La Fontaine1
(1621-1695.)
[Notice]
Né à Château-Thierry (Champagne) le 8 juillet 1621, La Fontaine fit plus que de surpasser les fabulistes qui lui avaient frayé la voie ou qui devaient le suivre : il éleva l’apologue à un rang dont on n’avait pas soupçonné la hauteur. Jamais écrivain ne se piqua toutefois moins que lui de prétentions ambitieuses : il ignora assez longtemps que la nature l’eût créé poête, et elle était sa simplicité, qu’il sembla dans la suite, en produisant ses plus grandes beautés, obéir à une sorte d’instinct supérieur. Non que le travail n’ait mûri les fruits spontanés du génie de La Fontaine ; mais le comble de l’art fut pour lui, comme pour tous les maîtres, d’en dissimuler la trace : au mérite de plaire il joignit essentiellement, d’après sa propre expression, celui de paraître n’y penser pas. De là l’originalité et le charme de cet auteur inimitable1 : ce qui complète l’un et l’autre, c’est que, sous l’inspiration vraie qui le dirige, on aperçoit toujours le cœur de l’homme. Nul ne prend plus d’intérêt que lui à tout ce qu’il raconte ; et la race humaine n’est pas le seul objet sur lequel il épanche le riche fonds de sa bienveillance : les animaux sont pour lui des hôtes de cette terre, auxquels il n’est pas étranger. Sa vive sympathie anime tout l’univers à nos yeux, et ses fables sont comme une vaste scène où il se montre souvent le rival de Molière2. Non moins que Molière, il nous avertit et nous corrige en nous amusant. Chez lui, que de règles de conduite et de préceptes le morale renfermés dans des vers devenus proverbes et présents à toutes les mémoires ! Quel âge et quelle situation de la vie n’ont pas beaucoup à lui emprunter3 ?
Le Savetier et le Financier4.
Les Animaux malades de la peste4.
Un mal qui répand la terreur,Mal que le ciel en sa fureurInventa pour punir les crimes de la terre5,La peste (puisqu’il faut l’appeler par son nom),Capable d’enrichir en un jour l’Achéron1,Faisait aux animaux la guerre.Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés :On n’en voyait point d’occupésA chercher le soutien d’une mourante vie ;Nul mets n’excitait leur envie2 ;Ni loups ni renards n’épiaientLa douce et l’innocente proie ;Les tourterelles se fuyaient :Plus d’amour, partant plus de joie3.Le lion tint conseil, et dit : « Mes chers amis,Je crois que le ciel a permisPour nos péchés cette infortune.Que le plus coupable de nousSe sacrifie aux traits du céleste courroux ;Peut-être il obtiendra la guérison commune :L’histoire nous apprend qu’en de tels accidentsOn fait de pareils dévoûments.Ne nous flattons donc point : voyons sans indulgenceL’état de notre conscience.Pour moi, satisfaisant mes appétits gloutons,J’ai dévoré force moutons.Que m’avaient-ils fait ? nulle offense ;Même il m’est arrivé quelquefois de mangerLe berger4 ».Je me dévoûrai donc, s’il le faut : mais je penseQu’il est bon que chacun s’accuse ainsi que moi ;Car on doit souhaiter, selon toute justice,Que le plus coupable périsse.Sire, dit le renard, vous êtes trop bon roi :Vos scrupules font voir trop de délicatesse.Eh bien ! manger moutons, canaille, sotte espèce,Est-ce un péché ? Non, non. Vous leur fîtes, seigneur,En les croquant, beaucoup d’honneur ;Et, quant au berger, l’on peut direQu’il était digne de tous maux,Étant de ces gens-là qui sur les animauxSe font un chimérique empire. »Ainsi dit le renard1 ; et flatteurs d’applaudir.On n’osa trop approfondirDu tigre, ni de l’ours, ni des autres puissances,Les moins pardonnables offenses.Tous les gens querelleurs, jusqu’aux simples mâtins,Au dire de chacun étaient de petits saints.L’âne vint à son tour, et dit : « J’ai souvenanceQu’en un pré de moines passant,La faim, l’occasion, l’herbe tendre, et, je pense,Quelque diable aussi me poussant,Je tondis de ce pré la largeur de ma langue :Je n’en avais nul droit, puisqu’il faut parler net2»A ces mots, on cria haro1 sur le baudet.Un loup, quelque peu clerc2, prouva par sa harangueQu’il fallait dévouer ce maudit animal,Ce pelé, ce galeux d’où venait tout le mal.Sa peccadille fut jugée un cas pendable.Manger l’herbe d’autrui ! quel crime abominable3 !Rien que la mort n’était capableD’expier son forfait. On le lui fit bien voir.Selon que vous serez puissant ou misérable,Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir4Liv. VII, fab. 15
Le Coche et la Mouche.
