(1865) Morceaux choisis des classiques français à l’usage des classes supérieures : chefs-d’oeuvre des prosateurs et des poëtes du dix-septième et du dix-huitième siècle (nouv. éd.). Classe de troisième « Chefs-d’œuvre de poésie. — Gilbert. (1751-1780.) » pp. 297-303
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(1865) Morceaux choisis des classiques français à l’usage des classes supérieures : chefs-d’oeuvre des prosateurs et des poëtes du dix-septième et du dix-huitième siècle (nouv. éd.). Classe de troisième « Chefs-d’œuvre de poésie. — Gilbert. (1751-1780.) » pp. 297-303

Gilbert.
(1751-1780.)

[Notice]

Gilbert, né en 1751 à Fontenoy-le-Château (Vosges), était le fils de pauvres cultivateurs de Lorraine, qui épuisèrent leurs ressources pour lui donner une éducation brillante. Au sortir de l’adolescence, il vint de son pays, à pied, chercher à Paris la fortune : il ne devait y trouver que les déceptions, les dégoûts et la misère.

Le dix-huitième siècle, trop livré à la frivolité et à l’égoïsme, vit ainsi plus d’un écrivain d’avenir s’éteindre dans le délaissement et la misère. La faim mit Malfilâtre au tombeau, a dit Gilbert, mort lui-même à l’hôpital avant sa trentième année. Pour développer les rares talents de ce poëte, pour faire pleinement éclore ce que son esprit et sont cœur renfermaient de germes précieux, que fallait-il toutefois ? quelques regards amis, quelques témoignages d’une sympathie véritable. Ils furent refusés à ce jeune homme d’une âme honnête et ardente : après s’être voué par le courage de ses attaques aux ressentiments du parti philosophique, il ne trouva dans ceux dont il servait la cause avec un zèle aventureux qu’une froide et dédaigneuse protection. On le regrettera vivemement, à la lecture de plusieurs morceaux de ses ouvrages. Aux traces d’exagération et d’inexpérience qui s’y découvrent se mêlent des beautés du premier ordre : des éteincelles de génie brillent dans son ode sur le jugement dernier1 ; et la vigueur originale, la véhémence et l’éclat qui distinguent son éloquente invective contre les vices de son siècle attestent à quel point Gilbert, digne successeur de Régnier et de Boileau, était capable de féconder encore et d’agrandir le champ de la satire2.

Adieux à la vie1.

J’ai révélé mon cœur au Dieu de l’innocence.
        Il a vu mes pleurs pénitents ;
Il guérit mes remords, il m’arme de constance :
        Les malheureux sont ses enfants.
Mes ennemis, ont dit dans leur colère :
        Qu’il meure, et sa gloire avec lui !
Mais à mon cœur calmé le Seigneur dit en père :
        Leur haine sera ton appui.
A tes plus chers amis ils ont prêté leur rage ;
        Tout trompe la simplicité :
Celui que tu nourris court vendre ton image,
        Noire de sa méchanceté.
Mais Dieu t’entend gémir, Dieu vers qui te ramène
        Un vrai remords né des douleurs ;
Dieu qui pardonne enfin à la nature humaine
        D’être faible dans les malheurs.
J’éveillerai pour toi la pitié, la justice
        De l’incorruptible avenir :
Eux-même2 épureront, par leur long artifice,
        Ton bonneur qu’ils pensent ternir.
Soyez béni, mon Dieu ! vous qui daignez me rendre
        L’innocence et son orgueil ;
Vous qui, pour protéger le repos de ma cendre,
        Veillerez près de mon cerceueil !
Au banquet de la vie, infortuné convive,
        J’apparus un jour, et je meurs3 :
Je meurs1, et sur ma tombe, où lentement j’arrive,
        Nul ne viendra verser des pleurs2.
Salut, champs que j’aimais, et vous, douce verdure,
        Et vous riant exil des bois !
Ciel, pavillon de l’homme, admirable nature,
        Salut pour la dernière fois !
Ah! puissent voir longtemps votre beauté sacrée
        Tant d’amis sourds à mes adieux !
Qu’ils meurent pleins de jours, que leur mort soit pleurée,
        Qu’un ami leur ferme les yeux3 !

