(1868) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, à l’usage de tous les établissements d’instruction. Cours supérieurs. Première partie : prose « Extraits des classiques français. première partie — Pascal, 1623-1662 » pp. 56-71
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(1868) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, à l’usage de tous les établissements d’instruction. Cours supérieurs. Première partie : prose « Extraits des classiques français. première partie — Pascal, 1623-1662 » pp. 56-71

Pascal
1623-1662

[Notice]

Né à Clermont-Ferrand dans une famille où l’intelligence s’alliait à la vertu, élevé librement par un père qui fut un homme supérieur, Blaise Pascal manifesta dès l’enfance des dons merveilleux, le génie des sciences mathématiques, et une sensibilité passionnée pour le bien, avide d’un bonheur noble et infini. On sait que, sans le secours d’aucun livre, il trouva seul, à l’âge de douze ans, les trente-deux premières propositions d’Euclide. D’autres découvertes précoces et restées célèbres prouvèrent qu’en tout ordre de connaissances son regard avait une intuition divinatrice. Il lui était plus facile d’inventer que d’apprendre. Sereine et austère, malgré l’essor d’un cœur ardent, sa jeunesse ne connut que les troubles et les orages de la pensée.

Mis en relation avec les religieux de Port-Royal, devenu leur disciple candide, et bientôt leur intrépide avocat, il composa pour les défendre contre leurs adversaires les Lettres de Louis de Montalte à un provincial de ses amis (1656-57). Bien que cette querelle ait perdu son à-propos, la verve d’une ironie éloquente, des principes d’éternelle morale, la dialectique d’un bon sens convaincu, et les beautés d’un art supérieur assurent un intérêt durable à ce pamphlet, qui demeure comme une date impérissable de notre littérature. Il y fixe la langue que parleront les maîtres.

Chrétien sincère, et ambitieux de donner aux vérités de la foi la rigueur de la certitude scientifique, il conçut l’idée d’appliquer à l’apologie des dogmes révélés une méthode et des raisons qui devaient forcer l’incrédule dans ses derniers retranchements. Ses Pensées sont inspirées par le feu sacré d’une âme éprise du vrai et dévouée au bien de l’humanité. Mais, frappé à mort par un mal que développèrent les excès du travail, il ne put que jeter sur le papier des aperçus, des éclairs. Bien que l’édifice n’ait pas été construit, ses matériaux ont la beauté de ruines imposantes.

Son éloquence porte dans la défense de la religion cette angoisse et cette haute mélancolie que d’autres ont rencontrées dans le doute. Il s’attache à la croix comme un naufragé à la planche du salut. Au sentiment de notre grandeur et de notre misère, il associe l’accent d’un cœur qui a souffert. De là ce style incomparable qui se colore, s’échauffe, rayonne, allie l’audace à la simplicité, le raisonnement, la logique la plus pressante à l’imagination et à la sensibilité. M. Sainte-Beuve a dit de lui : « On s’élève, on se purifie, dans les heures qu’on passe en tête à tête avec cet athlète, ce héros, ce martyr du monde moral et invisible.1 »

Respect de la vie humaine 2

L’esprit de l’Église est entièrement éloigné des maximes séditieuses qui ouvrent la porte aux soulèvements auxquels les peuples sont si naturellement portés. Elle a toujours enseigné à ses enfants qu’on ne doit point rendre le mal pour le mal ; qu’il faut céder à la colère, ne point résister à la violence ; rendre à chacun ce qu’on lui doit, honneur, tribut, soumission ; obéir aux magistrats et aux supérieurs, même injustes, parce qu’on doit toujours respecter en eux la puissance de Dieu qui les a établis sur nous. Elle leur défend encore plus fortement que les lois civiles de se faire justice à eux-mêmes : et c’est par son esprit que les rois chrétiens ne se la font pas dans les crimes de lèse-majesté même au premier chef, et qu’ils remettent les criminels entre les mains des juges pour les faire punir selon les lois et dans les formes de la justice.

