(1811) Cours complet de rhétorique « Livre troisième. Des Trois Genres principaux d’Éloquence. — Section troisième. La Tribune sacrée. — Chapitre III. Idée de l’Éloquence des Saints-Pères. »
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(1811) Cours complet de rhétorique « Livre troisième. Des Trois Genres principaux d’Éloquence. — Section troisième. La Tribune sacrée. — Chapitre III. Idée de l’Éloquence des Saints-Pères. »

Chapitre III.
Idée de l’Éloquence des Saints-Pères.

On peut considérer les apôtres comme les premiers orateurs chrétiens ; saint Jean Chrysostôme avance, et prouve que saint Paul fit plus de conversions par le talent de la parole, que par le don des miracles, et il en donne pour preuves l’étonnement de l’aréopage, et l’admiration des prêtres de Lystres en Lycaonie, qui voulurent lui offrir des victimes, comme au Dieu de l’éloquence. Le célèbre Longin, que l’on ne peut accuser ici de partialité, ne balance pas à compter saint Paul au nombre des grands orateurs de la Grèce.

L’éloquence des premiers disciples des apôtres fut simple et sans art. Ils ne songeaient point à parer leurs discours d’ornements étrangers : mais bientôt l’église compta ses orateurs, et il se forma des écoles où l’on enseigna publiquement l’éloquence sacrée.

Parmi les orateurs qui consacrèrent les premiers leurs talents et leur courage à l’apologie de la religion chrétienne, nous distinguons d’abord saint Justin, qui combattit les philosophes de son temps par leurs propres principes, et les réfuta par leurs seuls raisonnements. Il paraît que ces philosophes-là ressemblaient à beaucoup d’autres, et qu’il suffisait, pour les réduire au silence, de les opposer à eux-mêmes. Content d’exposer le vrai, saint Justin dédaigna les ressources et le fard de l’éloquence : mais son style rachète, par la force et la précision, le défaut total d’ornements.

Instruit dans les sciences de la Grèce, de l’Italie et de l’orient, où il avait beaucoup voyagé, Clément d’Alexandrie faisait entrer dans ses compositions cette masse de connaissances souvent mal digérées. Quoiqu’en général élégant et fleuri, son style est trop chargé de métaphores et d’allégories. La supériorité de ses talents et l’étendue prodigieuse de ses connaissances lui avaient attiré un grand nombre de disciples, et les écoles d’Alexandrie ont consacré à jamais son nom et sa gloire.

À l’âge de dix-huit ans, Origène succéda au grand homme dont nous venons de parler, dans la place de maître des écoles d’Alexandrie : c était alors la fonction la plus importante et la plus glorieuse de l’église. Origène ne se bornait point à instruire de vive voix ses disciples : il composait des ouvrages qui ont assuré l’immortalité à son nom, et à la religion, des partisans de sa morale, dans tous les temps. Le caractère dominant de son éloquence est la force, la profondeur des idées, la vivacité du raisonnement, et la noblesse soutenue du style.

Saint Basile, dit Fénelon, est grave, sentencieux, austère même dans sa morale. Il avait profondément médité l’évangile, connaissait bien le cœur humain, et savait concilier la force et la douceur. Une supériorité de génie, une manière énergique dans sa composition, des mouvements impétueux, un style toujours noble, persuadèrent enfin aux sophistes grecs que les chrétiens avaient leur Platon et leur Démosthène.

Sans condamner la manière serrée et austère de saint Basile, son ami, saint Grégoire de Nazianze crut devoir accorder quelque chose à la délicatesse de son siècle. Brillant dans ses pensées, riche dans ses expressions, élégant dans ses tours, subtil, ingénieux dans ses réflexions, lumineux dans ses raisonnements, il n’a été surpassé que par saint Jean Chrysostôme, auquel il ne faut songer à rien comparer.