Le dix-huitième siècle 4.

(Fragments.)

Eh ! quel temps fut jamais en vices plus fertiles5 ?
Quel siècle d’ignorance, en beaux faits plus stérile,
Que cet âge nommé siècle de la raison ?
Tout un monde sophiste, en style de sermon,
De longs écrits moraux nous ennuie avec zèle…
………………………………………………… Nos modestes aïeux
Palaient moins de vertus et les cultivaient mieux6.
Quels demi-dieux enfin nos jours ont-ils vus naître ?
Ces Français si vanté, peux-tu reconnaître ?
Jadis peuple héros, peuple femme en nos jours,
La vertu qu’ils avaient n’est plus qu’en leurs discours.
Suis les pas de nos grands : énervés de mollesse,
Ils se traînent à peine en leur vieille jeunesse ;
Courbés avant le temps, consumés de langueur,
Enfants efféminés de pères sans vigueur ;
Demi-dieux avortés, qui par droit de naissance,
Dans les camps, à la cour, règnent en espérance :
Quels succès leurs talents semblent nous présager ?
Ceux-là font de leurs mains courir ce char léger
Que roule un seul coursier sur une double roue ;
Ceux-ci,sur un théâtre où leur mémoire échoue
En bouffons apprentis défigurent ces vers
Où Molière, prophète, exprima leurs travers ;
Par d’autres, avec art, une paume lancée
Va, revient tour à tour pousée et repoussée.
Sans doute c’est ainsi que Turenne et Villars
S’instruisaient dans la paix aux triomphes de Mars.
    La plupart, indigents au milieu des richesses,
Achètent l’abondance à force de bassesses :
Souvent, à pleines mains, d’Ovral sème l’argent ;
Parfois, faute de fonds, monseigneur est marchand.
……………………………………………………………………………………
Assise dans ce cirque où viennent tous les rangs
Souvent baîller en loge, à des prix différents,
Chloris n’est que parée, et Chloris se croit belle :
En vêtements légers l’or s’est changé pour elle ;
Son front luit, étoilé de mille diamants ;
Et mille autres encore, effrontés ornements,
Serpentent sur son sein, pendent à ses oreilles ;
Les arts, pour l’embellir, ont uni leurs merveilles :
Vingt familles enfin couleraient d’heureux jours,
Riches des seuls trésors perdus pour ses atours.
Parlerai-je d’Iris ? Chacun la prône et l’aime ;
C’est un cœur, mais un cœur… c’est l’humanité même :
Si d’un pied étourdi quelque jeune éventé
Frappe, en courant, son chien qui jappe épouvanté,
La voilà qui se meurt de tendresse et d’alarmes ;
Un papillon souffrat lui fait verser des larmes.
Il est vrai ; mais aussi qu’à la mort condamné,
Lally soit en spectacle à l’échafaud traîné1,
Elle ira la première à cette horrible fête
Acheter le plaisir de voir tomber sa tête1
    Dira-t-on qu’en des vers à mordre disposés,
Ma muse prête aux grands des vices supposés ?
Mais la corruption, à son comble portée,
Dans le cercle des grands ne s’est point arrêtée :
Elle infecte l’empire, et les mêmes travers
Règnent également dans tous les rangs divers.
Il faut voir ce marchand, philosophe en boutique,
Qui, déclarant trois fois sa ruine authentique,
Trois fois s’est enrichi d’un heureux déshonneur,
Trancher du financier, jouer le grand seigneur.
Partout s’offre l’orgueil, et le luxe, et l’audace.
Orgon, à prix d’argent, veut anoblir sa race :
Devenu magistrat, de mince roturier,
Pour être un jour baron il se fait usurier.
    Eh ! quel frein contiendrait un vulgaire indocile
Qui sait, grâce aux docteurs du moderne évangile,
Qu’en vain le pauvre espère en un Dieu qui n’est pas,
Que l’homme tout entier est promis au trépas ?
Chacun veut de la vie embellir le passage :
L’homme le plus heureux est aussi le plus sage…
    Jadis la poésie, en ses pompeux accords,
Osant même au néant prêter une âme, un corps,
