(1811) Cours complet de rhétorique « Livre troisième. Des Trois Genres principaux d’Éloquence. — Section troisième. La Tribune sacrée. — Chapitre V. Des sermons de Bossuet. »
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(1811) Cours complet de rhétorique « Livre troisième. Des Trois Genres principaux d’Éloquence. — Section troisième. La Tribune sacrée. — Chapitre V. Des sermons de Bossuet. »

Chapitre V.
Des sermons de Bossuet.

M. le cardinal Maury les regarde comme la véritable rhétorique des prédicateurs. En effet, dit-il, le jeune orateur qui saura se pénétrer du génie de Bossuet, sentir, penser, s’élever avec lui, n’aura pas besoin de se dessécher sur les préceptes des rhéteurs, pour se former à l’éloquence. Ce qui frappe le plus dans ses sermons, c’est cette vigueur soutenue qui caractérise le style de Bossuet, et qui vaut bien, sans doute, l’élégance continue tant vantée dans nos écrits modernes. Dès son exorde, dès sa première phrase, vous voyez son génie en action : il ne marche pas, il court dans un sentier nouveau que son imagination lui ouvre ; il se précipite vers son but, et vous emporte avec lui.

En veut-on un exemple frappant ? Ouvrons son sermon sur la mort et l’immortalité de l’âme.

Veni et vide. Venez et voyez. À qui s’adressent ces paroles ? À Jésus-Christ. Que l’engage-t-on à aller voir ? Un tombeau qui renferme le corps de Lazare. Veni et vide ; venez et voyez ! voilà le sujet et le texte qui fournissent à Bossuet l’occasion de développer avec toute l’éloquence du génie les plus grandes vérités de la morale de tous les temps et de tous les pays ; de cette morale qui a été celle de Platon, de Socrate et de Cicéron, comme de Bourdaloue et de Bossuet, et qui doit être celle de tous les hommes qui ne sont ni dans le délire ni dans l’enfance.

Quelle idée Bossuet nous donne d’abord de son sujet !

« C’est une étrange faiblesse de l’esprit humain, que jamais la mort ne lui soit présente, quoiqu’elle se mette en vue de tous côtés, et en mille formes diverses. On n’entend dans les funérailles que des paroles d’étonnement de ce que ce mortel est mort. Chacun rappelle en son souvenir depuis quel temps il lui a parlé, et de quoi le défunt l’a entretenu ; et, tout d’un coup il est mort. Voilà, dit-on, ce que c’est que l’homme ; et celui qui le dit, c’est un homme ; et cet homme ne s’applique rien, oublieux de sa destinée ; ou s’il passe dans son esprit quelque désir volage de s’y préparer, il dissipe bientôt ces noires idées : et je puis dire que les mortels n’ont pas moins soin d’ensevelir, les pensées de la mort, que d’enterrer les morts eux-mêmes ».

Quelle profondeur dans cette dernière pensée, et quelle énergie dans la manière dont elle est exprimée ! Tout ce début a quelque chose de religieux et d’imposant qui commande le respect et s’empare d’abord de l’attention. Quelle simplicité vraiment sublime dans cette autre phrase : « On n’entend dans les funérailles que des paroles d’étonnement de ce que ce mortel est mort ». Ce ne sont point là de ces froids jeux de mots, de ces antithèses puériles où l’esprit s’est mis à la torture pour faire contraster quelques mots, ou donner par l’opposition un moment d’éclat à des pensées communes : c’est un rapprochement naturel commandé par la force du sujet, et qui frappe d’autant plus, qu’il s’est offert avec plus de facilité.

Tout est marqué, dans Bossuet, au coin de cette heureuse originalité qui caractérise le génie, et qui vaut bien, sans doute, la régularité froide et monotone du bel esprit. Voyez avec quelle audace l’orateur aborde la première partie de son discours.

