(1811) Cours complet de rhétorique « Livre premier. Éléments généraux du Goût et du Style. — Chapitre VIII. Des Figures en général. »
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(1811) Cours complet de rhétorique « Livre premier. Éléments généraux du Goût et du Style. — Chapitre VIII. Des Figures en général. »

Chapitre VIII.
Des Figures en général.

De figures sans nombre égayez votre ouvrage. (Boileau).

Cicéron, Quintilien, et le sage, l’estimable Rollin, qui pense et s’exprime souvent comme ces grands hommes, ont défini les figures, en général, de certains tours, de certaines façons de s’exprimer qui s’éloignent de la manière commune de parler. Cette définition, comme l’observe Dumarsais, ne prouve rien de plus, sinon que les figures sont des manières de parler qui s’éloignent de celles qui ne sont pas figurées, et qu’en un mot les figures sont des figures. Il y a plus, ajoute-t-il, bien loin que les figures soient des manières de parler éloignées du langage ordinaire, il n’y a rien de si naturel, de si commun dans le discours des hommes. L’expérience le prouve tous les jours, et un coup d’œil rapidement jeté sur l’origine du style figuré, rendra cette vérité encore plus sensible.

Lors de la première formation des langues, les hommes commencèrent par donner des noms aux objets qui frappaient le plus fréquemment leur vue ; et cette nomenclature fut sans doute longtemps bornée. Mais à mesure qu’ils acquirent la connaissance d’un plus grand nombre d’objets, et que leurs idées se multiplièrent par conséquent, le nombre des noms s’étendit dans la même proportion. Or il était, et il est peut-être impossible encore qu’une langue fournisse des termes différents pour toutes les idées et tous les objets. On chercha donc à s’éviter la peine de créer sans cesse de nouveaux mots ; et, pour alléger en même temps le travail de la mémoire, on se servit d’un mot déjà adapté à une chose connue, pour en exprimer une qui ne l’était pas encore, mais qui avait avec la première une analogie sensible. Voilà l’origine des figures en général : elles la doivent, comme on voit, à la nécessité, à la pénurie, à la stérilité du langage ; mais on continua de les employer dans la suite, parce qu’elles flattaient l’imagination26.

Il est facile de voir pourquoi le langage a été plus figuré dans les premiers temps de la formation des langues, et pourquoi il se retrouve si communément dans la bouche de ceux que leur condition ou leur naissance a placés le plus loin de toutes les sources de l’instruction. Il se fait plus de figures à la halle un jour de marché, qu’il ne s’en fait en plusieurs jours d’assemblées académiques, a dit Dumarsais ; et Dumarsais a eu raison. Marmontel s’est amusé à le prouver, en rassemblant à dessein, et sans s’écarter cependant du langage de la nature, toutes les figures possibles de diction et de pensées dans le discours d’un homme du peuple, en querelle avec sa femme.

À mesure que les langues se sont perfectionnées, les esprits observateurs ont remarqué quel avantage on pouvait tirer du langage figuré, si commun dans les premiers temps. Ils ont vu que les figures contribuaient aux grâces et à la beauté du style, quand elles étaient placées à propos ; qu’elles enrichissaient une langue, en la rendant plus abondante ; qu’elles multipliaient les mots, les phrases, et facilitaient par conséquent l’expression d’un plus grand nombre d’idées. On s’occupa alors de la classification des figures ; on leur donna des noms, on limita leurs emplois, et les rhéteurs distinguèrent des figures de mots, qui appartiennent plus spécialement à la grammaire, et des figures de pensées, qui sont du ressort spécial de l’éloquence.

Il y a une différence essentielle et facile à saisir, entre les figures de pensées et les figures de mots. Les figures de pensées, dit Cicéron, dépendent uniquement du tour de l’imagination ; elles ne consistent que dans la manière particulière de penser ou de sentir, en sorte que la figure reste toujours la même, quoique l’on change les mots qui l’expriment27. Un exemple confirmera la justesse de cette observation.

Fléchier, voulant faire voir à quel point il outragerait la mémoire de M. de Montausier, en flattant son portrait, se sert de la figure suivante :

« Ce tombeau s’ouvrirait, ces ossements se rejoindraient pour me dire : Pourquoi viens-tu mentir pour moi, qui ne mentis jamais pour personne ? Laisse-moi reposer dans le sein de la vérité, et ne viens pas troubler ma paix par la flatterie que j’ai toujours haïe ».

(Oraison funèbre de Montausier).

Il est évident que les mots ne font rien ici à la figure, et que cette belle prosopopée subsisterait de quelque manière que Fléchier eût fait parler M. de Montausier.

Il n’en est pas ainsi des figures de mots. Si vous changez les paroles, la figure s’évanouit. Si pour exprimer, par exemple, la population d’un village, je dis qu’il est composé de douze cents feux, la figure est dans le mot feux ; et si je lui substitue le mot familles, la pensée est également exprimée, mais la figure a disparu.

Des figures de mots.

Parmi les figures de mots, les grammairiens distinguent :

1º Les figures de diction : elles regardent les changements qui arrivent dans les lettres ou dans les syllabes des mots : telle est la syncope, qui retranche une lettre ou une syllabe au milieu d’un mot.

2º D’autres regardent uniquement la construction, telles que

L’ellipse, qui supprime par goût des mots dont l’exactitude grammaticale aurait besoin :

Je t’aimais inconstant, qu’aurais-je fait fidèle ?
(Racine).

Le pléonasme, qui ajoute ce que la grammaire rejetterait comme superflu :

Je l’ai vu, dis-je, vu, de mes propres yeux vu,
Ce qu’on appelle vu.
(Molière).

La syllepse, qui fait figurer le mot avec l’idée, plutôt qu’avec le mot auquel il se rapporte en effet. Ainsi lorsqu’Horace a dit :

                     Ut daret catenis
Fatale monstrum, quæ generosius
Perire quærens, etc.
(Lib. i. Ode. 37).

quæ se rapporte évidemment à Cléopâtre, tandis qu’il semblerait devoir se rapporter à monstrum, auquel la construction le lie naturellement.

Et dans ces vers si touchants de Joad au jeune Joas :

Entre le peuple et vous vous prendrez Dieu pour juge,
Vous rappelant un jour que, caché sous ce lin,
Comme eux vous fûtes pauvre et comme eux orphelin.
(Racine).

La répétition, dont le nom seul donne la définition :

Te, dulcis conjux, te solo in littore secum,
Te, veniente die, te, decedente, canebat.
(Virgile).
Tendre épouse, c’est toi qu’appelait son amour,
Toi qu’il pleurait la nuit, toi qu’il pleurait le jour.
(Delille).

Telle est la différence des langues, que, malgré les efforts et le talent rare du traducteur, cette répétition pleine de charme et de sensibilité dans le latin, n’est plus en français qu’une recherche froidement élégante, un tour précieux et maniéré28.

3º Comme c’est en détournant les mots de leur acception primitive, que l’on est parvenu à leur donner une signification qui n’est pas précisément celle qu’ils avaient d’abord, on a appelé tropes 29 les figures destinées à remplir cet objet dans le discours.

Il y a autant de tropes, qu’il y a de manières différentes de détourner la signification première d’un mot. Nous nous bornerons à faire connaître les principaux, ceux qui sont d’un usage plus ordinaire, et qu’il est plus facile de confirmer par des exemples connus.

L’usage et l’effet le plus commun des tropes est 1º de réveiller une idée principale par le moyen de quelque idée accessoire. Ainsi l’on dira : Il aime la bouteille, pour dire, il aime le vin ; c’est la meilleure épée de France, pour dire le plus habile tireur ; la plume de Voltaire, le style de Racine, pour désigner la manière d’écrire de ces deux grands poètes.

2º Quand nous sommes vivement frappés de quelque pensée, rarement nous nous exprimons avec simplicité. L’objet qui nous occupe se présente à nous avec les idées accessoires qui l’accompagnent, et nous prononçons le nom de celle de ces images qui nous frappe le plus. De là, ces façons de parler : Il est enflammé de colère ; il marche comme une tortue ; il va comme le vent, etc.

3º Les tropes sont un des ornements principaux du discours. Fléchier, au lieu de dire simplement que le duc de Montausier fit abjuration entre les mains des ministres de J.-C., s’exprime ainsi :

« Tombez, tombez, voiles importuns qui lui couvrez la vérité de nos mystères ; et vous, prêtres de J.-C., prenez le glaive de la parole, et coupez sagement jusqu’aux racines de l’erreur ».

Indépendamment de l’apostrophe, figure de pensée, combien de tropes différents contribuent à embellir ce morceau ! ce sont les voiles, les ténèbres du mensonge, le glaive de la parole, les racines de l’erreur, etc.

4º Les tropes ennoblissent des idées ordinaires, qui n’exciteraient en nous ni surprise ni admiration, exprimées communément. Tous les hommes meurent également : voilà une idée bien commune. Voyez quelle noblesse elle emprunte de ces beaux vers d’Horace, imités par Malherbe :

Pallida mors æquo pulsat pede pauperum tabernas,
                   Regumque turres.
(Lib. i. Ode 4).
La mort a des rigueurs à nulle autre pareilles :
               On a beau la prier,
La cruelle qu’elle est se bouche les oreilles,
               Et nous laisse crier.
Le pauvre en sa cabane, où le chaume le couvre,
               Est sujet à ses lois ;
Et la garde qui veille aux barrières du Louvre
               N’en défend pas nos rois30.

