(1853) Principes de composition et de style (2e éd.) « Première partie. Principes de composition et de style. — Principes de rhétorique. — Chapitre VII. Des différents exercices de composition. »
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(1853) Principes de composition et de style (2e éd.) « Première partie. Principes de composition et de style. — Principes de rhétorique. — Chapitre VII. Des différents exercices de composition. »

Chapitre VII.
Des différents exercices de composition.

La première partie de cet ouvrage est une théorie générale de composition et de style ; elle a pour but de fixer l’attention de la jeunesse sur les règles positives de l’art d’écrire ; elle doit les habituer en même temps à juger avec goût et sagacité les modèles que l’on offre à leur étude.

Nul doute que la théorie, séparée de la pratique, ne soit d’une utilité médiocre ; mais réunies et enseignées simultanément par un maître habile, la théorie et la pratique se prêtent un mutuel secours. Nous supposons donc toujours, en donnant ces règles, que l’élève cherche à les appliquer, en s’essayant lui-même à composer, à l’imitation des grands maîtres.

Dès que l’élève comprend une langue et qu’il la parte assez facilement, il lui est avantageux de s’exercer à in composition dans cette langue. Pour lui faciliter les premiers essais, il est bon, comme nous l’avons dit plus haut, de commencer par des imitations : on lit, on raconte un fait, une anecdote, un trait d’histoire, une description ; on cherche à en faire bien saisir à l’élève les détails et l’ensemble, puis on l’abandonne à ses souvenirs : il doit reproduire de son mieux ce qu’il a entendu. Quand ce petit travail, est fini, le maitre, en le corrigeant, fait toutes les observations nécessaires, indique les défauts et les moyens de les éviter, et donne les principes qui sont à la portée de l’élève.

Bientôt le jeune écrivain se sent plus à l’aise ; la facilité vient avec la pratique ; il pense par lui-même et exprime ses propres impressions ; il s’habitue à coordonner ses idées, à se tracer un plan ; son imagination, qu’il croyait d’abord sèche et ingrate, lui fournit suffisamment de pensées ; avec le plaisir du travail naît la réflexion, source abondante de matériaux pour les exercices de style.

§ I. Improvisation.

Il n’est encore un moyen excellent d’exercer à la fois la pensée, l’imagination et le style : c’est la composition de vive voix, appelée aussi improvisation. Il ne faut pas s’effrayer des difficultés apparentes de cet exercice : l’habitude les aplanit bientôt. On indique à l’élève un sujet quelconque, historique, anecdotique ou descriptif ; on le laisse réfléchir quelques instants pour rassembler ses idées, puis il se met à parler, à improviser selon ses forces ; il parle mal sans doute en commençant, il fait des fautes nombreuses, il divague souvent ; il ne sait pas coordonner ses idées, les déduire l’une de l’autre ; il ne fait que les indiquer, sans leur donner un développement convenable ; il épuise en peu de mots un sujet dont il n’effleure que les généralités banales. Tous ces défauts diminuent bientôt par la pratique. C’est ici surtout que le secours du maitre est indispensable : il doit guider l’élève pas à pas dans sa marche, le corriger tout en l’encourageant, lui indiquer la direction, le plan à suivre ; lui suggérer les idées, lui montrer pourquoi il fait mal, comment il peut mieux faire ; enfin, l’habituer à tirer de chaque idée principale toutes les idées accessoires qu’elle contient.

Cet exercice est un des meilleurs pour les progrès de l’élève ; il donne à l’intelligence du mouvement, de la spontanéité ; il rend l’expression élégante et facile, et il fait comprendre aux jeunes gens, mieux que la composition écrite, toutes les ressources que l’on peut tirer d’un sujet. En pensant avec le maitre, l’élève s’enhardit, s’excite, et découvre plus promptement les secrets du langage et de la composition.

§ II. Du style épistolaire.

Une lettre est la transmission par écrit de nos pensées à une personne absente.

On dit souvent qu’une lettre est une conversation par écrit : cela peut être vrai des lettres familières ; mais on écrit aussi des lettres d’affaires, de convenance, etc., qui ne sont nullement des conversations.

Souvent nous voyons des ouvrages entiers écrits sous forme de lettres, tels que des romans, des traités philosophiques et religieux. La forme ici peut faire illusion, mais on comprend bien vite que ce ne sont pas de vraies lettres : c’est un auteur qui parle au public.

1) Lettres familières.

On dit ordinairement que, dans une lettre, il faut écrire comme on parle ; oui, mais à condition qu’on parle bien : on peut même dire que le style d’une lettre doit être un peu plus soigné que celui de la conversation, car on a le temps d’arranger ses idées, de choisir ses expressions. Les paroles passent, mais les écrits restent. Comme on a souvent occasion d’écrire des lettres, c’est par là que nos amis et nos connaissances jugent de notre esprit et de notre cœur : une lettre peint mieux l’homme qu’un volume entier.

Mais s’il convient de soigner ses lettres, il n’y faut apporter ni recherche ni affectation ; la vérité, la simplicité, le naturel, voilà les qualités essentielles du style épistolaire, Point de grandes phrases, point de périodes arrondies, point de mouvements déclamatoires ; laissez-vous guider par la vivacité de l’esprit, et surtout par celle du cœur. Faites comme madame de Sévigné, modèle admirable et qu’on ne peut trop relire ; laissez trotter votre plume, la bride sur le cou  : ce sont ses propres expressions. Voyez comme cette femme célèbre se joue, en écrivant, de toutes les difficultés et de toutes les règles ; comme elle revêt son style, brillant papillon, des couleurs les plus riches et les plus variées ; elle court, elle vole, elle vous entraîne ; elle vous arrache, ici un sourire, ailleurs une larme. Tantôt elle peint la cour et la ville, tantôt la solitude et les champs, et toujours avec le même esprit et la même grâce. Tendre et passionnée avec sa fille ; légère et piquante avec Bussy-Rabutin ou avec M. de Coulanges ; éloquente et profonde en peignant la douleur de madame de Longueville, la mort de Louvois et la mort de Turenne, elle prend tous les tons et toutes les formes, sans effort, sans contrainte, par l’instinct naturel de son âme ; et pourtant elle est partout elle-même ; on la reconnaît à une page, à une phrase, à un mot. Aimable abandon, caprice de l’esprit, sensibilité touchante, grâce piquante et vive, négligence heureuse, gaîté communicative, elle a tous les secrets de plaire et de charmer. Elle se fait elle-même son style et sa langue ; comme Bossuet, elle trouve au besoin des locutions hardies, des mots énergiques, des tournures neuves et pittoresques. Sa pensée jaillit, claire et rapide, comme d’une source intarissable : c’est un courant qui entraîne le lecteur sur des rives toujours riantes, sans lui faire jamais sentir la fatigue. C’est ainsi que, sans le savoir, elle a produit d’inimitables modèles de style, et s’est placée au rang des plus grands écrivains de la France.

Après ce portrait de madame de Sévigné : nous n’avons plus rien à ajouter sur le style épistolaire : nous l’avons peint tout entier en elle. D’ailleurs, il n’y a pas de règles positives à donner à ce sujet ; écrire comme on sent, tel est le meilleur de tous les préceptes.

Il n’est pourtant pas défendu d’avoir de l’esprit dans une lettre : on l’y rencontre même avec plaisir. Voltaire en a répandu à pleines mains dans sa correspondance, dont le recueil forme environ le quart de ses œuvres ; malheureusement cet esprit est gâté par une acrimonie bilieuse contre tout ce qui lui déplaît, hommes et choses, et surtout par sa haine contre la religion. C’est à lui que nous empruntons la définition suivante de l’esprit :

« Ce qu’on appelle esprit, c’est tantôt une comparaison nouvelle, tantôt une allusion fine ; ici, l’abus d’un mot que l’on présente dans un sens et qu’on laisse entendre dans un autre ; là, un rapprochement délicat entre deux idées peu communes ; c’est une métaphore singulière ; c’est une recherche de ce qu’un objet ne présente pas d’abord, mais de ce qui est en effet ; c’est l’art, ou de réunir deux choses éloignées, ou de diviser deux choses qui paraissent se joindre, ou de les opposer l’une à l’autre ; c’est celui de ne dire qu’à moitié sa pensée, pour la laisser deviner. »

Veut-on voir l’esprit de madame de Sévigné dans une narration pleine de vivacité et d’enjouement ? lisons la lettre suivante :

« Le comte de Guiche a fait une action dont le succès le couvre de gloire ; car si elle eût tourné autrement, il était criminel. Il se charge de reconnaître si la rivière est guéable ; il dit que oui : elle ne l’est pas. Des escadrons entiers passent à la nage sans se déranger ; il est vrai qu’il passe le premier. Cela ne s’est jamais hasardé ; cela réussit. Il enveloppe des escadrons, et les force à se rendre. Vous voyez bien que son bonheur et sa valeur ne se sont point séparés. Mais vous devez avoir de grandes relations de tout cela. Un chevalier de Nantouillet était tombé de cheval : il va au fond de l’eau, il revient, il y rentre, revient encore ; enfin, il trouve la queue d’un cheval ; il s’y attache : ce cheval le mène à bord ; il monte sur le cheval, se trouve à la mêlée, reçoit deux coups dans son chapeau, et revient gaillard. »

Veut-on maintenant juger du cœur de cet écrivain dans un récit touchant, où elle avait à peindre la plus grande douleur qu’une âme humaine puisse ressentir, celle d’une mère à la nouvelle de la mort de son fils ? C’est toujours la même imagination vive, le même abandon, le même mouvement dans le style ; mais comme l’effet en est différent ?

« Madame de Longueville fait fendre le cœur, à ce qu’on dit : Je ne l’ai point vue, mais voici ce que je sais. Mademoiselle de Vertus était retournée depuis deux jours à Port-Royal, où elle est presque toujours ; on est allé la quérir avec M. Arnaud pour dire cette nouvelle. Mademoiselle de Vertus n’avait qu’à se montrer ; ce retour si précipité marquait bien quelque chose de funeste. En effet, dès qu’elle parut : « Ah ! Mademoiselle, comment se porte monsieur mon frère ! » Sa pensée n’osa aller plus loin. — « Madame, il se porte bien de sa blessure. — Il y a eu un combat ? Et mon fils ! » On ne lui répondit rien. « Ah ! Mademoiselle, mon fils, mon cher enfant, répondez-moi, est-il mort ? — Madame, je n’ai point de parole pour vous répondre. Ah ! mon cher fils ! Est-il mort sur-le-champ ? n’a-t-il pas eu un seul moment ? Ah ! mon Dieu, quel sacrifice ! » Et là-dessus elle tombe sur son lit ; et tout ce que la plus vive douleur peut faire, et par des convulsions, et par des évanouissements, et par un silence mortel, et par des cris étouffés, et par des larmes amères, et par des élans vers le ciel, et par des plaintes tendres et pitoyables, elle a tout éprouvé. Je lui souhaite la mort, ne comprenant pas qu’elle puisse vivre après une telle perte. »

Les lettres familières forment une partie essentielle des, relations de famille et des rapports de société ; on ne saurait donc trop y exercer la jeunesse, et surtout les jeunes personnes. Pour les femmes, la littérature pratique se résume presque en entier dans leur correspondance. Il est vrai de dire qu’elles y sont plus à l’aise que les hommes, Moins sérieuses de caractère, douées d’un esprit plus vif, plus mobile, d’une âme plus délicate et plus sensible, elles mettent plus dans leurs lettres de cet aimable abandon, de cet enjouement gracieux, de ce sentiment exquis et agréablement nuancé qui est comme le parfum du style épistolaire : il ne faut pourtant pas circonscrire absolument les jeunes personnes dans la composition épistolaire ; elles doivent s’exercer dans tous les genres, pour donner à leur goût de la maturité, à leur esprit de la variété, à leur style de la souplesse ; mais il ne faut pas qu’à leur savoir se mêle la pédanterie, cette sottise de la science, mille fois plus ridicule dans une femme que l’ignorance même.