Jamais homme, dit l’abbé Auger, n’a peut-être plus réuni les talents de l’orateur. Quelle élévation dans les pensées ! quelle richesse dans l’élocution ! quelle abondance de figures et d’images ! quelle force et souvent quelle rapidité dans le style ! quelle simplicité et quelle pureté dans l’expression ! c’est vraiment l’Homère des orateurs. Il ressemblait beaucoup à Démosthène et à Cicéron, et n’était cependant ni l’un ni l’autre. Il tenait de la force du premier, et avait la facilité, l’heureuse abondance, le nombre et la majesté du second. Il semble avoir fondu dans son style les différents styles des plus célèbres orateurs, pour se former une manière unique, et qui est devenue son caractère distinctif. Chez lui, tout tend à la persuasion ; il place chaque chose avec dessein. À une connaissance profonde du cœur de l’homme, il joint l’art de s’en rendre maître quand il veut, et d’imprimer à tous ses mouvements le degré de force et de chaleur nécessaire.

Les orateurs de l’église latine sont en général inférieurs à ceux de l’église grecque. Ils paraissent s’être ressentis davantage de la corruption du goût qui régnait à l’époque où ils ont écrit. Déjà, dit Fénelon, les raffinements d’esprit avaient prévalu, instruits par les mauvais rhéteurs de leur temps, les pères étaient entraînés par le préjugé universel. On ne croyait pas qu’il fût permis de parler d’une manière simple et naturelle. Pour bien apprécier jusqu’à quel point ces grands orateurs ont su s’élever au-dessus d’un siècle de décadence il faut se rappeler sans cesse le pays et l’époque où ils ont vécu, et les comparer à ceux de leurs contemporains qui ont joui alors de quelque célébrité.

Le nom de Tertullien retentit souvent dans la chaire ; il est peu de discours sacrés où l’orateur ne fortifie souvent ses raisonnements et ses preuves des preuves et des raisonnements de Tertullien. Il ne faut pas croire cependant que cet Africain fameux soit un guide toujours sûr, un oracle toujours infaillible. Son imagination, ardente comme le ciel sous lequel il était né, et l’excessive austérité de son caractère, l’ont jeté dans des écarts qui pourraient égarer l’inexpérience des jeunes orateurs. On admire souvent, dans ses écrits, la grandeur et la force des sentiments et des idées ; mais on y rencontre aussi des pensées fausses, des raisonnements tirés de trop loin, et péniblement amenés à une conclusion peu satisfaisante. Son style a quelque chose d’extraordinaire, est hérissé de métaphores, et chargé d’un faste qui devrait être toujours étranger au langage de la vérité.

C’est ce que n avait peut-être point assez senti saint Ambroise. L’éclat et la pompe de son éloquence tournèrent sûr lui tous les regards de l’occident, et le firent admirer comme un prodige. On lui reproche cependant d’avoir trop prodigué quelquefois les idées subtiles, les métaphores recherchées et les allégories. Mais ces défauts sont rachetés en partie par la douceur, la noblesse et la gravité qui règnent dans ses discours.

Ce grand homme ne s’est point garanti des défauts de son siècle, auxquels sa vivacité naturelle lui donnait peut-être trop de pente. Il prodigue les saillies et les jeux de mots ; il s’abandonne trop souvent à l’impétuosité de son imagination ; mais quand il sait s’en rendre maître, et la captiver dans les limites convenables, personne ne raisonne avec plus de force, ne connaît mieux le cœur humain, n’observe plus scrupuleusement les bienséances. Il est tout ensemble sublime et populaire, et s’exprime presque toujours d’une manière tendre, affectueuse et insinuante.

Voilà les vrais, les grands modèles qu’il faut étudier avec soin, qu’il faut avoir sans cesse sous les yeux, si l’on veut remplir avec succès la carrière imposante de l’éloquence sacrée. Voilà à quelle école respectable s’étaient formés les hommes qui ont le plus contribué parmi nous à la gloire de la chaire, au triomphe des vérités évangéliques, et par conséquent à la félicité du genre humain : deux choses qui sont l’une de l’autre une conséquence immédiate, et que l’on n’a jamais séparées impunément.

Ce n’est pas que ce bel art de convaincre les hommes des vérités les plus consolantes et les plus essentielles à l’harmonie sociale, et au bonheur de chacun en particulier, n’ait eu, comme tous les autres, son état d’enfance, ses moments de faiblesse, et ses époques de décadence. Mais comme nous ne cherchons ici que des vérités toujours utiles à présenter à toutes les classes de lecteurs, et des modèles à offrir à nos jeunes rhétoriciens, passons sur l’ordre des temps, et hâtons-nous d’arriver au règne de la véritable éloquence chrétienne chez les Français.