Dans un chemin montant, sablonneux, malaisé,Et de tous les côtés au soleil exposé,Six forts chevaux tiraient un coche6.Femmes, moine, vieillards, tout était descendu :L’attelage suait, soufflait, était rendu1.Une mouche survient, et des chevaux s’approche ;Prétend les animer par son bourdonhnement,Pique l’un, pique l’autre, et pense à tout momentQu’elle fait aller la machine ;S’assied sur le timon, sur le nez du cocher.Aussitôt que le char chemine,Et qu’elle voit les gens marcher,Elle s’en attribue uniquement la gloire,Va, vient, fait l’empressée : il semble que ce soitUn sergent de bataille2, allant en chaque endroitFaire avancer ses gens et hâter la victoire.La mouche, en ce commun besoin,Se plaint qu’elle agit seule, et qu’elle a tout le soin ;Qu’aucun n’aide aux chevaux à se tirer d’affaire.Le moine disait son bréviaire :Il prenait bien son temps ! Une femme chantait :C’était bien de chansons qu’alors il s’agissait !Dame mouche s’en va chanter à leurs oreilles,Et fait cent sottises pareilles.Après bien du travail le coche arrive au haut3« Respirons maintenant ! dit la mouche aussitôt :J’ai tant fait que sons gens sont enfin dans la plaine.Çà, messieurs les chevaux, payez-moi de ma peine. »Ainsi certaines gens, faisant les empressés,S’introduisent dans les affaires ;Ils font partout les nécessaires,Et, partout importuns, devraient être chassés 4Liv. VII, fab. 95
La Laitière et le Pot-au lait1.
Perrette, sur sa tête ayant un pot au lait,Bien posé sur un coussinet,Prétendait arriver sans encombre à la ville2Légère et court vêtue, elle allait à grands pas,Ayant mis ce jour-là, pour être plus agile,Cotillon simple et souliers plats3Notre laitière ainsi troussée,Comptait déjà dans sa penséeTout le prix de son lait ; en employait l’argent ;Achetait un cent d’œufs ; faisait triple couvée :La chose allait à bien par son soin diligent.« Il m’est, disait-elle, facileD’élever des poulets autour de ma maison ;Le renard sera bien habileS’il ne m’en laisse assez pour avoir un cochon.Le porc à s’engraisser coûtera peu de son :Il était, quand je l’eus, de grosseur raisonnable ;J’aurai, le revendant, de l’argent bel et bon.Et qui m’empêchera de mettre en notre étable,Vu le prix dont il est4, une vache et son veau,Que je verrai sauter au milieu du troupeau ? »Perrette là-dessus saute aussi, transportée :Le lait tombe ; adieu veau, vache, cochon, couvée5La dame de ces biens, quittant d’un œil marri1Sa fortune ainsi, répandue,Va s’excuser à son mari,En grand danger d’être battue…
Quel esprit ne bat la campagne ?Qui ne fait châteaux en Espagne2 ?Picrochole, Pyrrhus3, la laitière ; enfin tous,Autant les sages que les fous !Chacun songe en veillant ; il n’est rien de plus doux :Une flateuse erreur emporte alors nos âmes ;Tout le bien du monde est à nous…Quand je suis seul, je fais au plus brave un défi :Je m’écarte, je vais détrôner le sofi4 ;On m’élit roi, mon peuple m’aime :Les diadèmes vont sur ma tête pleuvant.Quelque accident fait-il que je rentre en moi-même,Je suis gros Jean5 comme devant.Liv. VII, fab. 106
Épître à l’évêque d’Avranches (Huet1)
Le poëte y témoigne son admiration pour les anciens, en même temps qu’il expose sa manière de composer.