« C’est une entreprise hardie, que d’aller dire aux hommes qu’ils sont peu de chose ». À quelle assemblée Bossuet parlait-il ce langage austère ? à quels hommes se proposait-il d’annoncer qu’ils étaient peu de chose, qu’ils n’étaient rien ? À la cour de Louis XIV, au monarque lui-même, c’est-à-dire, à la réunion brillante de tout ce que la France offrait alors de plus grand et de plus distingué par l’éclat de la naissance ou par la faveur signalée du prince. C’est devant ces hommes, si avides de tous les genres de gloire, et qui attachaient une si grande importance à tout ce qui en peut procurer ici-bas, que l’orateur trace en ces mots le tableau du néant de l’homme.

« Qu’est-ce que cent ans, qu’est-ce que mille ans, puisqu’un seul moment les efface ? Multipliez vos jours, comme les cerfs et les corbeaux que la fable ou l’histoire de la nature fait vivre durant tant de siècles ; durez autant que ces grands chênes sous lesquels nos ancêtres se sont reposés, et qui donneront encore de l’ombre à notre postérité ; entassez dans cet espace qui paraît immense, honneurs, richesses, plaisirs : que vous profitera cet amas, puisque le dernier souffle de la mort, tout faible, tout languissant, abattra tout à coup cette vaine pompe avec la même facilité qu’un château de cartes, vain amusement des enfants ? Et que vous servira d’avoir tant écrit dans ce livre, d’en avoir rempli toutes les pages de beaux caractères, puisqu’enfin une seule rature doit tout effacer ? Encore une rature laisserait-elle quelques traces du moins d’elle-même, au lieu que ce dernier moment qui effacera d’un seul trait toute votre vie, s’ira perdre lui-même avec tout le reste dans ce grand gouffre du néant ; il n’y aura plus sur la terre aucuns vestiges de ce que nous sommes. La chair changera de nature, le corps prendra un autre nom ; même celui de cadavre ne lui demeurera pas longtemps : il deviendra, dit Tertullien, un je ne sais quoi qui n’a plus de nom dans aucune langue. Tant il est vrai que tout meurt en lui, jusqu’à ces termes funèbres par lesquels on exprimait ses malheureux restes ».

Nous ne connaissons qu’Young qui ait reproduit, de nos jours, ces grandes idées de mort et de destruction avec la pompe terrible, la majesté sombre qui leur convient, et que Bossuet vient de déployer si heureusement. Voilà, par exemple, une pensée qui est bien dans le style et dans la manière du chantre sublime de la douleur.

« Si je jette la vue devant moi, quel espace infini où je ne suis pas ! si je la retourne en arrière, quelle suite effroyable où je ne suis plus » !

Ailleurs, Bossuet appelle la naissance des enfants, « cette recrue continuelle du genre humain ».

Mais, qu’est-ce donc que ce corps, que cette machine si vile et si méprisable par sa nature, et qui cependant a tenté et opéré de si grandes choses ? quel est donc le principe qui l’anime ? le ressort puissant qui la meut ? Bossuet va nous l’apprendre.

Après avoir rapidement esquissé le tableau de nos connaissances et des découvertes qui honorent le plus l’esprit de l’homme, l’orateur continue.

« Pensez, maintenant, comment aurait pu prendre un tel ascendant une créature si faible, et si exposée, selon le corps, aux insultes de toutes les autres, si elle n’avait en son esprit une force supérieure à toute la nature visible, un souffle immortel de l’esprit de Dieu, un rayon de sa face, un trait de sa ressemblance : non, non, il ne se peut autrement. Si un excellent ouvrier a fait quelque rare machine, aucun ne peut s’en servir que par les lumières qu’il donne. Dieu a fabriqué le monde comme une grande machine que sa seule sagesse pouvait inventer, que sa seule puissance pouvait construire. Ô homme ! il t’a établi pour t’en servir : il a mis, pour ainsi dire, en tes mains toute la nature, pour l’appliquer à tes usages ; il t’a même permis de l’orner et de l’embellir par ton art ; car, qu’est-ce autre chose que l’art, sinon l’embellissement de la nature ? Tu peux ajouter quelques couleurs pour orner cet admirable tableau. Mais comment pourrais-tu faire remuer tant soit peu une machine si forte et si délicate, ou de quelle sorte pourrais-tu faire seulement un trait convenable dans une peinture si riche, s’il n’y avait en toi-même, et dans quelque partie de ton être, quelque art dérivé de ce premier art, quelques fécondes idées tirées de ces idées originales ; en un mot, quelque ressemblance, quelque écoulement, quelque portion de cet esprit ouvrier qui a fait le monde ? Que s’il est ainsi, qui ne voit que toute la nature conjurée ensemble n’est pas capable d’éteindre un si beau rayon ; et qu’ainsi notre âme, supérieure au monde et à toutes les vertus qui le composent, n’a rien à craindre que de son auteur » ?

