(1865) Morceaux choisis des classiques français à l’usage des classes supérieures : chefs-d’oeuvre des prosateurs et des poëtes du dix-septième et du dix-huitième siècle (nouv. éd.). Classe de troisième « Morceaux choisis des classiques français à l’usage de la classe de troisième. Chefs-d’œuvre de prose. — La Rochefoucauld. (1613-1680.) » pp. 15-19
/ 256
(1865) Morceaux choisis des classiques français à l’usage des classes supérieures : chefs-d’oeuvre des prosateurs et des poëtes du dix-septième et du dix-huitième siècle (nouv. éd.). Classe de troisième « Morceaux choisis des classiques français à l’usage de la classe de troisième. Chefs-d’œuvre de prose. — La Rochefoucauld. (1613-1680.) » pp. 15-19

La Rochefoucauld.
(1613-1680.)

[Notice]

La Rochefoucauld, que l’on connut dans sa jeunesse sous le nom de prince de Marsillac, naquit à Paris en 1613. Doué de beaucoup d’esprit naturel, de courage et d’ambition, il se mêla aux intrigues et aux combats de la Fronde, pendant la minorité de Louis XIV ; mais il sut se réconcilier à propos avec la cour et devint l’objet de plusieurs faveurs du prince. Après une vieillesse tranquille et heureuse, il mourut en 1680. La vie brillante de ce grand seigneur ne l’eût pas sauvé de l’oubli ; mais il avait le goût de l’observation, et le petit volume des Maximes que lui inspira l’étude des hommes a suffi pour l’immortaliser. Ce n’est pas que la justesse en soit inattaquable ; bien au contraire : on a dit avec raison que cet auteur calomniait souvent la nature humaine. Mais la perfection du style, qui fait vivre les ouvrages, recommande au plus haut point le livre de La Rochefoucauld. On peut en dire autant de ses Mémoires sur la régence d’Anne d’Autriche. « Il a, selon un bon critique de notre époque1, des endroits dignes de Pascal et de Bossuet. On y trouve une vigueur extrême de pensée, une beauté simple d’expression, et souvent une manière de relever la phrase qui est tout à fait dans le genre des maîtres. On peut certainement l’offrir comme un modèle du style concis. » Ajoutons que si l’on a dû critiquer, comme peu généreuses, plusieurs de ses réflexions2, il en est d’autres dont on ne saurait méconnaître la vérité. Les excellents morceaux qui vont suivre prouveront assez la finesse de son jugement et son talent d’écrire.

Devoirs de la société et de l’amitié.

La complaisance est nécessaire dans la société, mais elle doit avoir des bornes : elle devient une servitude quand elle est excessive. Il faut du moins qu’elle paraisse libre, et qu’en suivant le sentiment de nos amis, ils soient persuadés que c’est aussi le nôtre que nous suivons.

Il faut être facile à1 excuser nos amis, quand leurs défauts sont nés avec eux, et qu’ils sont moindres que leurs bonnes qualités. Il faut souvent éviter de leur faire voir qu’on les ait remarqués, et qu’on en soit choqué. On doit essayer de faire en sorte qu’ils puissent s’en apercevoir eux-mêmes, pour leur laisser le mérite de s’en corriger.

Il y a une sorte de politesse qui est nécessaire dans le commerce des honnêtes gens2 : elle leur fait entendre raillerie, et elle les empêche d’être choqués et de choquer les autres par de certaines façons de parler trop sèches et trop dures, qui échappent souvent sans y penser quand on soutient son opinion avec chaleur.

Le commerce des honnêtes gens ne peut subsister sans une certaine sorte de confiance ; elle doit être commune entre eux : il faut que chacun ait un air de sûreté et de discrétion qui ne donne jamais lieu de craindre qu’on puisse rien dire par imprudence.

On doit aller au-devant de ce qui peut plaire à ses amis, chercher les moyens de leur être utile, leur épargner des chagrins, leur faire voir qu’on les partage avec eux quand on ne peut les détourner, les effacer insensiblement, sans prétendre de les arracher3 tout d’un coup, et mettre à la place des objets agréables ou du moins qui les occupent. On peut leur parler de choses qui les regardent, mais ce n’est qu’autant qu’ils le permettent, et on doit y garder beaucoup de mesure. Il y a de la politesse, et quelquefois même de l’humanité, à ne pas entrer trop avant dans les replis de leur cœur.

Réflexions et Sentences.

De la conversation : comment il faut y prendre part.

Ce qui fait que peu de personnes sont agréables dans la conversation, c’est que chacun songe plus à ce qu’il a dessein de dire qu’à ce que les autres disent, et que l’on n’écoute guère quand on a bien envie de parler.

Néanmoins il est nécessaire d’écouter ceux qui parlent1. Il faut leur donner le temps de se faire entendre et souffrir même qu’ils disent des choses inutiles. Bien loin de les contredire et de les interrompre, on doit au contraire entrer dans leur esprit et dans leur goût, montrer qu’on les entend, louer ce qu’ils disent autant qu’il2 mérite d’être loué, et faire voir que c’est plutôt par choix3 qu’on les loue que par complaisance.

