Nicole
1625-1695
[Notice]
Né à Chartres, fils d’un avocat au Parlement, professeur de belles-lettres à Port-Royal,
associé aux traverses et aux épreuves de l’indomptable docteur janséniste, le grand Arnauld,
dont il partagea l’exil, Pierre Nicole fut « comme le Mélanchthon de ce Luther
orthodoxe…1 »
. Moins entreprenant que
laborieux, moins courageux que résigné, pieux, soumis, indulgent, modeste, soucieux avant
tout du repos et de la paix, aussi pressé de fuir la gloire que d’autres le sont de la
rechercher, il se vit emporté malgré lui dans l’orageuse destinée de ses amis, et la fortune
prit comme un malin plaisir à le jeter dans les controverses d’une polémique qui répugnait à
son caractère.
Ses Essais de morale sont le miroir de son âme tendre et recueillie. M.
de Maistre les déclare un chef-d’œuvre, et Voltaire estime qu’en ce genre il n’eut pas son
égal dans l’antiquité. Si l’on n’y trouve ni la vivacité piquante de La Bruyère, ni l’énergie
de Pascal, ni l’enjouement de Montaigne, on y goûte la chaleur sympathique d’une raison
sereine qui tend à maîtriser les passions en affermissant les croyances. C’est nourrissant,
pratique, juste, clair et proportionné. « Je les lis, disait Mme de Sévigné, avec un plaisir qui m’enlève : il faudrait en faire
du bouillon pour l’avaler. »
Elle ajoutait même : « C’est de la même étoffe
que Pascal. »
C’était aller trop loin. Mais, s’il convient de baisser la note,
conseillons Nicole aux esprits qui ont besoin d’être mis à un régime sain et substantiel.
Il faut souffrir les humeurs incommodes
Ce n’est pas assez pour conserver la paix, et avec soi-même et avec les autres, de ne choquer personne et de n’exiger de personne ni amitié, ni estime, ni confiance, ni gratitude, ni civilité ; il faut encore avoir une patience à l’épreuve de toutes sortes d’humeurs et de caprices. Car comme il est impossible de rendre tous ceux avec qui on vit justes, modérés et sans défauts, il faudrait désespérer de pouvoir conserver la tranquillité de son âme si on l’attachait à ce moyen.
Il faut donc s’attendre qu’en vivant avec les hommes on trouvera des humeurs fâcheuses, des gens qui se mettront en colère sans sujet, qui prendront les choses de travers, qui raisonneront mal, qui auront un ascendant plein de fierté, ou une complaisance basse et désagréable. Les uns seront trop passionnés, les autres trop froids. Ceux-ci contrediront sans raison, ceux-là ne pourront souffrir qu’on les contredise en rien. Plusieurs seront envieux et malins, certains insolents et pleins d’eux-mêmes. On en trouvera qui croiront que tout leur est dû, et qui, ne faisant jamais réflexion sur la manière dont ils agissent envers les autres, ne laisseront pas d’en exiger des déférences excessives.
Quelle espérance de vivre en repos si tous ces défauts nous ébranlent, nous troublent, nous renversent et font sortir notre âme de son assiette ?
Il faut donc les souffrir avec patience et sans s’émouvoir, si nous voulons posséder nos âmes, comme parle l’Écriture, et empêcher que l’impatience ne nous fasse échapper à tous moments, et ne nous précipite dans tous les inconvénients que nous avons représentés. Mais cette patience n’est pas une vertu très-commune ; de sorte qu’il est bien étrange que, ce mérite étant si difficile d’une part et si utile de l’autre, on ait si peu de soin de s’y exercer, au même temps que l’on s’étudie à mille autres choses inutiles et de peu de fruit.
Un des principaux moyens de l’acquérir est de diminuer cette forte impression que les défauts des autres font sur nous. Or pour cela il est utile de considérer ce qui suit1.
