(1865) Morceaux choisis des classiques français à l’usage des classes supérieures : chefs-d’oeuvre des prosateurs et des poëtes du dix-septième et du dix-huitième siècle (nouv. éd.). Classe de troisième « Morceaux choisis des classiques français à l’usage de la classe de troisième. Chefs-d’œuvre de prose. — Mézeray. (1610-1683.) » pp. 12-14
/ 273
(1865) Morceaux choisis des classiques français à l’usage des classes supérieures : chefs-d’oeuvre des prosateurs et des poëtes du dix-septième et du dix-huitième siècle (nouv. éd.). Classe de troisième « Morceaux choisis des classiques français à l’usage de la classe de troisième. Chefs-d’œuvre de prose. — Mézeray. (1610-1683.) » pp. 12-14

Mézeray.
(1610-1683.)

[Notice]

Mézeray, bien que son style eût conservé, dans notre époque littéraire la plus polie, quelque chose de la négligence gauloise, n’a pas encore été surpassé comme historien de la monarchie française. Il a souvent prêté aux personnages qu’il fait parler une vigueur qui était d’ailleurs un des traits de son caractère personnel. Né en 1610 près de Falaise, il suivit d’abord la carrière des armes ; mais bientôt attiré par la passion de l’histoire, il s’enferma au collége Sainte-Barbe pour se livrer à l’étude. Historiographe du roi, mais demeuré indépendant, on sait qu’il fut privé de sa pension par Colbert pour s’être exprimé trop vivement sur l’origine de quelques impôts. Il mourut en 1683, la même année que ce ministre. Dans le morceau que l’on va lire, il s’est égalé, comme l’a dit Voltaire, aux plus énergiques écrivains de la Grèce et de Rome.

Bon conseil d’Armand de Biron1 à Henri IV.

Sitôt que Henri se fut approché de Rouen, se saisissant des postes avantageux, et brûlant les moulins jusqu’aux portes, les bourgeois, extrêmement alarmés, témoignèrent si peu de résolution de se défendre, quoique le duc d’Aumale et Brissac, qui étaient dans la ville avec douze cents chevaux, tâchassent de les rassurer, et crièrent si fort au secours, qu’il fallut que le duc de Mayenne y vînt lui-même avec toute son armée. Il sembla, depuis, que le roi n’avait point prévu les dangereuses suites de cette entreprise, ni le péril presque inévitable où elle l’engagea. Et véritablement il ne s’était point imaginé que le duc de Mayenne dût amener toute son armée au secours de Rouen, ni que, s’il le voyait faire retraite, il osât passer la rivière pour l’aller chercher : il croyait même, faute d’être bien informé, son armée beaucoup plus faible et bien moins prête à marcher qu’elle n’était. En peu de jours, elle s’était merveilleusement grossie. Henri, fils du duc de Lorraine, était venu la joindre avec mille chevaux et deux mille hommes de pied ; le duc de Parme y avait envoyé quatre cents chevaux et douze cents hommes de pied wallons ; Christophe de Bassompierre, qui, longtemps avant la mort de Henri III, était allé faire des levées en Allemagne, y avait amené trois cornettes de reîtres ; Jacques Colalte, au service du roi d’Espagne, deux régiments de lansquenets et quelque cavalerie allemande ; le duc de Nemours, trois mille fantassins et la plus belle gendarmerie que l’on eût su voir ; et Balagny, les meilleures troupes qu’il avait pu tirer du Cambrésis : tellement que toutes ces forces jointes ensemble faisaient près de quatre mille chevaux et plus de quinze mille hommes de pied. Le roi, étant donc bien étonné d’apprendre que cette armée avait passé la Seine à Vernon et qu’il n’y avait plus de rivière entre-deux, mande en diligence à Longueville et à d’Aumont de ramasser leurs troupes et de se rendre auprès de lui. Cependant il se retire vers Dieppe, où certes il courait grande fortune d’être accablé, si l’absence du duc de Mayenne, qui de Mantes était allé à Bains en Hainaut s’aboucher avec le duc de Parme, n’eût retardé quelques jours la célérité de cette armée. Le dessein du duc était de l’acculer en quelque coin de Normandie, et de l’y serrer de si près qu’il fût contraint de chercher son salut en l’évasion et d’abandonner ses troupes, qui, se voyant sans chef, se fussent incontinent dissipées ou rendues à son parti. Pour cet effet, il alla reprenant toutes les petites places d’alentour, s’imaginant le cerner et puis l’envelopper tout à fait. Ce qui lui semblait si facile et si indubitable qu’il écrivit partout, et même en Espagne, qu’il tenait le Béarnais enfermé en un lieu d’où il ne lui pouvait échapper à moins que de sauter dans la mer.

