(1865) Morceaux choisis des classiques français à l’usage des classes supérieures : chefs-d’oeuvre des prosateurs et des poëtes du dix-septième et du dix-huitième siècle (nouv. éd.). Classe de troisième « Morceaux choisis des classiques français à l’usage de la classe de troisième. Chefs-d’œuvre de prose. — Buffon. (1707-1788.) » pp. 146-152
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(1865) Morceaux choisis des classiques français à l’usage des classes supérieures : chefs-d’oeuvre des prosateurs et des poëtes du dix-septième et du dix-huitième siècle (nouv. éd.). Classe de troisième « Morceaux choisis des classiques français à l’usage de la classe de troisième. Chefs-d’œuvre de prose. — Buffon. (1707-1788.) » pp. 146-152

Buffon.
(1707-1788.)

[Notice]

Né à Montbar en Bourgogne, en 1707, Buffon fut parmi nous l’historien de la nature, comme Aristote l’avait été chez les Grecs et Pline chez les Latins ; mais, avec plus de richesse que le premier, il eut plus d’exactitude que le second : la direction du Jardin des plantes, qu’il reçut de Louis XV à trente-deux ans, détermina sa vocation et lui ouvrit la voie où il ne cessa de marcher avec autant d’efforts que de gloire. Auparavant, Buffon s’était livré à l’étude des sciences : son puissant génie s’attacha dès lors à pénétrer dans tous les secrets de l’art d’écrire, dont il nous a si parfaitement tracé les lois. Par là, en donnant à son grand ouvrage l’immortalité du style, il se plaça au nombre des quatre hommes dont l’influence et le nom dominent le dix-huitième siècle : aussi admiré que Voltaire, que Rousseau, que Montesquieu, moins discuté que celui-ci, plus respecté que les deux autres. Sa calme et majestueuse destinée eut quelque chose de spécial dans cette époque, dont les sourdes agitations ne parvinrent pas jusqu’à sa laborieuse retraite ; et, par une dernière faveur du sort, il s’éteignit, plein d’honneurs et de jours, la veille de cette révolution qui eût épouvanté sa vieillesse et qui devait immoler son fils unique1.

Barbarie des âges antiques ; effets de la civilisation.

Que pouvons-nous dire de ces siècles de barbarie qui se sont écoulés en pure perte pour nous ? ils sont ensevelis pour jamais dans une nuit profonde ; l’homme d’alors, replongé dans les ténèbres de l’ignorance, a, pour ainsi dire, cessé d’être homme1 : car la grossièreté, suivie de l’oubli des devoirs, commence par relâcher les liens de la société, la barbarie achève de les rompre ; les lois méprisées ou proscrites ; les mœurs dégénérées en habitudes farouches ; l’amour de l’humanité, quoique gravé en caractères sacrés, effacé dans les cœurs ; l’homme enfin sans éducation, sans morale, réduit à mener une vie solitaire et sauvage, n’offre, au lieu de sa haute nature, que celle d’un être dégradé au-dessous de l’animal.

Néanmoins, après la perte des sciences, les arts utiles auxquels elles avaient donné naissance se sont conservés : la culture de la terre devenue plus nécessaire à mesure que les hommes se trouvaient plus nombreux, plus serrés ; toutes les pratiques qu’exige cette même culture, tous les arts que supposent la construction des édifices, la fabrication des idoles et des armes, la texture2 des étoffes, etc., ont survécu à la science ; ils se sont répandus de proche en proche, perfectionnés de loin en loin ; ils ont suivi le cours des grandes populations : l’ancien empire de la Chine s’est élevé le premier, et presque en même temps celui des Atlantes en Afrique ; ceux du continent de l’Asie, celui de l’Egypte, d’Ethiopie, se sont successivement établis, et enfin celui de Rome, auquel notre Europe doit son existence civile. Ce n’est donc que depuis environ trente siècles que la puissance de l’homme s’est réunie à celle de la nature, et s’est étendue sur la plus grande partie de la terre : les trésors de sa fécondité jusqu’alors étaient enfouis, l’homme les a mis au grand jour ; ses autres richesses, encore plus profondément enterrées, n’ont pu se dérober à ses recherches, et sont devenues le prix de ses travaux. Partout, lorsqu’il s’est conduit avec sagesse, il a suivi les leçons de la nature, profité de ses exemples, employé ses moyens, et choisi dans son immensité tous les objets qui pouvaient lui servir ou lui plaire. Par son intelligence, les animaux ont été apprivoisés, subjugués, domptés, réduits à lui obéir à jamais ; par ses travaux, les marais ont été desséchés, les fleuves contenus, leurs cataractes effacées, les forêts éclaircies, les landes cultivées ; par sa réflexion, les temps ont été comptés, les espaces mesurés, les mouvements célestes reconnus, combinés, représentés, le ciel et la terre comparés, l’univers agrandi et le Créateur dignement adoré ; par son sort émané de la science, les mers ont été traversées, les montagnes franchies, les peuples rapprochés, un nouveau monde découvert, mille autres terres isolées sont devenues son domaine ; enfin la face entière de la terre porte aujourd’hui l’empreinte de la puissance de l’homme, laquelle, quoique subordonnée à celle de la nature, souvent a fait plus qu’elle1, ou du moins l’a si merveilleusement secondée, que c’est à l’aide de nos mains qu’elle s’est développée dans toute son étendue, et qu’elle est arrivée par degrés au point de perfection et de magnificence où nous la voyons aujourd’hui.

