillesse où les défauts que j’impute au temps s’aggravaient chez lui à l’époque même où Racine contribuait à les corriger par l’exemple de sa perfection, et ne songer qu’aux années incomparables qui ont vu

Le Grand Condé pleurant aux vers du grand Corneille.
Vengeance

Cléopâtre, seule 808.

Enfin, grâces au ciel, j’ai moins d’un ennemi809.
La mort de Séleucus m’a vengée à demi.
Son ombre, en attendant Rodogune et son frère,
Peut déjà de ma part les promettre à son père.
Ils le suivront de près, et j’ai tout préparé
Pour réunir bientôt ce que j’ai séparé.
    Ô toi qui n’attends plus que la cérémonie
Pour jeter à mes pieds ma rivale punie,
Et par qui deux amans vont d’un seul coup du sort
Recevoir l’hymenée et le trône et la mort,
Poison, me sauras-tu rendre mon diadème ?
Le fer m’a bien servie, en feras-tu de même ?
Me seras-tu fidèle810 ? et toi, que me veux-tu,
Ridicule retour d’une sotte vertu,
Tendresse dangereuse autant comme importune ?
Je ne veux point pour fils l’époux de Rodogune,
Et ne vois plus en lui les restes de mon sang,
S’il m’arrache du trône et la met en mon rang.
    Reste du sang ingrat d’un époux infidèle.
Héritier d’une flamme envers moi criminelle,
Aime mon ennemie et péris comme lui.
Pour la faire tomber j’abattrai son appui :
Aussi bien sous mes pas, c’est creuser un abîme
Que retenir ma main sur la moitié du crime811 ;
Et, te faisant mon roi, c’est trop me négliger
Que te laisser sur moi frère et père à venger.
Qui se venge à demi court lui-même à sa peine :
Il faut ou condamner ou couronner sa haine.
Dût le peuple en fureur pour ses maîtres nouveaux
De mon sang odieux arroser leurs tombeaux,
Dût le Parthe vengeur me trouver sans défense,
Dût le ciel égaler le supplice à l’offense,
Trône, à t’abandonner je ne puis consentir812 ;
Par un coup de tonnerre il vaut mieux en sortir ;
Il vaut mieux mériter le sort le plus étrange.
Tombe sur moi le ciel pourvu que je me venge813 !
J’en recevrai le coup d’un visage remis :
Il est doux de périr après ses ennemis :
Et, de quelque rigueur, que le destin me traite,
Je perds moins à mourir qu’à vivre leur sujette814.
(Rodogune, V, 1).
Un soldat de fortune
I

D. Isabelle, D. Léonor, D. Elvire, D. Lope, D. Manrique, D. Alvar, D. Carlos 815.

 

D. ISABELLE.

                                                           Que chacun prenne place.

Ici les trois reines prennent place chacune dans un fauteuil, et après que les trois comtes et le reste des grands se sont assis sur des bancs préparés exprès, Carlos y voyant une place vide, s’y veut seoir, et D. Manrique l’en empêche.

D. MANRIQUE.

Tout beau, tout beau816, Carlos ! d’où vous vient cette audace ?
Et quel titre en ce rang a pu vous établir ?

CARLOS.

J’ai vu la place vide, et cru la bien remplir.

D. MANRIQUE.

Un soldat bien remplir une place de comte !

CARLOS.

Seigneur, ce que je suis ne me fait point de honte.
Depuis plus de six ans il ne s’est fait combat
Qui ne m’ait bien acquis ce grand nom de soldat.
J’en avois pour témoin le feu roi votre frère.
Madame, et par trois fois…

D. MANRIQUE.

Nous vous avons vu faire,
Et savons mieux que vous ce que peut votre bras.

D. ISABELLE.

Vous en êtes instruits, et je ne la suis pas817 ;
Laissez-le me l’apprendre. Il importe aux monarques
Qui veulent aux vertus rendre de dignes marques,
De les savoir connoître, et ne pas ignorer
Ceux d’entre leurs sujets qu’ils doivent honorer.

D. MANRIQUE.

Je ne me croyois pas être ici pour l’entendre.

D. ISABELLE.

Comte, encore une fois, laissez-le me l’apprendre ;
Nous aurons temps pour tout. Et vous, parlez, Carlos.

CARLOS.

Je dirai qui je suis, madame, en peu de mots.
On m’appelle soldat : je fais gloire de l’être ;
Au feu roi par trois fois je le fis bien paroître.
L’étendard de Castille, à ses yeux enlevé,
Des mains des ennemis par moi seul fut sauvé :
Cette seule action rétablit la bataille,
Et rechasser le Maure au pied de sa muraille,
Et, rendant le courage aux plus timides cœurs,
Rappela les vaincus et défit les vainqueurs.
Ce même roi me vit, dedans l’Andalousie,
Dégager sa personne en prodiguant ma vie,
Quand, tout percé de coups, sur un monceau de morts,
Je lui fis si longtemps bouclier de mon corps,
Qu’enfin autour de lui ses troupes ralliées,
Celles qui l’enfermoient furent sacrifiées ;
Et le même escadron qui vint les secourir
Le ramena vainqueur, et moi prêt à mourir.
Je montai le premier sur les murs de Séville,
Et tins la brèche ouverte aux troupes de Castille.
Je ne vous parle point assez d’autres exploits
Qui n’ont pas pour témoins eu les yeux de mes rois :
Tel me voit, et m’entend, et me méprise encore,
Qui gémiroit sans moi dans les prisons du Maure.

D. MANRIQUE.

Nous parlez-vous, Carlos, pour Don Lope et pour moi ?

CARLOS.

Je parle seulement de ce qu’a vu le roi,
Seigneur, et qui voudra parle à sa conscience.
Voilà dont818 le feu roi me promit récompense ;
Mais la mort le surprit comme il la résolvoit.

D. ISABELLE.

Il se fût acquitté de ce qu’il vous devoit ;
Et moi, comme héritant son sceptre et sa couronne,
Je prends sur moi sa dette, et je vous la fais bonne.
Seyez-vous, et quittons ces petits différens.

D. LOPE.

Souffrez qu’auparavant il nomme ses parens.
Nous ne contestons point l’honneur de sa vaillance,
Madame ; et, s’il en faut notre reconnoissance,
Nous avouerons tous deux qu’en ces combats derniers
L’un et l’autre, sans lui, nous étions prisonniers :
Mais enfin la valeur, sans l’éclat de la race,
N’eut jamais aucun droit d’occuper cette place.

CARLOS.

Se pare qui voudra du nom de ses aïeux ;
Moi, je ne veux porter que moi-même en tous lieux ;
Je ne veux rien devoir à ceux qui m’ont fait naître,
Et suis assez connu sans les faire connoître.
Mais, pour en quelque sorte obéir à vos lois,
Seigneur, pour mes parens je nomme mes exploits ;
Ma valeur est ma race, et mon bras est mon père.

D. LOPE.

Vous le voyez, madame, et la preuve en est claire,
Sans doute il n’est pas noble.

D. MANRIQUE.

                                                Eh bien, je l’ennoblis819,
Quelle que soit sa race, et de qui qu’il soit fils.
Qu’on ne conteste plus.

D. MANRIQUE.

                                       Encore un mot, de grâce.

D. ISABELLE.

Don Manrique, à la fin c’est prendre trop d’audace.
Ne puis-je l’ennoblir si vous n’y consentez ?

D. MANRIQUE.

Oui, mais ce rang n’est dû qu’aux hautes dignités ;
Tout autre qu’un marquis ou comte le profane.

D. ISABELLE, à Carlos.

Eh ! bien ! seyez-vous donc, marquis de Santillane,
Comte de Penafiel, gouverneur de Burgos820.
Don Manrique, est-ce assez pour faire seoir Carlos ?
Vous reste-t-il encor quelque scrupule en l’ame ?
Don Manrique et don Lope se lèvent et Carlos se sied.

D. MANRIQUE.

Achevez, achevez ; faites-le roi, madame ;
Par ces marques d’honneur l’élever jusqu’à nous,
C’est moins nous l’égaler que l’approcher de vous !

D. ISABELLE.

Je l’ai fait votre égal, et quoiqu’on s’en mutine,
Sachez qu’à plus encor ma faveur le destine.
Je veux qu’aujourd’hui même il puisse plus que moi.
J’en ai fait un marquis, je νeux en faire un roi.
Marquis, prenez ma bague, et la donnez pour marque
Au plus digne des trois que j’en fasse un monarque.
Je vous laisse y penser tout ce reste du jour.
Rivaux ambitieux, faites-lui votre cour :
Qui me rapportera l’anneau que je lui donne
Recevra sur le champ ma main et ma couronne.
II

Les trois comtes, Carlos.

 

D. LOPE.

Eh bien ! seigneur marquis, nous direz-vous, de grâce,
Ce que pour vous gagner il est besoin qu’on fasse ?
Vous êtes notre juge, il faut vous adoucir.

CARLOS.

Vous y pourriez peut-être assez mal réussir.
Quittez ces contre-temps de froide raillerie.

D. MANRIQUE.

Il n’en est pas saison, quand il faut qu’on vous prie.

CARLOS.

Ne raillons ni prions, et demeurons amis.
Je sais ce que la reine en mes mains a remis ;
J’en userai fort bien : vous n’avez rien à craindre,
Et pas un de vous trois n’aura lieu de se plaindre.
Je n’entreprendrai point de juger entre vous
Qui mérite le mieux le nom de son époux ;
Je serois téméraire, et m’en sens incapable ;
Et peut-être quelqu’un m’en tiendront récusable.
Je m’en récuse donc, afin de vous donner
Un juge que sans honte on ne peut soupçonner ;
Ce sera votre épée et votre bras lui-même.
Comtes, de cet anneau lui-même dépend le diadème :
Il vaut bien un combat ; vous avez tous du cœur :
Et je le garde…

D. LOPE.

                          À qui, Carlos ?

CARLOS.

                                                   À mon vainqueur.
Qui poura me l’ôter, l’ira rendre à la reine ;
Ce sera du plus digne une preuve certaine.
Prenez entre vous l’ordre et du temps et du lieu ;
Je m’y rendrai sur l’heure, et vais l’attendre. Adieu821.
(Don Sanche, I, 3 et 4).
Un conflit d’autorité

AGÉSILAS, à Lysandre 822.

………………………………………………………
On s’empresse à vous voir, on s’efforce à vous plaire ;
On croit lire en vos yeux ce qu’il faut qu’on espère ;
On pense avoir tout fait quand on vous a parlé.
Mon palais près du vôtre est un lieu désolé ;
Et le généralat, comme le diadème,
Mérige sous votre ordre en fantôme éclatant,
En colosse d’état qui de vous seul attend
L’ame qu’il n’a pas de lui-même…
Général en idée, et monarque en peinture,
De ces illustres noms pourrois-je faire cas
S’il les falloit porter moins comme Agésilas
Que comme votre créature,
Et montrer avec pompe au reste des humains
En ma propre grandeur l’ouvrage de vos mains ?
Si vous m’avez fait roi, Lysandre, je veux l’être.
Soyez-moi bon sujet, je vous serai bon maître ;
Mais ne prétendez plus partager avec moi
Ni la puissance ni l’emploi.
Si vous croyez qu’un sceptre accable qui le porte
À moins qu’il prenne une aide à soutenir son poids,
Laissez discerner à mon choix.
Quelle main à m’aider pourroit être assez forte.
Vous aurez bonne part à des emplois si doux
Quand vous pourrez m’en laisser faire ;
Mais soyez sûr aussi d’un succès tout contraire
Tant que vous ne voudrez les tenir que de vous…
Chez tous nos Grecs asiatiques
Votre pouvoir naissant trouva des républiques,
Que sous votre cabale il vous plut asservir :
La vieille liberté si chère à leurs ancêtres
Y fut partout forcée à recevoir dix maîtres ;
Et dès qu’on murmuroit de se la voir ravir,
On voyoit par votre ordre immoler les plus braves
À l’empire de vos esclaves.
J’ai tiré de ce joug les peuples opprimés :
En leur premier état j’ai remis toutes choses ;
Et la gloire d’agir par de plus justes causes
A produit des effets plus doux et plus aimés.
J’ai fait, à votre exemple, ici des créatures,
Mais sans verser de sang, sans causer de murmures ;
Et comme vos tyrans prenoient de vous la loi,
Comme ils étoient à vous, les peuples sont à moi.
Voilà quelles raisons ôtent à vos services
Ce qu’ils vous semblent mériter,
Et colorent ces injustices
Dont vous avez raison de vous mécontenter.
Si d’abord elles ont quelque chose d’étrange,
Repassez-les deux fois au fond de votre cœur.
Changez, si vous pouvez, de conduite et d’humeur,
Mais n’espérez pas que je change823.
(Agésilas, III, 1.)
De la doctrine de la vérité824
Un jour, un jour viendra qu’il faudra rendre compte,
Non de ce qu’on a lu, mais de ce qu’on a fait ;
Et l’orgueilleux savoir à quelque point qu’il monte
N’aura lors que la honte
De son mauvais effet.

Où sont tous ces docteurs qu’une foule si grande
Rendoit à tes yeux même autrefois si fameux ?
Un autre tient leur place, un autre a leur prétende825,
Sans qu’aucun te demande
Un souvenir pour eux

Tant qu’a duré leur vie ils sembloient quelque chose ;
Il semble après leur mort qu’ils n’ont jamais été :
Leur mémoire avec eux sous leur tombe est enclose ;
Avec eux y repose
Toute leur vanité.

Ainsi passe la gloire où le savant aspire
S’il n’a mis son étude à se justifier ;
C’est là le seul emploi qui laisse lieu d’en dire
Qu’il avoit su bien lire
Et bien étudier.

Mais, au lieu d’aimer Dieu, d’agir pour son service,
L’éclat d’un vain savoir à toute heure éblouit,
Et fait suivre à toute heure un brillant artifice
Qui mène au précipice,
Et là s’évanouit.

La grandeur véritable est d’une autre nature826 ;
C’est en vain qu’on la cherche avec la vanité :
Celle d’un vrai chrétien, d’une âme toute pure,
Jamais ne se mesure
Que sur sa charité.

Vraiment grand est celui qui dans soi se ravale,
Qui rentre en son néant pour s’y connoître bien827,
Qui de tous les honneurs que l’univers étale
Craint la pompe fatale,
Et ne l’estime rien.

Vraiment sage est celui dont la vertu resserre
Autour du vrai bonheur l’essor de son esprit,
Qui prend pour du fumier les choses de la terre,
Et qui se fait la guerre
Pour gagner Jésus-Christ.