Ces nouvelles ayant en peu de jours été portées par toute la France, le parlement, qui était à Tours, alarmé d’ailleurs des entreprises et des menées des ligueurs qui l’environnaient de tous côtés, dépêcha au roi Paul Huraut de Valegran, maître des requêtes et depuis archevêque d’Aix, par lequel il lui proposait qu’il ne voyait plus qu’un expédient pour sauver l’Etat : c’était que, comme autrefois on avait vu à Rome deux princes associés au gouvernement de l’empire, ainsi dans cette occasion l’oncle et le neveu régnassent conjointement, l’un ayant la conduite des affaires, l’autre celle des armes, et tous deux ralliant les religions ensemble. Les capitaines de son armée, les religionnaires mêmes, dont le courage endurci par les coups de la fortune ne rebroussait pas facilement contre le danger, comparant les forces de son ennemi avec les siennes, ne voyaient pas bien quel expédient les pourrait tirer de ce péril, et appréhendaient extrêmement pour le salut du roi, duquel dépendait celui de tout l’Etat ; de sorte que dans un conseil qu’il tint le cinquième de septembre, la plupart concluaient que, laissant ses troupes à terre fortifiées dans des postes où elles pourraient aisément soutenir les attaques de l’ennemi et attendre les renforts qui lui devaient arriver, il mît sa personne sacrée en sûreté, et qu’il s’embarquât au plus tôt pour prendre la route d’Angleterre ou de la Rochelle, de peur que, s’il tardait davantage, il ne se trouvât investi par mer aussi bien que par terre : ce que les vaisseaux que le duc de Parme avait tout prêts pourraient faire bien aisément, avec les barques qui descendaient de Rouen en très-grande quantité. Ils appuyaient cet avis de tant de sortes de considérations que le roi même commençait à s’ébranler, quand le maréchal de Biron, qui avait entendu ce discours avec dédain, fâché qu’il fit plus d’impression qu’il ne devait, prit la parole et d’une voix animée de colère dit au roi : « C’est donc tout de bon, sire, que l’on vous conseille de monter sur mer, comme s’il n’y avait point d’autre moyen de conserver votre royaume que de le quitter. Si vous n’étiez pas en France, il faudrait percer au travers de tous les hasards et de tous les obstacles du monde pour y venir : et maintenant que vous y êtes, on voudrait que vous en sortissiez ! et vos amis seraient d’avis que vous fissiez de votre bon gré ce que le plus grand effort de vos ennemis ne vous saurait contraindre de faire. En l’état que sont les choses, sortir de France seulement pour vingt-quatre heures, c’est s’en bannir pour jamais. On peut bien dire que vos espérances s’en iront au vent avec le vaisseau qui vous emportera ; et il ne faut point parler de retour : il serait aussi impossible que de la mort à la vie. Le péril, au reste, n’est pas si grand qu’on vous le dépeint. Ceux qui nous pensent envelopper sont ou ceux même que nous avons tenus enfermés si lâchement dans Paris, ou gens qui ne valent pas mieux, et qui auront plus d’affaires entre eux-mêmes que contre nous. Enfin, sire, nous sommes en France, il nous y faut enterrer : il s’agit d’un royaume, il faut l’emporter ou y perdre la vie. Et quand même il n’y aurait point d’autre sûreté pour votre sacrée personne que la fuite, je sais bien que vous aimeriez mieux mille fois mourir de pied ferme que de vous sauver par ce moyen. Votre Majesté ne souffrirait jamais qu’on dît qu’un cadet de la maison de Lorraine lui aurait fait perdre terre, encore moins qu’on la vît mendier à la porte d’un prince étranger. Non, non, sire, il n’y a ni couronne ni honneur pour vous delà la mer : si vous allez au-devant du secours d’Angleterre, il reculera ; si vous vous présentez au port de la Rochelle en homme qui se sauve, vous n’y trouverez que des reproches et du mépris. Je ne puis croire, pour moi, que vous deviez plutôt fier1 votre personne à l’inconstance des flots et à la merci de l’étranger qu’à tant de braves gentilshommes et tant de vieux soldats qui sont prêts de lui servir de rempart et de bouclier ; et je suis trop serviteur de Votre Majesté pour lui dissimuler que, si elle cherchait sa sûreté ailleurs que dans leur vertu, ils seraient obligés de chercher la leur dans un autre parti que dans le sien2. » Par de semblables paroles le maréchal ferma la bouche à ceux qui avaient ouvert cet avis ; et le roi, dont le courage suivait toujours les plus hardies résolutions et se déterminait facilement dans les plus pressantes rencontres, se résolut d’attendre l’ennemi dans un poste avantageux3.

Histoire de France, liv. LXII.