Une correspondance intime, entretenue avec un parent ou un ami, à qui l’on parle à cœur ouvert, sans aucune contrainte, est à la fois un exercice utile et une distraction des plus agréables ; il n’est pas de meilleur moyen de charmer ses loisirs, et de donner à son esprit et à son cœur un aliment qui y fasse circuler la vie. C’est là qu’on peut tout dire, depuis les plus petites choses jusqu’aux plus importantes. Ce tendre épanchement, ces douces causeries sont un baume précieux contre les chagrins de l’absence ; elles ont un charme qui remplace, peut-être avec avantage, la conversation elle-même ; car, dans une lettre, on dit plus et l’on dit mieux ce qu’on pense, il y a moins de décousu dans les propos, enfin le cœur se montre davantage, s’il est vrai que l’absence soit la pierre de touche du sentiment. Ne soyons donc jamais paresseux pour écrire à nos amis ; nous ferions soupçonner la réalité de notre affection : or le soupçon est un poignard dans le cœur.

2) Lettres de convenance et d’affaires.

La correspondance pour les relations sociales et, les affaires varie autant que les circonstances qui la font naître. C’est le bon sens qui doit guider chacun dans ces lettres. L’instruction que nous donnent nos travaux littéraires est comme un fonds de réserve dont nous faisons au besoin l’application ; mais c’est seulement dans nos relations avec le monde que nous pouvons puiser l’esprit de conduite, le tact des convenances, enfin ce vernis de politesse et de bon ton qui est l’expression de la bonne compagnie.

Dans les lettres de convenance, l’essentiel est de bien observer les bienséances sociales : le savoir-vivre n’est jamais hors de saison. Il nous semble inutile de passer en revue ici tous les genres de lettres, telles que les lettres de félicitations, de condoléance, de remerciement, d’excuses, de recommandation, de reproches, de demandes, etc. Le ton et la forme de ces lettres ne peuvent être indiqués à l’avance ; ils dépendent du sujet lui-même, ainsi que du degré de relation et d’intimité des personnes. La politesse n’en doit pas exclure le sentiment ; si le style doit y être plus soigné, les expressions plus mesurées que dans les lettres familières, il ne faut ni affectation ni roideur. Évitez surtout ces lieux communs, ces banalités qui ont été répétées mille fois dans les mêmes circonstances. Quand il ne s’agirait que d’un simple billet, il faut qu’il y ait dans ce qu’on écrit un cachet d’individualité, une tournure, un mot qui relève ce que le sujet a de trop commun.

Les lettres d’affaires doivent se distinguer par la clarté, la brièveté, la précision ; on doit y parler de l’objet en question et en bannir toute phraséologie, tout détail inutile. On entre en matière dès le premier mot, sans détour, et l’on passe d’un sujet à un autre sans transition.

On ne saurait trop recommander de lire avec soin une lettre avant de la fermer, pour s’assurer qu’on a bien dit ce qu’on voulait, qu’on n’y a laissé passer ni fautes ni équivoque.

Voici, dans différents genres, quelques modèles de lettres qui se recommandent par les noms des auteurs :

Bonne année.

Lettre de madame de Simiane à M***.

J’ai si peur que vous ne me souhaitiez la bonne année le premier, que je me dépêche de faire mon compliment ; le voici : bonjour et bon an, Monsieur, et tout ce qui s’en suit. Voilà mon affaire faite, et très bien faite, je le soutiens ; car trois mots qui viennent d’un cœur bien sincère et bien à vous, valent un trésor. Divertissez-vous à présent à tourner joliment votre réponse et vos souhaits ; cela ne m’embarrassera point, et me fera grand plaisir ; je vous pillerai et ferai mon profit de ce que vous me direz.

Adieu, Monsieur, que je vous plains ces jours-ci !

*

Lettre de mademoiselle d’Haut… à sa mère

Saint-Cyr, 1718.

Je viens, ma chère maman, de faire, avec mes compagnes, la visite du jour de l’an à la respectable fondatrice de cette maison. L’étiquette et la reconnaissance nous ont conduites auprès d’elle. Un sentiment plus doux, plus tendre, plus fort et bien plus durable, car il ne finira qu’avec ma vie, me ramène à vous, chère et bonne maman ; je vous souhaite la santé, je vous souhaite des jours heureux, je vous souhaite tout ce que vous pouvez désirer ; je vous souhaite, enfin, autant d’années qu’il se débitera ce jour de dragées et de mensonges.

C’est à la simple et franche vérité que je rends hommage quand je vous assure que je vous aime, que je vous adore, qu’il n’est pour moi point de bonheur sans le vôtre, que je ne supporte votre absence et les ennuis de la retraite, qu’afin de me rendre plus digne de vous, et de vous faire trouver un jour votre amie dans la plus respectueuse et la plus tendre des filles.

Joséphine d’H…

*

Madame de Sévigné à sa fille.

Vous me dites mille douceurs sur le commencement de l’année ; rien ne peut me flatter davantage. Comptez, mon enfant, que cette année et toutes celles de ma vie sont à vous. C’est un tissu, c’est une vie toute entière qui vous est dévouée jusqu’au dernier soupir. Vos moralités sont admirables. Il est vrai que le temps passe partout et passe vite ; vous criez après lui, parce qu’il vous emporte toujours quelque chose de votre belle jeunesse ; mais il vous en reste beaucoup. Pour moi, je le vois courir avec horreur, et m’apporter en passant l’affreuse vieillesse, et enfin la mort. Voilà de quelle couleur sont les réflexions d’une personne de mon âge.

Félicitation.

Lettre de madame de Simiane.

On me dit hier au soir que vous aviez une place de conseiller d’honneur dans le parlement : je vous en fais mon compliment, Monsieur. C’est à vous à y mettre une juste valeur, et à la proportionner à cet objet. Il me semble que cette place vous était due par droit, et que cet évènement est des plus simples. Mais je veux bien que vous sachiez que, depuis les plus petites jusqu’aux plus grandes choses, tout ce qui vous regarde me touche et m’intéresse infiniment.

Condoléance.

Lettre de J.-J. Rousseau à M. le Maréchal de Luxembourg.

J’apprends, Monsieur le Maréchal, la perte que vous venez de faire (de madame de Villeroi, sa sœur), et ce moment est de ceux où j’ai le plus de regret de n’être pas auprès de vous : car la joie se suffit à elle-même ; mais la tristesse a besoin de s’épancher, et l’amitié est bien plus précieuse dans la peine que dans le plaisir.

Que les mortels sont à plaindre de se faire entre eux des attachements durables ! Ah ! puisqu’il faut passer sa vie à pleurer ceux qui nous sont chers, à pleurer les uns morts, les autres peu dignes de vivre, que je la trouve peu regrettable à tous égards !

Ceux qui s’en vont sont plus heureux que ceux qui restent, ils n’ont plus rien à pleurer. Ces réflexions sont communes, qu’importe ? en sont-elles moins naturelles ? Elles sont d’un homme plus propre à s’affliger avec des amis qu’à les consoler, et qui sait aigrir ses propres peines en s’attendrissant sur les leurs.

*

Lettre de madame de Grignan à M. le président Moulceau, sur la mort de madame de Sévigné, sa mère, 1699.

Votre politesse ne doit pas craindre, Monsieur, de renouveler ma douleur, en me parlant de la douloureuse perte que j’ai faite : c’est un objet que mon esprit ne perd pas de vue, et qu’il trouve si vivement gravé dans mon cœur, que rien ne peut ni l’augmenter, ni la diminuer. Je suis très persuadée, Monsieur, que vous ne sauriez avoir appris le malheur épouvantable qui m’est arrivé, sans répandre des larmes ; la bonté de votre cœur m’en répond. Vous perdez une amie d’un mérite et d’une fidélité incomparables ; rien n’est plus digne de vos regrets. Et moi, Monsieur, que n’ai-je pas perdu ? Quelles perfections ne réunissait-elle point pour être à mon égard, par différents caractères, plus chère et plus précieuse ? Une perle si complète et si irréparable ne porte pas à chercher des consolations ailleurs que dans l’amertume des larmes et des gémissements. Je n’ai point la force de lever les yeux assez haut pour trouver le lieu d’où doit venir le secours ; je ne puis encore tourner mes regards autour de moi ; je n’y vois plus cette personne qui m’a comblée de biens, qui n’a eu d’attention qu’à me donner tous les jours de nouvelles marques de son tendre attachement. Il est bien vrai, Monsieur, il faut une force plus qu’humaine pour soutenir une si cruelle séparation. J’étais bien loin d’y être préparée ; je me flattais de ne jamais souffrir un si grand mal. Je le souffre, et je le sens dans toute sa rigueur.

Je mérite votre pitié, Monsieur, et quelque part dans l’honneur de votre amitié, si on la mérite par une sincère estime et beaucoup de vénération pour votre vertu.

Demande, recommandation.

Lettre de Marmontel au duc de Choiseul, pour lui demander une audience particulière.

Monsieur,

On me dit que vous prêtez l’oreille à la voix qui m’accuse et qui sollicite ma perte. Vous êtes puissant, mais vous êtes juste ; je suis malheureux, mais je suis innocent. Je vous prie de m’entendre et de me juger.

Je suis avec un profond respect, etc.

*

Voltaire au Marquis d’Argenson.

Que direz-vous de moi, Monsieur ? Vous me faites sentir vos bontés de la manière la plus bienfaisante ; vous ne semblez me laisser de sentiments que ceux de la reconnaissance, et if faut avec cela que je vous importune encore ; non, ne me croyez pas assez hardi ; mais voici le fait : Un grand garçon bien fait, aimant les vers, ayant de l’esprit ; ne sachant que faire, s’avise de se faire présenter, je ne sais comment, à Cirey. Il m’entend parler de vous, de mon ange gardien. Ho ! ho ! dit-il, s’il vous fait du bien, il m’en fera donc : écrivez-lui en ma faveur. — Mais, Monsieur, considérez que j’abuserais… — Hé bien ! abusez, dit-il. Je voudrais être à lui, s’il va en ambassade. Je ne demande rien ; je lui servirai à tout ce qu’il voudra ; je suis diligent, je suis bon garçon, je suis de fatigue ; enfin donnez-moi une lettre pour lui. — Moi, qui suis bonhomme, je lui donne la lettre. Dès qu’il la tient, il se croit » trop heureux : Je verrai M. d’Argenson ! Et voilà mon grand garçon qui vole à Paris.

J’ai donc, Monsieur, l’honneur de vous en avertir ; il se présentera à vous avec une belle mine et une chétive recommandation.

Pardonnez-moi, je vous en conjure, cette importunité : ce n’est pas ma faute ; je n’ai pu résister au plaisir de me vanter de vos bontés, et un passant me dit : j’en retiens ma part.

*

Le cardinal de Bernis à Voltaire, 1775.

Je ne saurais refuser cette lettre, mon cher et illustre confrère, à deux jeunes officiers suédois qui ont fait le voyage d’Italie avec beaucoup d’application et d’intelligence, mais qui croiraient n’avoir rien vu si, en retournant dans leur patrie, ils n’avaient pu, du moins un moment, voir et entendre le grand homme de notre siècle. Ils ont cru qu’une lettre de moi serait un passeport pour arriver jusqu’à vous. Je vous prie donc de ne pas vous refuser à leur curiosité, et au désir qu’ils ont de vous présenter un hommage qui n’est pas celui de la flatterie.