Tout le monde sait qu’il n’est jamais permis aux particuliers de demander la mort de personne, et que quand un homme nous aurait ruinés, estropiés, brûlé nos maisons, tué notre père, et qu’il se disposerait encore à nous assassiner et à nous perdre d’honneur3, on n’écouterait point en justice la demande que nous ferions de sa mort : de sorte qu’il a fallu établir des personnes publiques qui la demandent de la part du roi, ou plutôt de la part de Dieu. Est-ce par grimace et par feinte que les juges chrétiens ont établi ce règlement ; et ne l’ont-ils pas fait pour proportionner les lois civiles à celles de l’Évangile, de peur que la pratique extérieure de la justice ne fût contraire aux sentiments intérieurs que des chrétiens doivent avoir ?

Supposez que ces personnes publiques demandent la mort de celui qui a commis tous ces crimes : que fera-t-on là-dessus ? lui portera-t-on incontinent le poignard dans le sein ? Non : la vie des hommes est trop importante, on y agit avec plus de respect ; les lois ne l’ont pas soumise à toutes sortes de personnes, mais seulement aux juges dont on a examiné la probité et la naissance. Et croyez-vous qu’un seul suffise pour condamner un homme à mort ? Il en faut sept pour le moins. Il faut que de ces sept il n’y en ait aucun qui ait été offensé par le criminel, de peur que la passion n’altère ou ne corrompe son jugement. Et vous savez qu’afin que leur esprit soit aussi plus pur, on observe encore de donner les heures du matin à ces fonctions : tant on apporte de soin pour les préparer à une action si grande, où ils tiennent la place de Dieu, dont ils sont les ministres, pour ne condamner que ceux qu’il condamne lui-même.

Et c’est pourquoi, afin d’y agir comme fidèles dispensateurs de cette puissance divine d’ôter la vie aux hommes, ils n’ont la liberté de juger que selon les dépositions des témoins, et selon toutes les autres formes qui leur sont prescrites ; ensuite desquelles1 ils ne peuvent en conscience prononcer que selon les lois, ni juger dignes de mort que ceux que les lois y condamnent. Et alors, si l’ordre de Dieu les oblige d’abandonner au supplice le corps de ces misérables, le même ordre de Dieu les oblige de prendre soin de leurs âmes criminelles ; et c’est même parce qu’elles sont criminelles qu’ils sont plus obligés à en prendre soin : de sorte qu’on ne les envoie à la mort qu’après leur avoir donné moyen de pourvoir à leur conscience. Tout cela est bien pur et bien innocent ; et néanmoins l’Église abhorre tellement le sang, qu’elle juge encore incapables du ministère de ses autels ceux qui auraient assisté à un arrêt de mort, quoique accompagné de toutes ces circonstances si religieuses1 : par où il est aisé de concevoir quelle idée l’Église a de l’homicide.

(Quatorzième Provinciale, sur l’homicide.)

Sur le principe d’autorité 2

Le respect que l’on porte à l’antiquité est aujourd’hui à tel point, dans les matières où il doit avoir moins de force, que l’on se fait des oracles de toutes ses pensées, et des mystères même de ses obscurités ; que l’on ne peut plus avancer de nouveautés sans péril, et que le texte d’un auteur suffit pour détruire les plus fortes raisons. Ce n’est pas que mon intention soit de corriger un vice par un autre, et de ne faire nulle estime des anciens parce que l’on en fait trop.