Horace, voulant représenter cette même pensée dans un autre endroit de ses ouvrages, s’est servi d’un autre tour qui n’est ni moins riche ni moins élégant que le précédent :

Omnes eòdem cogimur ; omnium
Versatur urnâ, seriùs, ociùs,
Sors exitura, et nos in æternum
Exilium impositura cymbæ.
(Lib. ii. Ode 3).

Le fonds de ces grandes idées et de ces belles images est emprunté de Pindare :

Ἀφνεὸς, πενιχρός τε, θανάτου
               Παρα σαμᾶ νέονται.

« Le riche et le pauvre s’avancent d’un pas égal vers les sombres demeures de la mort ».

Pindare est, comme l’on voit, moraliste aussi profond qu’il se montre constamment poète sublime.

Le soleil se lève : il serait difficile de s’exprimer d’une manière plus commune, sans doute ; mais cette idée presque triviale va devenir magnifique dans les vers suivants :

Voyez-le s’avancer le roi puissant du jour,
Sur le trône des airs31.

Et dans ces vers de Roucher :

L’Orient va rouvrir son palais de vermeil :
Il l’ouvre ; et tout armé s’élance le soleil !

5º Les tropes sont d’un grand usage pour déguiser les idées tristes, désagréables : c’est l’objet de l’euphémisme et de la périphrase.

6º Enfin, les tropes enrichissent une langue, en multipliant l’emploi et la signification d’un même terme, soit en l’unissant avec d’autres mots, auxquels il ne peut se joindre dans le sens propre ; soit en lui donnant une extension ou une ressemblance qui supplée aux termes qui manquent dans la langue.

Mais, quel que soit l’usage ou l’effet des tropes, ils sont généralement fondés sur la relation et l’analogie des objets entre eux, et ces relations plus ou moins intimes produisent tous les tropes, parmi lesquels nous distinguerons :

1º La métonymie, qui signifie transposition, changement de nom, nom pris pour un autre, etc. Les maîtres de l’art restreignent la métonymie aux usages suivants : 1º la cause pour l’effet, Bacchus pour le vin, Cérès pour le pain.

Implentur veteris Bacchi, pinguisque farinæ.
(Eneïd. Lib. i. v. 219).

Veteris Bacchi du vieux Bacchus, pour dire du vin vieux. Et dans un autre endroit du même livre, les Troyens épuisés de fatigue tirent de leurs vaisseaux le blé endommagé par la tempête, et les instruments nécessaires à faire du pain. Voilà l’idée simple ; voici le style figuré :

Tùm Cererem corruptam undis, cerealiaque arma
Expediunt fessi rerum,
(Eneïd. Lib. i. v. 181).

où le blé est devenu Cérès, et les instruments de la boulangerie les armes de Cérès, cerealia arma.

Ovide, dans une de ses élégies (Trist. lib. 4, eleg. 5), dit qu’à la voix d’un ami, son âme mourante se ranime, comme la lampe prête à s’éteindre, quand on y verse Pallas .

Cujus ab alloquiis anima hæc moribunda revixit,
    Ut vigil infusâ Pallade flamma solet.

Il est facile de voir que le poète prend ici pour l’huile, la déesse même à qui l’on est redevable de l’olivier qui donne l’huile. C’est ainsi que Vulcain se prend pour le feu, Neptune pour la mer et les eaux en général, Mars pour la guerre, etc.

L’effet pour la cause. Nec habet Pelion umbras. Le Pélion n’a point d’ombres, c’est-à-dire, d’arbres qui sont la cause de l’ombre.

Pallidamque Pyrenem.
(Pers. Prol.)
Pallentes habitant Morbi, tristisque Senectus.
(Virg.)
Pallida Mors.
(Horace).

La fontaine Pyrène, consacrée aux Muses, la mort, les maladies, etc., ne sont point pâles ; mais l’application au travail, les maladies et surtout la mort, produisent la pâleur ; ainsi l’on donne à la cause l’épithète qui ne convient qu’à l’effet.

Le contenant, pour le contenu. Didon présente à Bitias une coupe d’or pleine de vin. Bitias, dit Virgile, s’arrosa de l’or qui remplissait cette coupe.

                                  Ille impiger hausit
Spumantem pateram et pleno se proluit auro.
(Lib. i. v. 743)

Auro est pris ici pour la coupe, c’est la matière dont la chose est faite. Il avala la coupe écumante, c’est-à-dire le vin qui était dedans.

                        Sa main désespérée
M’a fait boire la mort dans la coupe sacrée.
(Marmontel).

La mort, c’est-à-dire, le poison qui me donne la mort.

Nous appuyons à dessein sur ces différences du sens propre au sens figuré, pour faire voir combien les figures de mots ont besoin d’être appropriées au génie particulier de la langue qui les emploie, et dans quelle erreur, par conséquent, s’exposent à tomber ceux qui s’obstinent à juger un auteur d’après une traduction qui se borne à travestir les mots, sans traduire la pensée32.

Lucrèce dit que les chiens de chasse mettaient une forêt en mouvement, c’est-à-dire, les animaux qu’elle renferme.

        Igni priùs est venarier ortum,
Quàm sepire plagis, canibusque cicre.
(Lib. v. v. 1250).

4º Le nom du lieu où une chose se fait, se prend pour la chose même. Ainsi l’on dit : le portique et le Lycée, pour la philosophie de Zénon et d’Aristote, parce que ces deux grands hommes donnaient leurs leçons, l’un dans le Lycée, l’autre dans le Portique.

C’est là que ce Romain, dont l’éloquente voix
D’un joug presque certain sauva sa république,
Fortifiait son cœur dans l’étude des lois,
Et du lycée et du portique.
(Rousseau).

Cela veut dire tout simplement que Cicéron étudiait la philosophie de Zénon et d’Aristote.

Le signe pour la chose signifiée. Le sceptre pour l’autorité royale ; le chapeau de cardinal pour le cardinalat ; l’épée pour la profession militaire ; la robe pour la magistrature, etc.

À la fin j’ai quitté la robe pour l’épée.
(Corneille).

Cedant arma togœ , que le guerrier le cède au magistrat ; c’est-à-dire, comme Cicéron l’explique lui-même33, que les vertus civiles et pacifiques remportent quelquefois sur les vertus militaires.

En vain au lion belgique
Il voit l’aigle germanique
Uni sous les léopards.
(Boileau).
Regardez dans Denain l’audacieux Villars
Disputant le tonnerre à l’aigle des Césars.
(Voltaire).

Le lion, l’aigle, les léopards, sont là pour les peuples même qu’ils désignent, c’est-à-dire, la Flandre, l’Allemagne, l’Angleterre.

Presque tous les tropes, à prendre ce mot dans son acception rigoureuse, sont des métonymies, puisque tous sont fondés sur un changement quelconque ou une transposition de mots, et sur une analogie, qui rentre plus ou moins essentiellement dans la figure dont nous venons de parler.

Mais de tous les rapports qui peuvent exister entre les choses et les mots, il n’en est aucun qui soit plus fécond en tropes, que le rapport de ressemblance ou de similitude. — De là,

La Métaphore, figure par laquelle on transporte la signification propre d’un nom à une autre signification qui ne lui convient qu’en vertu d’une comparaison qui existe dans l’esprit. Il n’est point de figure qui soit d’un usage plus fréquent, et qui répande plus de charme et de grâces dans le discours, soit en vers, soit en prose.

La métaphore diffère de la comparaison par la forme seulement ; car le fond est évidemment le même. Si je dis, par exemple, en parlant d’un ministre, qu’il soutient l’état comme une colonne, je fais une similitude, parce que j’établis un rapport sensible entre le ministre et la colonne. Si je vais plus loin et que je dise : Tel qu’une colonne inébranlable sur sa base, et qui soutient sans fléchir le poids d’un immense édifice, ce ministre, etc., je fais une comparaison, parce que j’exprime tous les points de rapport des deux objets comparés. Mais si je dis simplement : Ce ministre est la colonne de l’état, voilà une métaphore qui n’est, comme on voit, qu’une comparaison abrégée qu’achève l’imagination. Cette figure, qui est la plus riche de toutes, doit son origine à notre disposition habituelle de rapporter nos affections morales à nos impressions physiques, et à faire servir les unes à fortifier l’expression des autres. C’est ainsi que nous sommes ensevelis dans le sommeil :

Invadunt urbem somno vinoque sepultam.
(Eneïd. Lib. ii. v. 265).

C’est par métaphore que nous sommes embrasés d’amour, enivrés d’éloges, d’espoir, etc.

Ne vous enivrez point des éloges flatteurs
Que vous donne un amas de vains admirateurs.
(Boileau).