Il y a bien longtemps que je n’ai eu de vos nouvelles : je n’en sais que par la renommée ; ce n’est pas assez pour mon cœur.

Ne doutez jamais, mon cher confrère de l’intérêt que je prends à votre santé, à votre conservation, à votre bonheur ; je n’ai plus de vœux à faire pour votre gloire. Mon attachement pour vous durera autant que ma vie.

Remerciements.

La Bruyère au comte de Bussy, 1691.

Si vous ne vous cachiez pas de vos bienfaits, Monsieur, vous auriez eu plus tôt mon remerciaient. Je vous le dis sans compliment, la manière dont vous venez de m’obliger m’engage pour toute la vie à la plus vive reconnaissance dont je puisse être capable. Vous auriez bien de la peine à me fermer la bouche ; je ne puis me taire sur une action aussi généreuse.

Je vous envoie, Monsieur, un de mes livres des Caractères, fort augmenté, et je suis, avec toute sorte de respect et de gratitude, etc.

*

Madame de Simiane à M***

Je voudrais bien trouver, Monsieur, quelque façon de vous témoigner ma reconnaissance, qui convint et qui fût assortie à toute celle que j’ai dans le cœur pour le bien que vous venez de faire au pauvre petit Bernard. Vous en serez content, c’est un bon sujet ; il répondra par son zèle à toutes vos bontés : voilà qui nous acquittera un peu tous. Soyez bien persuadé, s’il vous plaît, que vous n’obligerez pas une ingrate, et que vos bienfaits me pénètrent à un point qui vous acquiert mon moi tout entier. Si, avec cela, Varanges est nommé écrivain de vaisseau, je ne sais plus où donner de la tête. Ma grand’mère (Madame de Sévigné) disait en pareil cas que, quand on était obligé à quelqu’un à un certain point, il n’y avait que l’ingratitude qui pût tirer d’affaire.

Je ne me sens point encore cette façon de penser à votre égard.

Affaires.

Voltaire à l’abbé Maussinot, 1757.

Je vous prie, mon cher abbé, de faire chercher une montre à secondes chez Leroi, ou chez Lebon, ou chez Tiout ; enfin la meilleure montre, soit d’or ou d’argent, il n’importe ; le prix n’importe pas davantage. Si vous pouvez charger l’honnête savoyard que vous nous avez déjà envoyé ici à cinquante sous par jour, et que nous récompenserons encore outre le prix convenu, de cette montre à répétition, vous l’expédierez tout de suite, et vous ferez là une affaire dont je serai satisfait.

*

Madame de Lafayette à madame de Sévigné, 1689.

Mon style sera laconique, je n’ai point de tête ; j’ai eu la fièvre, J’ai chargé M. Dubois de vous le mander.

Il est question, ma belle, qu’il ne faut point que vous passiez l’hiver en Bretagne, à quelque prix que ce soit. Vous êtes vieille ; les Rochers 8 sont pleins de bois ; les catarrhes et les fluxions vous accableront ; vous vous ennuierez ; votre esprit deviendra triste, et baissera : tout cela est sûr et les choses du monde ne sont rien en comparaison de tout ce que je vous dis. Ne me parlez point d’argent ni de dettes ; je vous ferme la bouche sur tout. M. de Sévigné vous donne son équipage ; vous venez à Malicorne ; vous y trouvez les chevaux et la calèche de M. de Chaulnes : votre maison n’est pas prête, vous n’avez pas de chevaux, c’est en attendant ; à votre loisir, vous vous remettez chez vous. Venons au fait : vous payez une pension à M. de Sévigné ; vous avez ici un ménage : mettez le tout ensemble, cela fait de l’argent, car votre louage de maison va toujours. Vous direz : mais je dois et je paierai avec le temps. Comptez que vous trouverez ici mille écus, dont vous paierez ce qui vous presse ; qu’on vous les prête sans intérêt, et que vous les rembourserez petit à petit, comme vous voudrez. Ne demandez point d’où ils viennent, ni de qui c’est ; on ne vous le dira pas ; mais ce sont des gens qui sont bien assurés qu’ils ne les perdront pas. Point de raisonnements là-dessus, point de paroles ni de lettres perdues, il faut venir : tout ce que vous m’écrirez, je ne le lirai seulement pas. En un mot, ma belle, il faut ou venir ou renoncer à mon amitié, à celle de madame de Chaulnes et à celle de madame de Lavardin ; nous ne voulons point d’une amie qui veut vieillir et mourir par sa faute : il y a de la misère et de la pauvreté à votre conduite. Il faut venir dès qu’il fera beau.

Conseils.

J. Racine à son fils.

C’est tout de bon que nous partons pour notre voyage de Picardie. Comme je serai quinte jours sans vous voir, et que vous êtes continuellement présent à mon esprit, je ne puis m’empêcher de vous répéter encore deux ou trois choses que je crois très importantes pour votre conduite. La première, c’est d’être extrêmement circonspect dans vos paroles, et d’éviter la réputation d’être un parleur, qui est la plus, mauvaise réputation qu’un jeune homme puisse avoir dans le pays où vous entrez. La seconde est d’avoir une extrême docilité pour les Avis de M. et madame Vignan, qui vous aiment comme leur enfant.

N’oubliez point vos études, et cultivez continuellement votre mémoire, qui a grand besoin d’être exercée. Je vous demanderai compte, à mon retour, de vos lectures et surtout de l’histoire de France, dont je vous demanderai à voir des extraits.

Vous savez ce que je vous ai dit des opéras et des comédies ; on en doit jouer à Marly : il est très important pour vous et pour moi-même qu’on ne vous y voie point, d’autant plus que vous êtes maintenant à Versailles pour y faire vos exercices, et non point pour assister à toutes ces sortes de divertissements. Le roi et toute la cour savent le scrupule que je me fais d’y aller9, et ils auraient très méchante opinion de vous, si, à l’Age où vous êtes, vous aviez si peu d’égards pour moi et pour mes sentiments.

Je devais, avant toutes choses, vous recommander de songer à votre salut, et de ne point perdre l’amour que je vous ai vu pour la religion.

Le plus grand déplaisir qui puisse m’arriver au monde, c’est s’il me revenait que vous êtes indévot, et que Dieu vous est devenu indifférent. Je vous prie de recevoir cet avis avec la même amitié que je vous le donne. Adieu, mon cher fils ; donnez-moi souvent de vos nouvelles.

Reproches.

Madame de Scudéry au comte de Bussy.

Ne vous vantez plus de connaître l’amitié : il y a six mois que je ne vous ai écrit parce que je n’ai bougé du lit tout l’hiver, et je n’ai pas eu la moindre marque de votre souvenir. Je vois bien que je pourrais être morte deux ou trois ans sans vous en inquiéter, si mon ombre ne vous allait reprocher votre oubli. Prenez-y garde, au moins, cela pourrait bien vous arriver, car je crois que je saurais aimer au-delà du tombeau.

*

Le cardinal de Bernis à Voltaire.

À quel jeu vous ai-je perdu, mon cher confrère ? Pourquoi suis-je tombé dans votre disgrâce ? Vos lettres ne me sont-elles pas parvenues, ou n’avez-vous pas reçu mes réponses ? J’ai été fort exact. Je ne saurais penser que vous m’ayez totalement quitté. Si ce n’est qu’une infidélité passagère, je sens que je vous aime assez pour vous la pardonner. Dites-moi donc ce que c’est, et ne me laissez pas croire que je suis un sot de vous aimer, et vous un ingrat de ne pas répondre à tous les sentiments qui m’attachent à vous pour la vie.

Excuses.

Madame de Sévigné au comte de Bussy.

Je me presse de vous écrire, afin d’effacer promptement de votre esprit le chagrin que ma dernière lettre y a mis. Je ne l’eus pas plus tôt écrite, que je m’en repentis. Il est vrai que j’étais de méchante humeur ; je n’eus pas la docilité de me démonter mon esprit pour vous écrire ; je trempai ma plume dans mon fiel, et cela composa une sotte lettre amère, dont je vous fais mille excuses. Si vous fussiez entré une heure après dans ma chambre, nous nous fussions moqués de moi ensemble.

Adieu, comte, point de rancune, ne nous tracassons plus. J’ai un peu de tort : mais qui n’en a point en ce monde ?

*

La comtesse du Plessis au comte de Bussy, 1672.

Je suis fort paresseuse quand il n’est question que de faire compliment à des amis, ou de les assurer que je les aime toujours. Je crois qu’ils ne doivent pas douter du dernier ; et pour l’autre, il me semble qu’il n’importe guère à celui qui l’écrit et à celui qui le reçoit, voilà mes raisons ; bonnes ou mauvaises, je vous les mande comme je le pense. Il n’en est pas de même quand il est question du service de quelqu’un que j’aime autant que vous, et à qui je suis aussi proche. Mandez-moi à quoi je puis vous être utile, Monsieur, et vous verrez avec quelle vivacité je m’emploierai pour vous marquer ma tendresse.

Sujets divers.

Une dame très respectable étant un jour au chevet du lit d’une de ses filles qui était en danger de mort, s’écriait, en fondant en larmes : Mon Dieu, rendez-la-moi, et prenez tous mes autres enfants. Un homme qui avait épousé une de ses filles, t’approcha d’elle, et la tira par sa manche : Madame, lui dit-il, les gendres en sont-ils ? Le sang-froid et le comique avec lesquels il prononça ces paroles firent un tel effet sur cette dame affligée, qu’elle sortit en éclatant de rire ; tout le monde la suivit en riant ; et la malade, ayant su de quoi il était question, se mit à rire plus fort que les autres.

. Voltaire.
*

P. L. Courier à M. et Madame Clavier.

Albano, 29 avril 1811.

Monsieur, pour avoir votre ouvrage, je vois bien qu’il faudra que je l’aille chercher ; et cependant vous êtes cause qu’on se moque de moi. Je reçois avis l’autre jour qu’un monsieur venant de Paris m’apportait un paquet de la part de M. Clavier. Je cours où l’on m’indiquait ; ce n’était pas là, c’était à l’autre bout de la ville ; j’y vais ; on se met à rire, et on me dit : poisson d’avril. Or ; imaginez que la veille j’expliquais à ces bonnes gens, à ceux-mêmes qui m’ont joué ce tour-là, ce que c’est chez nous que poisson d’avril ; et ils ne comprenaient pas qu’on y pût être attrapé, sachant d’avance le jour. Il faut, disaient-ils, que vos Français soient bien étourdis. Vous pouvez croire qu’on n’en doute plus après cette épreuve.

J’ai enfin quitté Rome. J’y vins pour quinze jours, il y a un an ou plus. Me voici en chemin pour Naples ; je n’y veux être qu’un mois si je puis ; mais c’est un pays où je prends aisément racine.

J’ai passé ce dernier mois presque tout à la campagne, mais quelle campagne, Madame ! Si vous saviez ce que c’est, nous m’envieriez. Comme je vous plains d’être confinée à Paris, ville de boue et de poussière ! Ne me parlez point de vos environs ; voulez-vous comparer Albano et Gonesse, Tivoli et Saint-Ouen ? La différence est à la vue comme dans les noms. Au vrai, c’est ici le paradis. Je vais pourtant trouver mieux : dans le pays où je vais-est le véritable Eden. Mais que dites-vous de ma vie ? Toujours de mieux en mieux. C’est vivre que cela.

*

P. L. Courier à madame Pigalle.

Mileto, 25 octobre 1806.