Et vraiment docte enfin est celui qui préfère
À son propre vouloir le vouloir de son Dieu,
Qui cherche en tout, partout, à l’apprendre, à le faire,
Et jamais ne diffère
Ni pour temps ni pour lieu.
(L’Imitation de Jésus-Christ, traduite et paraphrasée en vers français, I, 34.)
Corneille sur lui-même, en 1636
Nous nous aimons un peu, c’est notre foible à tous ;
Le prix que nous valons, qui le sait mieux que nous ?
Et puis la mode en est, et la cour l’autorise.
Nous, parlons de nous-même avec toute franchise ;
La fausse humilité ne met plus en crédit ;
Je sais ce que je vaux et crois ce qu’on m’eu dit.
Pour me faire admirer, je ne fais point de ligue ;
J’ai peu de voix pour moi, mais je les ai sans brigue ;
Et mon ambition, pour faire plus de bruit,
Ne les va point quêter de réduit en réduit ;
Mon travail sans appui monte sur le théâtre ;
Chacun en liberté l’y blâme ou l’idolâtre ;
Là, sans que mes amis prêchent leurs sentimens,
J’arrache quelquefois leurs applaudissemens ;
Là, content du succès que le mérite donne,
Par d’illustres avis je n’éblouis personne ;
Je satisfais ensemble et peuple et courtisans,
Et mes vers en tous lieux sont mes seuls partisans ;
Par leur seule beauté ma plume est estimée :
Je ne dois qu’à moi seule toute ma renommée,
Et pense toutefois n’avoir point de rival
À qui je fasse tort en le traitant d’égal828.
(Poésies diverses, Excuse à Ariste 829
Quarante ans après (1676).
Au Roi.
Sur Cinna, Pompée, Horace, Sertorius, Œdipe, Rodogune, qu’il a fait représenter de suite devant lui à Versailles, en octobre 1676830.
Est-il vrai, grand monarque, et puis-je me vanter
Que tu prennes plaisir à me ressusciter ;
Qu’au bout de quarante ans, Cinna, Pompée, Horace,
Reviennent à la mode et retrouvent leur place,
Et que l’heureux brillant de mes jeunes rivaux831
N’ôte point leur vieux lustre à mes premiers travaux ?
Achève : les derniers n’ont rien qui dégénère,
Rien qui les fasse croire enfans d’un autre père ;
Ce sont des malheureux étouffés au berceau,
Qu’un seul de tes regards tireroit du tombeau.
On voit Sertorius, Œdipe et Rodogune,
Rétablis par ton choix dans toute leur fortune ;
Et ce choix montreroit qu’Othon et Suréna
Ne sont pas des cadets indignes de Cinna.
Sophonisbe à son tour, Attila, Pulchérie,
Reprendroient pour te plaire une seconde vie ;
Agésilas en foule auroit des spectateurs,
Et Bérénice enfin trouveroit des acteurs832.
Le peuple, je l’avoue, et la cour les dégradent833 :
Je foiblis, ou du moins ils se le persuadent ;
Pour bien écrire encor j’ai trop longtemps écrit,
Et les rides du front passent jusqu’à l’esprit.
Mais, contre cet abus834, que j’aurois de suffrages,
Si tu donnois les tiens à mes derniers ouvrages !
Que de tant de bonté l’impérieuse loi
Ramèneroit bientôt et peuple et cour vers moi !
    Tel Sophocle à cent ans charmoit encore Athènes,
Tel bouillonnoit encor son vieux sang dans ses veines,
Diroient-ils à l’envi, lorsque Œdipe aux abois
De ses juges pour lui gagna toutes les voix835.
Je n’irai pas si loin ; et si mes quinze lustres
Font encor quelque peine aux modernes illustres,
S’il en est de fâcheux jusqu’à s’en chagriner,
Je n’aurai pas longtemps à les importuner.
Quoi que je m’en promette, ils n’en ont rien à craindre ;
C’est le dernier éclat d’un feu prêt à s’éteindre ;
Sur le point d’expirer il tâche d’éblouir,
Et ne frappe les yeux que pour s’évanouir.
Souffre, quoi qu’il en soit, que mon âme ravie
Te consacre le peu qui me reste de vie.
L’offre n’est pas bien grande, et le moindre moment
Peut dispenser mes vœux de l’accomplissement.
Préviens ce dur moment par des ordres propices ;
Compte mes bons désirs comme autant de services
(Poésies diverses.)
Sur le cardinal de Richelieu
Qu’on parle mal ou bien du fameux cardinal,
Ma prose ni mes vers n’en diront jamais rien :
Il m’a fait trop de bien pour en dire du mal ;
Il m’a fait trop de mal pour en dire du bien.
(Poésies diverses)
Une leçon.
Stances
Marquise, si mon visage
À quelques traits un peu vieux,
Souvenez-vous qu’à mon âge
Vous ne vaudrez guère mieux.

Le temps aux plus belles choses
Se plaît à faire un affront :
Il saura faner vos roses
Comme il a ridé mon front.

Le même cours des planètes
Règle nos jours et nos nuits :
On m’a vu ce que vous êtes ;
Vous serez ce que je suis.

Cependant j’ai quelques charmes
Qui sont assez éclatans
Pour n’avoir pas trop d’alarmes
De ces ravages du temps.

Vous en avez qu’on adore ;
Mais ceux que vous méprisez
Pourroient bien durer encore
Quand ceux-là seront usés.

Ils pourront sauver la gloire
Des yeux qui me semblent doux,
Et dans mille ans faire croire
Ce qu’il me plaira de vous.

Chez cette race nouvelle,
Où j’aurai quelque crédit,
Vous ne passerez pour belle
Qu’autant que je l’aurai dit.

Pensez-y, belle marquise,
Quoiqu’un grison fasse effroi,
Il vaut bien qu’on le courtise
Quand il est fait comme moi836
(Poésies diverses)

La Fontaine (1621-1695)

Notice

Jean de La Fontaine, né à Château-Thierry, séminariste à vingt ans, marié à vingt-six, héritier d’une charge de maître des eaux et forêts, fut un séminariste de passage, un mari de hasard, un forestier de nom. Il fut avant tout et de bonne heure poète. En suivant les étapes de sa vie, nous voyons d’abord le pensionnaire de Fouquet, fidèle et éloquent ami de la disgrâce et du malheur dans les vers de sa belle Élégie, comme Pellisson le fut dans la prose de ses Défenses, Mme de Sévigné dans ses lettres ; puis l’ami de Molière, de Boileau et de Racine, le familier et le « fablier » de Mme de la Sablière, l’hôte et l’enfant, en ses jours de vieillesse, de Mr et de Mme d’Hervart ; toujours rêveur, oublieux de sa femme, de son fils, de son Florentin, dont la première représentation le faisait dormir ; paresseux, ami du « somme » avec délices, ami des Muses, des bois, des bêtes ; académicien sur le tard (en 1684), et académicien convaincu et fidèle jusqu’au dernier jour, parce que cela « l’amusait » ; défenseur reconnaissant et ému des Anciens dans la fameuse querelle ; écrivant, au gré de son inspiration, fables morales et contes qui sont tout le contraire, sans se douter peut-être qu’il portait le génie dans un genre dont son nom est devenu synonyme, « volage en vers comme en amour » ; finalement, repentant sincère en ces deux points, jusqu’à la conversion, jusqu’à l’austérité, jusqu’au cilice, jusqu’au tremblement, à la pensée de paraître devant ce Dieu, qui, disait une bonne femme qui le soignait, « n’aurait pas le courage de le damner ».

Il y a deux poètes en La Fontaine : le bel esprit des premiers jours, qui, dans le Songe de Vaux, décrivait en vers et en prose les merveilles de la résidence princière de son protecteur, qui composait, pour la société galante et polie de Fouquet, ballades, rondeaux, madrigaux, qui chantait les Clymènes, et que « maître Vincent Voiture pensa gâter ». Ce premier La Fontaine se relie par l’Élégie aux Nymphes de Vaux et par le roman en prose et en vers des Amours de Psyché et de Cupidon (1669) à l’inimitable La Fontaine des Fables (Liv. I-VI, 1668 ; VII-XI, 1678 ; XII, 1693). Le fond était trop bon pour s’altérer par ses premières aventures poétiques. Il s amusa, sans s’y attarder trop, dans ces » petits chemins parsemés de roses » qui ne lui cachaient pas la nature. Avec elle d’ailleurs il avait eu de bons maîtres : Malherbe, dont une ode éveilla en lui le poète, et qui le guida sans l’enchaîner, et, avec Malherbe, Racan, tous deux « maîtres de la lyre » ; et puis, en remontant aux sources vives de l’esprit français, « maître Clément et maître François » (entendez Marot et Rabelais), et, plus haut encore, le « bon Platon » et « le bon Horace. »

Ainsi s’est formé, de son propre fond d’abord et du sel gaulois qui l’a avivé, de la moelle et de la fleur des anciens qui l’ont revêtu de force et de grâce, le génie le plus solide et le plus charmant. Ami de la nature comme beaucoup au xvie  siècle (on l’a trop oublié) l’avaient, en dépit des pastorales de mode et de commande, aimée sincèrement et naïvement, il est resté le seul qui ait su nous la faire aimer avant J.-J. Rousseau. Quand il tenait encore à l’école du brillant et de l’esprit, il décrivait ; dans ses Fables il ne décrit plus, il sent, il rend, il peint : de ses yeux, l’impression est passée dans son âme, de son âme dans un vers, dans un mot qui la reçoit et nous la communique. De là ces vers qu’il a rêvés et que notre imagination achève :

Sur les humides bords des royaumes des vents…
(I, 22.)
Au bord d’un clair ruisseau buvoit une colombe…
(II, 12.)
                                       … Dans le temps
Que les tièdes zéphyrs ont l’herbe rajeunie…
(V, 8.)
                                          … Un jour
Qu’il étoit allé faire à l’aurore sa cou
Parmi le thym et la rosée.
(VII, 16.)

Son âme, avons-nous dit ; disons son cœur : il saigne devant ce « trou »,

Non pas trou, mais trouée, horrible et large plaie,
Que l’on fit à la pauvre haie.
(IV, 4.)

Au sein de la nature ce rêveur observait et pénétrait les mœurs de ses bêtes, et, sous les mœurs des bêtes, celles des hommes. Il est moraliste comme La Bruyère, dramatique comme Molière, en son « ample comédie à cent actes divers. » Chacun de ses personnages a son caractère, ses habitudes, son langage, son nom, son surnom : comme Homère il a créé des types, comme lui il leur a attaché un mot qui les marque et leur reste. Son style est le plus souple, le plus vrai, le plus vivant des styles ; par l’expression, le mouvement, la coupe, il suit, il revêt, il moule et fixe la pensée, l’action, le geste ; son style a une figure et une physionomie, une voix et un accent. Il est la nature même. Il charme l’enfant, il fait réfléchir l’homme. Si Horace est le livre de tous les sages, La Fontaine est le livre de tous les âges.

La mort et le bucheron837
Un pauvre bûcheron, tout couvert de ramée838,
Sous le faix du fagot aussi bien que des ans
Gémissant et courbé, marchoit à pas pesans,
Et tâchoit de gagner sa chaumine enfumée.
Enfin, n’en pouvant plus d’effort et de douleur,
Il met bas son fagot, il songe à son malheur839.
Quel plaisir a-t-il eu depuis qu’il est au monde ?
En est-il un plus pauvre en la machine ronde ?
Point de pain quelquefois, et jamais de repos :
Sa femme, ses enfans, les soldats, les impôts,
Le créancier et la corvée840,
Lui font d’un malheureux la peinture achevée.
Il appelle la Mort, Elle vient sans tarder,
Lui demande ce qu’il faut faire.
— C’est, dit-il, afin de m’aider
À recharger ce bois ; tu ne tarderas guère841.

Le trépas vient tout guérir :
Mais ne bougeons d’où nous sommes :
Plutôt souffrir que mourir,
C’est la devise des hommes842.
(Fables, I, 16.)
Le rat et l’huître843
Un rat, hôte d’un champ, rat de peu de cervelle,
Des lares paternels un jour se trouva soûl.
Il laisse là le champ, le grain et la javelle,
Va courir le pays, abandonne son trou.
Sitôt qu’il fut hors de sa case :
« Que le monde, dit-il, est grand et spacieux !
Voilà les Apennins, et voici le Caucase844 ! »
La moindre taupinée étoit mont à ses yeux.
Au bout de quelques jours le voyageur arrive
En un certain canton où Téthys sur la rive
Avoit laissé mainte huître ; et notre rat d’abord
Crut voir en les voyant des vaisseaux de haut bord.
« Certes, dit-il, mon père était un pauvre sire !
Il n’osoit voyager, craintif au dernier point.
Pour moi, j’ai déjà vu le maritime empire ;
J’ai passé les déserts, mais nous n’y bûmes point845. »
D’un certain magister le rat tenoit ces choses,
Et les disoit à travers champs,
N’étant pas de ces rats qui, les livres rongeans,
Se font savane jusques aux dons.
Parmi tant d’huîtres toutes closes,
Une s’étoit ouverte, et bâilloit au soleil,
Par un doux zéphyr réjouie,
Humoit l’air, respiroit, étoit épanouie,
Blanche, grasse846, et d’un goût, à la voir, nonpareil.
D’aussi loin que le rat voit cette huître qui bâille :
« Qu’aperçois-je, dit-il ; c’est quelque victuaille !
Et, si je ne me trompe à la couleur du mets,
Je dois faire aujourd’hui bonne chère ou jamais. »
Là-dessus maître rat, plein de belle espérance,
Approche de l’écaille, allonge un peu le cou847,
Se sent pris comme aux lacs ; car l’huître tout d’un coup
Se referme848. Et voilà ce que fait l’ignorance849.