Pour plaire aux autres, il faut parler de ce qu’ils aiment et de ce qui les touche, éviter les disputes sur les choses indifférentes, leur faire rarement des questions et ne leur laisser jamais croire qu’on prétend avoir plus de raison qu’eux.

On doit dire les choses d’un air plus ou moins sérieux et sur des sujets plus ou moins relevés, selon l’honneur et la capacité des personnes que l’on entretient, et leur céder aisément l’avantage de décider, sans les obliger de répondre, quand ils n’ont pas envie de parler.

Après avoir satisfait de cette sorte aux devoirs de la politesse, on peut dire ses sentiments, en montrant qu’on cherche à les appuyer de l’avis de ceux qui écoutent, sans marquer de présomption ni d’opiniâtreté.

Evitons surtout de parler souvent de nous-mêmes, et de nous donner pour exemple. Rien n’est plus désagréable qu’un homme qui se cite lui-même à tout propos4.

Il ne faut jamais rien dire avec un air d’autorité, ni montrer aucune supériorité d’esprit5. Fuyons les expressions trop recherchées, les termes durs ou forcés, et ne nous servons point de paroles plus grandes que les choses.

Il n’est pas défendu de conserver ses opinions, si elles sont raisonnables. Mais il faut se rendre à la raison aussitôt qu’elle paraît, de quelque part qu’elle vienne : elle seule doit régner sur nos sentiments ; mais suivons-la sans heurter les sentiments des autres et sans faire paraître du mépris de ce qu’ils ont dit1.

On déplaît sûrement quand on parle trop longtemps et trop souvent d’une même chose, et que l’on cherche à détourner la conversation sur des sujets dont on se croit plus instruit que les autres.

Ibid.

De l’air et des manières : ils doivent être naturels.

Ce qui fait que la plupart des petits enfants plaisent, c’est qu’ils sont encore renfermés dans cet air et dans ces manières que la nature leur a donnés, et qu’ils n’en connaissent point d’autres2. Ils les changent et les corrompent quand ils sortent de l’enfance ; ils croient qu’il faut imiter ce qu’ils voient, et ils ne le peuvent parfaitement imiter : il y a toujours quelque chose de faux et d’incertain dans cette imitation. Ils n’ont rien de fixe dans leurs manières et dans leurs sentiments : au lieu d’être en effet3 ce qu’ils veulent paraître, ils cherchent à paraître ce qu’ils ne sont pas.

Chacun veut être un autre, et n’être plus ce qu’il est : ils cherchent une contenance hors d’eux-mêmes et un autre esprit que le leur ; ils prennent des tons et des manières au hasard, sans considérer que ce qui convient à quelques-uns ne convient pas à tout le monde. On imite souvent, même sans s’en apercevoir, et on néglige ses propres biens pour des biens étrangers, qui d’ordinaire ne nous conviennent pas.

Je ne prétends pas, par ce que je dis, nous renfermer tellement en nous-mêmes, que nous n’ayons pas la liberté de suivre des exemples et de joindre à nous des qualités utiles ou nécessaires que la nature ne nous a pas données. La bonne grâce et la politesse conviennent à tout le monde ; mais les qualités acquises doivent avoir un certain rapport et une certaine union avec nos propres qualités, qui les étende et les augmente imperceptiblement1.

Ibid.

Choix de maximes.

L’amour-propre est le plus grand de tous les flatteurs.

Quelque découverte que l’on ait faite dans le pays de l’amour-propre, il y reste encore bien des terres inconnues.

Les passions sont les seuls orateurs qui persuadent toujours : elles sont comme un art de la nature, dont les règles sont infaillibles ; et l’homme le plus simple, qui a de la passion, persuade mieux que le plus éloquent qui n’en a point.

Les passions ont une injustice et un propre intérêt, qui fait qu’il est dangereux de les suivre, et qu’on s’en doit défier lors même qu’elles paraissent les plus raisonnables.

Si nous n’avions point d’orgueil, nous ne nous plaindrions point de celui des autres.

Nous n’avons pas assez de force pour suivre toute notre raison.

Il n’y a point d’accidents si malheureux dont les habiles gens ne tirent quelque avantage, ni de si heureux que les imprudents ne puissent tourner à leur préjudice.

Le silence est le parti le plus sûr pour celui qui se défie de soi-même.

Ce qui nous rend si changeants dans nos amitiés, c’est qu’il est difficile de connaître les qualités de l’âme et facile de connaître celles de l’esprit.

Tout le monde se plaint de sa mémoire, et personne ne se plaint de son jugement.

La marque d’un mérite extraordinaire est de voir que ceux qui l’envient le plus sont contraints de le louer.

Chacun dit du bien de son cœur, et personne n’en ose dire de son esprit.