Saint-Marc Girardin
Né en 1801
[Notice]
Le nom de M. Saint-Marc Girardin est un de ceux qui honorent le plus l’Université. Un bon sens aiguisé, fin et souriant, une modération courageuse et indépendante, une ironie très-malicieuse, mais que tempère la bienveillance et la gaieté, une franchise qui a du tact, l’art du badinage sérieux, la nouveauté des aperçus, le secret d’instruire en amusant, et d’élever une causerie jusqu’au ton de l’éloquence : tels sont les traits principaux de sa physionomie. A la Sorbonne, sa chaire est un fauteuil ; point d’apparat ; point de prétention, et cependant, sa familiarité judicieuse qu’anime le souffle de l’orateur a autant de prise sur les cœurs que d’autorité sur les esprits. C’est qu’un moraliste se cache sous le lettré. Aussi son cours de littérature dramatique est-il une histoire de nos travers, de nos idées, de nos mœurs, en un mot de la société française, et du cœur humain. En parlant non comme un livre, mais comme un homme, il a exercé la plus saine influence sur la jeunesse qui l’a toujours applaudi, bien qu’il ne l’ait jamais flattée. Sa popularité se compose de tous nos bons sentiments. Son style charme tous les connaisseurs par sa souplesse, son naturel, l’aisance de son mouvement, sa vivacité sémillante, et la verve soutenue d’une haute raison1.
Un saint
Qui de vous ne se souvient de Fénelon aidant la paysanne à retrouver sa vache ? La pauvre femme pleurait, l’ayant perdue, et Fénelon essayait de la consoler : « Je vous en achèterai une autre. — Ah ! monsieur l’abbé, disait la femme, qui ne connaissait pas son archevêque, ce ne sera plus ma pauvre vache. — Eh bien, cherchons-là ensemble. » Il la retrouvent. « Vous êtes un saint, monsieur l’abbé : vous avez retrouvé ma vache ! » Elle se trompait d’un mot : il était un saint parce qu’il l’avait cherchée1.
La passion au théâtre
Les passions, quand elles sont exagérées, se ressemblent toutes entre elles, et n’ont plus de noms et de caractères distincts. Qui me dira, quand j’entre dans une salle de spectacle, au cinquième acte d’un drame, et que je vois l’héroïne en proie à une sorte de frénésie convulsive, quand j’entends ses cris et ses sanglots, quand elle se tord les mains et souvent se roule à terre, qui me dira si c’est l’amour, la colère ou la douleur qui la pousse à cet excès ? Les passions ne sont variées et différentes l’une de l’autre que quand elles sont modérées : alors elles ont chacune leur langage et leur geste ; alors elles intéressent par leur diversité. Quand elles sont excessives, elles deviennent uniformes, et l’exagération, qu’on croit être un moyen de donner plus de relief à la passion, l’efface et la détruit2.
(Cours de littérature dramatique. — Ed. Charpentier.)
Fragment de préface
J’avais un de mes amis en Limousin qui habitait une forte méchante maison. On le pressait de bâtir, et il promettait de le faire. Un jour, je lui en parlai : — Ma maison est prête, me dit-il en me menant sur la place, et il me montre d’un air joyeux ses pierres taillées, ses poutres équarries, ses planches sciées et rabotées ; — vous voyez, me disait-il, ma maison est prête, il ne reste plus qu’à la bâtir. Ce n’est rien. — Ce rien était tout, et il ne le fit pas ; car il mourut. C’est là un peu mon histoire ; seulement je n’ai jamais cru que ma maison fût faite parce que j’en avais amassé les pierres. C’est au contraire la difficulté de l’œuvre qui m’a arrêté1…
Voilà pourquoi, ayant fait beaucoup de projets sur ce sujet, je n’en publie aujourd’hui que des esquisses. Que la leçon serve à d’autres ! Je ne suis plus d’âge à profiter de mon expérience.