Mais il faut relever le courage de ces gens timides qui n’osent rien inventer en physique, et confondre l’insolence de ces téméraires qui produisent des nouveautés en théologie. Cependant le malheur du siècle est tel, qu’on voit beaucoup d’opinions nouvelles en théologie, inconnues à toute l’antiquité, soutenues avec obstination et reçues avec applaudissement ; au lieu que celles qu’on produit dans la physique, quoique en petit nombre, semblent devoir être convaincues de fausseté dès qu’elles choquent tant soit peu les opinions reçues : comme si le respect qu’on a pour les anciens philosophes était de devoir, et que celui que l’on porte aux plus anciens des Pères était seulement de bienséance ! Je laisse aux personnes judicieuses à remarquer l’importance de cet abus qui pervertit l’ordre des sciences avec tant d’injustice ; et je crois qu’il y en aura peu qui ne souhaitent que cette liberté 3 s’applique à d’autres objets, puisque les inventions nouvelles sont infailliblement des erreurs dans les matières1 que l’on profane impunément, et qu’elles sont absolument nécessaires pour la perfection de tant d’autres sujets incomparablement plus bas, que toutefois on n’oserait toucher.

Partageons avec plus de justice notre crédulité et notre défiance, et bornons ce respect que nous avons pour les anciens. Comme la raison le fait naître, elle doit aussi le mesurer ; et considérons que s’ils fussent demeurés dans cette retenue de n’oser rien ajouter aux connaissances qu’ils avaient reçues, ou que ceux de leur temps eussent fait la même difficulté de recevoir les nouveautés qu’ils leur offraient, ils se seraient privés eux-mêmes et leur postérité du fruit de leurs inventions.

Puisqu’ils ne se sont servis de celles qui leur avaient été laissées que comme de moyens pour en avoir de nouvelles, puisque cette heureuse hardiesse leur a ouvert le chemin aux grandes choses, nous devons prendre celles qu’ils nous ont acquises2 de la même sorte, et à leur exemple en faire les moyens et non pas la fin de notre étude, et ainsi tâcher de les surpasser en les imitant.

Car qu’y a-t-il de plus injuste que de traiter nos anciens avec plus de retenue qu’ils n’ont fait ceux qui les ont précédés, et d’avoir pour eux ce respect inviolable qu’ils n’ont mérité de nous que parce qu’ils n’en ont pas eu un pareil pour ceux qui ont eu sur eux le même avantage ?…

Les secrets de la nature sont cachés ; quoiqu’elle agisse toujours, on ne découvre pas toujours ses effets : le temps les révèle d’âge en âge, et quoique toujours égale en elle-même, elle n’est pas toujours également connue.

Les expériences qui nous en donnent l’intelligence multiplient continuellement ; et, comme elles sont les seuls principes de la physique, les conséquences multiplient à proportion.

C’est de cette façon que l’on peut aujourd’hui prendre d’autres sentiments et de nouvelles opinions sans mépriser les anciens et 3 sans ingratitude, puisque les premières connaissances qu’ils nous ont données ont servi de degrés aux nôtres, et que dans ces avantages nous leur sommes redevables de l’ascendant que nous avons sur eux ; parce que s’étant élevés jusqu’à un certain degré où ils nous ont portés, le moindre effort nous fait monter plus haut, et avec moins de peine et moins de gloire nous nous trouvons au-dessus d’eux. C’est de là que nous pouvons découvrir des choses qu’il leur était impossible d’apercevoir. Notre vue a plus d’étendue, et quoiqu’ils connussent aussi bien que nous tout ce qu’ils pouvaient remarquer de la nature, ils n’en connaissaient pas1 tant néanmoins, et nous voyons plus qu’eux.

Cependant il est étrange de quelle sorte on révère leurs sentiments. On fait un crime de les contredire et un attentat d’y ajouter, comme s’ils n’avaient plus laissé de vérités à connaître2.

