(1868) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, à l’usage de tous les établissements d’instruction. Cours supérieurs. Première partie : prose « Extraits des classiques français. première partie — Racine, 1639-1699 » pp. 150-154
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(1868) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, à l’usage de tous les établissements d’instruction. Cours supérieurs. Première partie : prose « Extraits des classiques français. première partie — Racine, 1639-1699 » pp. 150-154

Racine
1639-1699

[Notice]

On peut diviser ses tragédies en trois groupes. Le premier comprend les sujets puisés aux sources grecques : (Andromaque, 1667. Iphigénie, 1674. Phèdre, 1677). Il s’y adresse de préférence à Euripide, qui, par son intelligence des passions tendres, a le plus d’afrinité avec son génie. Il donne à ses emprunts une couleur chrétienne, et accommode ses réminiscences mythologiques aux mœurs d’un âge raffiné. Dans la seconde classe, on rapprochera ses tragédies historiques, Britannicus (1669), énergique tableau qui nous peint Rome impériale, au moment où Néron devient un monstre ; Bérénice (1670), suave élégie qui fit couler des larmes ; Bajazet (1672), nouveauté hardie qui transporte sur la scène un épisode d’histoire contemporaine ; Mithridate (1673) où Corneille est égalé par son rival. Enfin, après douze ans de silence, il étonne son siècle par Esther et Athalie, créations d’un maître que la Bible inspire.

Pour comprendre son originalité, rappelons-nous que cet homme de bien, attaché à tous ses devoirs jusqu’au scrupule ; que ce père si tendre et cet ami si dévoué reçut de la nature une âme ardente, une sensibilité inquiète, irritable, maladive et presque féminine, comme le prouvent ses vives épigrammes, ses lettres à Nicole, sa préface de Britannicus, et la fin de sa vie. Pour expier ses tragédies, ne songea-t-il pas à se faire chartreux ? N’est-ce point par bonté de cœur qu’il s’attira sa disgrâce, en donnant à madame de Maintenon un Mémoire sur les misères du royaume ? Son âme, prompte à s’exalter, était de celles qui font les grands artistes.

Aussi la passion est-elle son domaine. Nul n’a représenté par de plus touchantes et de plus pathétiques analyses les faiblesses et les orages du cœur humain ; il excite la pitié, la sympathie, l’attendrissement. Ses héros sont voisins de nous ; on se reconnaît en eux. Dans ses héroïnes, il combine avec un art exquis les nuances les plus délicates : aveux dissimulés, fins mouvements de pudeur alarmée, insinuations, fuites, retours, caprices de coquetterie hardie et discrète, effusions de sensibilité éplorée, éclats de désespoir, fierté, grandeur d’âme, abnégation prête à tous les sacrifices. On l’a blâmé de nous avoir offert sous des noms anciens des courtisans de Louis XIV. C’est oublier que tout poëte dramatique reproduit plus ou moins, à son insu, les mœurs de son temps. Il lui fallait parler à une société polie son propre langage, et lui plaire par le discernement des convenances.

Ses plans sont des modèles de dextérité. L’intérêt s’anime de scène en scène : tout est préparé, motivé, justifié. Jamais style ne fut plus flexible et plus harmonieux. Sa langue est souple, élégante, unie, riche de demi-teintes ; elle allie la force à la grâce, mais ses hardiesses n’effrayent point le goût. Racine appartient à la famille des génies studieux, tendres et épris de la perfection, qui ont cherché le naturel dans les formes les plus nobles et les plus choisies : c’est notre Virgile français.

Pierre Corneille jugé par Racine 1

Vous, monsieur, qui non-seulement étiez son frère, mais qui avez couru longtemps une même carrière avec lui, vous savez les obligations que lui a notre poésie ; vous savez en quel état se trouvait la scène française lorsqu’il commença à travailler. Quel désordre ! quelle irrégularité ! Nul goût, nulle connaissance des véritables beautés du théâtre ; les auteurs aussi ignorants que les spectateurs ; la plupart des sujets extravagants et dénués de vraisemblance ; point de mœurs, point de caractères ; la diction encore plus vicieuse que l’action, et dont les pointes et de misérables jeux de mots faisaient le principal ornement ; en un mot, toutes les règles de l’art, celles même de l’honnêteté et de la bienséance, partout violées.

Dans cette enfance, ou, pour mieux dire, dans ce chaos du poëme dramatique parmi nous, votre illustre frère, après avoir quelque temps cherché le bon chemin, et lutté, si je l’ose ainsi dire, contre le mauvais goût de son siècle, enfin inspiré d’un génie extraordinaire, et aidé de la lecture des anciens, fit voir sur la scène la raison, mais la raison accompagnée de toute la pompe, de tous les ornements dont notre langue est capable ; accorda heureusement la vraisemblance et le merveilleux, et laissa bien loin derrière lui tout ce qu’il avait de rivaux, dont la plupart, désespérant de l’atteindre, et n’osant plus entreprendre de lui disputer le prix, se bornèrent à combattre la voix publique déclarée pour lui, et essayèrent en vain, par leurs discours et leurs frivoles critiques, de rabaisser un mérite qu’ils ne pouvaient égaler.