Vous aurez de ma prose, chère cousine, tant que vous en voudrez, et du style à vingt sous, c’est-à-dire du meilleur, qui ne vous coûtera rien que le port. Si je ne vous en ai pas adressé plus tôt, c’est que nous autres, vieux cousins, nous n’écrivons guères à nos jeunes cousines sans savoir auparavant comment nos lettres seront reçues, n’étant pas, comme vous autres, toujours assurés de plaire. Ne m’accusez ni de paresse ni d’indifférence. Je voulais voir si vous songeriez que je ne vous écrivais pas depuis près de deux ans. Vous n’aviez aucun air de vous en apercevoir ; moi, piqué de cela, j’allais vous quereller, quand vous m’avez prévenu fort joliment : j’aime vos reproches, et vous avez mieux répondu à mon silence que peut-être vous n’eussiez fait à mes lettres.

On mande de vous des choses qui me plaisent. Vous parlez de moi quelquefois, et vous vous ennuyez : vivat ! cousine. Voilà une conduite admirable. De mon côté, je m’ennuie aussi tant que je puis, comme de raison : ne nous sommes-nous pas promis de ne pas rire l’un sans l’autre ? Pour moi, je ne sais ce que c’est que de manquer à ma parole, et je garde mon sérieux, comptant bien que vous tenez le vôtre : je trouverais fort mauvais qu’il en fût autrement. Hélas ! pour tenir ma promesse, je n’ai besoin que de penser à cinq cents lieues qui nous séparent ; deux longues, longues années écoulées sans nous voir, et combien encore à passer de la même manière ! Ces idées-là ne me quittent point, et me donnent une physionomie de misanthropie et repentir. Non, je ne suis plus le cousin qui vous amusait. En me voyant maintenant, vous ne me reconnaîtriez pas, et vous demanderiez encore : où est le cousin qui rit ? Voilà ce que c’est que de s’éloigner de vous. On s’ennuie, on devient maussade, on vieillit d’un siècle par an. Pour être heureux, il faut, ou ne pas vous connaître, ou ne vous jamais quitter.

Je n’ai guère bâillé près de vous, ni vous avec moi, ce me semble, si ce n’est peut-être en famille, aux visites de nos chers parents. Eh bien ! depuis que je ne vous vois plus, je bâille du matin au soir. La nature, vous le savez, m’a doué d’un organe favorable à cet exercice ; je bâille en vérité comme un coffre ; vous, à cause de mon absence, là-bas, vous devez bâiller aussi, comme une petite tabatière. Quelle différence entre nous ! Vous n’oseriez assurément vous comparer, vous mesurer… Bêtise, oui, bêtise, j’en demeure d’accord : c’est du style à deux liards.

Mais savez-vous ce qui m’arrive de ne plus rire ? je deviens méchant. Imaginez un peu à quoi je passe mon temps. Je rêve nuit et jour au moyen de tuer des gens que je n’ai jamais vus, qui ne m’ont fait ni bien ni mal, cela n’est-il pas joli ? Ah ! croyez-moi, cousine, la tristesse ne vaut rien. Reprenons notre ancienne allure, il n’y a de bonnes gens que ceux qui rient. Rions toutes les fois que l’occasion s’en présentera, ou même sans occasion.

Pendant que je vous fais ces lignes très sensées, voici une drôle d’aventure. La maison tremble ; un homme qui écrivait près de moi se sauve en criant : tremoto ! moi, je répète : tremoto, c’est-à-dire, tremblement de terre, et me sauve aussi dans la cour. Là, je vis bien que la secousse avait été forte, ou sérieuse, comme vous diriez, cousine, ou conséquente, comme dit Voisard. Un bâtiment non achevé, dont le toit n’est pas encore couvert, semblait agité par le vent ; la charpente remuait, craquait. La terre a souvent ici de ces petits frissons qui renverseraient une ville comme un jeu de quilles, si les maisons n’étaient faite exprès, peu élevées, larges d’en bas. Aucune n’est tombés cette fois ; mais une église a écrasé je ne sais combien de bonnes âmes qui sont maintenant en paradis : voyez quelle grâce de Dieu ! nous autres, vauriens, nous restons dans cette vallée de misères.

Quant au temps où nous nous reverrons, la réponse n’est pas si aisée. J’en meurs d’envie, vous pensez bien. Mais il faut achever de conquérir ce royaume, et puis voir les antiquités ; il y en a beaucoup de belles, vous savez ma passion : je suis fou de l’antique.

Vous présenterai-je mon respect ? Voulez-vous que j’aie l’honneur d’être… ? Non, je vous embrasse tout bonnement… Encore une fois je vous embrasse.

Le vieux cousin qui ne rit plus.

§ III. De la description.

La description est la peinture des objets. Quand une description se contente de dessiner quelques traits abrégés, on la nomme esquisse.

On peut rapporter à la description : le tableau, qui est une description assez courte, et dont les traits sont fortement caractérisés ; le portrait, qui décrit un être animé : tels sont les portraits du cheval, du chien, dans Buffon ; le caractère, qui est un portrait moral : tels sont les célèbres Caractères de La Bruyère ; le parallèle, qui consiste à peindre les ressemblances et les différences qui existent entre deux personnages ou deux caractères.

La description peint un objet réel ou un objet de fantaisie.

Dans la peinture des objets réels, la description doit être exacte et vraie ; pour cela il faut, ou avoir l’objet sous les yeux, ou se le représenter par l’imagination : de cette manière, on peint d’après nature ; les couleurs sont vives, les traits naturels, la ressemblance frappante ; l’objet s’anime, on le voit.

Si l’on peint un objet de fantaisie, il n’y a pas d’exactitude à rechercher ; on ne copie plus la nature, on invente ; pourtant la description ne doit pas sortir du naturel ; si elle tombe dans l’invraisemblable, elle n’a plus aucun charme, parce que toute illusion disparaît.

Le goût de l’écrivain doit lui indiquer le choix à faire dans les détails de la description. Un objet se présente sous mille aspects divers, selon le point de vue d’où on le considère : la description ne peut embrasser tous ces points de vue ; elle se contente de saisir les plus saillants, et néglige les détails trop minutieux. Si l’on doit éviter la sécheresse qui rebute, il faut se garder aussi de cette prolixe abondance qui fatigue. La sobriété dans les détails est un des caractères essentiels du goût antique ; les modernes affectionnent l’analyse, ils aiment à se perdre dans des descriptions sans fin.

Il ne faut pas oublier les préceptes suivants de Boileau :
Un auteur quelquefois, trop plein de son objet,
Jamais sans l’épuiser n’abandonne un sujet.
S’il rencontre un palais, il m’en dépeint la face ;
Il me promène, après, de terrasse en terrasse ;
Ici, s’offre un perron ; là, règne un corridor ;
Là, ce balcon s’enferme en un balustre d’or.
Il compte des plafonds les ronds et les ovales ;
Ce ne sont que festons, ce ne sont qu’astragales.
Je saute vingt feuillets pour en trouver la fin,
Et je me sauve à peine au travers du jardin.
Fuyez de ces auteurs l’abondance stérile,
Et ne vous chargez point d’un détail inutile.
Tout ce qu’on dit de trop est fade et rebutant ;
L’esprit rassasié le rejette à l’instant.
Qui ne sut se borner ne sut jamais écrire.
Art poétique.

Une description doit être animée, c’est-à-dire, représenter vivement les objets. Pour cela, il ne faut pas se borner à reproduire la nature morte, il faut la vivifier par le sentiment ; il faut surtout y montrer l’homme, les êtres vivants, pour rompre, par un peu de mouvement et, d’âme, cette monotonie qui résulte toujours d’un tableau purement descriptif. Si l’on décrit une tempête, on peut jeter de belles couleurs sur ces éléments déchaînés ; mais si l’on y voit l’homme luttant contre le péril et la mort, combien l’intérêt n’en sera-t-il pas augmenté ? Bernardin de Saint-Pierre et Chateaubriand, ont ce talent heureux de donner à leurs descriptions une sorte de poésie animée et de vie morale. Buffon est toujours cité comme le plus grand peintre de la nature.

Dans une composition un peu étendue, les descriptions doivent être convenablement placées, afin d’être un ornement et non pas un défaut : si elles ralentissent trop la marche de l’action et refroidissent l’intérêt, elles sont plus nuisibles qu’utiles.

De tous les ornements d’une description, c’est le contraste qui sert le mieux à la relever. Un peintre habile sait ménager dans un tableau l’ombre et la lumière, et tirer du clair-obscur de merveilleux effets : l’art de l’écrivain est le même ; l’opposition des tons et des couleurs, donne à l’ensemble du mouvement, de la variété, et fait ressortir les parties essentielles.

Nous donnerons comme modèles de description, les deux morceaux suivants, l’un en vers, l’autre en prose.

Une bataille.

La trompette a jeté le signal des alarmes :
Aux armes ! et l’écho répète au loin : aux armes !
Dans la plaine soudain les escadrons épars,
Plus prompts que l’aquilon, fondent de toutes parts,
Et sur les flancs épais des légions mortelles
S’étendent tout à coup comme de sombres ailes.
Le coursier, retenu par un frein impuissant,
Sur ses jarrets pliés s’arrête en frémissant.
La foudre dort encore, et sur la foule immense
Plane, avec la terreur, un lugubre silence.
On n’entend que le bruit de cent mille soldats,
Marchant comme un seul homme au-devant du trépas.
Les roulements des chars, les coursiers qui hennissent,
Les ordres répétés qui dans l’air retentissent,
Ou le bruit des drapeaux soulevés par les vents,
Qui, dans les camps rivaux flottant à plis mouvants,
Tantôt, semblent enflés d’un souffle de victoire,
Vouloir voler d’eux-mêmes au-devant de la gloire,
Et tantôt, retombant le long des pavillons,
De leurs funèbres plis couvrir leurs bataillons.
Mais sur le front des camps déjà les bronzes grondent ;
Ces tonnerres lointains se croisent, se répondent ;
Des tubes enflammés la foudre avec effort
Sort et frappe en sifflant comme un souffle de mort ;
Le boulet dans les rangs laisse une large trace,
Ainsi qu’un laboureur qui passe et qui repasse,
Et, sans se reposer, déchirant le vallon,
À côté du sillon creuse un autre sillon :
Ainsi le trait fatal dans les rangs se promène,
Et comme des épis les couche dans la plaine.
Ici tombe un héros moissonné dans sa fleur,
Superbe et l’œil brillant d’orgueil et de valeur ;
Sur son casque ondulant, d’où jaillit la lumière,
Flotte d’un noir coursier l’ondoyante crinière :
Ce casque éblouissant sert de but au trépas ;
Par la foudre frappé d’un coup qu’il ne sent pas,
Comme un faisceau d’acier il tombe sur l’arène ;
Son coursier bondissant, qui sent flotter la rêne,
Lance un regard oblique à son maître expirant,
Revient, penche sa tête et le flaire en pleurant.
Là, tombe un vieux guerrier, qui, né dans les alarmes,
Eut les camps pour patrie, et pour amour ses armes :
Il ne regrette rien que ses chers étendards,
Et les suit en mourant de ses derniers regards.
La mort vole au-hasard dans l’horrible carrière ;
L’un périt tout entier ; l’autre sur la poussière,
Comme un tronc dont la hache a coupé les rameaux,
De ses membres épars voit voler les lambeaux,
Et se trainant encor sur la terre humectée,
Marque en ruisseaux de sang sa trace ensanglantée.
Le blessé, que la mort n’a frappé qu’à demi,
Fuit en vain, emporté dans les bras d’un ami :
Sur le sein l’un de l’autre ils sont frappés ensemble,
Et bénissent du moins le coup qui les rassemble.
Cependant, las d’attendre un trépas sans vengeance,
Les deux camps, animés d’une même vaillance,
Se heurtent, et du choc ouvrant leurs bataillons,
Mêlent en tournoyant leurs sanglants tourbillons.
Sous le poids des coursiers les escadrons s’entrouvrent ;
D’une voûte d’airain les rangs pressés se couvrent ;
Les feux croisent les feux, le fer frappe le fer ;
Les rangs entrechoqués lancent un seul éclair.
Le salpêtre, au milieu des torrents de fumée,
Brille et court en grondant sur la ligne enflammée,
Et d’un nuage épais enveloppant leur sort,
Cache encore à nos yeux la victoire ou la mort.
Tout à coup le soleil dissipant le nuage,
Éclaire avec horreur la scène du carnage ;
Et son pâle rayon, sur la terre glissant,
Découvre à nos regards de longs ruisseaux de sang,
Des coursiers et des chars brisés dans la carrière,
Des membres mutilés épars sur la poussière,
Les débris confondus des armes et des corps,
Et les drapeaux jetés sur des monceaux de morts.
Accourez maintenant, amis, épouses, mères !
Venez compter vos fils, vos amants et vos frères ;
Venez, sur ces débris, disputer aux vautours
L’espoir de vos vieux ans, le fruit de vos amours.
Mais au sort des humains la nature insensible
Sur leurs débris épars suivra son cours paisible :
Demain la douce aurore, en se levant sur eux,
Dans leur acier sanglant réfléchira ses feux ;
Le fleuve lavera sa rive ensanglantée ;
Les vents balayeront leur poussière infectée,
Et le sol, engraissé de leurs restes fumants,
Cachera sous des fleurs leurs pâles ossements.
Lamartine.
*