N’est-ce pas là traiter indignement la raison de l’homme, et la mettre en parallèle avec l’instinct des animaux, puisqu’on en ôte la principale différence, qui consiste en ce que les effets du raisonnement augmentent sans cesse, au lieu que l’instinct demeure toujours dans un état égal ? Les ruches des abeilles étaient aussi bien mesurées il y a mille ans qu’aujourd’hui, et chacune d’elles forme cet hexagone aussi exactement la première fois que la dernière. Il en est de même de tout ce que les animaux produisent par ce mouvement occulte. La nature les instruit à mesure que la nécessité les presse ; mais cette science fragile se perd avec les besoins qu’ils en ont : comme ils la reçoivent sans étude, ils n’ont pas le bonheur de la conserver ; et toutes les fois qu’elle leur est donnée, elle leur est nouvelle, puisque la nature n’ayant pour objet que de maintenir les animaux dans un ordre de perfection bornée, elle leur inspire cette science nécessaire, toujours égale, de peur qu’ils ne tombent dans le dépérissement, et ne permet pas qu’ils y ajoutent, de peur qu’ils ne passent les limites qu’elle leur a prescrites3. Il n’en est pas de même de l’homme, qui n’est produit que pour l’infinité. Il est dans l’ignorance au premier âge de sa vie ; mais il s’instruit sans cesse dans son progrès ; car il tire avantage, non-seulement de sa propre expérience, mais encore de celle de ses prédécesseurs, parce qu’il garde toujours dans sa mémoire les connaissances qu’il s’est une fois acquises, et que celles des anciens lui sont toujours présentes dans les livres qu’ils en ont laissés. Et comme il conserve ces connaissances, il peut aussi les augmenter facilement ; de sorte que les hommes sont aujourd’hui en quelque sorte dans le même état où se trouveraient ces anciens philosophes, s’ils pouvaient avoir vieilli jusques à présent, en ajoutant aux connaissances qu’ils avaient celles que leurs études auraient pu leur acquérir à la faveur de tant de siècles. De là vient que, par une prérogative particulière, non-seulement chacun des hommes s’avance de jour en jour dans les sciences, mais que tous les hommes ensemble y font un continuel progrès à mesure que l’univers vieillit, parce que la même chose arrive dans la succession des hommes que dans les âges différents d’un particulier. De sorte que toute la suite des hommes, pendant le cours de tant de siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement1 : d’où l’on voit avec combien d’injustice nous respectons l’antiquité dans ses philosophes ; car, comme la vieillesse est l’âge le plus distant de l’enfance, qui ne voit que la vieillesse chez cet homme universel ne doit pas être cherchée dans les temps proches de sa naissance, mais dans ceux qui en sont les plus éloignés ? Ceux que nous appelons anciens étaient véritablement nouveaux en toutes choses, et formaient l’enfance des hommes proprement ; et comme nous avons joint à leurs connaissances l’expérience des siècles qui les ont suivis, c’est en nous que l’on peut trouver cette antiquité que nous révérons dans les autres.

(Préface sur le Traité du vide. 1647-1651.)

Misère de l’homme

Que l’homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté, qu’il éloigne sa vue des objets bas qui l’environnent, qu’il regarde cette éclatante lumière mise comme une lampe éternelle pour éclairer l’univers ; que la terre lui paraisse comme un point, au prix du vaste tour que cet astre décrit1, et qu’il s’étonne de ce que ce vaste tour lui-même n’est qu’un point très-délicat à l’égard de celui que les astres qui roulent dans le firmament embrassent2. Mais si notre vue s’arrête là, que l’imagination passe outre ; elle se lassera plus tôt de concevoir que la nature de fournir. Tout ce monde visible n’est qu’un trait imperceptible dans l’ample sein de la nature3 ; nulle idée n’en approche. Nous avons beau enfler nos conceptions au delà des espaces imaginables, nous n’enfantons que des atomes au prix de la réalité des choses : c’est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part4 ; enfin, c’est le plus grand caractère sensible de la toute-puissance de Dieu que notre imagination se perde dans cette pensée.

Que l’homme étant revenu à soi considère ce qu’il est au prix de ce qui est ; qu’il se regarde comme égaré dans ce canton détourné de la nature ; et que de ce petit cachot où il se trouve logé, j’entends l’univers5, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes et soi-même son juste prix.