Egayait la raison de riantes images ;
Cachait de la vertu les préceptes sauvages
Sous le voile enchanteur d’aimables fictions ;
Audacieuse et sage en ses expressions,
Pour cadencer un vers qui dans l’âme s’imprime,
Sans appauvrir l’idée enrichissait la rime ;
S’ouvrait par notre oreille un chemin vers nos cœurs,
Et nous divertissait pour nous rendre meilleurs.
Maudit soit à jamais le pointilleux sophiste2
Qui le premier nous dit en prose d’algébriste :
Vains rimeurs, écoutez mes ordres absolus ;
Pour plaire à ma raison, pensez, ne peignez plus !
Dès lors la poésie a vu sa décadence ;
Infidèle à la rime, au sens, à la cadence,
Le compas à la main, elle va dissertant :
Apollon sans pinceaux n’est plus qu’un lourd pédant.
    Sans doute le respect des antiques modèles
Eût au vrai ramené les muses infidèles :
Eux seuls, de la nature imitateurs constants,
Toujours lus avec fruit, sont beaux dans tous les temps.
Heureux qui, jeune encore, a senti leur mérite !
Même en les surpassant il faut qu’on les imite.
Mais les sages du jour, ou de fiers novateurs,
De leur goût corrompu partisans corrupteurs,
Ne pouvant les atteindre, ont dégradé leurs maîtres,
Et, protecteurs des sots flétris par nos ancêtres,
O de la sympathie inévitable effet !
Ils vengent les Cotins des affronts du sifflet.
J’ai vu l’enfant gâté de nos penseurs sublimes,
La Harpe, dans Rousseau trouver de belles rimes ;
Boileau, correct auteur de libelles amers1,
Boileau, dit Marmontel, tourne assez bien un vers :
Et tous ces demi-dieux, que l’Europe en délire
A depuis cent hivers l’indulgence de lire,
Vont dans un juste oubli retomber désormais,
Comme de vains auteurs qui ne pensent jamais !
    Quelques vengeurs pourtant, armés d’un noble zèle,
Ont de ces morts fameux2 épousé la querelle.
De là sur l’Hélicon deux partis opposés
Règnent, et l’un par l’autre à l’envi déprisés,
Tour à tour s’adressant des volumes d’injures,
Pour le trône des arts combattent par brochures ;
Mais plus forts par le nombre, et vantés en tous lieux,
Les corrupteurs du goût en paraissent les dieux.
Honneurs, richesse, emplois, ils ont tout en partage,
Hors la saine raison, que leur bonheur outrage :
Distribuant la gloire et pesant les écrits,
Ces fiers inquisiteurs jugent les beaux esprits.
Oh ! malheureux l’auteur dont la plume élégante
Se montre encor du goût sage et fidèle amante1 ;
Qui, rempli d’une noble et constante fierté,
Dédaigne un nom fameux par l’intrique acheté,
Et, n’ayant pour prôneurs que ses muets ouvrages,
Veut par ses talents seuls enlever les suffrages !
La faim mit au tombeau Malfilâtre ignoré2 :
S’il n’eût été qu’un sot, il aurait prospéré.
    Trop fortuné celui qui peut avec adresse
Flatter tous les partis que gagne sa souplesse !
Mais trois fois plus heureux le jeune homme prudent
Qui, de ces novateurs enthousiaste ardent,
Abjure la raison, pour eux la sacrifie,
Soldat sous les drapeaux de la philosophie !
D’abord, comme un prodige, on le prône partout :
Il nous vante ! en effet, c’est un homme de goût !
Son chef-d’œuvre est toujours l’écrit qui doit éclore :
On récite déjà les vers qu’il fait encore3.
Qu’il est beau de le voir de dînés en dînés,
Officieux lecteur de ses vers nouveau-nés,
Promener chez les grands sa muse bien nourrie !
Paraît-il, on l’embrasse : il parle, on se récrie :
Fût-il un Durosoy4, tout Paris l’applaudit ;
C’est un auteur divin, car nos dames l’ont dit.
La marquise, le duc, pour lui tout est libraire :
De riches pensions on l’accable ; et Voltaire
Du titre de génie a soin de l’honorer
Par lettres qu’au Mercure5 il fait enregistrer…