Cette fable contient plus d’un enseignement :
Nous y voyons premièrement
Que ceux qui n’ont du monde aucune expérience
Sont, aux moindres objets, frappés détonnement ;
Et puis nous y pouvons apprendre
Que tel est pris qui croyoit prendre850.
(Fables, VIII, 9.)
Le songe d’un habitant du Mogol851
Jadis certain Mogol vit en songe un visir
Aux Champs-Élysiens possesseur d’un plaisir
Aussi pur qu’infini, tant en prix qu’en durée :
Le même songeur vit en une autre contrée
Un ermite entouré de feux,
Qui touchoit de pitié mémo les malheureux.
Le cas parut étrange, et contre l’ordinaire :
Minos en ces deux morts sembloit s’être mépris.
Le dormeur s’éveilla, tant il en fut surpris.
Dans ce songe pourtant soupçonnant du mystère,
Il se fit expliquer l’affaire.
L’interprète lui dit : « Ne vous étonnez point ;
Votre songe a du sens et, si j’ai sur ce point
Acquis tant soit peu d’habitude,
C’est un avis des Dieux. Pendant l’humain séjour,
Ce visir quelquefois cherchoit la solitude ;
Cet ermite aux visirs alloit faire sa cour. »

Si j’osois ajouter au mot de l’interprète,
J’inspirerois ici l’amour de la retraite :
Elle offre à ses amans des biens sans embarras,
Biens purs, présens du ciel, qui naissent sous les pas.
Solitude, où je trouve une douceur secrète,
Lieux que j’aimai toujours, ne pourrai-je jamais
Loin du monde et du bruit, goûter l’ombre et le frais852 !
Oh ! qui m’arrêtera sous vos sombres asiles853 !
Quand pourront les neufs Sœurs, loin des cours et des villes,
M’occuper tout entier, et m’apprendre des cieux
Les divers mouvemens inconnus à nos yeux,
Les noms et les vertus de ces clartés errantes
Par qui sont nos destins et nos mœurs différentes854 ?
Que si je ne suis né pour de si grands projets855,
Du moins que les ruisseaux m’offrent de doux objets !
Que je peigne en mes vers quelque rive fleurie !
La Parque à filets d’or n’ourdira point ma vie,
Je ne dormirai point sous de riches lambris856 :
Mais voit-on que le somme en perde de son prix ?
En est-il moins profond et moins plein de délices857 ?
Je lui voue au désert de nouveaux sacrifices.
Quand le moment viendra d’aller trouver les morts,
J’aurai vécu sans soins, et mourrai sans remords858.
(Fables, XI, 4.)
Aurea mediocritas
Ni l’or ni la grandeur ne nous rendent heureux.
Ces deux divinités n’accordent à nos vœux
Que des biens peu certains, qu’un plaisir peu tranquille.
Des soucis dévorans c’est l’éternel asile859 ;
Véritables vautours, que le fils de Japet860
Représente, enchaîné sur son triste sommet.
L’humble toit est exempt d’un tribut si funeste ;
Le sage y vit en paix, et méprise le reste :
Content de ses douceurs, errant parmi les bois,
Il regarde à ses pieds les favoris des rois ;
Il lit au front de ceux qu’un vain luxe environne
Que la Fortune vend ce qu’on croit qu’elle donne.
Approche-t-il du but, quitte-t-il ce séjour,
Rien ne trouble sa fin, c’est le soir d’un beau jour861.
(Philémon et Baucis, début).
Élégie aux nymphes de Vaux862
Remplissez l’air de cris en vos grottes profondes,
Pleurez, nymphes de Vaux, faites croître vos ondes,
Et que l’Anqueuil863 enflé ravage les trésors
Dont les regards de Flore ont embelli ses bords.
On ne blâmera pas vos larmes innocentes :
Vous pouvez donner cours à vos douleurs pressantes :
Chacun attend de vous ce devoir généreux :
Les Destins sont contens, Oronte est malheureux.
Vous l’avez vu naguère au bord de vos fontaines,
Qui, sans craindre du sort les faveurs incertaines,
Plein d’éclat, plein de gloire, adoré des mortels,
Recevoit des honneurs qu’on ne doit qu’aux autels.
Hélas ! qu’il est déchu de ce bonheur suprême !
Que vous le trouveriez différent de lui-même !
Pour lui les plus beaux jours sont de secondes nuits :
Les soucis dévorans, les regrets, les ennuis,
Hôtes infortunés de sa triste demeure,
En des gouffres de maux le plongent à toute heure.
Voilà le précipice où l’ont enfin jeté
Les attraits enchanteurs de la prospérité.
Dans les palais des rois cette plainte est commune :
On n’y connoît que trop les jeux de la Fortune,
Ses trompeuses faveurs, ses appas inconstans ;
Mais on ne les connoît que quand il n’est plus temps.
Lorsque sur cette mer on vogue à pleines voiles,
Qu’on croit avoir pour soi les vens et les étoiles,
Il est bien malaisé de régler ses désirs :
Le plus sage s’endort sur la foi des zéphyrs.
Jamais un favori ne borne sa carrière :
Il ne regarde pas ce qu’il laisse en arrière ;
Et tout ce vain amour des grandeurs et du bruit
Ne le sauroit quitter qu’après l’avoir détruit864.
Tant d’exemples fameux que l’histoire en raconte
Ne suffisoient-ils pas sans la perte d’Oronte ?
Ah ! si ce faux éclat n’eût pas fait ses plaisirs,
Si le séjour de Vaux eut borné ses désirs,
Qu’il pouvoit doucement laisser couler son âge !
Vous n’avez pas chez vous ce brillant équipage,
Cette foule de gens qui s’en vont chaque jour
Saluer à longs flots le soleil de la cour :
Mais la faveur du ciel vous donne en récompense
Du repos, du loisir, de l’ombre et du silence,
Un tranquille sommeil, d’innocens entretiens,
Et jamais à la cour on ne trouve ces biens865.
    Mais quittons ces pensers : Oronte nous appelle.
Vous, dont il à rendu la demeure si belle,
Nymphes, qui lui devez vos plus charmans appas,
Si le long de vos bords Louis porte ses pas,
Tâchez de l’adoucir, fléchissez son courage866.
Il aime ses sujets, il est juste, il est sage :
Du titre de clément rendez-le ambitieux867 ;
C’est par là que les rois sont semblables aux dieux,
Du magnanime Henri qu’il contemple la vie :
Dès qu’il put se venger, il en perdit l’envie.
Inspirez à Louis cette même douceur :
La plus belle victoire est de vaincre son cœur.
Oronte est à présent un objet de clémence :
S’il a cru les conseils d’une aveugle puissance,
Il est assez puni par un sort rigoureux,
Et c’est être innocent que d’être malheureux868.
(Élégies, I)
Discours à madame de la Sablière869.
1684
Désormais que ma muse, aussi bien que mes jours,
Touche de son déclin l’inévitable cours,
Et que de ma raison le flambeau va s’éteindre,
Irai-je en consumer les restes à me plaindre,
Et, prodigue d’un temps par la Parque attendu,
Le perdre à regretter celui que j’ai perdu ?
Si le ciel me réserve encor quelque étincelle
Du feu dont je brillois en ma saison nouvelle,
Je la dois employer, suffisamment instruit
Que le plus beau couchant est voisin de la nuit.
Le temps marche toujours ; ni force, ni prière,
Sacrifices, ni vœux, n’allongent la carrière ;
Il faudroit ménager ce qu’on va nous ravir.
Mais qui vois-je que vous870 sagement s’en servir ?
Si quelques-uns l’ont fait, je ne suis pas du nombre ;
Des solides plaisirs je n’ai suivi que l’ombre ;
J’ai toujours abusé du plus cher de nos biens.
Les pensera amusans, les vagues entretiens,
Vains enfans du loisir, délices chimériques ;
Les romans et le jeu, perte des républiques,
Par qui sont dévoyés les esprits les plus droits,
Ridicule fureur qui se moque des lois871 ;
Cent autres passions, des sages condamnées,
Ont pris comme à l’envi la fleur de mes années.
    L’usage des vrais biens répareroit ces maux :
Je le sais, et je cours encore à des biens faux…
Si872 faut-il qu’à la fin de tels pensers nous quittent ;
Je ne vois plus d’instans qui ne m’en sollicitent.
Je recule, et peut-être attendrais-je trop tard :
Car qui sait les momens prescrits à son départ ?
Quels qu’ils soient, ils sont courts : à quoi les emploirai-je ?
    Si j’étois sage, Iris (mais c’est un privilége
Que la nature accorde à bien peu d’entre nous),
Si j’avois un esprit aussi réglé que vous,
Je suivrois vos leçons, au moins en quelque chose :
Les suivre en tout, c’est trop ; il faut qu’on se propose
Un plan moins difficile à bien exécuter,
Un chemin dont sans crime on se puisse écarter.
Ne point errer est chose au-dessus de mes forces :
Mais aussi, de se prendre873 à toutes les amorces,
Pour tous les faux brillans courir et s’empresser,
J’entends que l’on me dit : « Quand donc veux-tu cesser ?
Douze lustres874 et plus ont roulé sur ta vie :
De soixante soleils la course entresuivie
Ne t’a pas vu goûter un moment de repos ;
Quelque part que tu sois, on voit à tout propos
L’inconstance d’une âme en ses plaisirs légère,
Inquiète, et partout hôtesse passagère ;
Ta conduite et tes vers, chez toi, tout s’en ressent :
On te veut là-dessus dire un mot en passant.
Tu changes tous les jours de manière et de style ;
Tu cours en un moment de Térence à Virgile :
Aussi rien de parfait n’est sorti de tes mains875.
Eh bien ! prends, si tu veux, encor d’autres chemins ;
Invoque des neuf Sœurs la troupe tout entière :
Tente tout, au hasard de gâter la matière ;
On le souffre, excepté tes contes d’autrefois. »
J’ai presque envie, Iris, de suivre cette voix ;
J’en trouve l’éloquence aussi sage que forte.
Vous ne parleriez ni mieux ni d’autre sorte :
Seroit-ce point de vous qu’elle viendroit aussi876 ?
Je m’avoue, il est vrai, s’il faut parler ainsi,
Papillon du Parnasse, et semblable aux abeilles
À qui le bon Platon compare nos merveilles,
Je suis chose légère877, et vole à tout sujet ;
Je vais de fleur en fleur, et d’objet en objet ;
À beaucoup de plaisir je mêle un peu de gloire.
J’irois plus haut peut-être au temple de mémoire,
Si dans un genre seul j’avois usé mes jours ;
Mais, quoi ? je suis volage en vers comme en amours.
(Épîtres, XVI.)
Épître à monseigneur l’évêque de Soissons878,
en lui donnant un Quintilien de la traduction d’Orazio Toscanella
Je vous fais un présent capable de me nuire.
Chez vous Quintilien s’en va tous nous détruire ;
Car enfin qui le suit ? qui de nous aujourd’hui
S’égale aux anciens, tant estimés chez lui ?
Tel est mon sentiment, tel doit être le vôtre.
Mais, si votre suffrage en entraîne quelque autre,
Il ne fait pas la foule, et je vois des auteurs
Qui, plus savans que moi, sont moins admirateurs.
Si vous les en croyez, on ne peut sans foiblesse
Rendre hommage aux esprits de Home et de la Grèce.
« Craindre ces écrivains ! on écrit tant chez nous !
La France excelle aux arts, ils y fleurissent tous ;
Notre prince avec art nous conduit aux alarmes :
Et sans art nous louerions le succès de ses armes !
Dieu n’aimeroit-il plus à former des talons ?
Les Romains et les Grecs sont-ils seuls excellens ? »
Ces discours sont fort beaux, mais fort souvent frivoles ;
Je ne vois point l’effet répondre à ces paroles ;
Et, faute d’admirer les Grecs et les Romains,
On s’égare en voulant tenir d’autres chemins.
    Quelques imitateurs, sot bétail879, je l’avoue,
Suivent en vrais moutons le pasteur de Mantoue880.
J’en use d’autre sorte, et, me laissant guider,
Souvent à marcher seul j’ose me hasarder.
On me verra toujours pratiquer cet usage.
Mon imitation n’est pas un esclavage ;
Je ne prends que l’idée, et les tours, et les lois
Que nos maîtres suivoient eux-mêmes autrefois.
Si d’ailleurs quelque endroit, plein chez eux d’excellence,
Peut entrer dans mes vers sans nulle violence,
Je l’y transporte, et veux qu’il n’ait rien d’affecté,
Tâchant de rendre mien cet air d’antiquité.
Je vois avec douleur881 ces routes méprisées :
Art et guides, tout est dans les Champs-Élysées.
J’ai beau les évoquer, j’ai beau vanter leurs traits,
On me laisse tout seul admirer leurs attraits.
Térence est dans mes mains ; je m’instruis dans Horace ;
Homère et son rival sont mes dieux du Parnasse.
Je le dis aux rochers882, on veut d’autres discours :
Ne pas louer son siècle est parler à des sourds.
Je le loue, et je sais qu’il n’est pas sans mérite ;
Mais, près de ces grands noms, notre gloire est petite :
Tel de nous, dépourvu de leur solidité,
N’a qu’un peu d’agrément, sans nul fonds de beauté.
Je ne nomme personne : on peut tous nous connoître.
Je pris certain auteur autrefois pour mon maître883 :
Il pensa me gâter ; à la fin, grâce aux dieux,
Horace, par bonheur, me dessilla les yeux884.
L’auteur avoit du bon, du meilleur, et la France
Estimoit dans ses vers le tour et la cadence.
Qui ne les eut prisés ? j’en demeurai ravi ;
Mais ses traits ont perdu quiconque l’a suivi.
Son trop d’esprit s’épand en trop de belles choses :
Tous métaux y sont or, toutes fleurs y sont roses885.
On me dit là-dessus : De quoi vous plaignez-vous ?
De quoi ? Voilà mes gens aussitôt en courroux ;
Ils se moquent de moi, qui, plein de ma lecture,
Vais partout prêchant l’art de la simple nature.
Ennemi de ma gloire et de mon propre bien,
Malheureux, je m’attache à ce goût ancien.
« Qu’a-t-il sur nous, dit-on, soit en vers, soit en prose886 ?
L’antiquité des noms ne fait rien à la chose,
L’autorité non plus, ni tout Quintilien. »
Confus à ces propos, j’écoute, et ne dis rien.
J’avouerai cependant qu’entre ceux qui les tiennent
J’en vois dont les écrits sont beaux et se soutiennent :
Je les prise, et prétends qu’ils me laissent aussi
Révérer les héros du livre que voici.
Recevez leur tribut des mains de Toscanelle.
Ne vous étonnez pas qu’il donne pour modèle
À des ultramontains un auteur sans brillans887.
Tout peuple peut avoir du goût et du bon sens :
Ils sont de tous pays, du fond de l’Amérique888 ;
Qu’on y mène un rhéteur habile et bon critique,
Il fera des savans. Hélas ! qui sait encor
Si la science à l’homme est un si grand trésor ?
Je chéris l’Arioste, et j’estime la Tasse ;
Plein de Machiavel, entêté de Boccace889,
J’en parle si souvent qu’on en est étourdi.
J’en lis qui sont du Nord, et qui sont du Midi.
Non qu’il ne faille un choix dans leurs plus beaux ouvrages.
Quand notre siècle auroit ses savans et ses sages,
En trouverai-je un seul approchant de Platon890 ?
La Grèce en fourmilloit dans son moindre canton.
La France a la satire et le double théâtre891 ;
Des bergères d’Urfé892 chacun est idolâtre ;
On nous promet l’histoire, et c’est un beau projet893.
J’attends beaucoup de l’art, beaucoup plus du sujet
Il est riche, il est vaste, il est plein de noblesse ;
Il me feroit trembler pour Rome et pour la Grèce.
Quant aux autres talens, l’ode, qui baisse un peu,
Veut de la patience, et nos gens ont du feu894.
Malherbe avec Racan895, parmi les chœurs des anges,
Là-haut de l’Éternel célébrant les louanges,
Ont emporté leur lyre ; et j’espère qu’un jour
J’entendrai leur concert au céleste séjour.
Digne et savant prélat, vos, soins et vos lumières
Me feront renoncer à mes erreurs premières :
Comme vous, je dirai l’auteur de l’univers.
Cependant agréez mon rhéteur et mes vers.
(Épîtres, XXI.)