Qu’est-ce qu’un homme dans l’infini ? Mais, pour lui présenter un autre prodige aussi étonnant, qu’il recherche dans ce qu’il connaît les choses les plus délicates ; qu’un ciron lui offre dans la petitesse de son corps des parties incomparablement plus petites, des jambes avec des jointures, des veines dans ces jambes, du sang dans ces veines, des humeurs dans ce sang, des gouttes dans ces humeurs, des vapeurs dans ces gouttes ; que, divisant encore ces dernières choses, il épuise ses forces en ces conceptions, et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant celui de notre discours ; il pensera peut-être que c’est là l’extrême petitesse de la nature. Je veux lui faire voir là-dedans un abîme nouveau. Je lui veux peindre non-seulement l’univers visible, mais l’immensité qu’on peut concevoir de la nature dans l’enceinte de ce raccourci d’atome6. Qu’il y voie une infinité d’univers, dont chacun a son firmament, ses planètes, sa terre, en la même proportion que le monde visible, dans cette terre, des animaux, et enfin des cirons, dans lesquels il retrouvera ce que les premiers ont donné ; et, trouvant encore dans les autres la même chose, sans fin et sans repos, qu’il se perde dans ces merveilles aussi étonnantes par leur petitesse que les autres par leur étendue : car qui n’admirera que notre corps, qui tantôt n’était pas perceptible dans l’univers, imperceptible lui-même dans le sein du tout, soit à présent un colosse, un monde ou plutôt un tout à l’égard du néant où l’on ne peut arriver1 ?

Qui se considérera de la sorte s’effrayera de soi-même, et, se considérant soutenu dans la masse que la nature lui a donnée entre ces deux abîmes de l’infini et du néant, il tremblera dans la vue de ces merveilles ; et je crois que sa curiosité se changeant en admiration, il sera plus disposé à les contempler en silence qu’à les rechercher avec présomption.

Car, enfin, qu’est-ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable ; également incapable de voir le néant d’où il est tiré et l’infini où il est englouti.

(Pensées de Pascal.)

Grandeur de l’homme

Nous avons une si grande idée de l’âme de l’homme, que nous ne pouvons souffrir d’en être méprisés et de n’être pas dans l’estime d’une âme ; et toute la félicité des hommes consiste dans cette estime.

La plus grande bassesse de l’homme est la recherche de la gloire : mais c’est cela même qui est la plus grande marque de son excellence ; car, quelque possession qu’il ait sur la terre, quelque santé et commodité essentielle qu’il ait, il n’est pas satisfait s’il n’est dans l’estime des hommes. Il estime si grande la raison de l’homme, que, quelque avantage qu’il ait sur la terre, s’il n’est placé avantageusement aussi dans la raison de l’homme, il n’est pas content. C’est la plus belle place du monde : rien ne peut le détourner de ce désir, et c’est la qualité la plus ineffaçable du cœur de l’homme.

Et ceux qui méprisent le plus les hommes, et qui les égalent aux bêtes, encore veulent-ils en être admirés et crus, et se contredisent à eux-mêmes par leur propre sentiment, leur nature, qui est plus forte que tout, les convainquant de la grandeur de l’homme plus fortement que la raison ne les convainc de leur bassesse.

Cette duplicité de l’homme est si visible, qu’il y en a qui ont pensé que nous avions deux âmes ; un sujet simple leur paraissant incapable de telles et si soudaines variétés, d’une présomption démesurée à un horrible abattement de cœur.

Malgré la vue de toutes nos misères qui nous touchent, qui nous tiennent à la gorge1, nous avons un instinct que nous ne pouvons réprimer, qui nous élève2.

La grandeur de l’homme est si visible, qu’elle se tire même de sa misère. Car ce qui est nature aux animaux, nous l’appelons misère en l’homme, par où nous reconnaissons que la nature étant aujourd’hui pareille à celle des animaux, il est déchu d’une meilleure nature qui lui était propre autrefois.