Deux perspectives de la nature.

« Le vaisseau sur lequel nous passions en Amérique s’étant élevé au-dessus du gisement des terres, bientôt l’espace ne fut plus tendu que du double azur de la mer et du ciel, comme une toile préparée pour recevoir les futures créations de quelque grand peintre. La couleur des eaux devint semblable à celle du verre liquide. Une grosse houle venait du couchant, bien que le vent soufflât de l’est ; d’énormes ondulations s’étendaient du nord au midi, et ouvraient dans leurs vallées de longues échappés de vue sur le désert de l’Océan. Ces mobiles paysages changeaient d’aspect à toute minute. Tantôt une multitude de tertres verdoyants représentaient des sillons de tombeaux dans un cimetière immense ; tantôt des lames, en faisant moutonner leurs limes, imitaient des troupeaux blancs répandus sur des bruyères. Souvent l’espace semblait borné, faute de points de comparaison ; mais si une vague venait à se lever, un flot à se courber comme une côte lointaine, un escadron de chiens de mer à passer à l’horizon, l’espace s’ouvrait subitement devant nous. On avait surtout l’idée de l’étendue lorsqu’une brume légère rampait à la surface de la mer, et semblait accroître l’immensité même. Oh ! qu’alors les aspects de l’Océan sont grands et tristes ! Dans quelles rêveries ils nous plongent, soit que l’imagination s’enfonce sur les mers du Nord, au milieu des frimas et des tempêtes, soit qu’elle aborde sur les mers du midi, à des îles de repos et de bonheur !

« Il nous arrivait souvent de nous lever an milieu de la nuit, et d’aller nous asseoir sur le pont, où nous ne trouvions que l’officier de quart et quelques matelots qui fumaient leur pipe en silence. Pour tout bruit, on entendait le froissement de la prose sur les flots, tandis que les étincelles de feu couraient avec la blanche écume le long des flancs du navire. Dieu des chrétiens ! c’est surtout dans les eaux de l’abîme et dans les profondeurs des dieux que tu as gravé bien fortement les traits de ta toute-puissance ! Des millions d’étoiles, rayonnant dans le Sombre azur du dôme céleste, la lune au milieu du firmament, une mer sans rivage, l’infini dans le ciel et sur les flots ! Jamais tu ne m’as pas troublé de ta grandeur que dans ces nuits où, suspendu entre les astres et l’Océan, j’avais l’immensité sous mes pieds !

« Un soir, il faisait un profond calme, nous nous trouvions dans ces belles mers qui baignent les rivages de la Virginie ; toutes les voiles étaient pliées ; j’étais occupé sous le pont, lorsque j’entendis la cloche qui appelait l’équipage à la prière ; je me bâtai d’aller mêler mes vœux à ceux de mes compagnons de voyage.

« Le globe du soleil, prêt à se plonger dans les flots, apparaissait entre lei cordages du navire au milieu des espaces sans bornes. On eût dit, par les balancements de la poupe, que l’astre radieux changeait à chaque instant d’horizon. Quelques nuages étaient jetés sans ordre dans l’orient, où la lune montait avec lenteur ; le reste du ciel était pur ; vers le nord, formant un glorieux triangle avec l’astre du jour et celui de la nuit, une trombe, brillante des couleurs du prisme, s’élevait de la mer comme un pilier de cristal supportant la voûte du ciel.

« Il eût été bien à plaindre, celui qui, dans ce spectacle, n’eût point reconnu la beauté de Dieu. Des larmes coulèrent malgré moi de mes paupières, lorsque mes compagnons, ôtant leurs chapeaux goudronnés, vinrent entonner d’une voix rauque, leur simple cantique à Notre-Dame de Bon-Secours, patronne des mariniers. Qu’elle était touchante, la prière de ces hommes qui, sur une planche fragile, au milieu de l’Océan, contemplaient le soleil couchant sur les flots ! Comme elle allait à l’âme, cette invocation du pauvre matelot à la Mère des Douleurs ! La conscience de notre petitesse à la vue de l’infini, nos chants s’étendant au loin sur les vagues, la nuit s’approchant avec ses embûches, la merveille de notre vaisseau au milieu de tant de merveilles, un équipage religieux saisi d’admiration et de crainte, un prêtre auguste en prières, Dieu penché sur l’abîme, d’une main retenant le soleil aux portes de l’occident, de l’autre élevant la lune dans l’Orient, et prêtant, à travers l’immensité, une oreille attentive à la voix de sa créature : voilà ce qu’on ne saurait peindre et ce que tout le cœur de l’homme suffit à peine pour sentir. »

Passons à la scène terrestre.

« Un soir je m’étais égaré dans une forêt, à quelque distance de la cataracte de Niagara ; bientôt je vis le jour s’éteindre autour de moi, et je goûtai, dans toute sa solitude, le beau spectacle d’une nuit dans les déserts du Nouveau-Monde.

« Une heure après le coucher du soleil, la lune se montra au-dessus des arbres à l’horizon opposé. Une brise embaumée, que cette reine des nuits amenait de l’Orient avec elle, semblait la précéder dans les forêts comme sa fraîche baleine. L’astre solitaire monta peu à peu dans le ciel : tantôt il suivait paisiblement sa course azurée ; tantôt il reposait sur des groupes de nues, qui ressemblaient à la cime de hautes montagnes couronnées de neige. Ces nues, ployant et déployant leurs voiles, se déroulaient en zones diaphanes de satin blanc, se dispersaient en flocons d’écume, ou formaient dans les deux des bancs d’une ouate éblouissante, si doux à l’œil, qu’on croyait ressentir leur mollesse et leur élasticité.

« La scène sur la terre n’était pas moins ravissante : le jour bleuâtre et velouté de la lune descendait dans les intervalles des arbres, et poussait des gerbes de lumière jusque dans l’épaisseur des plus profondes ténèbres. La rivière qui coulait à mes pieds, tour à tour se perdait dans le bois, tour à tour reparaissait brillante des constellations de la nuit, qu’elle répétait dans son sein. Dans une savane, de l’autre côté de la rivière, la clarté de la lune dormait sans mouvement sur les gazons ; des bouleaux agités par les brises, et dispersés çà et là, formaient des îles d’ombres flottantes sur cette mer immobile de lumière. Auprès, tout aurait été silence et repos, sans la chute de quelques feuilles, le passage d’un vent subit, le gémissement de la hulotte ; au loin, par intervalles, on entendait les sourds mugissements de la cataracte de Niagara qui, dans le calme de la nuit, se prolongeaient de déserts en déserts, et expiraient à travers les forêts solitaires.

« La grandeur, l’étonnante mélancolie de ce tableau, ne sauraient s’exprimer dans les langues humaines, les plus belles nuits en Europe ne peuvent en donner une idée. En vain, dans nos champs cultivés, l’imagination cherche à s’étendre ; elle rencontre de toutes parts les habitations des hommes : mais dans ces régions sauvages, l’âme se plait à s’enfoncer dans un océan de forêts, à planer sur le gouffre des cataractes, à méditer au bord des lacs et des fleuves, et, pour ainsi dire, à se trouver seule devant Dieu. »

Chateaubriand.

§ IV. De la narration.

La narration est le récit d’un fait, accompagné de toutes les circonstances qui en dépendent.

Avant de commencer la narration, il faut se bien rendre maître du fait à raconter, en examiner avec soin le caractère, l’ensemble et les détails : la réflexion fait, naître une foule d’idées que l’on n’avait pas d’abord, et elle prépare l’enchaînement du récit, qui est la première qualité d’une bonne narration.

Si la narration est historique, il faut, avant d’écrire, étudier tous les détails qui s’y rattachent, pour ne pas s’écarter de la vérité ; si la narration est fictive, l’imagination a un libre champ pour inventer, disposer, ordonner à son gré le sujet, mais pourtant sans jamais s’écarter de la vraisemblance : si la narration est mixte, c’est-à-dire si le fond est vrai mais les détails inventés, comme dans le Meunier de Sans-Souci d’Andrieux, ou dans les romans historiques de Walter Scott, il faut se garder d’altérer les faits et les caractères aux dépens de la vérité, afin de ne pas laisser d’erreur grave dans l’esprit du lecteur. Mais quelle que soit la nature du récit, réel ou inventé, il y a une certaine vérité générale et convenue dont on ne peut jamais se départir : c’est ce que l’on appelle la couleur locale, qui est une condition essentielle de la vraisemblance ; elle consiste à bien observer les convenances de temps, de lieu, d’âge, de caractère, de mœurs et de croyances.

La condition première d’une bonne narration, c’est l’unité. Toute narration, petite ou grande, roman ou conte, histoire ou fable, doit présenter un objet principal, un personnage qui lui serve de centre ; et autour duquel se groupent l’action et l’intérêt ; tous les détails doivent s’y rattacher, de près ou de loin. Sans l’unité, l’attention flotte incertaine entre plusieurs personnages, et l’intérêt s’évanouit en se partageant ; unité dans la variété, telle est la règle à suivre.

On fait une digression quand on s’écarte du sujet pour en traiter un autre qui ne s’y rapporte qu’indirectement : ainsi l’on interrompt quelquefois la narration pour faire des rapprochements entre les époques, pour expliquer des coutumes, remonter à l’origine d’un fait, etc. Cela n’est permis que si la digression sert à l’intelligence ou à l’intérêt du rit, si elle ne le coupe pas d’une manière brusque et désagréable. Toute digression inutile ou trop longue est un défaut.

On appelle épisodes certaines actions indirectes et secondaires qui sont liées au fait principal. L’épisode doit être amené naturellement, placé avec goût, et servir à l’intérêt général ; il doit donner du charme et de la variété au récit.