Molière (1622-1673)

Notice

Jean-Baptiste Poquelin, qui prit le nom de Molière, naquit et mourut à Paris. Ce qu’on a appelé « ses années d’apprentissage » le conduisirent (1646-1658), dirigeant une troupe de théâtre, écrivant pour elle des comédies et jouant lui-même, à travers la province, de Nantes à Narbonne, de Lyon à Toulouse et Bordeaux. De cette première période il est resté deux comédies, l’Étourdi et le Dépit Amoureux, et le souvenir et les titres de « farces » nombreuses, esquisses qui depuis sont devenues dans ses comédies des portraits. En 1658 il arriva à Paris où il débuta par un coup de maître, par les Précieuses Ridicules, mince petite pièce en un acte et en prose, qui est une révolution dans l’histoire du goût et une date dans celle de la comédie. Dès lors il écrivit pour les fêtes et les amusements du roi, pour le public, pour l’immortalité, des comédies de tout genre, en vers, en prose, en un acte, en cinq actes : — depuis la comédie-ballet (la Princesse d’Élide, l’Amour Médecin, le Sicilien, les Amants Magnifiques), la pastorale héroïque (Mélicerte), la comédie héroïque (Don Garcie de Navarre), la comédie à tiroirs (les Fâcheux), — jusqu’à la comédie de mœurs (l’École des Maris, l’École des Femmes, Sganarelle et Georges Dandin, qui sont l’école des jaloux, les Femmes Savantes, le Bourgeois Gentilhomme, la Comtesse d’Escarbagnas) et la comédie de caractère (Don Juan, Tartufe, le Misanthrope, l’Avare, le Malade imaginaire). — Ajoutons une Pastorale comique, deux « farces » qui sont deux chefs- d’œuvre de naturel, de gaieté et d’esprit, les Fourberies de Scapin et le Médecin malgré lui ; un acte de circonstance, l’Impromptu de Versailles ; une fantaisie antique empruntée à Plaute, Amphitryon, d’une merveilleuse souplesse de style et de dialogue ; une fantaisie mythologique imitée d’Apulée, et signée aussi des noms de Corneille et de Quinault, Psyché.

Molière, observateur et peintre des ridicules et des vices de la nature humaine, a tiré la comédie de ce cercle d’imbroglios et de bouffonneries sans vérité et sans vraisemblance, où avant lui (Corneille mis à part) elle s’agitait pour amuser l’imagination sans instruire l’esprit. Il a eu le double génie, l’un le plus rare, l’autre le plus difficile, de ne pas se montrer derrière ses personnages, et de donner la vie à des types généraux de l’humanité, Chacun de ses personnages, comme ceux de La Fontaine, parle le langage de son naturel et de sa condition. Sérieux, et même attristé souvent par la vie, il a une source inépuisable de gaieté comique qui jaillit d’eux et de leurs travers. Spirituel, il n’a que leur esprit, s’ils en ont ; ses traits les plus plaisants ne sont pas des mots d’esprit, mais des mots de caractère et de situation. Ses types comiques rassemblent les traits empruntés aux individus isolés par une observation constante et pénétrante, en une physionomie vivante qui se dessine dans notre imagination avec un relief ineffaçable et reste dans notre souvenir avec un nom personnel : Don Juan, Tartufe, Alceste, M. Jourdain, etc. Ainsi animé par la vérité et la vie des personnages qui y agissent et des types qui s’y détachent, son drame comique se déroule avec clarté, largeur et proportion. Il excelle à tirer d’une situation simple, sans complication d’intrigue, sans incidents de pure fantaisie, par le développement seul du germe qui est en elle, une suite continue d’effets plaisants dont l’ensemble, forme un tout qui se tient et où circule et s’élargit progressivement sa verve comique. Son style sain, dru, nourri, de franche veine, de bon cru, a la sève, l’éclat et le nerf ; emporté d’un plein courant, il s’épand largement sur l’idée, sans petites façons de ire, sans pointes et sans fleurs, en un puissant épanouissement de verve, de force, d’imagination et de bon sens, ce bon sens qui, sous les mille ridicules de caractère et de langage richement déployés dans ses comédies, en est le fond solide et se résume et se condense toujours à un moment donné dans le langage de ces sages, gens de cœur et de tête qui parlent d’or, les Ariste, les Cléante, les Clitandre, les Béralde. L’entraînement de l’improvisation à laquelle la hâte et la surcharge du travail ont plus d’une fois condamné Molière, a laissé échapper des négligences, des termes et des tours contestables, « jargon et barbarisme », dit Fénelon ; « galimatias », dit La Bruyère ; « incorrection et impropriété », dit Vauvenargues. Rabattons beaucoup de la rigueur de cette critique, et il restera que ce sont, avec l’insuffisance de l’agencement finalde certains dénouements que Voltaire regrette, les seules réserves qui soient à faire. Quant au « tour gracieux donné au vice » dont se plaignent Fénelon et Rousseau, Molière a été spirituellement défendu par Saint-Marc Girardin (Cours de litt. dram. XIIIe leçon), et sa cause est gagnée.

L’indulgence dans l’éducation896

Sganarelle, Ariste.

 

……………………………………………

SGANARELLE.

Chansons que tout cela.

ARISTE

                                       Soit ; mais je tiens sans cesse
Qu’il nous faut en riant instruire la jeunesse,
Reprendre ses défauts avec grande douceur,
Et du nom de vertu ne lui point faire peur.
Mes soins pour Léonor ont suivi ces maximes ;
Des moindres libertés je n’ai point fait des crimes,
À ses jeunes désirs j’ai toujours consenti,
Et je ne m’en suis pas, grâce au ciel, repenti.
J’ai souffert qu’elle ait vu les belles compagnies,
Les divertissemens, les bals, les comédies :
Ce sont choses, pour moi, que je tiens de tout temps
Fort propres à former l’esprit des jeunes gens ;
Et l’école du monde en l’air dont il faut vivre
Instruit mieux à mon gré que ne fait aucun livre.
Elle aime à dépenser en habits, linge et nœuds :
Que voulez-vous ? je tâche à contenter ses vœux ;
Et ce sont des plaisirs, qu’on peut, dans nos familles,
Lorsque l’on a du bien, permettre aux jeunes filles.
Un ordre paternel l’oblige à m’épouser ;
Mais mon dessein n’est pas de la tyranniser.
Je sais bien que nos ans ne se rapportent guère,
Et je laisse à son choix liberté tout entière.
Si quatre mille écus de rente bien venans897,
Une grande tendresse et des soins complaisans,
Peuvent, à son avis, pour un tel mariage,
Réparer entre nous l’inégalité d’âge,
Elle peut m’épouser ; sinon, choisir ailleurs.
Je consens que sans moi ses destins soient meilleurs,
Et j’aime mieux la voir sous un autre hyménée,
Que si contre son gré sa main m’étoit donnée.

SGANARELLE.

Hé ! qu’il est doucereux ! c’est tout sucre et tout miel.

ARISTE.

Enfin, c’est mon humeur, et j’en rends grâce au ciel.
Je ne suivrois jamais ces maximes sévères
Qui font que les enfans comptent les jours des pères898.
(L’École des Maris, I, 2.)
Une partie de chasse899

Dorante, Éraste.

 

DORANTE.

Ah ! marquis, que l’on voit de fâcheux tous les jours
Venir de nos plaisirs interrompre le cours !
Tu me vois enragé d’une assez belle chasse
Qu’un fat… C’est un récit qu’il faut que je te fasse.

ÉRASTE.

Je cherche ici quelqu’un et ne puis m’arrêter.

DORANTE.

Parbleu ! chemin faisant, je te le veux conter.
Nous étions une troupe assez bien assortie,
Qui pour courir un cerf avions hier fait partie ;
Et nous fûmes coucher sur le pays exprès,
C’est-à-dire, mon cher, en fin fond des forêts.
Comme cet exercice est mon plaisir suprême,
Je voulus, pour bien faire, aller au bois moi-même,
Et nous conclûmes donc d’attacher nos efforts
Sur un cerf que chacun nous disoit cerf dix-cors900.
Mais moi, mon jugement, sans qu’aux marques901 j’arrête,
Fut qu’il n’étoit qu’un cerf à sa seconde tête902.
Nous avions justement séparé nos relais903,
Et déjeunions en hâte avec quelques œufs frais,
Lorsqu’un franc campagnard avec longue rapière,
Montant superbement sa jument poulinière904,
Qu’il honoroit du nom de sa bonne jument,
S’en est venu nous faire un mauvais compliment,
Nous présentant aussi, pour surcroît de colère,
Un grand benêt de fils aussi sot que son père905.
Il s’est dit grand chasseur, et nous a priés tous
Qu’il pût avoir le bien de courir avec nous.
Dieu préserve, en chassant, toute sage personne
D’un porteur de huchet906 qui mal à propos sonne,
De ces gens qui, suivis de dix hourets907 galeux,
Disent, ma meute, et font les chasseurs merveilleux !
Sa demande reçue, et ses vertus prisées,
Nous avons tous été frapper à nos brisées908.
À trois longueurs de trait, tayaut909, voilà d’abord
Le cerf donné aux chiens910. J’appuie, et sonne fort.
Mon cerf débûche911, et passe une assez longue plaine ;
Et mes chiens après lui, mais si bien en haleine,
Qu’on les auroit couverts tous d’un seul justaucorps.
Il vient à la forêt. Nous lui donnons alors
La vieille meute, et moi, je prends en diligence
Mon cheval alezan. Tu l’as vu ?

ÉRASTE.

                                                     Non, je pense.

DORANTE.

Comment ! c’est un cheval aussi bon qu’il est beau,
Et que ces jours passés j’achetai de Gaveau912.
Je te laisse à penser si, sur cette matière,
Il voudroit me tromper, lui qui me considère.
Aussi je m’en contente ; et jamais, en effet,
Il n’a vendu cheval ni meilleur ni mieux fait.
Une tête de barbe913 avec l’étoile nette ;
L’encolure d’un cygne, effilée et bien droite914 ;
Point d’épaules non plus qu’un lièvre, ; court-jointe915,
Et qui fait dans son port voir sa vivacité ;
Des pieds, morbleu, des pieds ! le rein double916 ; à, vrai dire,
J’ai trouvé le moyen, moi seul, de le réduire ;
Et sur lui, quoiqu’aux yeux il montrât beau semblant,
Petit-Jean de Gaveau ne montoit qu’en tremblant.
Une croupe en largeur à nulle autre pareille,
Et des gigots917, Dieu sait ! Bref, c’est une merveille,
Et j’en ai refusé cent pistoles, crois-moi,
Au retour918 d’un cheval amené pour le roi.
Je monte donc dessus, et ma joie étoit pleine ;
De voir filer de loin les coupeurs919 dans la plaine ;
Je pousse, et je me trouve en un fort à l’écart,
À la queue de nos chiens, moi seul avec Drécart920 ;
Une heure là dedans notre cerf se fait battre.
J’appuie alors mes chiens, et fais le diable à quatre ;
Enfin jamais chasseur ne se vit plus joyeux.
Je le relance seul, et tout alloit des mieux,
Lorsque d’un jeune cerf s’accompagne le nôtre ;
Une part de mes chiens se sépare de l’autre,
Et je les vois, marquis, comme tu peux penser,
Chasser tous avec crainte et Finaut balancer ;
Il se rabat soudain, dont j’eus l’âme ravie ;
Il empaume la voie921, et moi, je sonne et crie,
À Finaut ! à Finaut ! J’en revois922 à plaisir
Sur une taupinière, et resonne à loisir.
Quelques chiens revenoient à moi, quand, pour disgrâce,
Le jeune cerf, marquis, à mon campagnard passe.
Mon étourdi se met à sonner comme il faut
Et cric à pleine voix, tayaut ! tayaut ! Tayaut !
Mes chiens me quittent tous et vont à ma pécore923 :
J’y pousse et j’en revois dans le chemin encore ;
Mais à terre, mon cher, je n’eus pas jeté l’œil,
Que je connus le change924, et sentis un grand deuil.
J’ai beau lui faire voir toutes les différences
Des pinces de mon cerf et de ses connoissances925 :
Il me soutient toujours, en chasseur ignorant,
Que c’est le cerf de meute ; et par ce différent
Il donne temps aux chiens d’aller loin. J’en enrage ;
Et, pestant de bon cœur contre le personnage,
Je pousse mon cheval et par haut et par bas,
Qui plioit des gaulis926 aussi gros que le bras.
Je ramène les chiens à ma première voie,
Qui vont, en me donnant une excessive joie,
Requérir notre cerf, comme s’ils l’eussent vu.
Ils le relancent : mais ce coup est-il prévu ?
À le dire le vrai, cher marquis, il m’assomme :
Notre cerf relancé va passer à notre homme,
Qui, croyant faire un coup de chasseur fort vanté,
D’un pistolet d’arçon qu’il avoit apporté
Lui donne justement au milieu de la tête,
Et de fort loin me crie, Ah ! j’ai mis bas la bête.
A-t-on jamais parlé de pistolets, bon dieu !
Pour courre un cerf ! Pour moi, venant dessus le lieu,
J’ai trouvé l’action tellement hors d’usage,
Que j’ai donné des deux à mon cheval927, de rage,
Et m’en suis revenu chez moi toujours courant,
Sans vouloir dire un mot à ce sot ignorant.
(Les Fâcheux, II, 7.).
Deux Sosies928

Amphitryon, Sosie.

 

AMPHITRYON.

Viens çà, bourreau, viens çà. Sais-tu, maître fripon,
Qu’à te faire assommer ton discours peut suffire,
Et que, pour te traiter comme je le désire,
Mon courroux n’attend qu’un bâton ?

SOSIE.

Si vous le prenez sur ce ton,
Monsieur, je n’ai plus rien à dire ;
Et vous aurez toujours raison.

AMPHITRYON.

Quoi ! tu veux me donner pour des vérités, traître.
Des contes que je vois d’extravagance outrés ?

SOSIE.

Non : je suis le valet, et vous êtes le maître,
Il n’en sera, monsieur, que ce que vous voudrez.

AMPHITRYON.

Ça, je veux étouffer le courroux qui m’enflamme,
Et, tout du long, t’ouïr sur ta commission.
Il faut, avant que voir ma femme,
Que je débrouille ici cette confusion.
Rappelle tous tes sens, rentre bien dans ton âme,
Et réponds mot pour mot à chaque question.

SOSIE.

Mais, de peur d’incongruité,
Dites-moi, de grâce, à l’avance,
De quel air il vous plaît que ceci soit traité.
Parlerai-je, monsieur, selon ma conscience,
Ou comme auprès des grands on le voit usité ?
Faut-il dire la vérité,
Ou bien user de complaisance ?

AMPHITRYON.

Non ; je ne te veux obliger
Qu’à me rendre de tout un compte fort sincère.

SOSIE.

Bon. C’est assez, laissez-moi faire ;
Vous n’avez qu’à m’interroger.

AMPHITRYON.

Sur l’ordre que tantôt je t’avois su prescrire…

SOSIE.