Cette figure et la métonymie, qui, comme on a pu l’observer, est elle-même une métaphore, sont celles dont l’usage est le plus fréquent dans le discours, parce qu’elles sont naturellement à la portée du peuple, comme du poète et de l’orateur le plus habile. Mais c’est précisément parce que la métaphore est commune par elle-même, qu’il faut savoir la choisir et la placer avec goût. Rien de plus choquant qu’une figure incohérente ; il faut donc que la métaphore soit adaptée au sujet, et qu’il n’y ait pas une disproportion trop sensible dans les idées qu’elle rapproche. On s’est, avec raison, moqué de ce vers, où l’on dit, en parlant d’un cocher :

Qu’il soumet l’attelage à l’empire du mors.

Il y a beaucoup trop loin en effet de l’idée d’empire à celle du mors d’un cheval, et la métaphore est vicieuse.

Ce tour est également vicieux, quand la métaphore est tirée,

1º D’objets bas et dégoûtants, comme quand Corneille dit que plus de la moitié des soldats de Pompée

                                       Piteusement étale
Une indigne curée aux vautours de Pharsale.

Le mot curée présente une idée trop basse, pour être jamais admis dans le style noble.

2º De circonstances triviales et familières qui avilissent l’objet comparé, comme ce vieux poète français qui dit que le doux Zéphyr

Refrise mollement la perruque des prés.

Dans un autre endroit, que le doux Soleil poudre les cheveux de sa femme, la Terre. Plus loin :

Du beau soleil la perruque empourprée
Redore de ses rais (rayons) cette basse contrée.

Il faut aussi avoir égard aux convenances des différents styles, et distinguer les métaphores qui conviennent au style poétique, et qui seraient déplacées dans la prose. Boileau a très bien dit dans une ode :

Des sons que ma lyre enfante
Ces arbres sont réjouis.

On ne dirait pas dans le style familier de la prose qu’une lyre enfante des sons.

Il ne faut pas non plus qu’une métaphore soit tirée de trop loin, parce qu’alors la liaison des idées en souffre nécessairement34.

Ce qu’il faut soigneusement éviter dans l’emploi de cette figure, c’est le passage trop brusque d’une métaphore à d’autres, qui n’ont point avec la première une analogie assez sensible, ou le retour inattendu de l’expression figurée à l’expression simple.

Prends ta foudre, Louis. Voilà Louis XIII pris métaphoriquement pour Jupiter ; et l’imagination s’attend à voir cette figure soutenue. Mais Malherbe ajoute : et va comme un lion. Il n’y a plus d’analogie entre ces deux métaphores, et la liaison des idées est interrompue. Il fallait nécessairement dire, et va comme Jupiter 35.

Pollion s’occupait d’une tragédie sur les guerres civiles dont Rome venait d’être le théâtre. Horace lui dit à ce sujet :

Motum ex Metello consule civicum
Bellique causas, et vitia, et modos,
    Ludumque fortunæ, gravesque
        Principum amicitias, et arma
Nondùm expiatis uncta cruoribus,
Periculosæ plenum opus aleæ
    Tractas, et incedis per ignes
        Suppositos cineri doloso.
(Lib. ii. Ode i).

Quelque poétique que soit ce passage, dit le docteur Blair, il offre quelque chose d’obscur et de fatigant, résultat inévitable de trois métaphores qui n’ont entre elles aucune analogie. D’abord Pollion manie des armes encore souillées d’un sang qui n’est point expié : tractas arma nondum expiatis uncta cruoribus. C’est tenter un coup bien hasardeux (métaphore empruntée du jeu) : periculosæ plenum opus aleæ. Il marche enfin sur des feux cachés sous une cendre trompeuse : incedis per ignes suppositos cineri doloso. L’esprit a trop de peine à saisir une idée principale, présentée à la fois sous tant de rapports différents36.

C’est donc un point essentiel de n’arrêter l’esprit que sur des circonstances qui ennoblissent l’idée première, et de ne jamais surtout la perdre de vue, en s’égarant de métaphore en métaphore. C’est un précepte de goût, que les grands poètes n’ont jamais négligé, et dont Voltaire fournit une foule d’exemples.

Valois se réveilla du sein de son ivresse.
Ce bruit, cet appareil, ce danger qui le presse,
Ouvrirent un moment ses yeux appesantis.
Mais du jour importun ses regards éblouis
Ne distinguèrent point, au fort de la tempête,
Les foudres menaçans qui grondaient sur sa tête ;
Et bientôt, fatigué d’un moment de réveil,
Las, et se rejetant dans les bras du sommeil,
Entre ses favoris, et parmi les délices,
Tranquille, il s’endormit au bord des précipices.
(Henriade, ch. 3).

Tout est achevé dans ce tableau ; et à quoi doit-il principalement son éclat ? Au mérite d’une métaphore parfaitement juste, soutenue, et graduée avec tout l’art possible. Valois se réveille, ses regards sont éblouis du jour importun : ils ne distinguent rien ; et bientôt fatigué de ce moment de réveil, le prince se jette dans les bras du sommeil, et se rendort.

Sur le vaisseau public ce pilote égaré (Cicéron)
Présente à tous les vents un flanc mal assuré :
Il s’agite au hasard, à l’orage il s’apprête,
Sans savoir seulement d’où viendra la tempête.
(Voltaire. Rome sauvée).

Malgré la barbarie du siècle de Shakespeare, et le peu de goût que l’on remarque dans ses ouvrages en général, il offre plusieurs exemples de figures parfaitement adaptées à son sujet, et bien développées par leurs accessoires. Telle est la suivante :

« Les sept fils d’Édouard (et vous en êtes un) étaient sept belles branches sorties d’une seule et même racine. Quelques-unes de ces branches ont été abattues par les destinées. Mais Thomas, mon cher maître, ma vie, mon Glocestre, Thomas, la plus belle de ces branches d’un tronc royal, a été coupée par la main de l’envie, et la hache sanglante de l’assassin37 ».

(Richard III. Acte i. sc. 2).

Coucy dit à Vendôme, dans Adélaïde du Guesclin, en parlant de la famille des Capets :

Tôt ou tard il faudra que de ce tronc sacré
Les rameaux divisés et courbés par l’orage,
Plus unis et plus beaux, soient notre unique ombrage.
(Voltaire).

Quand la métaphore est continuée, comme dans les exemples qu’on vient de voir, elle devient ce que l’on appelle une allégorie, c’est-à-dire, une figure par laquelle on dit une chose pour en signifier une autre. C’est, comme on voit, toujours une métaphore ; mais la métaphore proprement dite ne s’occupe que d’une idée, tandis que l’allégorie en continue le développement complet, en présentant toujours le sens figuré au lieu du sens propre.

Il suffit d’ouvrir Cicéron, pour trouver des modèles accomplis de toutes les figures et de l’emploi judicieux que l’on en doit faire dans le discours ; et pour nous borner ici à l’allégorie, il n’est peut-être point d’orateur qui s’en soit plus heureusement servi que Cicéron.

« Equidem cæteras tempestates et procellas in illis duntaxat fluctibus concionum semper putavi Miloni esse subeundas ».

(Pro Mil., nº 5).

Était-il possible de caractériser par des images plus justes, par une métaphore mieux soutenue, les factions qui divisaient alors la république romaine ?

On trouvera encore d’autres exemples d’allégories dans les discours pour Marcellus, nº 4 ; contre Pison, nº 20 ; pour Muréna, nº 35.

Quand on commence une allégorie, on doit conserver dans la suite du discours l’image dont on a emprunté les expressions. C’est ce qu’a fait Horace dans l’ode 14 du livre premier, où il considère la république sous l’image d’un vaisseau. On va voir quel parti il tire de cette première idée, et comme tout le reste de l’allégorie s’y rapporte naturellement.

O navis, referent in mare te novi
Fluctus ? O quid agis ? Fortiter occupa
    Portum : nonne vides ut
        Nudum remigio latus,
Et malus celeri saucius africo,
Antennæque gemant ? ac sine funibus
    Vix durare carinæ
        Possint imperiosius
Æquor ? Non tibi sunt integra lintea :
Non Di, quos iterùm pressa voces malo,
Quamvis pontica Pinus,
    Silvæ filia nobilis,
Jactes et genus et nomen inutile ;
Nil pictis timidus navita puppibus
    Fidit. Tu nisi ventis
        Debes ludibrium, cave.
Nuper sollicitum quæ mihi tædium,
Nunc desiderium, curaque non levis,
    Interfusa nitentes
        Vites æquora Cycladas.

O navis ! ô ma triste patrie ! novi fluctus, de nouveaux troubles ; referent te, vont-ils te replonger ; in mare, dans les horreurs d’où tu sors à peine ? Fortiter occupa portum, ah ! ne sacrifie pas légèrement la paix dont tu commences à jouir. Considère l’état affreux où tes propres fureurs t’ont réduite. Nonne vicies ut, etc.

Il est un moyen infaillible de s’assurer de la justesse d’une allégorie : c’est de traduire littéralement le sens figuré par le sens propre ; et si toutes les circonstances se rapportent également, si toutes les images conviennent à la chose exprimée comme à celle que l’on a voulu faire entendre, c’est une preuve sans réplique de la justesse, et de la beauté par conséquent de l’allégorie.

L’Allégorie habite un palais diaphane,

a dit Lemierre ; et il l’a peinte en la définissant.