Il n’est pas défendu de semer les réflexions dans un récit, mais il faut en user sobrement : toute réflexion qui n’est pas amenée naturellement, qui ne fait pas corps avec le reste de la narration, qui se prolonge outre mesuré, ne sert qu’à jeter du froid dans l’action et à en entraver la marche. Les jeunes gens surtout doivent se garder de ces généralités banales par lesquelles ils commencent souvent leur récit : il vaut mieux aborder le sujet sans détours et aller droit, au fait.

Une bonne narration doit être claire et brève, vraie ou vraisemblable, complète et intéressante.

Claire et brève. La clarté, loi suprême de toute composition, doit exister dans un récit où l’on recherche surtout des faits bien enchaînés, exposés avec ordre, sans confusion, sans embarras, et revêtus d’un style net et précis. Rien n’est plus fatigant et plus ennuyeux qu’une narration où les faits ne s’expliquent pas l’un par l’autre, où les incidents et les personnages sont maladroitement disposés, où la marche est arrêtée par une foule de digressions, de sentences, de descriptions déplacées. Une telle narration manque aussi de brièveté ; car un récit est bref, non quand il est court, mais quand il ne contient rien d’inutile.

Vraie ou vraisemblable. La vérité est la première condition d’un récit historique. Si la narration est fictive en tout ou en partie, on ne doit pas s’écarter de la vraisemblance, c’est-à-dire accumuler les évènements extraordinaires, en créer qui répugnent au bon sens et à la raison. La vraisemblance tient souvent à l’art du narrateur : s’il dispose son récit d’une manière naturelle, en donnant aux événements une gradation habile, une combinaison ingénieuse, il peut rendre vraisemblables les choses les plus extraordinaires.

Si la narration est fabuleuse ou mêlée de merveilleux, il y a pourtant une vraisemblance de convention qu’on ne peut négliger.

Complète. La narration est complète quand elle contient tout ce qui est nécessaire, et rien de superflu. Comme le drame et le roman, elle doit avoir un commencement ou exposition, un nœud, un dénouement. L’exposition consiste à expliquer le sujet ; c’est l’entrée en scène ; elle doit, dit Cicéron, sortir du sujet comme une fleur de sa tige. Quelquefois il est nécessaire de raconter les évènements antérieurs au fait dont il s’agit ; il faut le faire brièvement, et avoir soin de ne pas remonter plus haut que la clarté ne l’exige. Dans la comédie des Plaideurs de Racine, l’Intimé, plaidant pour un chien qui a dérobé un chapon, remonte au chaos et à la naissance du monde ; Dandin lui crie :

Avocat, ah ! passons au déluge !

C’est une critique spirituelle de ces préambules qui ne finissent pas. L’exposition varie selon les sujets et le genre de style qu’on adopte : elle peut être simple, animée, dramatique.

Le nœud est le lien du récit ; il nous montre les personnages et les évènements concourant à la marche de l’action, formant une intrigue qui attache le lecteur, et qui tend vers une solution définitive ; cette solution, c’est le dénouement.

Le dénouement tranche le nœud et termine l’action ; il doit sortir naturellement de ce qui précède et satisfaire l’esprit du lecteur. Il importe de s’arrêter à propos et de ne pas ajouter des détails inutiles qui refroidissent l’impression.

Intéressante. L’intérêt, c’est la vie même de la narration, c’est le but que doit atteindre l’écrivain : malheur à lui, s’il ne parvient qu’à ennuyer ! Un récit est intéressant, ou par le fond même du sujet, ou par la manière dont il est traité. Un habile écrivain sait-tirer parti d’un sujet, même stérile en apparence ; il l’anime par la vivacité de l’esprit ou par celle de la passion ; il éveille la curiosité, tient l’attention en haleine par une habile gradation de l’intérêt ; il ménage avec art les incidents prévus ou imprévus ; il n’insiste que sur les détails qui peuvent toucher et plaire. Il met partout de la variété en entremêlant au récit de courtes descriptions, des sentiments, des réflexions ou des dialogues toujours appropriés aux circonstances. Quelquefois il laisse planer sur le sujet une sorte de mystère, et il tient l’esprit du lecteur enchaîné jusqu’au dénouement.

La narration admet tous les tons, depuis le plus simple, comme la Cigale et la Fourmi, jusqu’au plus élevé, comme la mort d’Hippolyte ou la bataille de Rocroy. Il n’y a pas de règles à donner à ce sujet : le goût et le jugement sont les seuls guides à suivre : mais une fois qu’on a adopté un ton, il faut le soutenir fidèlement jusqu’à la fin.

Comme exemple de narration, nous citerons trois morceaux de genres et de styles différents.

Combat de Mérovée contre le chef des Gaulois.

« Mérovée avait fait un massacre épouvantable des Romains. On le voyait debout sur un immense chariot, avec douze compagnons d’armes appelés les douze pairs, qu’il surpassait de toute la tête. Au-dessus du chariot flottait une enseigne guerrière sur., nommée l’oriflamme. Le chariot, chargé d’horribles dépouilles, était trainé par trois taureaux dont les genoux dégouttaient de sang, et dont les cornes portaient des lambeaux affreux,

« Mérovée, rassasié de meurtre, contemplait, immobile, du haut de son char de victoire, les cadavres dont il avait jonché la plaine. Ainsi se repose un lion de Numidie, après avoir déchiré, un troupeau de brebis ; sa faim est apaisée, sa poitrine exhale l’odeur du carnage : il ouvre et ferme tour à tour sa gueule fatiguée qu’embarrassent des flocons de laine ; enfin, il se couche au milieu des agneaux égorgés ; sa crinière, humectée d’une rosée de sang, retombe des deux côtés de son cou ; il croise ses griffes puissantes, il allonge la tête sur ses ongles, et, les yeux à demi fermés, il lèche encore les molles toisons étendues autour de lui.

« Le chef des Gaulois aperçut Mérovée dans ce repos insultant et superbe. Sa fureur s’allume ; il s’avance vers le fils de Clodion ; il lui crie d’un ton ironique :

« — Chef à la longue chevelure, je vais t’asseoir autrement sur le trône d’Hercule le Gaulois. Jeune brave, tu mérites d’emporter la marque du fer au palais de Teutatès. Je ne veux point te laisser languir dans une honteuse vieillesse.

« — Qui es-tu ? répondit Mérovée avec un sourire amer : es-tu d’une race noble et antique ? Esclave romain, ne crains-tu pas ma framée ?

« — Je ne crains qu’une chose, répartit le Gaulois frémissant de courroux, c’est que le ciel tombe sur ma tête.

« — Cède-moi la terre, dit l’orgueilleux Sicambre.

« — La terre que je te céderai, s’écria le Gaulois, tu la garderas éternellement.

« À ces mots, Mérovée, s’appuyant sur sa framée, s’élance du char par-dessus les taureaux, tombe à leurs pieds, et se présente au Gaulois qui venait à lui.

« Toute l’armée s’arrête pour regarder le combat des deux chefs. Le Gaulois fond, l’épée à la main, sur le jeune Franc, le presse, le frappe, le blesse à l’épaule, et le contraint de reculer jusque sous les cornes des taureaux. Mérovée, à son tour, lance son angon qui, par ses deux fers recourbés, s’engage dans le bouclier du Gaulois. Au même instant, le fils de Clodion bondit comme un léopard, met le pied sur le javelot, le presse de son poids, le fait descendre vers la terre, et abaisse avec lui le bouclier de son ennemi. Ainsi forcé de se découvrir, l’infortuné Gaulois montre la tête ; la hache de Mérovée part, siffle, vole et s’enfonce dans le front du Gaulois, comme la cognée d’un bûcheron dans la cime d’un pin. La tête du guerrier se partage, sa cervelle se répand des deux côtés, ses yeux roulent à terre ; son corps reste encore un moment debout, étendant des mains convulsives, objet d’épouvanté et de pitié.

Chateaubriand, Les Martyrs.
*

La Bergère et le Papillon.

Tandis que le jour s’achevait,
Seule, sur un banc de fougères,
Gentille bergère, rêvait
À ce que rêvent les bergères.

Voilà que pour se délasser
Des longues courses de son aile,
Un papillon vient se placer
Sur sa main blanche. « Ah ! lui dit-elle…

Ah ! lui dit-elle, ami naïf,
Ta confiance m’intéresse ;
Je ne te rendrai pas captif,
Et respecterai ta faiblesse.

C’est bien de ne pas t’effrayer
D’une jeune fille novice :
C’est elle qui va supplier
Et te demander un service.

Mes compagnes m’ont raconté
Que ton essor, riant présage,
Nous dit toujours la vérité
Sur notre futur mariage.

Eh bien ! ton vol m’indiquera,
S’il est vrai que ton vol devine,
La demeure où me conduira
Celui que le Ciel me destine. »

Soudain le brillant papillon
Quitte les doigts de la bergère,
Décrit un léger tourbillon,
Et vole… hélas ! au cimetière.
Reboul.

Un trait de l’enfance de Bernardin de Saint-Pierre.

« Un jour, Bernardin assistait à la toilette de sa mère, en se réjouissant de l’accompagner à la promenade ; tout à coup il fut accusé d’une faute assez grave par une bonne fille nommée Marie Talbot, dont, malgré cette aventure, il conserva toujours le plus touchant souvenir. Il avait près de neuf ans, et il était fort doux à cet âge. Encouragé par son innocence, il se défendit d’abord avec assez de tranquillité ; mais comme toutes les apparences étaient contre lui, et qu’on refusait de croire à sa justification, il finit par s’emporter jusqu’à donner un démenti à sa bonne. Madame de Saint-Pierre, étonnée d’une vivacité qu’elle ne lui avait pas encore vue, crut devoir le punir en le privant de la promenade ; et comme il ne cessait de l’importuner par ses larmes et par ses protestations, elle prit le parti de s’en débarrasser en l’enfermant seul dans une chambre. Trompé dans l’attente d’un plaisir, condamné pour une faute dont il n’était pas coupable, tout son être se révolta contre l’injustice de sa mère. Dans cette extrémité, il se mit à prier avec une confiance si ardente, avec des élans de cœur si passionnés, qu’il lui semblait à tout moment que le ciel allait faire éclater son innocence par quelque grand miracle. Cependant, l’heure de la promenade s’écoulait, et le miracle ne s’opérait pas. Alors le désespoir s’empare du pauvre prisonnier, il murmure contre la Providence, il accuse sa justice, et bientôt, dans sa sagesse profonde, il décide qu’il n’y a pas de Dieu. Assis auprès de cette porte que ses prières n’avaient pu faire tomber, il s’abîmait dans cette pensée avec une incroyable amertume, lorsque le soleil perçant les nuages qui, depuis le matin, attristaient l’atmosphère, un de ses rayons vint frapper la croisée que le petit incrédule contemplait avec tant de tristesse. À la vue de cette clarté si vive et si pure, il sentit tout son corps frissonner, et, s’élançant vers la fenêtre par un mouvement involontaire, il s’écria avec l’accent de l’enthousiasme : Oh ! il y a un Dieu ! Puis il tomba à genoux et fondit en larmes. »

Aimé-Martin.

§ V. De la dissertation.

La dissertation est plus sérieuse et plus difficile que la narration ; c’est un examen raisonné de quelque point de morale, de religion, de philosophie, d’art, de science ou de littérature.

Rien n’est plus propre à exercer à la fois le jugement et le goût de la jeunesse que ce genre de composition : c’est une sévère gymnastique de pensée qui aiguise l’esprit et donne du nerf à l’imagination. S’exercer dans un seul genre, c’est n’avoir qu’une arme à sa disposition. La pensée a des formes multiples dont il faut soigner toutes les faces ; on doit savoir passer du grave au doux, du plaisant au sévère, comme dit Boileau. Enfin, il faut savoir raisonner ses idées, et donner les preuves de ce qu’on avance : tel est le but de la dissertation.