Époques de la nature 2, VIIe et dernière époque.

Le cheval.

La plus noble conquête que l’homme ait jamais faite est celle de ce fier et fougueux animal qui partage avec lui les fatigues de la guerre et la gloire des combats : aussi intrépide que son maître, le cheval voit le péril et l’affronte ; il se fait au bruit des armes, il l’aime, il le cherche, et s’anime de la même ardeur. Il partage aussi ses plaisirs : à la chasse, aux tournois, à la course, il brille, il étincelle. Mais, docile autant que courageux, il ne se laisse point emporter à son feu, il sait réprimer ses mouvements : non-seulement il fléchit sous la main de celui qui le guide, mais il semble consulter ses désirs ; et, obéissant toujours aux impressions qu’il en reçoit, il se précipite, se modère ou s’arrête, et n’agit que pour y satisfaire. C’est une créature qui renonce à son être pour n’exister que par la volonté d’un autre, qui sait même la prévenir, qui, par la promptitude et la précision de ses mouvements, l’exprime et l’exécute ; qui sent autant qu’on le désire, et ne rend qu’autant qu’on le veut ; qui, se livrant sans réserve, ne se refuse à rien, sert de toutes ses forces, s’excède, et même meurt pour mieux obéir1

Le cheval est de tous les animaux celui qui, avec une grande taille, a le plus de proportion et d’élégance dans les parties de son corps : car, en lui comparant les animaux qui sont immédiatement au-dessus et au-dessous, on verra que l’âne est mal fait, que le lion a la tête trop grosse, que le bœuf a les jambes trop minces et trop courtes pour la grosseur de son corps, que le chameau est difforme, et que les plus gros animaux, le rhinocéros et l’éléphant, ne sont pour ainsi dire que des masses informes. Le grand allongement des mâchoires est la principale cause de la différence entre la tête des quadrupèdes et celle de l’homme : c’est aussi le caractère le plus ignoble de tous ; cependant, quoique les mâchoires du cheval soient fort allongées, il n’a pas comme l’âne un air d’imbécillité, ou de stupidité comme le bœuf. La régularité des proportions de sa tête lui donne, au contraire, un air de légèreté qui est bien soutenu par la beauté de son encolure2. Le cheval semble vouloir se mettre au-dessus de son état de quadrupède en élevant sa tête : dans cette noble attitude, il regarde l’homme face à face. Ses yeux sont vifs et bien ouverts, ses oreilles sont bien faites et d’une juste grandeur, sans être courtes comme celles du taureau ou trop longues comme celles de l’âne ; sa crinière accompagne bien sa tête, orne son cou et lui donne un air de force et de fierté ; sa queue traînante et touffue couvre et termine avantageusement l’extrémité de son corps : mais l’attitude de la tête et du cou contribue plus que celle de toutes les autres parties du corps à donner au cheval un noble maintien.

Histoire naturelle 1 : quadrupèdes domestiques.

La fauvette.

Le triste hiver, saison de mort, est le temps du sommeil, ou plutôt de la torpeur de la nature : les insectes sans vie, les reptiles sans mouvement, les végétaux sans verdure et sans accroissement, tous les habitants de l’air détruits ou relégués, ceux des eaux renfermés dans des prisons de glace, et la plupart des animaux terrestres confinés dans les cavernes, les antres et les terriers, tout nous présente les images de la langueur et de la dépopulation ; mais le retour des oiseaux au printemps est le premier signal et la douce annonce du réveil de la nature vivante, et les feuillages renaissants, et les bocages revêtus de leur nouvelle parure, sembleraient moins frais et moins touchants sans les nouveaux hôtes qui viennent les animer.

De ces hôtes des bois, les fauvettes sont les plus nombreuses comme les plus aimables ; vives, agiles, légères et sans cesse remuées2, tous leurs mouvements ont l’air du sentiment, tous leurs accents le ton de la joie. Ces jolis oiseaux arrivent au moment où les arbres développent leurs feuilles et commencent à laisser épanouir leurs fleurs ; ils se dispersent dans toute l’étendue de nos campagnes : les uns viennent habiter nos jardins ; d’autres préfèrent les avenues et les bosquets ; plusieurs espèces s’enfoncent dans les grands bois, et quelques-unes se cachent au milieu des roseaux. Ainsi les fauvettes remplissent tous les lieux de la terre, et les animent par les mouvements et les accents de leur tendre gaieté.

