(1868) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, à l’usage de tous les établissements d’instruction. Cours supérieurs. Première partie : prose « Extraits des classiques français. première partie — Bernardin de Saint-Pierre, 737-1814 » pp. 357-367
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(1868) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, à l’usage de tous les établissements d’instruction. Cours supérieurs. Première partie : prose « Extraits des classiques français. première partie — Bernardin de Saint-Pierre, 737-1814 » pp. 357-367

Bernardin de Saint-Pierre
737-1814

[Notice]

Sa vie se divise en deux époques. D’abord ingénieur et officier, il tente la fortune, et promène à travers le monde, en Pologne, en Russie, à l’Ile de France, de mécomptes en mécomptes, sa mélancolie inquiète, et son imagination éprise d’utopies philanthropiques. Enfin, à quarante ans, après une maladie noire causée par ses longues épreuves, il publie les Études de la nature (1784), œuvre originale dont le succès le tire de l’indigence et le rend le favori de l’opinion. Si ses prétentions scientifiques y font parfois sourire les savants, cet éloquent plaidoyer contre l’athéisme, cet hymne en l’honneur de la Providence allie au sentiment religieux l’éclat des descriptions, la douceur harmonieuse de Fénelon, et l’abondance ingénieuse de Plutarque. Naturaliste de fantaisie, il ravit toutes les âmes sensibles,

En 1788, parut son quatrième volume, qui contenait l’épisode de Paul et Virginie, immortelle pastorale où circule la flamme de la passion, mais peinte dans toute la fleur de la grâce adolescente et avec le charme de l’innocence. Le fond du récit nous offre des paysages enchanteurs, et idéalisés par des souvenirs émus. Dans ce drame simple, décent, modéré, sobre et tendre, respire un génie virgilien qu’on applaudit en pleurant.

Ses derniers ouvrages,La chaumière indienne (1791) et les Harmonies de la nature (1796) mêlent aux pages les plus riantes des rêves chimériques et la fadeur d’un ton trop sentimental.

Peintre romanesque, moraliste-poëte, disciple de Rousseau, dont il n’a pas la force, mais qu’il surpasse par la portée morale de son talent, Bernardin est le précurseur de M. de Chateaubriand. Il a découvert les beautés pittoresques des Tropiques.

Une tempête dans les mers de l’Inde

Quand nous eûmes doublé le cap de Bonne-Espérance, et que nous vîmes l’entrée du canal de Mozambique, le 23 de juin, vers le solstice d’été1, nous fûmes assaillis par un épouvantable vent du sud. Le ciel était serein ; on n’y voyait que quelques petits nuages cuivrés, semblables à des vapeurs rousses, qui le traversaient avec plus de vitesse que celle des oiseaux1. Mais la mer était sillonnée par cinq ou six vagues longues et élevées semblables à des chaînes de collines, espacées entre elles par de larges et profondes vallées. Chacune de ces collines aquatiques était à deux ou trois étages. Le vent détachait de leurs sommets anguleux une espèce de crinière d’écume, où se peignaient çà et là les couleurs de l’arc-en-ciel. Il emportait aussi des tourbillons d’une poussière blanche qui se répandait au loin dans leurs vallons, comme celle qu’il élève sur les grands chemins en été. Ce qu’il y avait de plus redoutable, c’est que parfois les sommets de ces collines, poussés en avant par la violence du vent, se déferlaient en énormes voûtes, qui se roulaient sur elles-mêmes en mugissant et en écumant, et eussent englouti le plus grand navire, s’il se fût trouvé sous leurs ruines. L’état de notre vaisseau concourait avec celui de la mer à rendre notre situation affreuse. Notre grand mât avait été brisé la nuit par la foudre, et le mât de misaine2, avec notre unique voile, avait été emporté le matin par le vent. Le vaisseau, incapable de gouverner, voguait en travers, jouet de l’ouragan et des lames. J’étais sur le gaillard3 d’arrière, me tenant accroché aux haubans4 du mât d’artimon, tâchant de me familiariser avec ce terrible spectacle. Quand une de ces montagnes approchait de nous, j’en voyais le sommet à la hauteur de nos huniers, c’est-à-dire à plus de cinquante pieds au-dessus de ma tête ; mais la base de cette effroyable digue venant à passer sous notre vaisseau, elle le faisait tellement pencher que ses grandes vergues trempaient à moitié dans la mer qui mouillait le pied de ces mâts, de sorte qu’il était au moment de chavirer. Quand il se trouvait sur sa crête, il se redressait et se renversait tout à coup en sens contraire sur sa pente opposée avec non moins de danger, tandis qu’elle s’écoulait de dessous lui avec la rapidité d’une écluse, en large nappe d’écume.