Car, qui se trouve malheureux de n’être pas roi, sinon un roi dépossédé ? Trouvait-on Paul-Émile malheureux de n’être plus consul ? Au contraire, tout le monde trouvait qu’il était heureux de l’avoir été, parce que sa condition n’était pas de l’être toujours. Mais on trouvait Persée si malheureux de n’être plus roi, parce que sa condition était de l’être toujours, qu’on trouvait étrange de ce qu’il supportait la vie. Qui se trouve malheureux de n’avoir qu’une bouche ? et qui ne se trouvera malheureux de n’avoir qu’un œil ? On ne s’est peut-être jamais avisé de s’affliger de n’avoir pas trois yeux ; mais on est inconsolable de n’en point avoir.

La grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable. Un arbre ne se connaît pas misérable.

C’est donc être misérable que de se connaître misérable ; mais c’est être grand que de connaître qu’on est misérable.

Toutes ces misères-là même prouvent sa grandeur. Ce sont misères de grand seigneur, misères d’un roi dépossédé1.

L’homme connaît qu’il est misérable. Il est donc misérable, puisqu’il l’est ; mais il est bien grand, puisqu’il le connaît.

Ce n’est point de l’espace que je dois chercher ma dignité, mais c’est du règlement2 de ma pensée. Je n’aurai pas davantage en possédant des terres. Par l’espace l’univers me comprend et m’engloutit comme un point ; par la pensée je le comprends.

L’homme n’est qu’un roseau le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser. Une vapeur, une goutte d’eau, suffit pour le tuer. Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il meurt ; et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien.

Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C’est de là qu’il faut nous relever, non de l’espace et de la durée que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale.

L’homme est visiblement fait pour penser : c’est toute sa dignité et tout son mérite ; et tout son devoir est de penser comme il faut : or l’ordre de la pensée est de commencer par soi, et par son auteur et sa fin.

Or, à quoi pense le monde ? Jamais à cela ; mais à danser, à jouer du luth, à chanter, à faire des vers, à courir la bague, etc., à se bâtir, à se faire roi, sans penser à ce que c’est qu’être roi et qu’être homme.

Il est dangereux de trop faire voir à l’homme combien il est égal aux bêtes, sans lui montrer sa grandeur. Il est encore dangereux de lui trop faire voir sa grandeur sans sa bassesse. Il est encore plus dangereux de lui laisser ignorer l’un et l’autre. Mais il est très-avantageux de lui représenter l’un et l’autre.

Il ne faut pas que l’homme croie qu’il est égal aux bêtes, ni aux anges3, ni qu’il ignore l’un et l’autre, mais qu’il sache l’un et l’autre.

S’il se vante, je l’abaisse ; s’il s’abaisse, je le vante et le contredis toujours, jusqu’à ce qu’il comprenne qu’il est un monstre incompréhensible.

Que l’homme maintenant s’estime son prix. Qu’il s’aime, car il a en lui une nature capable de bien ; mais qu’il n’aime pas pour cela les bassesses qui y sont. Qu’il se méprise, parce que cette capacité est vide ; mais qu’il ne méprise pas pour cela cette capacité naturelle. Qu’il se haïsse, qu’il s’aime : il a en lui la capacité de connaître la vérité et d’être heureux ; mais il n’a point de vérité ou constante, ou satisfaisante.

Je voudrais donc porter l’homme à désirer d’en trouver, à être prêt et dégagé des passions pour la suivre où il la trouvera ; sachant combien sa connaissance s’est obscurcie par les passions, je voudrais bien qu’il haït en soi la concupiscence qui le détermine d’elle-même, afin qu’elle ne l’aveuglât point pour faire son choix, et qu’elle ne l’arrêtât point quand il aura choisi.

(Apologie de la Religion.)

L’éloquence

L’éloquence continue ennuie.