Je suis parti, les cieux d’un noir crêpe voilés,
Pestant fort contre vous dans ce fâcheux martyre,
Et maudissant vingt fois l’ordre dont vous parlez.

AMPHITRYON.

Comment, coquin !

SOSIE.

                                 Monsieur, vous n’avez rien qu’à dire
Je mentirai si vous voulez.

AMPHITRYON.

Voilà comme un valet montre pour nous du zèle !
Passons. Sur les chemins que t’est-il arrivé ?

SOSIE.

D’avoir une frayeur mortelle
Au moindre objet que j’ai trouvé.

AMPHITRYON.

Poltron !

SOSIE.

                 En nous formant nature a ses caprices ;
Divers penchans en nous elle fait observer :
Les uns à s’exposer trouvent mille délices ;
Moi j’en trouve à me conserver.

AMPHITRYON.

Arrivant au logis… ?

SOSIE.

                                   J’ai, devant notre porte,
En moi-même voulu répéter un petit929
Sur quel ton et de quelle sorte
Je ferois du combat le glorieux récit.

AMPHITRYON.

Ensuite ?

SOSIE.

               On m’est venu troubler et mettre en peine.

AMPHITRYON.

Et qui ?

SOSIE.

             Sosie : un moi, de vos ordres jaloux,
Que vous avez du port envoyé vers Alcmène,
Et qui de nos secrets a connoissance pleine,
Comme le moi qui parle à vous.

AMPHITRYON.

Quels contes !

SOSIE.

                        Non, monsieur, c’est la vérité pure.
Ce moi plus tôt que moi s’est au logis trouvé ;
Et j’étois venu, je vous jure,
Avant que je fusse arrivé.

AMPHITRYON.

D’où peut procéder, je te prie,
Ce galimatias maudit ?
Est-ce songe ? est-ce ivrognerie,
Aliénation d’esprit,
Ou méchante plaisanterie ?

SOSIE.

Non, c’est la chose comme elle est,
Et point du tout conte frivole.
Je suis homme d’honneur, j’en donne ma parole :
Et vous m’en croirez, s’il vous plaît.
Je vous dis que, croyant n’être qu’un seul Sosie,
Je me suis trouvé deux chez nous ;
Et que, de ces deux moi, piqués de jalousie,
L’un est à la maison, et l’autre est avec vous ;
Que le moi que voici, chargé de lassitude,
À trouvé l’autre moi frais, gaillard et dispos,
Et n’ayant d’autre inquiétude
Que de battre et casser les os.

AMPHITRYON.

Il faut être, je le confesse,
D’un esprit bien posé, bien tranquille, bien doux,
Pour souffrir qu’un valet de chansons me repaisse !

SOSIE.

Si vous vous mettez en courroux,
Plus de conférence entre nous :
Vous savez que d’abord930 tout cesse.

AMPHITRYON.

Non, sans emportement je te veux écouter,
Je l’ai promis. Mais, dis ; en bonne conscience,
Au mystère nouveau que tu viens me conter
Est-il quelque ombre d’apparence ?

SOSIE.

Non ; vous avez raison, et la chose à chacun
Hors de créance doit paroître.
C’est un fait à n’y rien connoître,
Un conte extravagant, ridicule, importun ;
Cela choque le sens commun :
Mais cela ne laisse pas d’être.

AMPHITRYON.

Le moyen d’en rien croire, à moins qu’être insensé !

SOSIE.

Je ne l’ai pas cru, moi, sans une peine extrême931.
Je me suis d’être d’eux senti l’esprit blesse,
Et longtemps d’imposteur j’ai traité ce moi-même :
Mais à me reconnoître enfin il m’a forcé ;
J’ai vu ce que c’étoit moi, sans aucun stratagème ;
Des pieds jusqu’à la tête il est comme moi fait,
Beau, l’air noble, bien pris, les manières charmantes932 ;
Enfin deux gouttes de lait Ne sont pas plus ressemblantes ;
Et, n’étoit que ses mains sont un peu trop pesantes,
J’en serois fort satisfait.

AMPHITRYON.

À quelle patience il faut que je m’exhorte !
Mais, enfin, n’es-tu pas entré dans la maison ?

SOSIE.

Bon, entré ! Eh ! de quelle sorte ?
Ai-je voulu jamais entendre de raison ?
Et ne me suis-je pas interdit notre porte ?

AMPHITRYON.

Comment donc ?

SOSIE.

                             Avec un bâton,
Dont mon dos sent encore une douleur très forte.

AMPHITRYON.

On t’a battu ?

SOSIE.

                       Vraiment.

AMPHITRYON.

                                          Et qui ?

SOSIE.

                                                       Moi.

AMPHITRYON.

                                                                Toi te battre

SOSIE.

Oui, moi : non pas le moi d’ici,
Mais le moi du logis, qui frappe comme quatre.

AMPHITRYON.

Te confonde le ciel de me parler ainsi !

SOSIE.

Ce ne sont point des badinages.
Le moi que j’ai trouvé tantôt
Sur le moi qui vous parle a de grands avantages ;
Il a le bras fort, le cœur haut :
J’en ai reçu des témoignages,
Et ce diable de moi m’a rossé comme il faut :
C’est un drôle qui fait des rages.

AMPHITRYON.

Achevons. As-tu vu ma femme ?

SOSIE.

                                                     Non.

AMPHITRYON.

                                                              Pourquoi ?

SOSIE.

Par une raison assez forte.

AMPHITRYON.

Qui t’a fait y manquer, maraud ? explique-toi.

SOSIE.

Faut-il le répéter vingt fois de même sorte ?
Moi, vous dis-je : ce moi plus robuste que moi,
Ce moi qui s’est de force emparé de la porte,
Ce moi qui m’a fait filer doux,
Ce moi qui le seul moi veut être,
Ce moi de moi-même jaloux,
Ce moi vaillant dont le courroux
Au moi poltron s’est fait connoître ;
Enfin ce moi qui suis chez nous,
Ce moi qui s’est montré mon maître,
Ce moi qui m’a roué de coups.

AMPHITRYON.

Il faut que ce matin à force de trop boire
Il se soit troublé le cerveau.

SOSIE.

Je veux être pendu si j’ai bu que de l’eau !
À mon serment on m’en peut croire.

AMPHITRYON.

Il faut donc qu’au sommeil tes sens se soient portés,
Et qu’un songe fâcheux, dans ses confus mystères,
T’ait fait voir toutes les chimères
Dont tu me fais des vérités.

SOSIE.

Tout aussi peu. Je n’ai point sommeillé,
Et n’en ai même aucune envie ;
Je vous parle bien éveillé :
J’étois bien éveillé ce matin, sur ma vie !
Et bien éveillé même étoit l’autre Sosie
Quand il m’a si bien étrillé.

AMPHITRYON.

Suis-moi ; je t’impose silence.
C’est trop me fatiguer l’esprit :
Et je suis un vrai fou d’avoir la patience
D’écouter d’un valet les sottises qu’il dit.

SOSIE, à part.

Tous les discours sont des sottises,
Partant d’un homme sans éclat :
Ce seroient paroles exquises
Si c’étoit un grand qui parlât933.
(Amphitryon, II, 1).
Le cœur d’un père

Le Roi, père de Psyché, Psyché 934.

LE ROI.

………………………………………………………
Ah ! ma fille, à ces pleurs laisse mes yeux ouverts ;
Mon deuil est raisonnable, encor qu’il soit extrême ;
Et lorsque pour toujours on perd ce que je perds,
La sagesse, crois-moi, peut pleurer elle-même.
En vain l’orgueil du diadème
Veut qu’on soit insensible à ces cruels revers,
En vain de la raison les secours sont offerts,
Pour vouloir d’un œil sec voir mourir ce qu’on aime :
L’effort en est barbare aux yeux de l’univers,
Et c’est brutalité plus que vertu suprême.
Je ne veux point dans cette adversité
Parer mon cœur d’insensibilité,
Et cacher l’ennui qui me touche ;
Je renonce à la vanité
De cette dureté farouche
Que l’on appelle fermeté ;
Et, de quelque façon qu’on nomme
Cette vive douleur dont je ressens les coups,
Je veux bien l’étaler, ma fille, aux yeux de tous,
Et dans le cœur d’un roi montrer le cœur d’un homme.

PSYCHÉ.

Vous savez mieux que moi qu’aux volontés des dieux
Seigneur, il faut régler les nôtres ;
Et je ne puis vous dire, en ces tristes adieux,
Que ce que beaucoup mieux vous pouvez dire aux autres.
Ces dieux sont maîtres souverains ;
Ces présens qu’ils daignent nous faire,
Ils ne les laissent dans nos mains
Qu’au tant de temps qu’il peut leur plaire.
Lorsqu’ils viennent les retirer,
On n’a nul droit de murmurer
Des grâces que leur main ne veut plus nous étendre.
Seigneur, je suis un don qu’ils ont fait à vos vœux ;
Et quand, par cet arrêt, ils veulent me reprendre,
Ils ne vous ôtent rien que vous ne teniez d’eux,
Et c’est sans murmurer que vous devez me rendre.

LE ROI.

………………………………………………………
Vois l’état où ces dieux me forcent à te rendre.
Et l’autre ou te reçut mon cœur infortuné ;
Tu connoîtras par là qu’ils me viennent reprendre
Bien plus que ce qu’ils m’ont donné.
Je reçus d’eux en toi, ma fille,
Un présent que mon cœur ne leur demandoit pas ;
J’y trouvois alors peu d’appas,
Et leur en vis sans joie accroître ma famille ;
Mais mon cœur, ainsi que mes yeux,
S’est fait de ce présent une douce habitude ;
J’ai mis quinze ans de soins, de veilles et d’étude
À me le rendre précieux.
Je l’ai paré de l’aimable richesse
De mille brillantes vertus ;
En lui j’ai renfermé par des soins assidus
Tous les plus beaux trésors que fournit la sagesse ;
À lui j’ai de mon âme attaché la tendresse ;
J’en ai fait de ce cœur le charme et l’allégresse,
La consolation de mes sens abattus ;
Le doux espoir de ma vieillesse.
Ils m’ôtent tout cela, ces dieux !
Et tu veux que je n’aie aucun sujet de plainte
Sur cet arrêt affreux dont je souffre l’atteinte !
Ah ! leur pouvoir se joue avec trop de rigueur
Des tendresses de notre cœur.
Pour m’ôter leur présent, me falloit-il attendre
Que j’en eusse fait tout mon bien ?
Ou plutôt, s’ils avoient dessein de le reprendre,
N’eût-il pas été mieux de ne me donner rien935 ?
(Psyché, II, 1.)
Sonnet à M. la Mothe Le Vayer.
Sur la mort de son fils 936
Aux larmes, Le Vayer, laisse tes yeux ouverts :
Ton deuil est raisonnable, encor qu’il soit extrême,
Et, lorsque pour toujours on perd ce que tu perds,
La sagesse, crois-moi, peut pleurer elle-même.

On se propose à tort cent préceptes divers,
Pour vouloir d’un œil sec voir mourir ce qu’on aime ;
L’effort en est barbare aux yeux de l’univers,
Et c’est brutalité plus que vertu suprême937.

On sait bien que les pleurs ne ramoneront pas
Ce cher fils que t’enlève un imprévu trépas ;
Mais la perte par là n’en est pas moins cruelle.

Ses vertus de chacun le faisoient révérer ;
Il avoit le cœur grand, l’esprit beau, l’âme belle ;
Et ce sont des sujets à toujours le pleurer938.

Boileau (1636-1711)

Notice

Nicolas Boileau, qui ajouta depuis à son nom celui de Despréaux, de vieille bourgeoisie parisienne.

Fils, frère, oncle, cousin, beau-frère de greffiers,

était le onzième enfant de Gilles Boileau. Son frère Gilles, l’avocat, entra à l’Académie vingt-cinq ans ayant lui ; Jacques devint chanoine de la Sainte-Chapelle. Gilles, dit Sainte-Beuve, fut l’ébauche, Jacques la charge, Nicolas enfin le vrai portrait du génie satirique. Sa vie peut se résumer en peu de mots. D’abord tonsuré, puis avocat, il se fit en définitive et tôt poète et défenseur du bon goût. Il eut pour amis Molière, La Fontaine et Racine, fut fort goûté du roi et des « plus honnêtes gens » ou des plus titrés de la cour, eut sa maison à Auteuil, l’hospitalité de Lamoignon à Bâville, devint historiographe avec Racine en 1677, alla au camp sous Namur avec lui, et lui survécut douze ans.

Boileau, comme le parfait chef d’orchestre, conduit avec sévérité et autorité le chœur du grand siècle, et, de temps en temps, y fait sa partie en exécutant quelques morceaux de sa composition, courts et nets, à la fois leçon et modèle, je veux dire ses Satires et ses Épîtres. Il y enseigne par son exemple le choix et l’enchaînement des idées, la proportion du développement, la netteté de l’expression, la correction du tour, l’élégance même, encore qu’un peu roide parfois, l’aisance et la tenue de la période, encore qu’un peu chargée. Il a tous les tons : l’ironie et l’âpreté, cela va de soi, dans ses Satires ; le sérieux et la gravité dans ses Épîtres ; la finesse, quand il enveloppe des leçons de critique dans les sottises des « nobles campagnards » de son Festin ridicule (Satire IIIe) ; la verve, quand dans sa IXe Satire il harcèle Cotin ; la malice, quand il s’y égaie aux dépens de Chapelain ; l’esprit, quand il se joue autour d’un lutrin dans le chef-d’œuvre du genre héroï-comique, qui grandit les petites choses, à l’encontre du genre burlesque, qui rapetisse les grandes ; la noblesse épique, quand il chante que Louis « n’a pas passé le Rhin » (Épît. IV) ; et, quoi qu’on en ait dit, le cœur, quand il pleure Molière (Épît. VII) ; la mélancolie même, quand il ne peut oublier qu’il a aimé Sylvie (chanson). Il a une fois le malheur d’être en lutte dans une fable, un hasard de sa plume, avec La Fontaine (Épît. II) ; une seconde fois le tort de l’oublier dans l’Art Poétique ; d’y donner par contre une trop grande place au sonnet ; d’y mettre un mot mal sonnant à l’adresse du Tasse, qui aime trop le clinquant, et une épigramme contre Corneille, qui aime trop Lucain. Mais il n’a pas admiré médiocrement le Cid et Cinna ; il n’a pas trouvé Regnard « médiocrement gai » ; il a défendu l’École des Femmes contre la cour, l’Avare contre Racine, Racine contre Pradon ; il a défendu Arnauld proscrit contre la colère du roi par un mot, Corneille pauvre contre l’oubli du roi par son intervention, Patru contre la misère par sa bourse ; il a reconnu ses torts envers Quinault et Boursault. Voilà le critique, l’écrivain, le poète et l’homme ; s’il n’emporte pas l’admiration il conquiert l’estime.