Que de sujets féconds et intéressants pour de jeunes esprits qui aiment naturellement ce qui est juste, beau et bon ! L’existence de Dieu, démontrée par les phénomènes de la nature et par la voix du cœur ; la conscience, loi morale du devoir, qui incline doucement l’âme au joug de la vertu et lui fait fuir le vice ; les passions avec leurs bons et leurs mauvais côtés ; les goûts, les instincts avec leurs tendances diverses ; les secrets de la nature que l’on cherche à pénétrer ; les sciences et leurs merveilleux résultats,, les lettres avec leur influence et leur utilité ; la critique @ littéraire, si propre à donner de la finesse et du tact au jugement ; les arts avec les trésors de poésie qu’ils renferment ; tout cela peut être l’objet de dissertations animées et ingénieuses où l’esprit et le style trouvent à déployer sans cesse de nouvelles ressources.

Le style de la dissertation doit être grave, mais simple ; les ornements et les images n’y sont guère à leur place ; mais il faut de la clarté, de la vivacité dans le raisonnement : le but est de dégager la vérité des nuages qui l’enveloppent, pour la faire briller aux yeux. N’abandonnez pas une idée que vous ne l’ayez développée convenablement passez ensuite à une autre par une transition naturelle : l’ordre ici est indispensable, car il s’agit de prouver. Évitez à la fois la sécheresse et la diffusion, deux défauts également contraires à une bonne argumentation. « Donnez du corps aux pensées trop subtiles ; adoucissez, par le sentiment, la rudesse de la vérité ; abaissez tout cela jusqu’à nos sens. Nous voulons que les objets viennent se mettre sous nos yeux ; nous voulons un vrai qui nous saisisse d’abord, et qui remplisse notre âme de lumière et de chaleur. Il faut que la philosophie, quand elle veut nous plaire dans un ouvrage de goût, emprunte la voix de l’harmonie, la vivacité et le coloris de l’imagination. » (Guénard, Discours couronné par l’Académie française, en 1755.)

Voici deux modèles de dissertation, l’une en prose, l’autre en vers :

Le Duel.

« Gardez-vous de confondre le nom sacré de l’honneur avec ce préjugé féroce qui met toutes les vertus à la pointe d’une épée, et n’est propre qu’a faire de braves scélérats.

« En quoi consiste ce préjugé ? Dans l’opinion la plus extravagante et la plus barbare qui entra jamais dans l’esprit humain, savoir : que tous les droits de la société sont suppléés par la bravoure ; qu’un homme n’est plus fourbe, fripon, calomniateur ; qu’il est civil, humain, poli, quand il sait se battre ; que le mensonge se change en vérité ; que le vol devient légitime, la perfidie honnête, l’infidélité louable, sitôt qu’on soutient tout cela le fer à la main ; qu’un affront est toujours bien réparé par un coup d’épée, et qu’on n’a jamais tort avec un homme, pourvu qu’on le lue.

« Il y a, je l’avoue, une autre sorte d’affaire où la gentillesse se mêle à la cruauté, et où l’on ne tue les gens que par hasard : c’est celle où l’on se bat au premier sang.

« Au premier sang, grand Dieu ! Et qu’en veux-tu faire, de ce premier sang, bêle féroce ? Le veux-tu boire ?

« Les plus vaillants hommes de l’antiquité songèrent-ils jamais à venger leurs injures par des combats particuliers ? César envoya-t-il un cartel à Caton, ou Pompée à César, pour tant d’affronts réciproques ? Et le plus grand capitaine de la Grèce fut-il déshonoré pour s’être laissé menacer du bâton ? D’autres temps, d’autres mœurs, je le sais ; mais n’y en a-t-il que de bonnes ? Et n’oserait-on s’enquérir si les mœurs d’un temps sont celles qu’exige le solide honneur ? Non, cet honneur n’est point variable ; il ne dépend ni des temps, ni des lieux, ni des préjugés ; il ne peut ni passer, ni renaître ; il a sa source éternelle dans le cœur de l’homme juste, et dans la règle inaltérable de ses devoirs. Si les peuples les plus éclairés, les plus braves, les plus vertueux de la terre n’ont point connu le duel, je dis qu’il n’est pas une institution de l’honneur, mais une mode affreuse et barbare, digne de sa féroce origine. Reste à savoir si, quand il s’agit de sa vie ou de celle d’autrui, l’honnête homme se règle sur la mode, et s’il n’y a pas alors plus de vrai courage à la braver qu’à la suivre. Que ferait celui qui s’y veut asservir, dans les lieux où règne un usage contraire ? À Messine ou à Naples, il irait attendre son homme au coin d’une rue et le poignarder par derrière : cela s’appelle être brave en ce pays-là ; et l’honneur ne consiste pas à se faire tuer par son ennemi, mais à le tuer lui-même.

« L’homme droit, dont toute la vie est sans tache, et qui ne donna jamais aucun signe de lâcheté, refusera de souiller sa main d’un homicide, et n’en sera que plus honoré. Toujours prêt à servir la patrie, à protéger le faible, à remplir les devoirs les plus dangereux, et à défendre, en toute rencontre honnête et juste, ce qui lui est cher, au prix de son sang, il met dans ses démarches cette inébranlable fermeté qu’on n’a point sans le vrai courage. Dans la sécurité de sa conscience, il marche la tête levée, il ne fuit ni ne cherche son ennemi. On voit aisément qu’il craint moins de mourir que de mal faire, et qu’il redoute le crime et non le péril. Si les vils préjugés s’élèvent contre lui, tous les jours de son honorable vie sont autant de témoins qui les récusent ; et, dans une conduite si bien liée, on juge d’une action sur toutes les autres. »

J.-J. Rousseau.
*

L’Immortalité.

Le soleil de nos jours pâlit dès son aurore ;
Sur nos fronts languissants à peine il jette encore
Quelques rayons tremblants qui combattent la nuit ;
L’ombre croit, le jour meurt, tout s’efface et tout fuit.
Qu’un autre à cet aspect frissonne et s’attendrisse ;
Qu’il recule en tremblant des bords du précipice ;
Qu’il ne puisse de loin entendre, sans frémir,
Le triste chant des morts tout prêt à retentir ;
Les soupirs étouffés d’une mère ou d’un frère,
Suspendus sur le bord de son lit funéraire ;
Ou l’airain gémissant, dont les sons éperdus
Annoncent aux mortels qu’un malheureux n’est plus.
Je te salue, ô mort ! libérateur céleste !
Tu ne m’apparais point sous cet aspect funeste
Que t’a prêté longtemps l’épouvante ou l’erreur ;
Ton bras n’est point armé d’un glaive destructeur ;
Ton front n’est point cruel, ton œil n’est point perfide ;
Au secours des douleurs un Dieu clément te guide ;
Tu n’anéantis pas, tu délivres ; ta main,
Céleste messager, porte un flambeau divin ;
Quand ton œil fatigué se ferme à la lumière,
Tu viens d’un jour plus pur inonder ma paupière ;
Et l’espoir, près de toi, rêvant sur un tombeau,
Appuyé sur la foi, m’ouvre un monde plus beau.
Viens donc, vient détacher mes chaînes corporelles ;
Viens, ouvre ma prison, viens, prête-moi tes ailes.
Que tardes-tu ? Parais, que je m’élance enfin
Vers cet être inconnu, mon principe, ma fin.
Qui m’en a détaché ? qui suis-je ? et que dois-je être ?
Je meurs, et ne sais pas ce que c’est que de naître.
Toi, qu’en vain j’interroge, esprit, hôte inconnu,
Avant de m’animer, quel ciel habitais-tu ?
Quel pouvoir t’a jeté sur ce globe fragile ?
Quelle main t’enferma dans ta prison d’argile ?
Par quels nœuds étonnants, par quels secrets rapports
Le corps tient-il à toi comme tu tiens au corps ?
Quel jour séparera l’âme de la matière ?
Pour quel nouveau palais quitteras-tu la terre ?
As-tu tout oublié ? Par-delà le tombeau
Vas tu renaître encor dans un oubli nouveau ?
Vas-tu recommencer une semblable vie ?
Ou, dans le sein de Dieu, ta source et ta patrie,
Affranchi pour jamais de tes liens mortels,
Vas-tu jouir enfin de tes droits éternels ?
Oui, tel est mon espoir, ô moitié de ma vie !
C’est par lui que déjà mon âme raffermie
A pu voir sans effroi sur tes traits enchanteurs
Se faner du printemps les brillantes couleurs ;
C’est par lui que, percé du trait qui me déchire,
Jeune encore, en mourant vous me verrez sourire.
Et que des pleurs de joie, à nos derniers adieux,
À ton dernier regard, brilleront dans mes yeux.

Vain espoir, s’écrira le troupeau d’Épicure,
Et celui dont la main disséquant la nature,
Dans un coin du cerveau, nouvellement décrit,
Voit penser la matière et végéter l’esprit !
« Insensé ! diront-ils, que trop d’orgueil abuse,
Regarde autour de toi : tout commence, tout s’use,
Tout marche vers un terme, et tout naît pour mourir.
Dans ces prés jaunissants tu vois la fleur languir ;
Tu vois dans ces forêts le cèdre, au front superbe,
Sous le poids de ses ans, tomber, ramper sous l’herbe.
Tu vois autour de toi, dans la nature entière,
Les siècles entasser poussière sur poussière,
Et le Temps, d’un seul pas confondant ton orgueil,
De tout ce qu’il produit devenir le cercueil.
Et l’homme, l’homme seul, ô sublime folie !
Au fond de son tombeau croit retrouver la vie ;
Et dans le tourbillon, au néant emporté,
Abattu par le temps, rêve l’éternité ! »
Qu’un autre vous réponde, ô sages de la terre !
Laissez-moi mon erreur : j’aime, il faut que j’espère ;
Notre faible raison se trouble et se confond.
Oui, la raison se tait ; mais l’instinct nous répond.
Pour moi, quand je verrais dans les célestes plaines
Les astres, s’écartant de leurs roules certaines,
Dans les champs de l’éther l’un par l’autre heurtés,
Parcourir au hasard les cieux épouvantés ;
Quand j’entendrais gémir et se briser la terre
Quand je verrais son globe, errant et solitaire,
Flottant loin des soleils, pleurant l’homme détruit,
Se perdre dans les champs de l’éternelle nuit ;
Et quand, dernier témoin de ces scènes funèbres,
Entouré du chaos, de la mort, des ténèbres,
Seul, je serais debout ; seul, malgré mon effroi,
Être infaillible et bon, j’espérerais en toi ;
Et certain du retour de l’éternelle aurore,
Sur les mondes détruits, je t’attendrais encore !
Lamartine,

§ VI. De l’analyse critique.

La lecture et la composition sont sans doute d’excellents moyens pour former le goût et pour acquérir la connaissance pratique de la langue ; mais, pour pénétrer tous les secrets de l’art d’écrire, pour étudier les règles dans leur application immédiate, il est un autre exercice dont la jeunesse peut tirer les plus grands fruits : c’est l’analyse critique, appliquée aux chefs-d’œuvre de la littérature et aux modèles des bons écrivains.

Le goût des élèves se forme en partie sur la foi du maître et sur celle des critiques dont ils font la lecture ; mais il faut aussi qu’ils s’habituent à juger par eux-mêmes. Pourquoi ne s’exerceraient-ils pas, quand ils ont acquis une certaine maturité, à rendre compte, par écrit, d’un livre qu’ils ont lu, d’une pièce de théâtre dont ils ont vu la représentation ? Obligés de réfléchir et de formuler leur jugement, ils s’habitueront à distinguer ce qui est bon de ce qui est mauvais ; ils perfectionneront en eux le goût du beau, et se formeront des principes d’esthétique qu’ils auront souvent occasion d’appliquer. Si ce travail paraît difficile au premier abord, la lecture de La Harpe ou de M. Villemain mettra facilement sur la voie.