Un incendie en mer
En 1825, un violent incendie éclata, au milieu de la mer, à bord du Kent 2, vaisseau de la Compagnie des Indes3. Le capitaine, voyant qu’il n’y avait pas d’espérance de maîtriser le feu, qui bientôt allait gagner les poudres, ordonne d’ouvrir de larges voies d’eau dans le premier et le second pont. L’eau entra de toutes parts dans le vaisseau et parvint à arrêter la fureur des flammes ; mais ce fut un autre danger, et le vaisseau semblait devoir s’ensevelir dans la mer. Alors commença une scène d’horreur qui passe toute description. Le pont était couvert de six cents créatures humaines4, dont plusieurs, que le mal de mer avait retenues dans leur lit, s’étaient vues forcées de s’enfuir sans vêtement, et couraient çà et là, cherchant un père, un mari, des enfants. Les uns attendaient leur sort avec une résignation silencieuse, ou une insensibilité stupide ; d’autres se livraient à toute la frénésie du désespoir. Les femmes et les enfants des soldats étaient venus chercher un refuge dans les chambres des ponts supérieurs, et là ils priaient et lisaient l’Écriture sainte avec les femmes des officiers et des passagers. Parmi elles, deux sœurs, avec un recueillement et une présence d’esprit admirables, choisirent à ce moment, parmi les psaumes, celui qui convenait le mieux à leur danger, et se mirent à lire à haute voix, alternativement, les versets suivants :
« Dieu▶ est notre retraite, notre force et notre secours dans les détresses.
« C’est pourquoi nous ne craindrons point, quand même la terre se bouleverserait, quand les montagnes se renverseraient dans la mer ;
« Quand ses eaux viendraient à bruire et à se troubler, quand les montagnes seraient ébranlées par la force de ses vagues ;
« Car l’Éternel des armées est avec nous ; le Dieu de Jacob nous est une haute retraite1. »
Où donc est la tempête2 ? où donc le bruit des flammes et des vagues ? Vox domini super aquas, dit ailleurs le psalmiste3. Oui, il n’y a plus, à ce moment, sur les eaux, que la voix du Seigneur, et celle de l’homme que la foi unit à ◀Dieu▶. Cette voix de ◀Dieu domine pour nous le sifflement des vents, les mugissements de l’orage, et les cris des passagers désespérés, s’il en est qui soient encore désespérés à côté de la piété de ces deux jeunes sœurs ; elle domine, dans notre esprit, l’idée de la tempête, comme elle dominait alors la tempête elle-même dans les âmes que ranimait ce cantique, qui ne sera jamais chanté par des voix plus pures.
Dans ce péril extrême, le capitaine fit monter un homme au petit mât de hune, souhaitant, plus qu’il ne l’espérait, que l’on pût découvrir quelque vaisseau secourable sur la surface de l’Océan. Le matelot, arrivé à son poste, parcourut des yeux tout l’horizon ; ce fut un moment d’angoisse inexprimable ; puis, tout à coup, agitant son chapeau, il s’écria : Une voile sous le vent ! Cette heureuse nouvelle fut reçue avec un profond sentiment de reconnaissance, et l’on y répondit par trois cris de joie. Le vaisseau signalé était un brick anglais qui, mettant toutes voiles dehors, vint au secours du Kent. Alors commença une nouvelle scène. Le transbordement était difficile à cause de la violence de la mer ; il devait être long, et cependant, d’un moment à l’autre, le vaisseau devait sombrer. La discipline fut gardée, et le sentiment de l’honneur ne fut pas moins puissant contre l’impatience de la délivrance que ne l’avait été contre le désespoir de la mort le sentiment de la foi et de la prière. « Dans quel ordre les officiers doivent-ils sortir du vaisseau ? vint demander un des lieutenants. — Dans l’ordre que l’on observe aux funérailles, cela va sans dire1, répondit le capitaine. » Et c’est dans cet ordre, qui semblait un symbole du péril, que l’équipage sortit du vaisseau.