Il était alors impossible de recevoir quelque consolation d’un ami, ou de lui en donner. Le vent était si violent qu’on ne pouvait entendre les paroles même qu’on se disait en criant à l’oreille à tue-tête. L’air emportait la voix, et ne permettait d’ouïr que le sifflement aigu des vergues et des cordages, et les bruits rauques des flots, semblables aux hurlements des bêtes féroces. Nous restâmes ainsi entre la vie et la mort, depuis le lever du soleil, jusqu’à trois heures après-midi1.

(Harmonies de la nature, tom. I.)

Les forêts agitées par les vents 2

Qui pourrait décrire les mouvements que l’air communique aux végétaux ? Combien de fois, loin des villes, dans le fond d’un vallon solitaire couronné d’une forêt, assis sur les bords d’une prairie agitée des vents, je me suis plu à voir les mélilots dorés, les trèfles empourprés, et les vertes graminées, former des ondulations semblables à des flots, et présenter à mes yeux une mer agitée de fleurs et de verdure ! Cependant, les vents balançaient sur ma tête les cimes majestueuses des arbres. Le retroussis de leur feuillage faisait paraître chaque espèce de deux verts différents. Chacun a son mouvement : le chêne au tronc raide ne courbe que ses branches, l’élastique sapin balance sa haute pyramide, le peuplier robuste secoue son feuillage mobile, et le bouleau laisse flotter le sien dans les airs comme une longue chevelure. Ils semblent animés de passions1. Quelquefois un vieux chêne élève au milieu d’eux ses longs bras dépouillés de feuilles et immobiles. Comme un vieillard, il ne prend plus de part aux agitations qui l’environnent : il a vécu dans un autre siècle. Cependant ces grands corps insensibles font entendre des bruits profonds et mélancoliques. Ce ne sont point des accents distincts ; ce sont des murmures confus comme ceux d’un peuple qui célèbre au loin une fête par des acclamations. Il n’y a point de voix dominantes, mais des sons monotones, parmi lesquels se font entendre des bruits sourds et profonds, qui nous jettent dans une tristesse pleine de douleur. C’est un fond de concert qui fait ressortir les chants éclatants des oiseaux, comme la douce verdure est un fond de couleur sur lequel se détache l’éclat des fleurs et des fruits. Ce bruissement des prairies, ces gazouillements des bois, ont des charmes que je préfère aux plus brillants accords ; mon âme s’y abandonne, elle se berce avec les feuillages ondoyants des arbres, elle s’élève avec leur cime vers les cieux, elle se transporte dans les champs qui les ont vus naître et dans ceux qui les verront mourir ; ils étendent dans l’infini mon existence circonscrite et fugitive. Il me semble qu’ils me parlent, comme ceux de Dodone, un langage mystérieux. Ils me plongent dans d’ineffables rêveries, qui souvent ont fait tomber de mes mains les livres des philosophes. Majestueuses forêts, paisibles solitudes, qui plus d’une fois avez calmé mes passions, puissent les cris de la guerre ne troubler jamais vos résonnantes clairières ! N’accompagnez de vos religieux murmures que les chants des oiseaux, ou les doux entretiens des amis qui veulent se reposer sous vos ombrages1.

Couleurs des nuages sous les tropiques

J’ai aperçu dans les nuages des tropiques, principalement sur la mer et pendant les tempêtes, toutes les couleurs qu’on peut voir sur la terre. Il y en a de cuivrées, de fumeuses, de brunes, de rousses, de grises, de livides ; d’autres ressemblent à une gueule de four enflammé. Quant à celles qui paraissent dans les jours sereins, il en est de si vives et de si éclatantes, qu’on n’en verra jamais de pareilles dans aucun palais, dût-on y réunir toutes les pierreries du Mogol. Quelquefois les vents alizés du nord-est ou du sud-est, qui y soufflent constamment, cardent les nuages comme si c’étaient des flocons de soie, puis les chassent à l’occident, en les croisant les uns sur les autres comme les mailles d’un panier à jour ; ils jettent sur les côtés de ce réseau les nuages qu’ils n’ont pas employés et qui ne sont pas en petit nombre ; ils les roulent en énormes masses blanches comme la neige, les contournent sur leurs bords en forme de croupes, et les entassent les uns sur les autres comme les Cordillères du Pérou, en leur donnant des formes de montagnes, de cavernes et de rochers ; ensuite, vers le soir, ils calmissent un peu, comme s’ils craignaient de déranger leur ouvrage. Quand le soleil vient à descendre derrière ce magnifique réseau, on voit passer par tous ces losanges1 une multitude de rayons lumineux qui produisent un effet merveilleux ; les deux côtés de chaque losange en sont coloriés, paraissent relevés d’un filet d’or, et les deux autres qui devraient être dans l’ombre, sont teints d’un superbe nacarat. Quatre ou cinq gerbes de lumière, qui s’élèvent du couchant jusqu’au zénith2, bordent de franges d’or les sommets indécis de cette barrière céleste, et vont frapper des reflets de leurs feux les pyramides des montagnes aériennes qui semblent alors être d’argent et de vermillon.