L’éloquence est un art de dire les choses de telle façon que ceux à qui l’on parle puissent les entendre sans peine et avec plaisir, ou qu’ils s’y sentent intéressés, en sorte que l’amour-propre les porte plus volontiers à y faire réflexion. Elle consiste donc dans une correspondance qu’on tâche d’établir entre l’esprit et le cœur de ceux à qui l’on parle d’un côté, et de l’autre les pensées et les expressions dont on se sert ; ce qui suppose qu’on aura bien étudié le cœur de l’homme pour en savoir tous les ressorts, et pour trouver ensuite les justes proportions du discours qu’on veut y assortir. Il faut se mettre à la place de ceux qui veulent nous entendre, et faire essai sur son propre cœur du tour qu’on donne à son discours, afin de voir si l’un est fait pour l’autre, et si l’on peut s’assurer que l’auditeur sera comme forcé de se rendre1. Il faut se renfermer le plus qu’il est possible dans le simple naturel ; ne pas faire grand ce qui est petit, ni petit ce qui est grand. Ce n’est pas assez qu’une chose soit belle, il faut qu’elle soit propre au sujet, qu’il n’y ait rien de trop1, ni rien de manque.

L’éloquence est une peinture de la pensée, et ainsi ceux qui, après avoir peint, ajoutent encore, font un tableau au lieu d’un portrait2.

Quand on voit le style naturel, on est tout étonné et ravi ; car on s’attendait de voir un auteur, et on trouve un homme3.

Il faut qu’on ne puisse dire ni il est mathématicien, ni prédicateur, ni éloquent, mais il est honnête homme. Cette qualité universelle me plaît seule. Lorsqu’en voyant un homme on se souvient de son livre, c’est mauvais signe. Je voudrais qu’on ne s’aperçût d’aucune qualité que par la rencontre et l’occasion d’en user.

La vraie éloquence se moque de l’éloquence ; la vraie morale se moque de la morale4.

À la reine Christine

Madame,

Si j’avois autant de santé que de zèle, j’irois moi-même présenter à Votre Majesté un ouvrage de plusieurs années que j’ose lui offrir de si loin ; et je ne souffrirois pas que d’autres mains que les miennes eussent l’honneur de le porter aux pieds de la plus grande princesse du monde. Cet ouvrage, Madame, est une machine pour faire les règles d’arithmétique sans plume et sans jetons. Votre Majesté n’ignore pas la peine et le temps que coûtent les productions nouvelles, surtout lorsque les inventeurs veulent les porter eux-mêmes à leur dernière perfection : c’est pourquoi il seroit inutile de dire combien il y a que je travaille à celle-ci, et je ne peux mieux l’exprimer qu’en ajoutant que je m’y suis attaché avec autant d’ardeur que si j’eusse prévu qu’elle devoit paroître un jour devant une personne si auguste. Mais, Madame, si cet honneur n’a pas été le véritable motif de mon travail, il en sera du moins la récompense, et je m’estimerois trop heureux si ensuite1 de tant de veilles, il peut donner à Votre Majesté une satisfaction de quelques moments.

Je n’importunerai pas non plus Votre Majesté du particulier2 de ce qui compose cette machine ; si elle en a quelque curiosité, elle pourra se contenter dans un discours que j’ai adressé à M. Bourdelot3. Je dirai donc seulement ici le sujet qui me porte à l’offrir à Votre Majesté, ce que je considère comme le couronnement et le dernier bonheur de son aventure.

Je sais, Madame, que je pourrai être suspect d’avoir recherché de la gloire en le présentant à Votre Majesté, puisqu’il ne sauroit passer que pour extraordinaire quand on veut qu’il s’adresse à elle. Au lieu qu’il ne devoit lui être offert que par la considération de son excellence, on jugera qu’il est excellent par cette seule raison qu’il lui est offert. Ce n’est pas néanmoins cette espérance qui m’a inspiré ce dessein. Il est trop grand, Madame, pour avoir d’autre objet que Votre Majesté même. Ce qui m’y a véritablement porté est l’union que je trouve en sa personne sacrée de deux choses qui me comblent également d’admiration et de respect, à savoir l’autorité souveraine et la science solide ; car j’ai une vénération toute particulière pour ceux qui sont élevés au suprême degré ou de puissance ou de connoissances. Les derniers peuvent, si je ne me trompe, aussi bien que les premiers, passer pour des souverains. Les mêmes degrés se rencontrent entre les génies qu’entre les conditions, et le pouvoir des rois sur leurs sujets n’est, ce me semble, qu’une image du pouvoir des esprits supérieurs sur les intelligences qu’ils dominent par la persuasion. Ce second empire me paroît même d’un ordre d’autant plus élevé que les esprits sont d’un ordre plus élevé que les corps ; et d’autant plus équitable qu’il ne peut être départi et conservé que par le mérite, au lieu que l’autre peut l’être par la naissance ou par la fortune.