Comme Malherbe il a été vertement attaqué de son temps, et, plus que lui, de nos jours, Son nom a été une arme de combat dans la guerre des classiques et des romantiques. Mais la paix s est faite entre eux et s’est faite aussi sur son nom. Alfred de Musset, qui avait médit de sa « tisane à la glace », a spontanément, en pleine Académie, fait amende honorable entre les mains de son champion le plus ardent et le plus convaincu, M. Nisard, qui a finement prouvé au poète repentant qu’il avait calomnié son père. On ne chicanera pas cette filiation (il ne s’agit, bien entendu que du langage, non des idées et des sujets), si l’on passe à Sainte-Beuve celle qu’il établit de Régnier à Chénier.

L’esprit de Boileau939.
Conversation littéraire
…………………………………………………………
Mais notre hôte surtout, pour la justesse et l’art,
Elevoit jusqu’au ciel Théophile et Ronsard,
Quand un dès campagnards, relevant sa moustache
Et son feutre à grands poils ombragé d’un panache,
Impose à tous silence, et d’un ton de docteur,
« Morbleu ! dit-il, La Serre940 est un charmant autour ;
Ses vers sont d’un beau style, et sa prose est coulante.
La Pucelle est encore une œuvre bien galante,
Et je ne sais pourquoi je baille en la lisant941.
Le Pays942, sans mentir, est un bouffon plaisant :
Mais je ne trouve rien de beau dans ce Voiture943.
Ma foi, le jugement sert bien dans la lecture !
À mon gré le Corneille est joli944 quelquefois.
En vérité, pour moi, j’aime le beau françois945.
Je ne sais pas pourquoi l’on vante l’Alexandre ;
Ce n’est qu’un glorieux qui ne dit rien de tendre946.
Les héros chez Quinault parlent bien autrement,
Et, jusqu’à je vous hais, tout s’y dit tendrement.
On dit qu’on l’a drapé947 dans certaine satire,
Qu’un jeune homme… — Ah ! je sais ce que vous voulez dire
A répondu notre hôte : « un auteur sans défaut,
« La raison dit Virgile et la rime Quinault948. »
— Justement. À mon gré la pièce est assez plate.
Et puis blâmer Quinault ! Avez-vous vu l’Astrate ?
C’est là ce qu’on appelle un ouvrage achevé.
Surtout l’anneau royal949 me semble bien trouvé.
Son sujet est conduit d’une belle manière ;
Et chaque, en sa pièce, est une pièce entière950.
(Satires, III951.)
La verve de Boileau.
Cotin et Chapelain
Gardez-vous, dira l’un, de cet esprit critique :
Oh ne sait bien souvent quelle mouche le pique ;
Mais c’est un jeune fou qui se croit tout permis,
Et qui pour un bon mot va perdre vingt amis952.
Il ne pardonne pas aux vers de la Pucelle,
Et croit régler le monde au gré de sa cervelle.
Jamais dans le barreau trouva-t-il rien de bon ?
Peut-on si bien prêcher qu’il ne dorme au sermon ?
Mais lui, qui fait ici le régent du Parnasse,
N’est qu’un gueux revêtu des dépouilles d’Horace ;
Avant lui Juvénal avoit dit en latin
Qu’on est assis à l’aise aux sermons de Cotin ;
L’un et l’autre avant lui s’étoient plaints de la rime,
Et c’est aussi sur eux qu’il rejette son crime :
Il cherche à se couvrir de ces noms glorieux.
J’ai peu lu ces auteurs ; mais tout n’iroit que mieux
Quand de ces médisans l’engeance tout entière
Iroit, la tête en bas, rimer dans la rivière953.

Et je serai le seul qui ne pourrai rien dire !
On sera ridicule, et je n’oserai rire954 !
Et qu’ont produit mes vers de si pernicieux,
Pour armer contre moi tant d’auteurs furieux ?
Loin de les décrier, je les ai fait paraître,
Et souvent, sans ces vers qui les ont fait connoître,
Leur talent dans l’oubli demeurerait caché ;
Et qui saurait sans moi que Cotin a prêché ?
La satire ne sert qu’à rendre un fat illustre :
C’est une ombre au tableau qui lui donne du lustre.
En le blâmant enfin, j’ai dit ce que j’en croi ;
Et tel qui m’en reprend en pense autant que moi.

Il a tort, dira l’un : pourquoi faut-il qu’il nomme ?
Attaquer Chapelain ! ah ! c’est un si bon homme !
Balzac en fait l’éloge en cent endroits divers.
Il est vrai, s’il m’eût cru, qu’il n’eût point fait de vers.
Il se tue à rimer : que n’écrit-il en prose ?
Voilà ce que l’on dit. Et que dis-je autre chose ?
En blâmant ses écrits, ai-je d’un style affreux
Distillé sur sa vie un venin dangereux ?
Ma Muse, en l’attaquant, charitable et discrète,
Sait de l’homme d’honneur distinguer le poëte.
Qu’on vante en lui la foi, l’honneur, la probité ;
Qu’on prise sa candeur et sa civilité ;
Qu’il soit doux, complaisant, officieux, sincère :
On le veut, j’y souscris, et suis prêt à me taire955.
Mais que pour un modèle on montre ses écrits ;
Qu’il soit le mieux renté de tous les beaux esprits956 ;
Comme roi des auteurs qu’on l’élève à l’empire :
Ma bile alors s’échauffe, et je brûle d’écrire ;
Et, s’il ne m’est permis de le dire au papier,
J’irai creuser la terre, et, comme ce barbier,
Faire dire aux roseaux par un nouvel organe :
« Midas, le roi Midas a des oreilles d’âne957 »
(Satires, IX.)
Le cœur de Boileau.
La mort de Molière
Avant qu’un peu de terre, obtenu par prière958,
Pour jamais sous la tombe eût enfermé Molière,
Mille de ces beaux traits, aujourd’hui si vantés,
Furent des sots esprits à nos ‘yeux rebutés.
L’Ignorance et l’Erreur à ses naissantes pièces,
En habits de marquis, en robes de comtesses,
Venoient pour diffamer son chef-d’œuvre nouveau,
Et secouoient la tête à l’endroit le plus beau.
Le commandeur vouloit la scène plus exacte,
Le vicomte indigné sortoit au second acte959 ;
L’un, défenseur zélé des bigots mis enjeu,
Pour prix de ses bons mots le condamnoit au feu ;
L’autre, fougueux marquis, lui déclarant la guerre,
Vouloit venger la cour immolée au parterre.
Mais, sitôt que d’un trait de ces fatales mains
La Parque Peut rayé du nombre des humains,
On reconnut le prix de sa muse éclipsée :
L’aimable comédie, avec lui terrassée,
En vain d’un coup si rude espéra revenir,
Et sur ses brodequins ne put plus se tenir.
(Épîtres, VII.)
Une page d’histoire littéraire par Boileau960.
Villon, Marot, Ronsard, Malherbe
Villon sut le premier dans ces siècles grossiers
Débrouiller l’art confus de nos vieux romanciers961.
Marot, bientôt après, fit fleurir les ballades,
Tourna des triolets, rima des mascarades,
À des refrains réglés asservit les rondeaux,
Et montra pour rime des chemins tout nouveaux962.
Ronsard qui le suivit, par une autre méthode,
Réglant tout, brouilla tout, fit un art à sa mode,
Et toutefois longtemps eut un heureux destin
Mais sa muse, en françois parlant grec et latin,
Vit dans l’âge suivant, par un retour grotesque,
Tomber de ses grands mots le faste pédantesque963.
Ce poëte orgueilleux, trébuché de si haut,
Rendit plus retenus Desportes et Bertaut.
Enfin964 Malherbe vint, et le premier en France
Fit sentir dans les vers une juste cadence,
D’un mot mis en sa place enseigna le pouvoir,
Et réduisit la muse aux règles du devoir.
Par ce sage écrivain la langue réparée965
N’offrit plus rien de rude à l’oreille épurée.
Les stances avec grâce apprirent à tomber,
Et le vers sur le vers n’osa plus enjamber.
Tout reconnut ses lois, et ce guide fidèle
Aux auteurs de ce temps sert encore de modèle.
Marchez donc sur ses pas ; aimez sa pureté,
Et de son tour heureux imitez la clarté.
(Art Poétique, chant 1er.)
Quelques jugements de Boileau.
Lucilius, Horace, Juvénal, Perse
L’ardeur de se montrer, et non pas de médire,
Arma la vérité du vers de la satire.
Lucile966 le premier osa la faire voir,
Aux vices des Romains présenta le miroir,
Vengea l’humble vertu de la richesse altière,
Et l’honnête homme à pied du faquin en litière.
    Horace à cette aigreur mêla son enjouement ;
On ne fut plus ni fat ni sot impunément ;
Et malheur à tout nom qui, propre à la censure,
Put entrer dans un vers sans rompre la mesure !
    Perse, en ses vers obscurs, mais serrés et pressans,
Affecta d’enfermer moins de mots que de sens967.
    Juvénal, élevé dans les cris de l’école,
Poussa jusqu’à l’excès sa mordante hyperbole.
Ses ouvrages, tout pleins d’affreuses vérités,
Étincellent pourtant de sublimes beautés ;
Soit que, sur un écrit arrivé de Caprée,
Il brise de Séjan la statue adorée968 ;
Soit qu’il fasse au conseil courir les sénateurs,
D’un tyran soupçonneux pâles adulateurs.
(Art Poétique, chant II.)
Vers à mettre er chant
Voici les lieux charmans où mon âme ravie
Passoit à contempler Sylvie
Ces tranquilles momens si doucement perdus.
Que je l’aimois alors ! que je la trouvois belle !
Mon cœur, vous soupirez au nom de l’infidèle :

Avez-vous oublié que vous ne l’aimez plus ?
C’est ici que souveut, errant dans les prairies,
Ma main des fleurs les plus chéries
Lui faisoit des présens si tendrement reçus.
Que je l’aimois alors ! etc.969.

Racine (1639-1699)

Notice

Jean Racine naquit à la Ferté-Milon, trois ans après le Cid, un an après Louis XIV. Elevé et instruit à Beauvais et à Port-Royal, puis hôte d’un oncle, chanoine à Uzès, auprès duquel il lisait saint Thomas par devoir et Euripide par plaisir, il vint à Paris où était arrivé Molière, où Boileau donnait sa première satire, où Louis XIV inaugurait son règne personnel, où il commença bientôt sa carrière théâtrale. Elle a été plus courte que celle de Corneille. Après l’essai des Frères Ennemis (1663), froide imitation des Phéniciennes d’Euripide, après Alexandre (1665), imitation des héroïques sujets de Corneille, il franchit en dix ans (1667-1677) les étapes qui de chef-d’œuvre en chef-d’œuvre le conduisent jusqu’à Phèdre. Dans Andromaque (1667) et Iphigénie (1674), il s’inspire d’Euripide, de Virgile et d’Homère ; dans Phèdre (1677), il reste original, malgré l’Hippolyte grec, auquel il emprunte son sujet, malgré l’Hippolyte latin de Sénèque qui lui fournit le thème de la déclaration rameuse. De ses trois tragédies romaines, Britannicus (1669) est un tableau vigoureux d’après Tacite. Bérénice (1670), une « élégie dramatique », Mithridate (1673), une belle étude de politique et de caractères, où il donne dans Monime une sœur aux héroïnes de Corneille. Sur ce fond antique se détache, avec les muets et le lacet oriental qui remplacent le poison et le poignard grec, latin et français, Bajazet (1672), transportant sur la scène de Paris et de Versailles une récente et tragique aventure du sérail. Ajoutons, entre l’Andromaque grecque et le Britannicus latin, une courte et unique excursion dans l’autre domaine dramatique, où Corneille avait aussi paru avec éclat : l’amusante comédie des Plaideurs (1668) accommode à nos mœurs les Guêpes d’Aristophane.

L’échec de Phèdre, dont l’Épître de Boileau vengea Racine sans le consoler, lui fit quitter le théâtre pour toujours. C’est pour la maison de Saint-Cyr, que, sur la demande de Mme de Maintenon, il écrivit ses deux tragédies bibliques d’Esther (1680), et d’Athalie (1690) qui ne fut représentée sur le théâtre français qu’en 1715. Son mariage, la naissance et l’éducation de deux fils et de cinq filles, des poésies chrétiennes, l’Histoire de Port-Royal, compensation ou expiation de deux lettres trop spirituelles et trop fameuses où il avait jadis atteint ses anciens maîtres, les fonctions d’historiographe qu’il partagea avec Boileau et qui les conduisirent au camp sous Namur, remplirent, avec les deux tragédies qu’il ne destinait pas au public, le dernier tiers de sa vie.

La froideur du public l’avait blessé en 1677 ; la froideur du roi hâta sa fin en 1699. Louis XIV l’admirait et le goûtait ; il admirait et aimait Louis XIV. Un mémoire qui touchait à ses intérêts personnels déplut. Le chagrin aggrava une maladie de foie dont il mourut le 21 avril à l’âge de soixante ans.

Il est difficile de pousser plus loin que Racine l’art de préparer, de conduire et de dénouer une tragédie. Chaque personnage dit ce qu’il doit dire, quand et comme il le doit dire, dans la mesure et le ton qu’il faut. L’élégance continue et irréprochable du style enveloppe ses hardiesses sans les affaiblir et détache à propos le mot simple ; la périphrase ne s’impose pas. La Harpe, dans les analyses étendues, qu’en critique éclairé et aiguisé par la pratique du théâtre il a données de toutes les tragédies de Racine, a mis en lumière avec une dextérité merveilleuse le jeu des ressorts qui les met en mouvement : péripéties, caractères, passions. Les réserves qu’il faut faire, Corneille, dit-on, les a résumées discrètement en un mot à une représentation de Bajazet, Voltaire les a indiquées spirituellement dans le Temple du Goût ; Châteaubriand dans le Génie du Christianisme a ouvert brièvement quelques vues neuves et pénétrantes. Voilà des Turcs bien français, a dit l’un ; des anciens bien modernes, a écrit l’autre ; une païenne bien chrétienne, a ajouté le troisième, C’est que dans ses tragédies Racine restait de son siècle, le siècle des salons élégants et polis, en dépit de la date où il plaçait leurs sujets, Ces tragédies que d’amples et éloquents discours, remplis de nuances exquises, menaient en beaux et sonores alexandrins, à travers des péripéties mesurées, sans sortir d’un vestibule ou d’une chambre de palais, de l’exposition au dénouement, ne semblent-elles pas plutôt un délicat régal des oreilles et de l’esprit qu’un spectacle dramatique ? La scène n’y est-elle pas comme une image ennoblie, et le langage comme un écho agrandi de ces salons patriciens, spirituels et lettrés, où l’on avait en fins entretiens tant analysé le cœur et ses passions, où l’on avait tant aimé et tant parle de l’amour en prose et en vers ? N’en retrouvait-on pas les costumes, rubans et perruques, sur les épaules et sur la tête des Mithridate et des Hermione ? L’amour, qui était un des éléments des héros de Corneille, devint le ressort même de ceux de Racine. Corneille peignit des âmes, Racine fit parler des cœurs, et jamais la passion dans ses tendresses, ses fureurs, ses jalousies, ses caprices, ses douleurs ou ses joies, ne trouva un interprète plus vrai, plus ému, plus harmonieux, plus enchanteur. Il lui donne des cadres héroïques, historiques, politiques, parce qu’un portrait veut un cadre, mais il ne fait le cadre que pour le portrait.