Ce qui donne le plus de plénitude et de substance aux sermons de Bossuet, dit encore M. Maury, c’est l’usage admirable qu’il fait de l’Écriture : au lieu de citer les livres saints en fastidieux érudit, il s’en sert en orateur plein de verve. Il ne rapporte pas sèchement des passages, mais des traits qui forment des tableaux ; et il fond si bien les pensées de l’Écriture avec les siennes, qu’on croirait qu’il les crée, ou du moins qu’elles ont été conçues exprès pour l’usage qu’il en fait.

Voici comme il débute dans un discours consacré à justifier aux yeux de l’homme la conduite de la providence.

« Nous lisons dans l’histoire sainte que le roi de Samarie ayant voulu bâtir une place forte, qui tînt en crainte et en alarmes toutes les places du roi de Judée, ce prince assembla son peuple, et fit un tel effort, que non seulement il ruina cette forteresse, mais qu’il en fit servir les matériaux pour construire deux grands châteaux, par lesquels il fortifia sa frontière ».

Quel rapport, en apparence, avec ce trait de l’Écriture et l’objet que se propose l’orateur ? Vous allez le sentir, et il vous paraîtra si simple et si naturel, que vous penserez qu’il a dû s’offrir de lui-même.

« Je médite aujourd’hui, continue Bossuet, de faire quelque chose de semblable ; et dans cet exercice pacifique, je me propose l’exemple de cette entreprise militaire. Les libertins déclarent la guerre à la providence divine, et ils ne trouvent rien de plus fort contre elle, que la distribution des biens et des maux, qui paraît injuste, irrégulière, sans aucune distinction entre les bons et les méchants. C’est là que les impies se retranchent comme dans une forteresse imprenable : c’est de là qu’ils jettent hardiment des traits contre la sagesse qui régit le monde, se persuadant faussement que le désordre apparent des choses humaines rend témoignage contre elle. Assemblons-nous pour combattre les ennemis du Dieu vivant ; renversons les remparts superbes de ces nouveaux Samaritains, etc. »

Ces morceaux, et tous les sermons de Bossuet, en général, ne sont point sans doute exempts d’incorrections ; mais il n’y aurait pas plus de mérite que de difficulté à les relever. Le goût qui aperçoit les beautés est plus rare et plus utile mille fois, que le misérable métier de borner ses découvertes à indiquer quelques fautes de grammaire. Celui qui aurait étudié, ajoute M. Maury, celui qui aurait même composé toutes les poétiques, serait beaucoup moins avancé dans la carrière de l’éloquence, que l’orateur qui aurait profondément senti une seule page de ces discours. Peut-être le zèle pour la gloire de Bossuet a-t-il entraîné un peu trop loin ici son illustre panégyriste : mais nous ne pouvons qu’applaudir à la justesse de la réflexion suivante. La lecture des grands modèles est autant au-dessus de l’étude des règles, que le talent de créer des beautés de génie est supérieur à l’art d’éviter les fautes de goût.

Voilà pourquoi nous avons multiplié les citations, et prouvé partout, par l’exemple des grands maîtres, la solidité des principes que nous avions établis ; voilà pourquoi nous n’avons dissimulé ni les défauts ni les endroits faibles de ceux que nous proposons d’ailleurs comme des modèles. Éloignés du culte fanatique que de certaines gens ont voué à une certaine classe d’écrivains, mais incapables en même temps des vains ménagements dont les grands hommes n’ont pas besoin, nous avons dit sur des matières de goût et de morale ce que nous avons cru la vérité, et nous continuerons de la dire, sans crainte, parce que nous nous y sommes consacrés sans réserve.