Il est probable que Voltaire avait sous les yeux l’ode que nous venons d’analyser38, lorsqu’il faisait ces beaux vers :

Les états sont égaux ; mais les hommes diffèrent :
Où l’imprudent périt, les habiles prospèrent.
Le bonheur est le port où tendent les humains ;
Les écueils sont fréquents, les vents sont incertains.
Le ciel, pour aborder cette rive étrangère,
Accorde à tout mortel une barque légère.
Ainsi que les secours, les dangers sont égaux :
Qu’importe, quand l’orage a soulevé les flots,
Que ta poupe soit peinte, et que ton mât déploie
Une voile de pourpre et des cables de soie ?
L’art du pilote est tout ; et, pour dompter les vents,
Il faut la main du sage et non des ornements.
(Discours sur l’inégalité des Conditions).

La meilleure des allégories est celle, sans contredit, qui, ramenant sans effort le lecteur du sens figuré et poétique au sens propre et naturel, lui permet de saisir d’un coup d’œil toute la justesse des rapports que l’on vient d’établir. Telle est celle que j’ai déjà indiquée, dans le discours pour Muréna, nº 35.

« Quod fretum, quem Euripum tot motus, taraque varias habere putatis fluctuum agitationes, quantas perturbationes et quantos æstus habet ratio comitiorum ? Dies intermissus unus, aux nox interposita, sæpè perturbat omnia ; et totam opinionem parva nonunquam commutat aura rumoris ».

Presque tout était allégorique dans la mythologie des anciens ; et ces fictions étaient peut-être, dans leur nouveauté, ce que l’esprit humain a jamais produit de plus ingénieux. Aujourd’hui même encore elles nous plaisent, elles nous amusent, et prêtent à la lecture des poèmes d’Homère et de Virgile un charme et un intérêt de plus.

La plus ancienne et la plus heureuse peut-être de toutes les allégories est celle de la boîte de Pandore. Elle est trop célèbre, et les vers d’Hésiode trop beaux, pour que nous puissions nous dispenser de la rapporter ici.

Ἀλλὰ Ζεὺς ἔκρυψε χολωσάμενος φρεσὶν ᾗσιν,
Ὅττι μιν ἐξαπάτησε Προμηθεὺς ἀγκυλομήτης.
Τοὔνεκ’ ἀνθρώποισιν ἐμήσατο κήδεα λυγρά ·
Κρύψε δὲ πῦρ. Τὸ μὲν αὖθις ἐὺς πάις Ἰαπετοῖο,
Ἔκλεψ’ ἀνθρώποισι, Διὸς πάρα μητιόεντος,
Ἐν κοΐλῳ νάρθηκι, λαθὼν Δία τερπικέραυνον.
Τὸν δὲ χολωσάμενος προσέφη νεφεληγερέτα Ζευς.
Ἰαπετιονίδη, πάντων πέρι μήδεα εἰδώς,
Χαίρεις πῦρ κλέψας, καὶ ἐμὰς φρένας ἠπεροπεύσας,
Σοί τ’ αὐτῷ μέγα πῆμα καὶ ἀνδράσιν ἐσσομένοισιν.
Τοῖς δ’ ἐγὼ ἀντὶ πυρὸς δώσω κακόν, ᾧ κεν ἅπαντες
Τέρπωνται κατὰ θυμὸν, ἑὸν κακὸν ἀμφαγαπῶντες
Ὣς ἔφατ’· ἐκ δ’ ἐγέλασσε πατὴρ ἀνδρῶν τε θεῶν τε.
Ἥφαιστον δὲ ἐκέλευσε περικλυτὸν, ὅττι τάχιστα
Γαῖαν ὕδει φύρειν, ἐν δ’ ἀνθρώπου θέμεν αὐδὴν,
Καὶ σθένος, ἀθανάταϊς δὲ θεαϊς εἰς ὦπα ἐΐσκειν
Παρθενικῆς, καλὸν εἶδος, ἐπήρατον · Αὐτὰρ Ἀθήνην
Ἔργα διδασκῆσαι, πολυδαίδαλον ἱστὸν ὑφαίνειν.
Καὶ χάριν ἀμφιχέαι κεφαλῇ χρυσέην Ἀφροδίτην,
Καὶ πόθον ἀργαλέον, καὶ γυιοκόρους μελεδῶνας.
Ἐν δὲ θέμεν κύνεόν τε νόον, καὶ ἐπίκλοπον ἦθος
Ἐρμείην ἤνωγε, διάκτορον Ἀργειφόντην.
    Ὣς ἔφατ’. Οἱδ’ ἐπιθόντο Διὶ Κρονίωνι ἄνακτι.
Αὐτίκα δ’ ἐκ γαίης πλάσσε κλυτὸς ἀμφιγυήεις
Παρθένῳ αἰδοίῃ ἴκελον, Κρονίδεω διὰ βουλάς,
Ζῶσε δὲ καὶ κόσμησε θεὰ γλαυκῶπις Ἀθήνη.
Ἀμφὶ δ’ οἱ κάριτές τε θεαὶ, καὶ πότνια Πειθὼ,
Ὅρμους χρυσείους ἔθεσαν χροΐ. Ἀμφὶ δὲ τήν γε
Ὦραι καλλίκομοι στέφον ἄνθεσιν εἰαρινοῖσι.
Πάντα δέ οἱ χροῒ κόσμον ἐφήρμοσε Πάλλας Ἀθήνη.
Ἐν δ’ ἄρα οἱ στήθεσσι διάκτορος Ἀργειφόντης
Ψεύδεά τ’ αἰμυλίους τε λόγους, καὶ ἐπίκλοπον ἦθος
Τεῦξε, Διὸς βουλῇσι βαρυκτύπου. Ἐν δ’ ἄρα φωνὴν
Θῆκε θεῶν κῆρυξ, ὀνόμηνε δὲ τήν δε γυναῖκα
Πανδώρην, ὅτι πάντες ὀλύμπια δώματ’ ἔχοντες
Δῶρον ἐδώρησαν, πῆμ’ ἀνδράσιν’ ἀλφηστῇσιν.
    Αὐτὰρ ἐπεὶ δόλον αἰπὺν ἀμήχανον ἑξετέλεσσεν,
Εἰς Ἐπιμηθέα πέμπε πατὴρ κλυτὸν ἀργειφόντην
Δῶρον ἄγοντα, θεῶν ταχὺν ἄγγελον. Οὐδ’ Ἐπιμηθεὺς
Ἐφράσαθ’ ὥς οἱ ἔειπε Προμηθεὺς, μήποτε δῶρον
Δέξασθαι πὰρ ζηνὸς ὀλυμπίου, ἀλλ’ ἀποπέμπειν
Ἐξοπίσω, μήπού τι κακὸν θνητοῖσι γένηται.
Αὐτὰρ ὃ δεξάμενος, ὅτε δὴ κακὸν εἶχ’, ἐνόησε ·
Πρὶν μὲν γὰρ ζώεσκον ἐπὶ χθονὶ φῦλ’ ἀνθρώπων,
Νόσφιν ἄτερ τε κακῶν, καὶ ἄτερ χαλεποῖο πόνοιο
Νούσων τ’ ἀργαλέων, αἵ τ’ ἀνδράσι γῆρας ἔδωκαν.
Ἀλλὰ γυνὴ χείρεσσι πίθου πῶμ’ ἀφελοῦσα,
Ἐσκέδασ’ ἀνθρώποισι δ’ ἐμήσατο κήδεα λυγρά.
Μούνη δ’ οὐτόθι Ἐλπὶς ἐν ἀῤῥήκτοισι δόμοισι
Ἔνδον ἔμιμνε.
(Hésiode, dans son poème des Travaux et des Jours, depuis le vers 47 jusqu’à 97).

Voltaire s’amusa, dans sa vieillesse, à faire de ce beau morceau l’imitation suivante :

Prométhée autrefois pénétra dans les cieux :
Il prit le feu sacré qui n’appartient qu’aux dieux.
Il en fit part à l’homme ; et la race mortelle
De l’esprit qui meut tout obtint quelqu’étincelle.
Perfide ! s’écria Jupiter irrité :
Ils seront tous punis de ta témérité !…
Il appela Vulcain ; Vulcain créa Pandore.
De toutes les beautés qu’en Vénus on adore
Il orna mollement ses membres délicats
Les amours, les désirs forment ses premiers pas,
Les trois Grâces et Flore arrangent sa coiffure,
Et mieux qu’elles encor elle entend la parure.
Minerve lui donna l’art de persuader ;
La superbe Junon celui de commander.
Du dangereux Mercure elle apprit à séduire,
À trahir ses amants, à cabaler, à nuire ;
Et par son écolière il se vit surpassé.
Ce chef-d’œuvre fatal aux mortels fut laissé ;
De Dieu sur les humains tel fut l’arrêt suprême :
Voilà votre supplice ; et j’ordonne qu’on l’aime.
Il envoie à Pandore un écrin précieux ;
Sa forme et son éclat éblouissent les yeux.
Quels biens doit renfermer cette boîte si belle !
De la bonté des dieux c’est un gage fidèle ;
C’est là qu’est renfermé le sort du genre humain :
Nous serons tous des dieux… Elle l’ouvre ; et soudain
Tous les fléaux ensemble inondent la nature.
Hélas ! avant ce temps, dans une vie obscure,
Les mortels moins instruits étaient moins malheureux.
Le vice et la douleur n’osaient approcher d’eux ;
La pauvreté, les soins, la peur, la maladie,
Ne précipitaient point le terme de leur vie.
Tous les cœurs étaient purs, et tous les jours sereins, etc.