C’est dans ce moment qu’on aperçoit, au milieu de leurs croupes superposées, une multitude de vallons qui s’étendent à l’infini, en se distinguant à leur ouverture par quelques nuances de couleur de chair ou de rose. Les divers contours de ces vallons célestes présentent des teintes inimitables de blanc, qui fuient à perte de vue dans le blanc, ou des ombres qui se prolongent, sans se confondre, sur d’autres ombres. Vous voyez çà et là sortir du flanc caverneux de ces montagnes des fleuves de lumière qui se précipitent en lingots d’or et d’argent sur des récifs de corail. Ici, ce sont de sombres rochers percés à jour, qui laissent apercevoir par leurs ouvertures le bleu pur du firmament ; là, ce sont de longues grèves sablées d’or, qui s’étendent sur des fonds de ciel bleus, ponceaux, écarlates et verts comme l’émeraude. La réverbération de ces couleurs occidentales se répand sur la mer dont elle glace les flots azurés de safran et de pourpre. Les matelots, appuyés sur les passavents du navire, admirent en silence ces paysages aériens. Quelquefois ce spectacle sublime apparaît à l’heure de la prière, et semble les inviter à élever leur cœur comme leurs vœux vers les cieux. Il change à chaque instant : bientôt ce qui était lumineux est simplement coloré, et ce qui était coloré rentre dans l’ombre ; les formes en sont aussi variables que les nuances ; vous voyez tour à tour des îles, des hameaux, des collines plantées de palmiers, de grands ponts qui traversent des fleuves, des campagnes d’or, d’améthyste, de rubis, ou plutôt ce n’est rien de tout cela : ce sont des couleurs et des formes célestes qu’aucun pinceau ne peut rendre, ni aucun langage exprimer1.

Un ouragan a l’Ile-de-France

Un de ces étés qui désolent de temps à autres les terres situées entre les tropiques vint étendre ici ses ravages. C’était vers la fin de décembre, lorsque, pendant trois semaines, le soleil échauffe l’Ile-de-France de ses feux verticaux. Le vent du sud-est qui y règne presque toute l’année n’y soufflait plus. De longs tourbillons de poussière s’élevaient sur les chemins et restaient suspendus en l’air. La terre se fendait de toutes parts ; l’herbe était brûlée, des exhalaisons chaudes sortaient du flanc des montagnes, et la plupart de leurs ruisseaux étaient desséchés. Aucun nuage ne venait du côté de la mer. Seulement, pendant le jour, des vapeurs rousses s’élevaient de dessus ses plaines, et paraissaient, au coucher du soleil, comme les flammes d’un incendie. La nuit même n’apportait aucun rafraîchissement à l’atmosphère embrasée. L’orbe de la lune tout rouge se levait dans un horizon embrumé, d’une grandeur démesurée. Les troupeaux abattus sur les flancs des collines, le cou tendu vers le ciel, aspirant l’air, faisaient retentir les vallons de tristes mugissements ; le Cafre même qui les conduisait se couchait sur la terre, pour y trouver de la fraîcheur. Partout le sol était brûlant, et l’air étouffant retentissait du bourdonnement des insectes, qui cherchaient à se désaltérer dans le sang des hommes et des animaux.

Cependant ces chaleurs excessives élevèrent de l’Océan des vapeurs qui couvrirent l’île comme un vaste parasol. Les sommets des montagnes les rassemblaient autour d’eux, et de longs sillons de feu sortaient de temps en temps de leurs pitons embrumés. Bientôt des tonnerres affreux firent retentir de leurs éclats les bois, les plaines et les vallons ; des pluies épouvantables, semblables à des cataractes, tombèrent du ciel. Des torrents écumeux se précipitaient le long des flancs de cette montagne ; le fond de ce bassin était devenu une mer ; le plateau où sont assises les cabanes, une petite île ; et l’entrée de ce vallon, une écluse par où sortaient pêle-mêle, avec les eaux mugissantes, les terres, les arbres et les rochers. Sur le soir la pluie cessa, le vent alizé du sud-est reprit son cours ordinaire ; les nuages orageux furent jetés vers le nord-ouest, et le soleil couchant parut à l’horizon1.

(Paul et Virginie.)