La fauvette à tête noire est de toutes les fauvettes celle qui a le chant le plus agréable et le plus continu : il tient un peu de celui du rossignol, et l’on en jouit plus longtemps ; car, plusieurs semaines après que ce chantre du printemps s’est tu, l’on entend les bois résonner partout du chant de ces fauvettes ; leur voix est facile, pure et légère, et leur chant s’exprime par une suite de modulations peu étendues, mais agréables, flexibles et nuancées : ce chant semble tenir de la fraîcheur des lieux où il se fait entendre ; il en peint la tranquillité, il en exprime même le bonheur : car les cœurs sensibles n’entendent pas sans une douce émotion les accents inspirés par la nature aux êtres qu’elle rend heureux.

Même ouvrage : oiseaux.

L’oiseau-mouche.

De tous les êtres animés, voici le plus élégant pour la forme et le plus brillant pour les couleurs. Les pierres et les métaux polis par notre art ne sont pas comparables à ce bijou de la nature : elle l’a placé dans l’ordre des oiseaux au dernier degré de l’échelle de grandeur ; son chef-d’œuvre est le petit oiseau-mouche ; elle l’a comblé de tous les dons qu’elle n’a fait que partager aux autres oiseaux : légèreté, rapidité, prestesse, grâce et riche parure, tout appartient à ce petit favori. L’émeraude, le rubis, la topaze, brillent sur ses habits1 : il ne les souille jamais de la poussière de la terre ; et, dans sa vie toute2 aérienne, on le voit à peine toucher le gazon par instants ; il est toujours en l’air, volant de fleurs en fleurs ; il a leur fraîcheur, comme il a leur éclat ; il vit de leur nectar, et n’habite que les climats où sans cesse elles se renouvellent.

C’est dans les contrées les plus chaudes du nouveau monde que se trouvent toutes les espèces d’oiseaux-mouches : elles sont assez nombreuses et paraissent confinées entre les deux tropiques ; car ceux qui s’avancent en été dans les zones tempérées n’y font qu’un court séjour : ils semblent suivre le soleil, s’avancer, se retirer avec lui, et voler sur l’aile des zéphyrs à la suite d’un printemps éternel.

Les Indiens, frappés de l’éclat et du feu que rendent les couleurs de ces brillants oiseaux, leur avaient donné les noms de rayons ou cheveux du soleil. Pour le volume, les petites espèces de ces oiseaux sont au-dessous du taon pour la grandeur et du bourdon pour la grosseur. Leur bec est une aiguille fine ; leurs petits yeux noirs ne paraissent que deux points brillants ; les plumes de leurs ailes sont si délicates, qu’elles en paraissent transparentes. A peine aperçoit-on leurs pieds, tant ils sont courts et menus : ils en font peu d’usage ; et ils ne se posent que pour passer la nuit, et se laissent, pendant le jour, emporter dans les airs ; leur vol est continu, bourdonnant et rapide : on compare le bruit de leurs ailes à celui d’un rouet. Leur battement est si vif, que l’oiseau, s’arrêtant dans les airs, paraît non-seulement immobile, mais tout à fait sans action. On le voit s’arrêter ainsi quelques instants devant une fleur, et partir comme un trait pour aller à une autre ; il les visite toutes, les flattant de ses ailes, sans jamais s’y fixer, mais aussi sans les quitter jamais. Il ne fait que pomper leur miel, et c’est à cet usage que sa langue paraît uniquement destinée : elle est composée de deux fibres creuses, formant un petit canal, divisé au bout en deux filets ; elle a la forme d’une trompe, dont elle fait les fonctions : l’oiseau la darde hors de son bec, et la plonge jusqu’au fond du calice des fleurs pour en tirer les sucs.

Rien n’égale la vivacité de ces petits oiseaux, si ce n’est leur courage, ou plutôt leur audace. On les voit poursuivre avec furie des oiseaux vingt fois plus gros qu’eux, s’attacher à leur corps, et, se laissant emporter par leur vol, les becqueter à coups redoublés jusqu’à ce qu’ils aient assouvi leur petite colère. Quelquefois même ils se livrent entre eux de très-vifs combats : l’impatience paraît être leur âme ; s’ils s’approchent d’une fleur, et qu’ils la trouvent fanée, ils lui arrachent les pétales avec une précipitation qui marque leur dépit. Ils n’ont d’autre voix qu’un petit cri fréquent et répété ; ils le font entendre dans les bois dès l’aurore, jusqu’à ce qu’aux premiers rayons du soleil tous prennent l’essor et se dispersent dans les campagnes.

Même ouvrage : ibid.