La fierté de Porus

Porus, Taxile, rois dans les indes, Éphestion, ami et envoyé d’Alexandre970.

 

PORUS.

Je croyois, quand l’Hydaspe assemblant ses provinces,
Au secours de ses bords fit voler tous ses princes,
Qu’il n’avoit avec moi, dans des desseins si grands,
Engagé que des rois ennemis des tyrans.
Mais, puisqu’un roi, flattant la main qui nous menace,
Parmi ses alliés brigue une indigne place,
C’est à moi de répondre aux vœux de mon pays,
Et de parler pour ceux que Taxile a trahis.
Que vient chercher ici le roi qui vous envoie971 ?
Quel est ce grand secours que son bras nous octroie ?
De quel front ose-t-il prendre sous son appui
Des peuples qui n’ont point d’autre ennemi que lui ?
Avant que sa fureur ravageât tout le monde,
L’Inde se reposoit dans une paix profonde ;
Et, si quelques voisins en troubloient les douceurs,
Il portoit dans son sein d’assez bons défenseurs.
Pourquoi nous attaquer ? par quelle barbarie
A-t-on de votre maître excité la furie ?
Vit-on jamais chez lui nos peuples en courroux
Désoler un pays inconnu parmi nous ?
Faut-il que tant d’États, de déserts, de rivières,
Soient entre nous et lui d’impuissantes barrières972 ?
Et ne sauroit-on vivre au bout de l’univers
Sans connoître son nom et le poids de ses fers ?
Quelle étrange valeur, qui, ne cherchant qu’à nuire,
Embrase tout sitôt qu’elle commence à luire ;
Qui n’a que son orgueil pour règle et pour raison ;
Qui veut que l’univers ne soit qu’une prison ;
Et que, maître absolu de tous tant que nous sommes,
Ses esclaves en nombre égalent tous les hommes !
Plus d’États, plus de rois : ses sacrilèges mains
Dessous un même joug rangent tous les humains973.
Dans son avide orgueil je sais qu’il nous dévore :
De tant de souverains nous seuls régnons encore.
Mais que dis-je ? nous seuls ! il ne reste que moi
Où l’on découvre encor les vestiges d’un roi.
Mais c’est pour mon courage une illustre matière974 ;
Je vois d’un œil content trembler la terre entière,
Afin que par moi seul les mortels secourus,
S’ils sont libres, le soient de la main de Porus,
Et qu’on dise partout, dans une paix profonde :
« Alexandre vainqueur eut dompté tout le monde ;
Mais un roi l’attendoit au bout de l’univers,
Par qui le monde entier a vu briser ses fers.

ÉPHESTION.

Votre projet du moins nous marque un grand courage :
Mais, seigneur, c’est bien tard s’opposer à l’orage.
Si le monde penchant n’a plus que cet appui975,
Je le plains, et vous plains, seigneur, autant que lui.
Je ne vous retiens point : marchez contre mon maître ;
Je voudrois seulement qu’on vous l’eût fait connoître,
Et que la renommée, eût voulu, par pitié,
De ses exploits au moins vous conter la moitié ;
Vous verriez…

PORUS.

                         Que verrois-je ? et que pourrois-je apprendre
Qui m’abaisse si fort au-dessous d’Alexandre ?
Seroit-ce sans effort les Persans subjugués
Et vos bras tant de fois de meurtres fatigués ?
Quelle gloire en effet d’accabler la foiblesse
D’un roi déjà vaincu par sa propre mollesse,
D’un peuple sans vigueur et presque inanimé,
Qui gémissoit sous l’or dont il étoit armé,
Et qui, tombant en foule, au lieu de se défendre,
N’opposoit que des morts au grand cœur d’Alexandre !
Les autres, éblouis de ses moindres exploits,
Sont venus à genoux lui demander des lois ;
Et, leur crainte écoutant je ne sais quels oracles,
Ils n’ont pas cru qu’un dieu pût trouver des obstacles.
Mais nous, qui d’un autre œil jugeons les conquérans976,
Nous savons que les dieux ne sont pas des tyrans ;
Et, de quelque façon qu’un esclave le nomme,
Le fils de Jupiter passe ici pour un homme.
Nous n’allons point de fleurs parfumer son chemin :
Il nous trouve partout les armes à la main ;
Il voit à chaque pas arrêter ses conquêtes ;
Un seul rocher ici lui coûte plus de têtes,
Plus de soins, plus d’assauts, et presque plus de temps,
Que n’en coûte à son bras l’empire des Persans.
Ennemis du repos qui perdit ces infâmes,
L’or qui naît sous nos pas ne corrompt point nos âmes :
La gloire est le seul bien qui nous puisse tenter,
Et le seul que mon cœur cherche à lui disputer977.
(Alexandre, II, 2.)
L’honnêteté de Burrhus978

Néron, Burrhus 979.

BURRHUS.

… De votre bouche, ô ciel, puis-je l’apprendre ?
Vous-même, sans frémir, avez-vous pu l’entendre ?
Songez-vous dans quel sang vous allez vous baigner ?
Néron dans tous les cœurs est-il las de régner ?
Que dira-t-on de vous ? Quelle est votre pensée ?

NÉRON.

Quoi ! toujours enchaîné de ma gloire passée,
J’aurai devant les yeux je ne sais quel amour
Que le hasard nous donne et nous ôte en un jour ?
Soumis à tous leurs vœux, à mes désirs contraire,
Suis-je leur empereur seulement pour leur plaire ?

BURRHUS.

Et ne suffit-il pas, seigneur, à vos souhaits
Que le bonheur public soit un de vos bienfaits ?
C’est à vous à choisir, vous êtes encor maître.
Vertueux jusqu’ici, vous pouvez toujours l’être :
Le chemin est tracé, rien ne vous retient plus,
Vous n’avez qu’à marcher de vertus en vertus.
Mais, si de vos flatteurs vous suivez la maxime,
Il vous faudra, seigneur, courir de crime en crime,
Soutenir vos rigueurs par d’autres cruautés,
Et laver dans le sang vos bras ensanglantés.
Britannicus mourant excitera le zèle
De ses amis, tout prêts à prendre sa querelle.
Ces vengeurs trouveront de nouveaux défenseurs,
Qui, même après leur mort, auront des successeurs :
Vous allumez un feu qui ne pourra s’éteindre.
Craint de tout l’univers, il vous faudra tout craindre,
Toujours punir, toujours trembler dans vos projets,
Et pour vos ennemis compter tous vos sujets.
Ah ! de vos premiers ans l’heureuse expérience
Vous fait-elle, seigneur, haïr votre innocence ?
Songez-vous au bonheur qui les a signalés ?
Dans quel repos, ô ciel ! les avez-vous coulés !
Quel plaisir de penser et de dire en vous-même :
« Partout en ce moment, on me bénit, on m’aime :
On ne voit point le peuple à mon nom s’alarmer ;
Le ciel dans tous leurs pleurs ne m’entend point nommer ;
Leur sombre inimitié ne fuit point mon visage ;
Je vois voler partout les cœurs à mon passage ! »
Tels étoient vos plaisirs. Quel changement, ô dieux !
Le sang le plus abject vous étoit précieux :
Un jour, il m’en souvient, le sénat équitable
Vous pressoit de souscrire à la mort d’un coupable :
Vous résistiez, seigneur, à leur sévérité ;
Votre cœur s’accusoit de trop de cruauté ;
Et, plaignant les malheurs attachés à l’empire,
Je voudrois, disiez-vous, ne savoir pas écrire980. »
Non, ou vous me croirez, ou bien de ce malheur
Ma mort m’épargnera la vue et la douleur ;
On ne me verra point survivre à votre gloire,
Si vous allez commettre une action si noire.

(Se jetant aux pieds de Néron.)

Me voilà prêt, seigneur : avant que de partir.
Faites percer ce cœur qui n’y peut consentir ;
Appelez les cruels qui vous l’ont inspirée ;
Qu’ils viennent essayer leur main mal assurée…
Mais je vois que mes pleurs touchent mon empereur ;
Je vois que sa vertu frémit de leur fureur.
Ne perdez point de temps, nommez-moi les perfides
Qui vous osent donner ces conseils parricides ;
Appelez votre frère, oubliez dans ses bras…

NÉRON.

Ah ! que demandez-vous ?

BURRHUS.

                                            Non, il ne vous hait pas,
Seigneur : on le trahit ; je sais son innocence ;
Je vous réponds pour lui de son obéissance.
J’y cours. Je vais presser un entretien si doux.

NÉRON.

Dans mon appartement qu’il m’attende avec vous981.
(Britannicus, IV, 3.)
La jalousie de Roxane
I982

Roxane, sultane ; Atalide, princesse du sang ottoman ; Zatime, esclave de la sultane.

 

ROXANE.

Madame, j’ai reçu des lettres de l’armée.
De tout ce qui s’y passe êtes-vous informée ?

ATALIDE.

On m’a dit que du camp un esclave est venu ;
Le reste est un secret qui ne m’est pas connu.

ROXANE.

Amurat est heureux : la fortune est changée,
Madame, et sous ses lois Babylone est rangée.

ATALIDE.

Hé quoi ! Madame ! Osmin…

ROXANE.

                                                 Étoit mal averti
C’en est fait.

ATALIDE, à part.

                      Quel revers !

ROXANE.

                                            Pour comble de disgrâces,
Le sultan qui l’envoie est parti sur ses traces.

ATALIDE.

Quoi ! les Persans armés ne l’arrêtent donc pas ?

ROXANE.

Non, Madame. Vers nous il revient à grands pas.

ATALIDE.

Que je vous plains, Madame ! et qu’il est nécessaire
D’achever promptement ce que vous vouliez faire !

ROXANE.

Il est tard de vouloir s’opposer au vainqueur.

ATALIDE.

Ô ciel !

ROXANE.

             Le temps n’a point adouci sa rigueur,
Vous voyez dans mes mains sa volonté suprême.

ATALIDE.

Et que vous mande-t-il ?

ROXANE.

                                        Voyez. Lisez vous-même.
Vous connoissez, Madame, et la lettre et le seing983.

ATALIDE.

Du cruel Amurat je reconnois la main.

(Elle lit.)

« Avant que Babylone éprouvât ma puissance,
« Je vous ai fait porter mes ordres absolus.
« Je ne veux point douter de votre obéissance,
« Et crois que maintenant Bajazet ne vit plus.
« Je laisse sous mes lois Babylone asservie,
« Et confirme, en partant, mon ordre souverain.
« Vous, si vous avez soin de votre propre vie,
« Ne vous montrez à moi que sa tête à la main.

ROXANE.

Hé bien !

ATALIDE, à part.

                Cache tes pleurs, malheureuse Atalide.

ROXANE.

Que vous semble ?

ATALIDE.

                               Il poursuit son dessein parricide.
Mais il pense proscrire un prince sans appui ;
Il ne sait pas l’amour qui vous parle pour lui,
Que vous et Bajazet vous ne faites qu’une âme,
Que plutôt, s’il le faut, vous mourrez…

ROXANE.

                                                                Moi, Madame ?
Je voudrois le sauver ; je ne puis le haïr.
Mais…

ATALIDE.

             Quoi donc ? Qu’avez-vous résolu ?

ROXANE.

                                                                       D’obéir.

ATALIDE.

D’obéir !

ROXANE.

                Et que faire en ce péril extrême ?
Il le faut.

ATALIDE.

                Quoi ! ce prince aimable… qui vous aime,
Verra finir ses jours qu’il vous a destinés !

ROXANE.

Il le faut, et déjà mes ordres sont donnés.

ATALIDE.

Je me meurs.

ZATIME.

                     Elle tombe, et ne vit plus qu’à peine.

ROXANE.

Allez ; conduisez- la dans la chambre prochaine.
Mais au moins observez ses regards, ses discours,
Tout ce qui convaincra leurs perfides amours984.
(Bajazet, IV, 3.)
II985

Roxane, Zatime.

 

ROXANE

Avec quelle insolence et quelle cruauté
Ils se jouoient tous deux de ma crédulité !
Quel penchant, quel plaisir je sentois à les croire !
Tu ne remportois pas une grande victoire,
Perfide, en abusant ce cœur préoccupé,
Qui lui-même craignoit de se voir détrompé.
Tu n’as pas eu besoin de tout son artifice,
Et, je veux bien te faire encor cette justice,
Toi-même, je m’assure, a rougi plus d’un jour
Du peu qu’il t’en coûtoit pour tromper tant d’amour.
Moi qui, de ce haut rang qui me rendoit si fière,
Dans le sein du malheur t’ai cherché la première,
Pour attacher des jours tranquilles, fortunés,
Aux périls dont tes jours étoient environnés ;
Après tant de bontés, de soins, d’ardeurs extrêmes,
Tu ne saurois jamais prononcer que tu m’aimes !
Mais dans quel souvenir me laisse-je égarer ?
Tu pleures, malheureuse ! Ah ! tu devois pleurer
Lorsque, d’un vain désir à ta perte poussée,
Tu conçus de le voir la première pensée.
Tu pleures ! et l’ingrat, tout prêt à te trahir,
Prépare les discours dont il veut t’éblouir.
Pour plaire à la rivale, il prend soin de sa vie.
Ah ! traître, tu mourras.… Quoi ! tu n’es point partie986 ?
Va. Mais nous-même allons, précipitons nos pas.
Qu’il me voie, attentive au soin de son trépas,
Lui montrer à la fois, et l’ordre de son frère,
Et de sa trahison ce gage trop sincère.
Toi, Zatime, retiens ma rivale en ces lieux.
Qu’il n’ait, en expirant, que ses cris pour adieux.
Qu’elle soit cependant fidèlement servie.
Prends soin d’elle : ma haine a besoin de sa vie.
Ah ! si, pour son amant facile à s’attendrir,
La peur de son trépas la fit presque mourir,
Quel surcroît de vengeance et de douceur nouvelle,
De le montrer bientôt pâle et mort devant elle !
De voir sur cet objet ses regards arrêtés
Me payer les plaisirs que je leur ai prêtés987 !
(Ibid., IV, 5.)
Poésie lyrique
I
J’ai vu l’impie adoré sur la terre.
Pareil au cèdre il cachoit dans les cieux
Son front audacieux.
Il sembloit à son gré gouverner le tonnerre,
Fouloit aux pieds ses ennemis vaincus :
Je n’ai fait que passer, il n’étoit déjà plus988.
(Esther, III 9.)
II
Le soleil perce l’ombre obscure,
Et les traits éclatans qu’il lance dans les airs
Rompant le voile épais qui couvroit la nature,
Redonnent la couleur et l’âme à l’univers.