Un pèlerinage au tombeau de Jean-Jacques

Les feuilles et les fleurs de la plupart des végétaux reflètent les rayons de la lune comme ceux du soleil… J’ai éprouvé un effet enchanteur de ces reflets lunaires. Quelques dames et quelques jeunes gens de mes amis firent un jour avec moi la partie d’aller voir le tombeau de Jean-Jacques, à Ermenonville : c’était au mois de mai. Nous prîmes la voiture publique de Soissons, et nous la quittâmes à dix lieues et demi de Paris, au-dessus de Dammartin. On nous dit que de là à Ermenonville il n’y avait qu’une heure de promenade. Le soleil allait se coucher lorsque nous mîmes pied à terre au milieu des champs. Nous nous acheminâmes par le sentier des guérets, sur la gauche de la grande route, vers le couchant. Nous marchâmes plus d’une heure et demie dans une vaste campagne sans rencontrer personne. Il faisait nuit obscure, et nous nous serions infailliblement égarés si nous n’eussions aperçu une lumière au fond d’un petit vallon : c’était une lampe qui éclairait la chaumière d’un paysan. Il n’y avait là que sa femme qui distribuait du lait à cinq ou six petits enfants de grand appétit. Comme nous mourions de faim et de soif, nous la priâmes de nous faire participer au souper de sa famille. Nos jeunes dames parisiennes se régalèrent avec elle de gros pain, de lait, et même de sucre dont il y avait une assez ample provision. Nous leur tînmes bonne compagnie. Après ce festin champêtre, nous prîmes congé de notre hôtesse, aussi contente de notre visite que nous étions satisfaits de sa réception. Elle nous donna pour guide l’aîné de ses garçons, qui, après une demi-heure de marche, nous conduisit à travers des marais dans les bois d’Ermenonville. La lune, vers son plein, était déjà fort élevée sur l’horizon et brillait de l’éclat le plus pur dans un ciel sans nuages. Elle répandait les flots de sa lumière sur les chênes et les hêtres qui bordaient les clairières de la forêt, et faisait apparaître leurs troncs comme les colonnes d’un péristyle. Les sentiers sinueux où nous marchions en silence traversaient des bosquets fleuris de lilas, de troënes, d’ébéniers, tout brillants d’une lueur bleuâtre et céleste. Les jeunes dames vêtues de blanc, qui nous devançaient, paraissaient et disparaissaient tour à tour à travers ces massifs de fleurs, et ressemblaient aux ombres fortunées des Champs-Élysées. Mais bientôt émues elles-mêmes par ces scènes religieuses de lumière et d’ombre, et surtout par le sentiment du tombeau de Jean-Jacques, elles se mirent à chanter une romance ; leurs voix douces, se mêlant aux chants lointains des rossignols1, me firent sentir que, s’il y avait des harmonies entre la lumière de l’astre des nuits et les forêts, il y en avait encore de plus touchantes entre la vie et la mort.

Une invitation à dîner

À M. Hénin

J’irai vous voir à la première violette2 : j’aurai bien près de cinq lieues à aller3 ; j’irai gaiement, et je compte vous faire une telle description de mon séjour que je vous ferai naître l’envie de m’y venir voir et d’y prendre une collation. Horace invitait Mécène à venir manger dans sa petite maison de Tivoli un quartier d’agneau et boire du vin de Falerne. — Comme il s’en faut bien que ma fortune approche de sa médiocrité d’or, je ne vous donnerai que des fraises et du lait dans des terrines ; mais vous aurez le plaisir d’entendre les rossignols chanter dans les bosquets des dames anglaises, et de voir leurs pensionnaires folâtrer dans le jardin1.

Pensées sur lui-même

Enfin, j’ai tiré de l’eau de mon puits ; depuis six ans, j’ai jeté sur le papier bien des idées qui demandent à être mises en ordre. Parmi beaucoup de sable il y a, je l’espère, quelques grains d’or.

Les espérances sont les nerfs de la vie : dans un état de tension, ils sont douloureux ; tranchés, ils ne font plus de mal.

On est toujours trop vieux pour faire le bien, mais on est toujours assez jeune pour le conseiller. Que m’importe ? J’aurai présenté de beaux tableaux, j’aurai consolé, fortifié et rassuré l’homme dans le passage rapide de la vie.

Il me faut ordonner des matériaux fort intéressants, et ce n’est qu’à la vue du ciel que je peux recouvrer mes forces. Je préférerais une charbonnière à un château. Obtenez-moi un trou de lapin pour passer l’été à la campagne2.

Je suis comme le scarabée du blé, vivant heureux au sein de sa famille à l’ombre des moissons ; mais si un rayon du soleil levant vient faire briller l’émeraude et l’or de ses ailes, alors les enfants qui l’aperçoivent s’en emparent et l’enferment dans une petite cage, l’étouffent de gâteaux et de fleurs, croyant le rendre plus heureux par leurs caresses qu’il ne l’était au sein de la nature.