Quoi de plus touchant, de plus sublime et de plus moral, que cette belle allégorie des Prières personnifiées, dans le neuvième chant de l’Iliade ? et combien cette magnifique idée s’agrandit encore des circonstances qui l’environnent ! Ulysse a épuisé auprès d’Achille toutes les ressources de l’éloquence, lui a fait valoir le sacrifice de la fierté d’Agamemnon, a fait un étalage pompeux des présents qu’il lui destine ; mais le héros est toujours inflexible. C’est alors que Phénix prend la parole ; Phénix, l’ami, le compagnon de la jeunesse d’Achille-, et après lui avoir retracé avec bonté les soins qu’il prit de son enfance, il lui dit :

Ἀλλ᾽ Ἀχιλεῦ, δάμασον θυμὸν μέγαν. Οὐδέ τί σε χρὴ
Νηλεὲς ἦτορ ἔχειν · στρεπτοὶ δέ τε καὶ θεοὶ αὐτοί,
Τῶν περ καὶ μείζων ἀρετὴ τιμή τε βίη τε.
Καὶ μὲν τοὺς θυέεσσι καὶ εὐχωλῇς ἀγανῇσι,
Λοιβῇτε, κνίσῃτε, παρατρωπῶσ᾽ ἄνθρωποι,
Λισσόμενοι, ὅτε κέν τις ὑπερβήῃ καὶ ἁμάρτῃ.
Καὶ γὰρ τε Λιταί εἰσι Διὸς κοῦραι μεγάλοιο,
Χωλαί τε, ῥυσαίτε παραβλῶπές τ᾽ ὀφθαλμώ ·
Αἰῥὰ τε καὶ μετόπισθ᾽ Ἄτης ἀλέγουσι κιοῦσαι.
Ἣ δ᾽ Ἄτη σθεναρὴ τε καὶ ἀρτίπος, οὐνεκα πάσας
Πολλὸν ὑπεκπροθέει, φθάνει δέ τε πασᾶν ἐπ᾽ αἶαν,
Βλάπτουσ᾽ ἀνθρώπους · Αἳ δ᾽ ἐξακέονται ὀπίσσω ·
Ὃς μέν τ᾽ αἰδέσεται κούρας Διὸς ἆσσον ἰούσας,
Τὸν δὲ μέγ᾽ ὤνησαν, etc.
(Ι. v. 496)
Les Prières, mon fils, ces vierges révérées,
Du père des humains sont les filles sacrées :
Boiteuses, baissant l’œil, promptes à s’incliner,
Sur les pas de l’Offense on les voit se traîner.
Quand, d’un pied vigoureux, l’Offense vagabonde
Frappe et détruit, parcourt et ravage le monde,
Des Prières soudain les modestes bienfaits
Viennent guérir les maux que la superbe a faits.
Heureux qui les écoute ! il est aidé par elles ;
Mais le Refus altier rend ces vierges cruelles.
Près du maître des dieux leur gémissante voix
Accuse l’insensé qui méconnut leurs droits.
Malheur au cœur d’airain qui jamais ne pardonne !
Au Refus, à son tour, Jupiter l’abandonne.39
(M. E. Aignan).

Quelle morale et quelle peinture ! où rien trouver qui en approche, si ce n’est dans les écrivains sacrés ! car c’est toujours là qu’il en faut revenir, pour avoir en tout genre l’exemple et le modèle du vrai beau ; et quoique de nos jours même on ait prostitué un talent enchanteur, et justement célèbre jusqu’alors, pour essayer d’avilir jusqu’au mérite poétique et littéraire des livres saints,40 il n’en reste pas moins vrai que c’est là, et là seulement que la poésie est constamment un langage céleste, quelque sujet qu’elle traite, et qu’Homère et Pindare sont les seuls qui puissent rivaliser Moïse et les prophètes, par l’élévation de leur génie et la majesté de l’expression. Et puisqu’il s’agit ici d’allégories, il serait difficile sans doute d’en citer une plus touchante, mieux amenée et mieux soutenue que celle du psaume 80, où le peuple d’Israël est représenté sous la figure d’une vigne ; et la figure soudent jusqu’à la fin sa beauté et sa correction : pas un trait essentiel d’omis, pas une circonstance capable d’intéresser, qui ne soit mise dans tout son jour. Ajoutez à ce mérite du fonds des choses, celui d’un langage toujours noble dans sa belle simplicité, et riche encore, après avoir passé à travers deux ou trois traductions différentes, qui ont nécessairement affaibli le caractère de l’expression originale.

Nous pardonnerait-on d’avoir parlé de l’allégorie, sans citer ici la plus riante de toutes, celle de la ceinture de Vénus, l’une des plus belles inventions du génie d’Homère ?

Ἦ, καὶ ἀπὸ στήθεσφιν ἐλύσατο κεστὸν ἰμάτα,
Ποικίλον · ἔνθα δὲ οἱ θελκτήρια πάντα τέτυκτο ·
Ἔνθ᾽ ἔνι μὲν φιλότης, ἐν δ᾽ ἵμερος, ἐν δ᾽ ὀαριστὺς,
Πάρφασις, ἥτ᾽ ἔκλεψε νόον πύκα περ φρονεόντων.
(Ιλ. Ξ, v. 214)

La Motte, qui mutile, étrangle et défigure si indécemment Homère, dans sa prétendue traduction de l’Iliade ; La Motte qui croyait avoir rendu la sublime allégorie des Prières par ces deux vers presque ridicules :

On offense les dieux ; mais par des sacrifices
De ces dieux irrités on fait des dieux propices ;

a cependant bien réussi dans ce morceau qui n’exigeait que de la grâce, de l’esprit et de la galanterie moderne :

Vénus lui donne alors sa divine ceinture,
Ce chef-d’œuvre sorti des mains de la nature,
Ce tissu, le symbole et la cause à la fois
Du pouvoir de l’amour, du charme de ses lois.
Elle enflamme les yeux de cette ardeur qui touche ;
D’un sourire enchanteur elle anime la bouche,
Passionne la voix, en adoucit les sons,
Prête ces tours heureux, plus forts que les raisons,
Inspire, pour toucher, ces tendres stratagèmes,
Ces refus attirants, l’écueil des sages mêmes ;
Et la nature enfin y voulut renfermer
Tout ce qui persuade, et ce qui fait aimer41.

M. Delille a transporté bien ingénieusement cette charmante allégorie de la ceinture de Vénus, aux eaux qui environnent le globe terrestre :

De Vénus, nous dit-on, l’écharpe enchanteresse
Renfermait les amours et les tendres désirs,
Et la joie et l’espoir, précurseur des plaisirs.
Les eaux sont ta ceinture, ô divine Cybèle !
Non moins impérieuse, elle renferme en elle
La gaîté, la tristesse, et le trouble et l’effroi, etc.
(Delille, Jardins, ch. 3).

Il y a cette différence, entre l’allégorie et l’allusion, que la première présente un sens et en fait entendre un autre, et que l’allusion est l’application personnelle d’un trait de louange ou de blâme. On fait allusion à l’histoire, à la fable, aux coutumes, etc.

Ton roi, jeune Biron, te sauve enfin la vie.
……………………………………………
Tu vis ! songe, da moins, à lui rester fidèle.
(Henriade, ch. 7).

C’est une allusion à la conduite postérieure de Biron.

Et ce même Sénèque et ce même Burrhus,
Qui depuis… Rome alors estimait leurs vertus.
(Racine. Britannicus).

C’est une allusion aux sujets de plainte que ces deux hommes avaient donnés à Agrippine.

C’est par allusion qu’Ajax reproche à Ulysse (liv. 13 des Métamorphoses) d’avoir eu dans sa famille un banni pour le crime de fratricide.

Mihi Laertes pater est ; Arcesius, illi,
Jupiter, huic ; neque in his quisquam damnatus et exul.

C’est par allusion aussi qu’Achille dit à Agamemnon :

Jamais vaisseaux, partis des rives du Scamandre,
Aux champs thessaliens osèrent-ils descendre ?
Et jamais dans Larisse un lâche ravisseur
Me vint-il enlever ou ma femme ou ma sœur ?
(Iphigénie, Acte iv. sc. 6).

L’allusion est d’autant plus sanglante, qu’elle porte sur le fait même qui est l’objet de la vengeance des Grecs et du siège de Troye. Racine enchérit ici sur Homère lui-même, qui fait dire simplement à son Achille :

Οὐ γὰρ πώποτ᾿ ἐμὰς βοῦς ἤλασαν, οὐδὲ μὲν ἵππους,
Οὐδέ ποτ᾿ ἐν Φθίῃ ἐριϐώλακι βωτιανείρῃ,
Καρπὸν ἐδηλήσαντ᾿, etc.
(Ιλ. Α. v. 154).
Des Troyens envers moi quels sont les attentats ?
Jamais ont-ils franchi, pour piller mes domaines,
Et les mers et les monts qui séparent nos plaines ?
M’ont-ils ravi mes chars, mes troupeaux, mes coursiers ?
(M. E. Aignan 42).