Ô Christ, notre unique lumière !
Nous ne reconnoissons que tes saintes clartés ;
Notre esprit t’est soumis ; entends notre prière.
Et sous ton divin joug range nos volontés.

Souvent notre âme criminelle,
Sur sa fausse vertu, téméraire s’endort.
Hàte-toi d’éclairer, ô lumière éternelle,
Des malheureux assis dans l’ombre de la mort989.
Laudes, Hymnes traduites du bréviaire romain.)
Épigrammes990
I. Sur les critiques qu’essuya la tragédie d’Andromaque
Créqui prétend qu’Oreste est un pauvre homme
Qui soutient mal le rang d’ambassadeur ;
Et Créqui de ce rang connoit bien la splendeur :
Si quelqu’un l’entend mieux, je l’irai dire à Rome991.
II. Sur l’Iphigénie de Leclerc992
Entre Leclerc et son ami Coras,
Deux grands auteurs, rimant de compagnie,
N’a pas longtemps s’ourdirent grands débats
Sur le propos de leur Iphigénie.
Coras lui dit : La pièce est de mon cru.
Leclerc répond : Elle est mienne et non vôtre.
Mais, aussitôt que la pièce eut paru,
Plus n’ont voulu l’avoir lait l’un ni l’autre993.

Quinault (1635-1688)

Notice

Philippe Quinàult, fils d’un boulanger de Paris, tout en exerçant avec distinction la profession d’avocat et les fonctions d’auditeur en la Cour des comptes, cultiva la poésie dramatique avec passion et avec succès. Il montra assez de talent dans ses nombreuses tragédies, ne fût-ce que dans l’Astrate, tuée par deux vers de Boileau et regrettée par Voltaire (Épître dédicatoire de Sophonisbe, 1774), et assez d’esprit dans ses comédies, pour entrer à l’Académie française (1670) avant d’avoir enfin trouvé la voie où il s’est illustré. Il a eu la gloire de se luire et de rester un maître dans un genre de poésie condamné ordinairement à n’être que le serviteur effacé de la musique. C’est à lui, plus qu’à Lulli, son collaborateur, que les opéras de Cadmus, Alceste, Atys, Proserpine, Persée, Amadis, Roland, Armide, « l’immortelle Armide le chef-d’œuvre du Théâtre Lyrique » (La Harpe) ont dû leur renommée durable. Il sut, à l’occasion, y joindre l’énergie et la noblesse à la douceur et à l’harmonie. Les railleries de Boileau et les louanges exagérées de Voltaire lui ont lait tort. Il ne méritait « ni cet excès d’honneur ni cette indignité ». La Harpe lui a fait avec beaucoup de justesse et de goût sa part véritable, qui est assez belle et lui assure une place honorable à la suite des poètes de génie du siècle de Louis XIV ; il a eu, une fois, dans Psyché, l’honneur d’être associé à deux d’entre eux. Corneille et Molière.

Chœur des « suivans » de Pluton994

(Le théâtre représente le fleuve Achéron.)

Tout mortel doit ici paroître ;
On ne peut naître
Que pour mourir.
De cent maux le trépas délivre :
Qui cherche à vivre
Cherche à souffrir.
Venez tous sur nos sombres bords ;
Le repos qu’on désire
Ne tient son empire
Que dans le séjour des morts.
Chacun vient ici-bas prendre sa place :
Sans cesse on y passe,
Jamais on n’en sort.
C’est pour tous une loi nécessaire ;
L’effort qu’on peut faire
N’est qu’un vain effort.
Est-on sage
De fuir ce passage ?
C’est un orage
Qui mène au port.
Chacun vient ici-bas prendre place :
Sans cesse on y passe,
Jamais on n’en sort.
Tous les charmes,
Plaintes, cris, larmes,
Tout est sans armes
Contre la mort.
Chacun vient ici-bas prendre place.
Sans cesse on y passe ;
Jamais on n’en sort995.
(Alceste, tragédie lyrique, 1674, IV, 3.)
Un serment

HIÉRAX.

Ce fut dans ces vallons, où, par mille détours,
Inachus prend plaisir à prolonger son cours,
Ce fut sur ce charmant rivage
Que sa fille volage
Me promit de m’aimer toujours.
Le Zéphyr fut témoin, l’onde fut attentive
Quand la Nymphe jura de ne changer jamais ;
Mais le Zéphyr léger et l’onde fugitive
Ont enfin996 emporté les sermens qu’elle a faits.
(Isis, tragédie lyrique, 1677, I, 2.)
Les géants vaincus

CÉRÈS.

Les superbes géans, armés contre les dieux,
Ne nous donnent plus d’épouvante ;
Ils’sont ensevelis sous la masse pesante
Des monts qu’ils entassoient pour attaquer les cieux997.
J’ai vu tomber leur chef audacieux
Sous une montagne brûlante :
Jupiter l’a contraint de vomir à nos yeux
Les restes enflammés de sa rage mourante998 ;
Jupiter est victorieux,
Et tout cède à l’effort de sa main triomphante999.
(Proserpine, tragédie lyrique, 1680, I, 1.)
Typhon

PLUTON.

Les efforts d’un géant qu’on croyoit accablé
Ont fait encor gémir le ciel, la terre et l’onde ;
Mon empire s’en est troublé,
Jusqu’au centre du monde
Mon trône en a tremblé.
L’affreux Typhon, avec sa vaine rage,
Trébuche enfin dans des gouffres sans fonds.
L’éclat du jour ne s’ouvre aucun passage
Pour pénétrer les royaumes profonds
Qui me sont échus en partage.
Le ciel ne craindra plus que ses fiers ennemis
Se relèvent jamais de leur chute mortelle,
Et du monde ébranlé par leur fureur rebelle
Les fondemens sont affermis1000.
(Ibid., II, 6.)
La tête de Méduse1001

MÉDUSE.

Pallas, la barbare Pallas,
Eut jalouse de mes appas,
Et me rendit affreuse autant que j’étois belle ;
Mais l’excès étonnant de la difformité
Dont me punit sa cruauté,
Fera connoître, en dépit d’elle,
Quel fut l’excès de ma beauté.
Je ne puis trop montrer sa vengeance cruelle ;
Ma tête est fière encor d’avoir pour ornement
Des serpens dont le sifflement
Excite une frayeur mortelle.
Je porte l’épouvante et la mort en tous lieux ;
Tout se change en rocher à mon aspect horrible ;
Les traits que Jupiter lance du haut des Cieux
N’ont rien de si terrible
Qu’un regard de mes yeux.
Les plus grands dieux du ciel, de la terre et de l’onde,
Du soin de se venger se reposent sur moi :
Si je perds la douceur d’être l’amour du monde,
J’ai le plaisir nouveau d’en devenir l’effroi.
(Persée, tragédie lyrique, 1682, III, 1.)

Regnard (1655-1709)

Notice

François Regnard, fils d’un riche bourgeois de Paris, voyagea de bonne heure, visita l’Italie, fut esclave des Barbaresques à Alger, compta parmi les voyageurs célèbres par ses explorations de la Pologne, et surtout de la Laponie, qu’il a racontées ; puis, revenu et fixé à Paris, homme de plaisir et homme d’esprit, il écrivit des épîtres, des satires, et se fit connaître en 1694 par des comédies en prose. Une pièce en cinq actes et en vers, le Joueur (1696), son portrait, est la meilleure comédie de caractère après les chefs-d’œuvre de Molière, Le Légataire Universel (1708) est la plus amusante et malheureusement la plus immorale des comédies d’intrigue. Les Ménechmes (1705) sont une vive et piquante imitation de Plaute, déjà essayée par Rotrou. Le Retour imprévu est un gai et léger croquis en un acte et en prose, où Plaute a encore été mis à contribution. Ajoutez les Folies Amoureuses, Démocrite, le Distrait, etc. On sait le mot de Boileau sur Regnard : « Il n’est pas médiocrement gai. » Sa qualité dominante, dit Sainte-Beuve, est « l’imagination dans la gaieté » ; ses intrigues sont lestement conduites, amusantes, « peut-être plus intriguées et mieux dénouées que celles de Molière ». Ses valets et ses soubrettes « nous enlèvent par un feu roulant d’esprit sans effort ; ils ont coup sur coup des poussées de veine ». On sent chez lui « comme un rejaillissement de Rabelais ». « Sa jolie versification, dit encore le critique, si vive, si nourrie, si pétillante », a une aisance merveilleuse, et parfois des ressouvenirs de Molière. Son style est « du meilleur cru », il a « le corps et le bouquet ». Heureux si nombre de ses personnages sans scrupule dans « leurs mille gentillesses », comme disent les Frosine et les Scapin de Molière, ne se sentaient, d’un temps qui allait aboutir au dévergondage de la Régence.

Le joueur1002

Valère, Hector.

 

HECTOR.

Le voici. Ses malheurs sur son front sont écrits :
Il a tout le visage et l’air d’un premier pris1003.

VALÈRE.

Non, l’enfer en courroux et toutes ses furies
N’ont jamais exercé de telles barbaries.
Je te loue, ô destin, de tes coups redoubles ;
Je n’ai plus rien à perdre, et tes vœux sont comblés.
Pour assouvir encor la fureur qui t’anime,
Tu ne peux rien sur moi ; cherche une autre victime.

HECTOR, à part.

Il est sec.

VALÈRE.

                De serpens mon cœur est dévoré ;
Tout semble en un moment contre moi conjuré.

(Il prend Hector à la cravate.)

Parle. As-tu jamais vu le sort et son caprice
Accabler un mortel avec plus d’injustice,
Le mieux assassiner ? perdre tous les paris,
Vingt fois le coupe-gorge, et toujours premier pris !
Réponds-moi donc, bourreau ?

HECTOR

                                                  Mais ce n’est ma faute.

VALÈRE.

As-tu vu de tes jours trahison aussi haute ?
Sort cruel, ta malice a bien su triompher,
Et tu ne me flattois que pour mieux m’étouffer.
Dans l’état où je suis je puis tout entreprendre ;
Confus, désespéré, je suis prêt à me pendre.

HECTOR.

Heureusement pour vous, vous n’avez pas un sou
Dont vous puissiez, monsieur, acheter un licou.
Voudriez-vous souper ?

VALÈRE.

                                       Que la foudre t’écrase !
Ah ! charmante Angélique, en l’ardeur qui m’embrase,
À vos seules bontés je veux avoir recours :
Je n’aimerai que vous ; m’aimeriez-vous toujours ?
Mon cœur, dans les transports de sa fureur extrême,
N’est point si malheureux, puisque enfin il vous aime.

HECTOR, à part.

Notre bourse est à fond, et par un sort nouveau,
Notre amour recommence à revenir sur l’eau.

VALÈRE.

Calmons le désespoir où la fureur me livre.
Approche ce fauteuil.

(Hector approche un fauteuil.)

VALÈRE, assis.

                                    Va me chercher un livre.

HECTOR.

Quel livre voulez-vous lire en votre chagrin ?

VALÈRE

Celui qui te viendra le premier sous la main :
Il m’importe peu ; prends dans ma bibliothèque.

HECTOR, sort, et rentre, tenant un livre.

Voilà Sénèque.

VALÈRE.

                         Lis.

HECTOR.

                                Que je lise Sénèque ?

VALÈRE.

Oui. Ne sais-tu pas lire ?

HECTOR.

                                        Hé ! vous n’y pensez pas !
Je n’ai lu de mes jours que dans des almanachs.

VALÈRE.

Ouvre et lis au hasard.

HECTOR.

                                     Je vais le mettre en pièces.

VALÈRE.

Lis donc.

HECTOR, lit.

               Chapitre VI. Du mépris des richesses.
« La fortune offre aux yeux des brillans mensongers :
« Tous les biens d’ici-bas sont faux et passagers ;
« Leur possession trouble et leur perte est légère :
« Le sage gagne assez, quand il peut s’en défaire.
Lorsque Sénèque fit ce chapitre éloquent,
Il avoit, comme vous, perdu tout son argent.

VALÈRE, se levant.

Vingt fois le premier pris ! dans mon cœur il s’élève

(Il s’assied.)

Des mouvemens de rage. Allons, poursuis, achève.

HECTOR.

« L’or est comme une femme ; on n’y sauroit toucher,
« Que le cœur, par amour, ne s’y laisse attacher.
« L’un et l’autre en ce temps, sitôt qu’on les manie,
« Sont deux grands rémoras1004 pour la philosophie. »
N’ayant plus de maîtresse, et n’ayant plus un sou,
Nous philosopherons maintenant tout le soul.

VALÈRE.

De mon sort désormais vous serez seule arbitre,
Adorable Angélique… Achève ton chapitre.

HECTOR.

« Que faut-il… »

VALÈRE

                            Je bénis le sort et ses revers,
Puisqu’un heureux malheur me rengage en vos fers.
Finis donc.

HECTOR.

                   « Que faut-il à la nature humaine ?
« Moins on a de richesse, et moins on a de peine.
« C’est posséder les biens que savoir s’en passer. »
Que ce mot est bien dit ! et que c’est bien penser !
Ce Sénèque, monsieur, est un excellent homme.
Étoit-il de Paris ?

VALÈRE.

                            Non, il étoit de Rome.
Dix fois à carte triple être pris le premier1005 !

HECTOR.

Ah ! monsieur, nous mourrons un jour sur un fumier.

VALÈRE.

Il faut que de mes maux enfin je me délivre :
J’ai cent moyens tout prêts pour m’empêcher de vivre,
La rivière, le feu, le poison et le fer.

HECTOR.

Si vous vouliez, monsieur, chanter un petit air ;
Votre maître à chanter est ici : la musique
Peut-être calmeroit celle humeur frénétique.

VALÈRE.

Que je chante !

HECTOR.

                          Monsieur…

VALÈRE.

                                              Que je chante, bourreau !
Je veux me poignarder : la vie est un fardeau
Qui pour moi désormais devient insupportable.

HECTOR.

Vous la trouviez pourtant tantôt bien agréable :
Qu’un joueur est heureux ! sa poche est un trésor,
Sous ses heureuses mains le cuivre devient or,
Disiez-vous.

VALÈRE.

                     Ah ! je sens redoubler ma colère.
(Le Joueur, IV,13.)
C’est vôtre-léthargie1006 !

M. Scrupule, notaire, Géronte, Éraste, Lisette, Crispin.

 

GÉRONTE.

Bonjour, monsieur Scrupule.

CRISPIN, à part.

                                               Ah ! me voilà perdu.

GÉRONTE.

Ici depuis longtemps vous êtes attendu.

M. SCRUPULE.

Certes, je suis ravi, monsieur, qu’en moins d’une heure
Vous jouissiez déjà d’une santé meilleure.
Je savois bien qu’ayant fait votre testament
Vous sentiriez bientôt quelque soulagement.
Le corps se porte mieux lorsque l’esprit se tr