Il faut donc avouer que chacun de ces empires est grand en soi ; mais, Madame, que Votre Majesté me permette de le dire (elle n’y est point blessée), l’un sans l’autre me paroît défectueux. Quelque puissant que soit un monarque, il manque quelque chose à sa gloire, s’il n’a la prééminence de l’esprit ; et quelque éclairé que soit un sujet, sa condition est toujours rabaissée par la dépendance. Les hommes qui désirent naturellement ce qu’il y a de plus parfait avoient jusqu’ici continuellement aspiré à rencontrer le souverain par excellence. Tous les rois et tous les savants en étoient autant d’ébauches qui ne remplissoient qu’à demi leur attente ; et à peine nos ancêtres ont pu voir en toute la durée du monde un roi médiocrement savant ; ce chef-d’œuvre étoit réservé pour votre siècle.

Et afin que cette grande merveille parût accompagnée de tous les sujets possibles d’étonnement, le degré où les hommes n’avoient pu atteindre est rempli par une jeune reine, dans laquelle se rencontrent ensemble l’avantage de l’expérience avec la tendresse de l’âge, le loisir de l’étude avec l’occupation d’une royale naissance, et l’éminence de la science avec la foiblesse du sexe. C’est Votre Majesté, Madame, qui fournit à l’univers cet unique exemple qui lui manquoit. C’est elle en qui la puissance est dispensée par les lumières de la science, et la science relevée par l’éclat de l’autorité. C’est cette union si merveilleuse qui fait que, comme Votre Majesté ne voit rien qui soit au-dessus de sa puissance, elle ne voit rien aussi qui soit au-dessus de son esprit, et qu’elle sera l’admiration de tous les siècles qui la suivront, comme elle a été l’ouvrage de tous les siècles qui l’ont précédée1.

Régnez donc, incomparable princesse, d’une manière toute nouvelle ; que votre génie vous assujettisse tout ce qui n’est pas soumis à vos armes ; régnez par le droit de la naissance durant une longue suite d’années, sur tant de triomphantes provinces ; mais régnez toujours par la force de votre mérite sur toute l’étendue de la terre. Pour moi, n’étant pas né sous le premier de vos empires, je veux que tout le monde sache que je fais gloire de vivre sous le second ; et c’est pour le témoigner que j’ose lever mes yeux jusqu’à ma reine en lui donnant cette première preuve de ma dépendance.

Voilà, Madame, ce qui me porte à faire à Votre Majesté ce présent, quoique indigne d’elle. Ma foiblesse n’a pas étonné mon ambition. Je me suis figuré qu’encore que le seul nom de Votre Majesté semble éloigner d’elle tout ce qui lui est disproportionné, elle ne rejette pas néanmoins tout ce qui lui est inférieur ; autrement sa grandeur seroit sans hommages et sa gloire sans éloges. Elle se contente de recevoir un grand effort d’esprit sans exiger qu’il soit l’effort d’un esprit grand comme le sien. C’est par cette condescendance qu’il daigne entrer en communication avec le reste des hommes, et toutes ces considérations jointes me font protester avec toute la soumission dont l’un des plus grands admirateurs de ses héroïques qualités est capable, que je ne souhaite rien avec tant d’ardeur que de pouvoir être avoué, Madame, de Votre Majesté, pour son très-humble, très-obéissant et très-fidèle serviteur1.