Les défauts étant aussi communs qu’ils sont, c’est une sottise d’en être surpris et de ne pas s’y attendre. Les hommes sont mêlés de bonnes et de mauvaises qualités. Il les faut prendre sur ce pied-là, et quiconque veut profiter des avantages que l’on reçoit de leur société doit se résoudre à souffrir en patience les incommodités qui y sont jointes.
Il n’y a rien de plus ridicule que d’être déraisonnable parce qu’un autre l’est, de se nuire à soi-même parce qu’un autre se nuit, et de se rendre participant de toutes les sottises étrangères, comme si nous n’avions pas assez de nos propres défauts et de nos propres misères, sans nous charger encore des défauts et des misères de ceux qui nous entourent. Or, c’est ce que l’on fait en s’impatientant des défauts d’autrui.
Quelque grands que soient les travers que nous trouvons auprès de nous, ils ne nuisent qu’à ceux qui les ont et ne nous font aucun mal, à moins que nous n’en recevions volontairement l’impression. Ce sont des objets de pitié et non de colère, et nous avons aussi peu de sujet de nous irriter contre ces maladies de l’esprit que contre celles qui attaquent seulement le corps. Il y a même cette différence, que nous pouvons contracter les maladies du corps, malgré que nous en ayons, au lieu qu’il n’y a que notre volonté qui puisse donner entrée dans nos âmes aux maladies de l’esprit.
Nous ne devons pas seulement regarder les misères d’autrui comme des maladies, mais aussi comme des maladies qui nous sont communes ; car nous y sommes sujets comme eux. Il n’y a point de défauts dont nous ne soyons capables, et s’il y en a que nous n’ayons pas effectivement, nous en avons peut-être de plus grands. Ainsi, n’ayant aucun sujet de nous préférer à eux, nous trouverons que nous n’en avons point de nous choquer de ce qu’ils font, et que, si nous souffrons d’eux, nous les faisons souffrir à notre tour.
Ces maux de nos semblables, si nous pouvions les regarder d’une vue tranquille et charitable, nous seraient des instructions d’autant plus utiles, que nous en verrions bien mieux la difformité que des nôtres, dont l’amour-propre nous cache toujours une partie ; ils nous pourraient donner lieu de remarquer que les passions font d’ordinaire un effet tout contraire à celui que l’on prétend. On se met en colère pour se faire croire, et l’on est d’autant moins cru qu’on fait paraître plus de colère. On se pique de ce qu’on n’est pas aussi estimé que l’on croit le mériter, et on l’est d’autant moins qu’on cherche plus à l’être. On s’offense de n’être pas aimé, et l’on attire encore plus l’aversion des gens.
Nous y pourrions voir aussi avec étonnement à quel point ces mêmes passions aveuglent ceux qui en sont possédés ; car ces effets, qui sont si sensibles aux autres, leur sont d’ordinaire inconnus, et il arrive souvent que, se rendant odieux, incommodes et ridicules à tout le monde, ils sont les seuls qui ne s’en aperçoivent pas.
Et tout cela nous pourrait faire ressouvenir soit des fautes où nous sommes autrefois tombés par des passions semblables, soit de celles où nous tombons encore par d’autres passions qui ne sont peut-être pas moins dangereuses et dans lesquelles nous ne sommes pas moins aveugles ; par là toute notre application se portant à nos propres défauts, nous en deviendrions beaucoup plus disposés à supporter ceux des autres.
Enfin il faut considérer qu’il est aussi ridicule de se mettre en colère pour les fautes et bizarreries des autres que de s’offenser de ce qu’il fait mauvais temps ou de ce qu’il fait trop froid ou trop chaud, parce que notre colère est aussi peu capable de corriger les hommes que de faire changer les saisons. Il y a même cela de plus déraisonnable en ce point, qu’en se mettant en colère contre les saisons on ne les rend ni plus ni moins incommodes, au lieu que l’aigreur que nous concevons contre les hommes les irrite contre nous et rend leurs passions plus vives ou plus agissantes1.