La scène retentit encore des acclamations qu’excitèrent à leur naissance le Cid, Horace, Cinna, Pompée, tous ces chefs-d’œuvre représentés depuis sur tant de théâtres, traduits en tant de langues, et qui vivront à jamais dans la bouche des hommes. À dire le vrai, où trouvera-t-on un poëte qui ait possédé à la fois tant de grands talents, tant d’excellentes parties : l’art, la force, le jugement, l’esprit ? Quelle noblesse, quelle économie dans les sujets ! Quelle véhémence dans les passions ! quelle gravité dans les sentiments ! quelle dignité et en même temps quelle prodigieuse variété dans les caractères ! Combien de rois, de princes, de héros de toutes nations nous a-t-il représentés, toujours tels qu’ils doivent être, toujours uniformes avec eux-mêmes, et jamais ne se ressemblant les uns aux autres ! Parmi tout cela, une magnificence d’expression proportionnée aux maîtres du monde qu’il fait souvent parler ; capable néanmoins de s’abaisser quand il veut, et de descendre jusqu’aux plus simples naïvetés du comique, où il est encore inimitable ; enfin, ce qui lui est surtout particulier, une certaine force, une certaine élévation, qui surprend, enlève, et qui rend jusqu’à ses défauts, si on lui en peut trouver quelques-uns, beaucoup plus estimables que les vertus des autres : personnage véritablement né pour la gloire de son pays ; comparable, je ne dis pas à tout ce que l’ancienne Rome a eu d’excellents tragiques, puisqu’elle confesse elle-même qu’en ce genre elle n’a pas été fort heureuse, mais aux Eschyle, aux Sophocle, aux Euripide, dont la fameuse Athènes ne s’honore pas moins que des Thémistocle, des Périclès, des Alcibiade, qui vivaient en même temps qu’eux.

Oui, monsieur, que l’ignorance rabaisse tant qu’elle voudra l’éloquence et la poésie, et traite les habiles écrivains de gens inutiles dans les États, nous ne craindrons point de dire, à l’avantage des lettres et de ce corps fameux dont vous faites maintenant partie, que du moment que des esprits sublimes, passant de bien loin les bornes communes, se distinguent, s’immortalisent par des chefs-d’œuvre comme ceux de monsieur votre frère, quelque étrange inégalité que, durant leur vie, la fortune mette entre eux et les plus grands héros, après leur mort cette différence cesse : la postérité, qui se plaît, qui s’instruit dans les ouvrages qu’ils lui ont laissés, ne fait point de difficulté de les égaler à tout ce qu’il y a de plus considérable parmi les hommes, et fait marcher de pair l’excellent poëte et le grand capitaine. Le même siècle qui se glorifie aujourd’hui d’avoir produit Auguste ne se glorifie guère moins d’avoir produit Horace et Virgile. Ainsi, lorsque dans les âges suivants on parlera avec étonnement des victoires prodigieuses et de toutes les grandes choses qui rendront notre siècle l’admiration de tous les siècles à venir, Corneille, n’en doutons point, Corneille tiendra sa place dans toutes ces merveilles. La France se souviendra avec plaisir que sous le règne du plus grand de ses rois a fleuri le plus grand de ses poëtes. On croira même ajouter quelque chose à la gloire de notre auguste monarque, lorsqu’on dira qu’il a estimé, qu’il a honoré de ses bienfaits cet excellent génie ; que même, deux jours avant sa mort, et lorsqu’il ne lui restait plus qu’un rayon de connaissance, il lui envoya encore des marques de sa libéralité ; et qu’enfin les dernières paroles de Corneille ont été des remercîments pour Louis le Grand.

(Discours à l’Académie.)

Lettre de Racine à son fils ainé 1

Vous me faites plaisir de me rendre compte de vos lectures ; mais je vous exhorte à ne pas donner toute votre attention aux poëtes français. Songez qu’ils ne doivent servir qu’à votre récréation, et non pas à faire votre véritable étude. Ainsi je souhaiterais que vous prissiez quelquefois plaisir à m’entretenir d’Homère, de Quintilien et des autres auteurs de cette nature. Quant à votre épigramme2, je voudrais que vous ne l’eussiez point faite ; outre qu’elle est assez médiocre, je ne saurais trop vous recommander de ne vous point laisser aller à la tentation de faire des vers français, qui ne serviraient qu’à vous dissiper l’esprit ; surtout il n’en faut faire contre personne.

M. Despréaux a un talent qui lui est particulier, et qui ne doit point vous servir d’exemple, ni à vous ni à qui que ce soit. Il n’a pas seulement reçu du ciel un génie merveilleux pour la satire, mais il a encore avec cela un jugement excellent, qui lui fait discerner ce qu’il faut louer et ce qu’il faut reprendre. S’il a la bonté de vouloir s’amuser avec vous, c’est une des grandes félicités qui vous puisse arriver, et je vous conseille d’en bien profiter en l’écoutant beaucoup, et en décidant peu avec lui. Je vous dirai aussi que vous me feriez plaisir de vous attacher à votre écriture. Je veux croire que vous avez écrit fort vite les deux lettres que j’ai reçues de vous, car le caractère en paraît beaucoup négligé. Que tout ce que je vous dis ne vous chagrine point1 ; car, du reste, je suis très-content de vous, et je ne vous donne ces petits avis que pour vous exciter à faire de votre mieux en toutes choses. Votre mère vous fera part des nouvelles que je lui mande. Adieu, mon cher fils. Je ne sais pas bien si je serai en état d’écrire ni à vous ni à personne de plus de quatre jours ; mais continuez à me mander de vos nouvelles. Parlez-moi aussi un peu de vos sœurs, que vous me ferez plaisir d’embrasser pour moi. Je suis tout à vous.