Béranger
1780-1859
[Notice]
Sage et avisé comme Franklin, épicurien aimable comme Horace et La Fontaine, Béranger éleva la chanson à la dignité de l’ode. Son adresse fut de faire tressaillir les fibres vives de la foule. Le peuple reconnut en lui les souvenirs et les instincts de son patriotisme, comme aussi les préjugés et les faiblesses de ses passions parfois injustes ou aveugles. Chantre des vaincus et des morts, il sut, par des notes attendries ou légères, allier la sensibilité à l’ironie, et faire venir une larme aux yeux, un sourire aux lèvres : en célébrant la bravoure, la gloire et l’amour de la patrie, il trouva le secret d’associer dans une sorte d’idéal les mots d’Empire et de Liberté. Sa gaieté, composée de bon sens narquois et de malice, eut le tort de ne pas toujours respecter ce qui est respectable ; aussi toutes les couronnes qu’on lui a décernées ne seront-elles pas immortelles.
Mais s’il convient de le lire avec choix, il faut admirer▶ son talent savant, plein de ruses, de calcul et d’étude. Il excelle à imaginer des cadres, de petits drames, des motifs, qui mettent en action une pensée ou un sentiment. Il est sans rival dans l’art d’amener le refrain. Il a de l’essor, du souffle lyrique ; son rhythme est vif, svelte et allègre. Il sème dans le détail de son style le sel d’un esprit gaulois. Il esquisse en se jouant des tableaux frais et souriants. Il est classique, par une facture dont l’aisance apparente a connu le travail et les lenteurs de la lime1.
Souvenirs d’enfance
1
1831
Lieux où jadis m’a bercé l’Espérance,Je vous revois à plus de cinquante ans.On rajeunit aux souvenirs d’enfance,Comme on renaît au souffle du printemps.
Salut à vous, amis de mon jeune âge !Salut, parents que mon amour bénit !Grâce à vos soins, ici, pendant l’orage,Pauvre oiselet, j’ai pu trouver un nid2.
J’ai fait ici plus d’un apprentissage,A la paresse3, hélas ! toujours enclin ;Mais je me crus des droits au nom de sage,Lorsqu’on m’apprit le métier de Franklin4.
C’était à l’âge où naît l’amitié franche,Sol que fleurit un matin plein d’espoir5.Un arbre y croît dont souvent une brancheNous sert d’appui pour marcher jusqu’au soir.
Lieux où jadis m’a bercé l’Espérance6,Je vous revois à plus de cinquante ans.On rajeunit aux souvenirs d’enfance,Comme on renaît au souffle du printemps.
C’est dans ces murs qu’en des jours de défaitesDe l’ennemi j’écoutais le canon7.Ici, ma voix, mêlée aux chants des fêtes,De la patrie a bégayé le nom8.Ame rêveuse, aux ailes de colombe,De mes sabots, là, j’oubliai le poids.Du ciel, ici, sur moi la foudre tombe,Et m’apprivoise avec celle des rois1.
Contre le sort ma raison s’est arméeSous l’humble toit, et vient aux mêmes lieuxNarguer la gloire, inconstante fumée,Qui tire aussi des larmes de nos yeux2.
Amis, parents, témoins de mon aurore,Objets d’un culte avec le temps accru,Oui, mon berceau me semble doux encore,Et la berceuse a pourtant disparu.
Lieux où jadis m’a bercé l’Espérance,Je vous revois à plus de cinquante ans.On rajeunit aux souvenirs d’enfance,Comme on renaît au souffle du printemps.(Édit. Garnier frères.)
Projets ambitieux
J’ai le sujet d’un poëme héroïque3 ;Qu’avant dix ans le monde en soit doté !Oui, le front ceint d’une couronne épique,Dans l’avenir fondons ma royauté.
Mais mon sujet prête à la tragédie4 ;J’y pourrai prendre un plus rapide essor ;Dialoguons, et ma pièce applaudieM’enivrera d’honneur, de gloire et d’or5.La tragédie est un bien long ouvrage ;L’ode1 au sujet, comme à moi, convient mieux ;Riche d’encens, elle en fait le partageAux rois d’abord, et, s’il en reste2, aux dieux.
Mais l’ode exige un trop long flux de style ;Mieux vaux traiter mon sujet en chanson.Dormez en paix, Pindare, Homère, Eschyle ;J’ai rêvé d’aigle, et m’éveille pinson3.
Sans s’amoindrir, quel grand projet s’achève ?Plus d’un génie a dû manquer d’entrain.Ainsi de tout. Tel qui restreint son rêveA des chansons, laisse à peine un quatrain4.(Chansons posthumes, édit. Garnier frères.)
Mon vieil habit
Le vieux sergent (1823)
Près du rouet de sa fille chérie,Le vieux sergent se distrait de ses maux,Et d’une main que la balle a meurtrieBerce en riant deux petits-fils jumeaux4Assis tranquille au seuil du toit champêtre,Son seul refuge après tant de combats5,Il dit parfois : « Ce n’est pas tout de naître ;Dieu, mes enfants, vous donne un beau trépas ! »
Mais qu’entend-il ? Le tambour qui résonne ;Il voit au loin passer un bataillon6.Le sang remonte à son front qui grisonne ;Le vieux coursier a senti l’aiguillon1.Hélas ! soudain, tristement il s’écrie :« C’est un drapeau que je ne connais pas2 ! »Ah ! si jamais vous vengez la patrie,Dieu, mes enfants, vous donne un beau trépas !
Qui nous rendra, dit cet homme héroïque,Aux bords du Rhin, à Jemmape3, à Fleurus,Ces paysans, fils de la république,Sur la frontière à sa voix accourus !Pieds nus, sans pain4, sourds aux lâches alarmes,Tous à la gloire allaient du même pas.Le Rhin lui seul peut retremper5 nos armes.Dieu, mes enfants, vous donne un beau trépas !
De quel éclat brillaient dans la batailleCes habits bleus par la victoire usés6 !La liberté mêlait à la mitrailleDes fers rompus et des sceptres brisés7.Les nations, reines par nos conquêtes8,Ceignaient de fleurs le front de nos soldats.Heureux celui qui mourut dans ces fêtes !Dieu, mes enfants, vous donne un beau trépas !
Tant de vertu trop tôt fut obscurcie :Pour s’anoblir, nos chefs sortent des rangs ;Par la cartouche encor toute noircie,Leur bouche est prête à flatter les tyrans9.La liberté déserte avec ses armes ;D’un trône à l’autre ils vont offrir leurs bras ;A notre gloire on mesure nos larmes1 :Dieu, mes enfants, vous donne un beau trépas !
Sa fille alors, interrompant sa plainte,Tout en filant, lui chante à demi-voixCes airs proscrits qui, les frappant de crainte,Ont en sursaut réveillé tous les rois2.« Peuple, à ton tour, que ces chants te réveillent ;Il en est temps ! » dit-il aussi tout bas3 ;Puis il répète à ses fils qui sommeillent :« Dieu, mes enfants, vous donne un beau trépas ! »(Édit. Garnier frères.)