Le trait le plus frappant de ce passage appartient, comme on voit, exclusivement à Racine ; et c’est imiter Homère en homme digne de le sentir, et capable de l’égaler.

Souvent une allusion ingénieuse fait tout le prix de ce qu’on appelle un bon mot. Le cardinal de Richelieu, rencontrant le duc d’Épernon sur l’escalier du Louvre, lui demanda s’il n y avait rien de nouveau. Non, dit le duc, sinon que vous montez, et que je descends. Ce jeu de mot renfermait une allusion frappante au crédit actuel de ces deux seigneurs.

Une dame de distinction attendait dans l’antichambre d’un parvenu. Quelqu’un lui en témoignait son étonnement : Laissez-moi là, dit-elle ; je serai bien avec eux, tant qu’ils ne seront que laquais. On sent la force et le mérite de l’allusion.

Mais plus cette figure est séduisante, plus son effet est sûr, placée à propos, plus il faut en user sobrement. Fuyez sur ce point un ridicule excès, a dit Boileau ; et ce conseil, généralement applicable à l’emploi de tous les tropes, l’est surtout à l’égard de l’hyperbole dont nous allons nous occuper.

Quand nous sommes vivement frappés de quelque idée que nous voulons représenter, il est rare que nous n’allions pas au-delà de la vérité en cherchant à l’exprimer, parce que les termes ordinaires nous paraissent trop faibles pour peindre ce que nous sentons. Les autres rabattent ce qu’il leur plaît de notre exagération, et notre idée reste dans leur esprit à peu près ce qu’elle est en effet.

Quand Virgile a dit de la princesse Camille, qu’elle surpassait les vents à la course, et qu’elle marcherait sur des épis de blé sans les faire plier, ou sur les flots de la mer sans enfoncer, sans même se mouiller la plante des pieds :

Illa vel intactæ segetis per summa volaret
Gramina, nec teneras cursu læsisset aristas ;
Vel mare per medium fluctu suspensa tumenti,
Ferret iter, celeres nec tingeret æquore plantas.
(Eneïd. Lib. vii. v. 808).

Virgile sans doute n’a prétendu le fait ni arrivé, ni possible ; mais, l’imagination fortement préoccupée de la légèreté de Camille, il a employé, pour la peindre, les tours et les expressions qu’il a jugées les plus propres à nous en donner l’idée qu’il en avait lui-même.

Quand Cicéron s’écrie en s’adressant à César :

« Nullius tantum est flumen ingenii, nulla dicendi aut scribendi tanta vis, tantaque copia, quæ non dicam exornare sed enarrare, C. Cæsar, res tuas gestas possit ».

(Pro Marcello, nº 4)

Quand il ajoute un peu plus loin :

« Vereor, ut, hoc quod dicam non perindè intelligi auditu possit, atque ego ipse cogitans sentio ; ipsam victoriam vicisse videris, cum ea ipsa, quæ illa erat adepta, victis remisisti ».

(Ibid. nº 11).

Sans doute Cicéron exagérait ses propres sentiments ; mais entraîné par l’admiration réelle que lui inspirent les exploits de César, enflammé par l’idée d’exciter cette grande âme à s’élever encore au-dessus de tant de gloire en pardonnant à Marcellus, il s’échauffe, il s’exalte, et passe les bornes, sans s’en apercevoir43.

L’hyperbole est propre à peindre le désordre d’un esprit à qui une grande passion exagère tout. Mais c’est ici surtout que l’abus touche de près à l’usage, et que le ridicule commence avec l’abus44.

Lucain est de tous les poètes anciens celui qui a porté le plus loin l’abus de l’hyperbole. L’enflure et le ton guindé qui dominent dans son ouvrage, s’annoncent dès les premiers vers :

Bella per Emathios plusquàm civilia campos, etc.

Qu’était-elle donc, si elle était plus que civile ? Virgile, dans la dédicace de ses admirables Géorgiques, avait déjà dit à Auguste :

                  Tibi bracchia contrahit ingens
Scorpius, et cœli mediâ plus parte relinquit.
(Georg. i. v. 34).
Le scorpion brûlant, déjà loin d’Érigone,
S’écarte avec respect et fait place à ton trône.
(Delille).

et la dose d’encens était raisonnable : mais elle paraît trop faible encore au déclamateur Lucain, qui, non content de mettre son héros (et quel héros !) dans le ciel, lui recommande expressément de prendre sa place bien juste au milieu, de peur que son poids ne fasse incliner l’un ou l’autre pôle :

Ætheris immensi partem si presseris unam,
Sentiet axis onus. Librati pondera cœli
Orbe tene medio.
(Phars. i. v. 56).
Si l’un ou l’autre pôle avait rempli ton choix,
Ses essieux trop chargés gémiraient sous le poids.
(Brébeuf).

Que penser donc de Stace, qui accumule dans une seule et même dédicace, tout ce qu’il y a de ridiculement outré dans Virgile et dans Lucain, et qui adresse le tout à un Domitien, qui ne fut jamais qu’un monstre ?

Il arrive quelquefois que ces tournures éblouissent par leur hardiesse prétendue, et en imposent un moment ; mais l’illusion n’est pas longue, et elles ne résistent pas à l’examen réfléchi de la raison. Qui ne serait pas frappé, au premier coup d’œil, de l’espèce de grandeur que présente cette pensée de Pitcairn, au sujet de la Hollande conquise sur la mer ?

Tellurem fecere Dii ; sua littora Belgæ :
    Atque opus immensæ molis utrumque fuit.
Dii vacuo sparsas glomerarunt æquore terras ;
    Nil ibi quod operi possit obesse, fuit.
At Belgis maria et cœli, naturaque rerum
    Obstitit : obstantes hi domuere Deos.

Tout le faux de cette pensée est facile à découvrir. Quel rapport entre les Dieux créant le monde, et les Belges opposant un rempart à la mer, et la repoussant dans ses limites ? C’est peu : le poète entre dans le détail des obstacles, et trouve, comme de raison, que les Belges en avaient beaucoup plus à vaincre, pour rendre leur contrée habitable, que les Dieux pour créer l’univers !… C’est se jouer sans pudeur de son talent, c’est insulter à l’esprit, que d’en faire un usage aussi déplorable. Voilà le cas où l’on affaiblit ce que l’on exagère. Ici le fait était si grand, si étonnant par lui-même, qu’il suffisait de le peindre, et c’est ce qu’a fait M. Delille.

                              Voyez le Batave
Donner un frein puissant à l’Océan esclave.
Là, le chêne, en son sein fixé profondément,
Présente une barrière au fougueux élément.
S’il n’a plus ces rameaux et ces pompeux feuillages,
Qui paraient le printemps et bravaient les orages,
Sa tige dans les mers soutient d’autres assauts,
Et brise fièrement la colère des eaux.
Là, d’un long mur de jonc l’ondoyante souplesse,
Puissante par leur art, forte par sa faiblesse,
Sur le bord qu’il menace attend le flot grondant,
Trompe sa violence et résiste en cédant.
De là, ce sol conquis et ces plaines fécondes, etc.
(L’Homme des Champs, ch. 2).

Des figures de pensées.

Outre les ligures de mots destinées à orner le style, la rhétorique distingue aussi des figures de pensées ; ce sont certaines formes que la passion ou l’artifice oratoire donne à la construction du discours. Quoique la plupart ne prouvent, comme l’observe fort bien M. de La Harpe, que l’envie qu’ont eue les rhéteurs de donner de grands noms aux procédés les plus simples de l’élocution, il fallait bien cependant caractériser le langage des passions, et assigner les nuances propres à le différencier. Si les rhéteurs ont été trop loin à cet égard, il est facile d’éviter l’abus, et de s’en tenir à un usage raisonnable.

L’homme fortement ému d’une passion quelconque sera nécessairement inégal dans son style. Quelquefois diffus, il fait de l’objet de sa passion une peinture exacte et minutieusement détaillée : ce qu’il a déjà dit, il le redit de cent façons différentes. D’autres fois son discours est coupé, les expressions en sont tronquées ; cent choses y sont dites à la fois, et fréquemment interrompues par des interrogations, par des exclamations, etc. Ces tours et ces manières de parler sont aussi faciles à distinguer des façons de parler ordinaires, que les traits d’un visage irrité, d’avec ceux d’un visage paisible.

La passion anime tout à son gré,

Tout prend un corps, une âme, un esprit, un visage,
(Boileau).

De là, la prosopopée ou personnification, figure qui prête de l’action et du mouvement aux choses insensibles ; qui fait parler les personnes, soit absentes, soit présentes, les choses inanimées, et quelquefois même les morts45. Cette figure est tellement dans le langage de la nature, qu’il n’est point de genre de poésie qui ne lui doive beaucoup : la prose l’admet fréquemment, et elle n’est point exclue de la simple conversation.

Lorsque nous disons, par exemple, que la terre a soif, que les champs sourient, etc., nous ne trouvons rien d’extraordinaire, rien d’exagéré dans ces expressions, qui prouvent avec quelle facilité l’esprit voit, dans les êtres inanimés les propriétés des créatures vivantes. Rien de plus ordinaire aux poètes, que de donner du sentiment aux arbres, aux fleuves, aux animaux, etc.

Ici, c’est la mer indignée qui rugit :

Atque indignatum magnis stridoribus æquor.
(Virgile).

Plus loin, c’est

L’Araxe mugissant sous un pont qui l’outrage.
(Racine fils).
…………… Pontem indignatus Araxes.
(Virgile).

Ailleurs, un arbre s’étonne de se voir chargé de fruits étrangers :

Miraturque novas frondes et non sua poma.
(Virgile).
Et, se couvrant des fruits d’une race étrangère,
Admire ces enfants dont il n’est pas le père.
(Delille).

Dans un autre endroit, un taureau pleure la mort de son compagnon :

                                     It tristis arator,
Moerentem abjungens fraternà morte juvencum.
(Virgile).
Il meurt ; l’autre, affligé de la mort de son frère,
Regagne tristement l’étable solitaire.
(Delille).
J’entends déjà frémir les deux mers étonnées
De voir leurs flots unis aux pieds des Pyrénées.
(Boileau).

La poésie ne se borne pas à donner aux plantes, aux animaux, le langage et les affections des hommes ; elle prête du sentiment aux choses même inanimées :

Ici, la terre se réjouit de se voir cultivée par des mains victorieuses, et fendue avec un soc chargé de lauriers. « Gaudente terrà vomere laureato et triumphali aratore ». (Plin. Maj. Lib. xviii. ch. 3).

Ailleurs, les lois nous présentent elles-mêmes le glaive pour frapper notre ennemi. « Aliquando nobis gladius ad occidendum hominem ab ipsis porrigitur legibus ». (Cicéron.)

Homère, le père de la poésie, se distingue surtout par l’emploi de cette figure. La guerre, la paix, les dards, les fleuves, tout vit, tout respire dans ses ouvrages. Milton et Shakespeare s’en rapprochent quelquefois de très près à cet égard. Nous en offrirons un exemple frappant dans ce morceau du Paradis perdu. C’est l’instant où la malheureuse Ève porte la main sur le fruit fatal.

Elle dit, et soudain, ô forfait lamentable !
Sur le fruit tentateur porte une main coupable,
Le saisit, le dévore ; à peine il est cueilli,
D’épouvante et d’horreur la terre a tressailli.
La nature en ressent la blessure profonde,
Et marque par son deuil la ruine du monde46.
(Delille).

Nos bons auteurs sont pleins de ces grands traits, de ces grands mouvements qui frappent le lecteur d’étonnement et d’admiration :

« À ces cris, Jérusalem redoubla ses pleurs, les voûtes du temple s’ébranlèrent, le Jourdain se troubla, et tous ses rivages retentissent du son de ces lugubres paroles : Comment est mort cet homme puissant, qui sauvait le peuple d’Israël » ?

(Fléchier).

« Sa beauté n’a-t-elle pas toujours été sous la garde de la plus scrupuleuse vertu » ?

(Bossuet).

« La raison conduit l’homme jusqu’à une entière conviction des preuves historiques de la religion chrétienne ; après quoi elle le livre et l’abandonne à une autre lumière, non pas contraire, mais toute différente et infiniment supérieure ».

(Fontenelle).

Et dans nos grands poètes :

Le flot qui l’apporta recule épouvanté.
(Racine.)
Dissultant ripæ, refluitque exterritus amnis.
(Virgile).

Quel est ce glaive enfin qui marche devant eux ?

(Racine).
Nos plus riches trésors marcheront devant nous.
(Id.)
Et de David éteint rallumé le flambeau.
(Id.)
Vous savez qu’on s’en peut reposer sur ma foi ;
Que ces portes, seigneur, n’obéissent qu’à moi.
(Id.)

C’est peu de faire agir, la prosopopée fait même parler les choses inanimées.

« Sicilia tota, si unâ voce loqueretur, hoc diceret : quod argenti, quod ornamentorum in meis urbibus, sedibus, delubris fuit, quod in unâquaque re beneficio senatûs, populique romani juris habui, id mihi tu, C. Verres, eripuisti atque abstulisti. Quo nomine abs te sestertium millies ex lege repeto ».

(Verr. 4, nº 16).

Dans la première Catilinaire (nº 27 et 28), la Patrie personnifiée s’adresse à Cicéron, pour lui demander vengeance des attentats de Catilina.

L’un des plus grands plaisirs que nous procure la poésie, est de nous placer au milieu de nos semblables ; de voir tout ce qui nous environne, penser, sentir et agir comme nous. C’est peut-être le charme principal du style figuré, qui nous met en relation avec la nature entière, qui nous intéresse même pour les êtres insensibles, en établissant une communication immédiate entre eux et nous, à la faveur de la sensibilité qu’il leur accorde. Témoin ce beau passage de Milton ; c’est Adam qui parle :

Sa docile pudeur m’abandonne sa main,
Je la prends, je la mène au berceau de l’hymen,
Fraîche comme l’Aurore et rougissant comme elle :
Tout me félicitoit en la voyant si belle.
Pour nous ces globes d’or qui roulent dans les cieux
Épuraient leurs rayons et choisissaient leurs feux ;
Les oiseaux par leurs chants, l’onde par son murmure,
À fêter ce beau jour invitaient la nature ;
Les coteaux, les vallons semblaient se réjouir,
Les arbres s’incliner, les fleurs s’épanouir ;
Zéphyre nous portait ses fleurs fraîches écloses ;
De son aile embaumée il secouait les roses ;
Des plus douces vapeurs l’encens délicieux
En nuage odorant s’élevait vers les cieux47.
(Delille).

Quel charme ajoute à cette belle description le sentiment si heureusement prêté à la terre, aux oiseaux, aux fleurs, etc., qui partagent le bonheur d’Adam ! Et avec quel intérêt nous partageons, à notre tour, un bonheur si bien senti et peint sous des images si enchanteresses ! Milton imite et surpasse ici Homère lui-même, qui prête ce même sentiment à la terre, lorsque le maître des dieux presse son auguste épouse entre ses bras :

Τοίσι δ᾽ ὑπὸ χθὼν δῖα φύεν νεοθηλέα ποίην,
Λωτόν θ᾽ ἑρσήεντα, ἰδὲ κρόκον, ἠδ᾽ ὑάκινθον
Πυκνὸν καὶ μαλακόν, ὃς ἀπὸ χθονὸς ὑψόσ᾽ ἔεργε, etc.
(Ιλ. Ξ, v. 347).
La terre ouvre son sein sous le dieu qui la presse.
Autour du couple heureux sont mollement éclos
Le safran, l’hyacinthe et l’humide lotos.
Sur leur trône embaumé que la forêt couronne,
D’un nuage brillant l’azur les environne,
Et de ce dôme épais, vers le lit nuptial
S’épanche la rosée en larmes de cristal.
(M. E. Aignan.)

Il est une autre espèce de prosopopée plus vive encore et plus hardie que la première. Tantôt elle apostrophe les choses insensibles et inanimées, et les fait parler elles-mêmes ; tantôt, au lieu de rapporter indirectement les discours de ceux dont il s’agit, elle met ces discours dans leur propre bouche : elle va enfin jusqu’à faire parler les morts.

Cicéron, après avoir décrit la mort de Clodius, et l’avoir attribuée à une providence particulière, dit que la religion même et les dieux y ont été sensibles : Religiones, mehercule, ipsæ, aræque, cùm illam belluam cadere viderunt, commovisse se videntur, et jus in illo suum retinuisse. Cette tournure animée était déjà très éloquente : Cicéron va cependant plus loin ; il s’adresse à ces temples, à ces tombeaux eux-mêmes, et les conjure de rendre, avec lui, hommage à la vérité : Vos enim jam, albani tumuli, atque luci, vos, inquam imploro atque testor ; vosque Albanorum obrutæ aræ, sacrorum populi Romani sociæ et æquales… Vestræ tùm aræ, vestræ religiones viguerunt, vestra vis valuit ; quam ille omni scelere polluerat, etc. (Cic. pro Mil. n. 31.)

« Sans cette paix, Flandre, théâtre sanglant où se passent tant de scènes tragiques, tu aurais accru le nombre de nos provinces ; et, au lieu d’être la source malheureuse de nos guerres, tu serais aujourd’hui le fruit paisible de nos victoires. »

(Fléchier).

Toutes les passions violentes font un usage fréquent de cette figure, et la raison en est bien simple. Les passions cherchent naturellement à s’épancher au-dehors ; et, au défaut d’autres objets, elles s’adressent aux bois, aux rochers, etc., lors surtout que ces objets ont un rapport marqué avec ce qui les affecte. Ainsi le malheureux Philoctète, trompé par Pyrrhus, et désespérant de l’attendrir, s’adresse aux bois, aux rochers de Lemnos, les confidents habituels de sa douleur :

Ὦ λιμένες, ὦ προβλῆτες, ὦ ξυνουσίαι
Θηρῶν ὀρείων, ὦ καταρρῶγες πέτραι,
Ὑμῖν τάδ’ · οὐ γὰρ ἄλλον οἶδ’ ὅτῳ λέγω.
Ἀνακλαίομαι παροῦσι τοῖς εἰωθόσιν,
Οἷ’ ἔργ’ ὁ παῖς μ’ ἔδρασεν οὑξ’ Ἀχιλλέως.
(Philoct. v. 959).
Ô rochers ! ô rivages !
Vous, mes seuls compagnons, ô vous, monstres sauvages !
(Car je n’ai plus que vous à qui ma voix, hélas !
Puisse adresser mes cris que l’on n’écoute pas) !
Témoins accoutumés de ma plainte inutile,
Voyez ce que m’a fait le fils du grand Achille ?
(La Harpe).

Milton nous offre un bel exemple de cette figure, dans les adieux si touchants qu’Ève adresse aux fleurs d’Éden, au moment où l’arrêt et l’ange du ciel la forcent de les abandonner à jamais :

Ô vous, objets chéris de mes soins assidus,
Adieu, charmantes fleurs ! vous ne me verrez plus
Aux rayons du soleil présenter vos calices,
Du printemps près de vous épier les prémices,
À vos jeunes tribus assigner leurs cantons,
Cultiver votre enfance et vous donner vos noms !
Qui viendra vous verser des eaux rafraîchissantes ?
Quel autre soutiendra vos tiges languissantes ?
Hélas ! chaque matin je courais vous revoir,
Je vous soignais le jour, vous visitais le soir ;
Des eaux du Paradis j’entretenais vos charmes,
Et mes yeux maintenant vous arrosent de larmes !48
(Delille).

Il faut faire de cette belle figure un usage très sobre dans les compositions en prose. Le prosateur n’a point, à cet égard, la liberté du poète ; et l’orateur lui-même ne doit pas prodiguer ces grands mouvements, à moins qu’ils ne soient amenés par des circonstances qui en garantissent d’avance l’effet. Rien de plus froid qu’une chaleur factice, et c’est le défaut où tombe nécessairement l’écrivain, lorsqu’il nous laisse entrevoir les efforts qu’il fait, les peines qu’il se donne pour parler le langage d’une passion qu’il n’éprouve point, et qu’il ne peut nous faire éprouver. Il nous laisse froids, glacés, et frappés seulement du ridicule d’une figure déplacée.

C’est un reproche qu’encourent rarement Fléchier et surtout Bossuet, qui nous donnent, dans leurs belles oraisons funèbres, une foule d’exemples de la manière dont il faut employer la prosopopée. Plus cette figure est hardie, et plus elle produit d’effet, moins il faut la prodiguer. C’est un précepte que la nature nous trace, et qu’elle observe elle-même scrupuleusement : elle ménage les grands effets ; et, soit dans le spectacle, soit dans le mouvement de ses ouvrages, elle laisse aux yeux le temps d’admirer, à l’âme celui de sentir, avant de les ébranler par de nouvelles secousses. Malgré le mérite reconnu des deux grands écrivains que nous venons de citer, ils ont besoin l’un et l’autre d’être lus avec précaution, pour l’être avec fruit. Fléchier abuse trop de son esprit, et devient souvent un guide d’autant plus dangereux pour les jeunes gens, qu’il les séduit plus agréablement, et que l’éclat qui entraîne, laisse moins de place à la réflexion qui juge. Presque tout le secret de son style consiste dans le jeu des contrastes, dans les recherches d’oppositions, quelquefois très heureuses, mais en général trop étudiées. L’antithèse était sa figure favorite : il la place partout ; il la prodigue jusqu’à la satiété, et elle est devenue enfin le caractère distinctif et inséparable de son style.

Il en est de l’antithèse, comme des figures dont nous avons parlé jusqu’ici : l’à-propos en fait souvent tout le mérite, avec cette différence cependant, que plus elle est brillante, plus elle fatigue en peu de temps ; et rien de moins soutenable que ce cliquetis de mots opposés entre eux, et dont il résulte un tintement monotone et assommant pour l’oreille, quand l’antithèse n’est que dans les mots, et une contrainte pénible pour l’esprit ; quand c’est dans les pensées que se trouve l’opposition.

Comme la comparaison est fondée sur la ressemblance des objets comparés, l’antithèse consiste dans le contraste ou l’opposition des choses. C’est du contraste que les objets reçoivent leur véritable valeur : la beauté, par exemple, n’est jamais plus sûre de nous charmer, que quand on la met en contraste avec la laideur et la difformité. On peut donc employer avec succès l’antithèse, lorsqu’il s’agit de fortifier l’impression que l’on s’est proposé de faire. C’est ainsi que Cicéron, dans son beau plaidoyer pour Milon, voulant faire voir l’impossibilité du projet d’assassiner Clodius, fortifie cette improbabilité par l’usage ingénieux de cette figure : « Quem igitur cum omnium gratiâ interficere noluit, hunc voluit cum aliquorum querelâ ? Quem jure, quem loco, quem tempore, quem impunè non est ausus, hunc injuriâ, iniquo loco, alieno tempore, periculo capitis, non dubitavit occidere, etc. »

On sent toute la force d’un pareil raisonnement, où les choses pressent les choses, où le rapprochement de circonstances si opposées prête tant de poids aux raisons de l’orateur, et d’énergie aux preuves qu’il apporte de l’innocence de son client.

Cicéron est plein d’exemples où l’antithèse joue le même rôle et produit le même effet :

« Est enim hæc non scripta, sed nata lex ; quam non didicimus, accepimus, legimus ; verùm ex naturâ ipsâ arripuimus, hausimus, expressimus : ad quam non docti, sed facti ; non instituti, sed imbuti surnus ».

(Pro. Mil. nº 10).

« Ex hâc parte pudor pugnat, illinc petulantia ; hinc pudi citia, illinc stuprum ; hinc honestas, illinc turpitudo, etc. »

(Catil. ii, nº 10 et ibid. 25).

Voyez encore, Philip. viii, nº 10 ; Verr. iii, nº 3 ; Pro Font. nº 22.

Voilà les cas où l’antithèse est bien placée, parce qu’elle y est nécessairement amenée par la nature même des circonstances. Où se présentait-elle plus naturellement encore, que dans le tableau moral de l’homme, qui n’est, comme l’on sait, qu’un composé bizarre de tous les extrêmes réunis ? Il n’y a donc rien à reprendre dans le morceau suivant ; et quoique l’antithèse y paraisse prodiguée, on verra combien elle contribue à l’énergie de la peinture, et à la fidélité de la ressemblance :

Autant que son auteur l’homme est inconcevable.
De deux êtres divers mélange invraisemblable,
Son bizarre destin flotte indéterminé.
Vil et grand, pauvre et riche, infini mais borné ;
Rien par ses vains trésors, tout par ses espérances,
De l’un et l’autre extrême il franchit les distances ;
Il touche aux opposés dont il est le milieu,
Et l’homme est la nuance entre l’atome et Dieu.
Noble et brillant anneau de la chaîne inégale
Qui du néant à l’être embrasse l’intervalle,
De l’ange et de l’insecte il partage le sort.
Faible immortel, blessé du glaive de la mort,
Enfant de la poussière, héritier de la gloire ;
Un ver ! un Dieu49 !
(Colardeau).

L’antithèse n’est donc pas toujours une vaine affectation, un jeu de mots aussi froid que puéril ; et quelles dissertations, quels raisonnements nous auraient donné de la nature et de l’état de l’homme une idée aussi juste, que ce rapprochement sublime des idées les plus grandes opposées aux idées du néant et de l’abjection la plus complète ; et tout cela est vrai, parce que l’homme est tel, en effet, qu’Young vient de le peindre.

Cet exemple suffirait pour prouver que l’antithèse peut prendre le ton le plus haut, et que l’éloquence, la poésie héroïque et la tragédie elle-même peuvent l’admettre sans s’avilir. Ouvrez les grands poètes :

Flectere si nequeo superos, Acheronta movebo.
(Virgile).
Si le ciel me trahit, j’armerai les enfers.
([Delille]).
Servare potui : perdere an possim rogas ?
(Ovide).
Vous parlez en soldat, je dois agir en roi.
(Racine).
N’es-tu que roi ? condamne. Es-tu juge ? examine.
(Voltaire)
Et monté sur le faîte, il aspire à descendre.
(Corneille).
La crainte fit les dieux : l’audace a fait les rois.
(Crébillon).

Et cette admirable conclusion de l’apologie de Socrate, qui termine en disant à ses juges : Il est temps de nous en aller, moi pour mourir, et vous pour vivre 50. Quel sens profond renfermé dans ce dernier trait, et que de choses il retrace à l’esprit du lecteur ! La vie entière de Socrate, et les remords inévitables qui attendent ses bourreaux.

Mais, quand nous trouverons dans Fléchier des soupirs contagieux qui sortent du sein d’un mourant, pour faire mourir ceux qui vivent ; quand il nous dira d’une grande princesse, qu’elle fut admirée dans un âge où les autres ne sont pas encore connues ; qu’elle eut de la sagesse, dans un temps où l’on n’a presque pas encore de la raison ; qu’on lui confia les secrets les plus importants, dès qu’elle fut en âge de les entendre ; que son naturel heureux lui tint lieu d’expérience, et qu’elle fut capable de donner des conseils, dans un temps où les autres le sont à peine d’en recevoir, etc. ; qui ne voit dans tous ces exemples la vérité sacrifiée à la démangeaison de faire contraster les mots ? Que penser d’un écrivain dont un pareil style serait la manière habituelle ?