Mais, avant d’aborder cette critique en grand, il est éminemment utile de rappliquer à des morceaux choisis de peu d’étendue. Cette analyse doit considérer un morceau dans son ensemble et dans tous ses détails, y montrer l’application de toutes les règles de l’art d’écrire, faire ressortir les beautés ou les défauts qui s’y trouvent.

Pour donner une idée de ce genre de travail, nous en ferons l’application à la délicieuse élégie d’André Chénier, intitulée la Jeune Captive.

« L’épi naissant mûrit, de la faux respectée ;
Sans crainte du pressoir, le pampre tout l’été
           Boit les doux présents de l’aurore :
Et moi, comme lui belle, et jeune comme lui,
Quoi que l’heure présente ait de trouble et d’ennui,
           Je ne veux pas mourir encore.

Qu’un stoïque aux yeux secs vole embrasser 1a mort ;
Moi, je pleure et j’espère ; au noir souffle du nord
           Je plie et relève ma tête.
S’il est des jours amers, il en est de si doux !
Hélas ! quel miel jamais n’a laissé de dégoûts ?
           Quelle mer n’a point de tempête ?

L’illusion féconde habite dans mon sein.
D’une prison sur moi les murs pèsent en vain,
           J’ai les ailes de l’espérance.
Échappée aux réseaux de l’oiseleur cruel,
Plus vive, plus heureuse, aux campagnes da ciel
           Philomèle chante et s’élance.

Est-ce à moi de mourir ? Tranquille je m’endors,
Et tranquille je veille ; et ma veille aux remords
           Ni mon sommeil ne sont en proie.
Ma bienvenue au jour me rit dans tous les yeux ;
Sur des fronts abattus, mon aspect en ces lieux
           Ranime presque de la joie.

Mon beau voyage encore est si loin de sa fin !
Je pars, et des ormeaux qui bordent le chemin
           J’ai passé les premiers à peine ;
Au banquet de la vie à peine commencé,
Un instant seulement mes lèvres ont pressé
           La coupe en mes mains encor pleine.

Je ne suis qu’au printemps, je veux voir la moisson ;
Et comme le soleil, de saison en saison,
           Je veux achever mon année ;
Brillante sur ma tige et l’honneur du jardin,
Je n’ai vu luire encor que les feux du matin :
           Je veux achever ma journée.

Ô mort ! tu peux attendre, éloigne, éloigne-toi !
Va consoler les cœurs que la honte, l’effroi,
           Le pâle désespoir dévore.
Pour moi Palès encore a des asiles verts,
Les Amours des baisers, les Muses des concerts :
           Je ne veux pas mourir encore.

Ainsi, triste et captif, ma lyre toutefois
S’éveillait, écoulant ces plaintes, cette voix,
           Ces vœux d’une jeune captive ;
Et, secouant le joug de mes jours languissants,
Aux douces lois des vers je pliais les accents
           De sa bouche aimable et naïve.

Ces chants, de ma prison témoins harmonieux,
Feront à quelque amant des loisirs studieux
           Chercher quelle fut cette belle.
La grâce décorait son front et ses discours ;
Et, comme elle, craindront de voir finir leurs jours
           Ceux qui les passeront près d’elle.

Modèle d’analyse critique.

Je me sens doucement ému à la lecture de ce morceau ; je reconnais l’élégie à ces tendres et mélancoliques accents. C’est l’élégie comme je l’aime, non point sombre et désespérée, mais souriant à travers ses larmes, et cherchant sa consolation, non dans la mort, mais dans la vie.

Ce qui donne à ce chant de Chénier un caractère d’inspiration réelle, un accent attendrissant de vérité, c’est qu’il ne l’a pas écrit, comme font tant de poètes, dans le silence du cabinet, en inventant une douleur imaginaire. Renfermé pendant la révolution française, dans la prison de Saint-Lazare, il attendait chaque jour l’arrêt fatal qui devait l’envoyer à l’échafaud ; il voyait autour de lui de nombreuses victimes à qui le même sort était réservé. Parmi elles se distinguait une jeune personne dont la grâce et la beauté illuminaient cette sombre demeure d’un doux rayon :, c’était mademoiselle de Coigny. Mais la vertu, l’innocence, la beauté, n’étaient pas des titres à l’indulgence du tribunal révolutionnaire ; l’âme du poète s’émut, et il fit parler à la jeune captive un langage tout à fait en harmonie avec sa position.

Quelles pensées, quels rêves agitent le cœur à seize ans ? La vie s’ouvre, souriante et pleine d’illusions dorées ; l’âme a des aspirations sans bornes ; elle entrevoit des horizons infinis ; elle n’a pas encore subi les douleurs, les meurtrissures de la vie ; elle se cabre aux difficultés, les surmonte d’un bond ; souple et légère, elle échappe à l’étreinte des pensées sérieuses ; les larmes sont une rosée qui la rafraîchit, et que la brise essuie avec le soleil. Si parfois elle entrevoit le lugubre fantôme de la mort, elle se hâte de fuir, pour ressaisir la vie et le bonheur.

C’est ainsi que Chénier a voulu peindre sa captive : elle lutte contre la pensée de la mort, et se rattache à la vie par tout ce que l’existence a de douceur et de charmes : le soleil, l’espérance, les fleurs, la verdure, la poésie ; elle ne veut pas mourir encore.

Avouons-le pourtant : malgré l’exquise sensibilité de cette élégie, il y manque un sentiment qui lui eût communiqué une émotion plus vive, plus vraie, plus séduisante : c’est le sentiment religieux, le sentiment chrétien.

Je cherche en vain dans l’âme de la captive une croyance, une aspiration vers le ciel ; j’y vois une gracieuse imagination, avec l’empreinte du caractère antique : mais la composition est païenne par le fond, comme elle l’est par la forme. À quoi cela tient-il ? Au caractère de Chénier, à son éducation, au scepticisme de son siècle. La mère de Chénier était Grecque ; il goûta dès l’enfance l’harmonie de cette belle langue des Hellènes, et, devenu poète, il transporta dans ses compositions quelque chose de la douceur, de la grâce, de la riche simplicité du génie antique. Dans l’élégie dont nous parlons, il règne d’un bout à l’autre une sobriété féconde, un élan contenu que les modernes devraient plus souvent imiter : mais, je le répète, le sentiment chrétien aurait pu lui communiquer cette douce haleine de la foi, qui donne tant de charme aux Méditations de Lamartine.

Entrons maintenant dans le détail de la composition :

1° L’épi naissant mûrit…, etc.

Ce début est simple et gracieux : un écrivain jeune et sans expérience aurait accumulé ici les exclamations et les lamentations ; il aurait cru faire plus d’effet : il se fût trompé. Charmante comparaison de la jeune fille avec l’épi et le fruit de la vigne, dont on respecte la vie jusqu’à leur maturité. Le pampre est un mot poétique ; si l’auteur eût dit la vigne, son vers eût été prosaïque et faible.

Boit les doux présents de l’aurore.

Belle et harmonieuse périphrase, pour dire la rosée.

2° Qu’un stoïque aux yeux secs… etc.

Comme je reconnais la jeune fille à ces mots, Moi, je pleure et j’espère ! elle n’affiche pas cette fermeté souvent factice du disciple de Zénon, qui brave la douleur ; les larmes vont bien à son beau visage, qu’illumine toujours un rayon d’espoir. Il y a une réminiscence éloignée du roseau de La Fontaine, dans ce vers :

Je plie et relève ma tête.

Si l’auteur eût représenté le stoïcien comme un chêne qui brave l’effort de la tempête, et la jeune fille comme un roseau qui plie et ne rompt pas, il eût été plagiaire ; mais son imitation, lointaine et discrète, a tout le charme de l’originalité : peut-être même n’a-t-il pas pensé du tout à ce rapprochement, car cette idée venait naturellement sous sa plume.

Cette strophe se termine par une double image sous la forme de l’interrogation :

Hélas ! quel miel jamais n’a laissé de dégoûts ?
         Quelle mer n’a point de tempête ?

C’est une métaphore demi voilée et pleine de grâce.

3° L’illusion féconde…etc.

La prison est une cage, mais elle ne peut arrêter l’âme libre et vagabonde de la prisonnière : elle a les ailes de l’espérance. Heureuse métaphore qui se continue dans les trois vers suivants, où l’on croit voir le rossignol s’échapper joyeux des filets de l’oiseleur. Toutes les expressions sont bien choisies : réseaux pour filets ; les campagnes du ciel, périphrase poétique pour les airs. La chute de la strophe est vive comme le vol de l’oiseau :

Philomèle chante et s’élance.

Remarquons encore, en passant, le rythme adopté par le poète : les strophes sont composées de six vers, et divisées en deux tercets terminés chacun par un vers de huit syllabes ; chaque tercet forme une phrase harmonieuse, suivie d’un repos que la chute du petit vers amène naturellement : cette disposition est tout à fait propre à l’élégie.

4° Est-ce à moi de mourir ? etc.

Il y a une antithèse heureuse dans ces mots : tranquille je m’endors, et tranquille je veille ; la répétition du mot tranquille ajoute à l’effet de l’antithèse, et insiste à propos sur cette quiétude insouciante de l’aimable captive. Il y a du mouvement dans ces vers ; ils ont une allure libre et dégagée, dont les poètes antérieurs à Chénier avaient été trop avares. Chez lui l’enjambement rompt souvent la monotonie du vers français, mais sans affectation ni mauvais goût : on sent poindre dans son rythme l’esprit d’indépendance des romantiques : heureux si l’on n’en avait pas abusé ! Comme les vers suivants sont gracieux de pensée et d’expression !

Ma bienvenue au jour me rit dans tous les yeux ;
Sur des fronts abattus, mon aspect en ces lieux
       Ranime presque de la joie.

Il semble que l’on voie l’apparition de cette jeune beauté, candide et pure comme l’innocence, au milieu des pauvres prisonniers. À son aspect, les fronts les plus tristes se dérident, ils sentent leur âme rassérénée.

5° Mon beau voyage encore est si loin de sa fin !… etc.

Toute cette strophe est animée par les images, ainsi que la suivante : ce sont des métaphores pleines de goût et de fraîcheur ; elles se succèdent et changent de point de comparaison sans se nuire, tant elles sont justes et bien choisies : c’est la vie comparée à un voyage à peine commencé, puis à un banquet dont on a pu à peine effleurer la coupe des lèvres.

6° Je ne suis qu’au printemps… etc.

Ici l’existence a des saisons comme le soleil ; la jeune fille ressemble à une fleur qui vient de s’épanouir aux caresses de l’aurore. Faut-il s’étonner que la naïve enfant s’attache à une existence qui lui sourit de toutes parts ? Faut-il s’étonner qu’elle repousse bien loin l’image de la Mort, dont le fantôme se dressé aux murs de la prison ?

7° Ô Mort ! tu peux attendre ; éloigne, éloigne-toi… etc.

Apostrophe pleine de mouvement et de naturel.

C’est toujours la même pensée, car la captive n’en a qu’une seule : elle ne veut pas mourir ; elle a débuté par là dans la première strophe :

Je ne veux pas mourir encore.

Elle a répété souvent la même chose en d’autres termes dans le cours de la plainte ; c’est encore par là qu’elle termine ; c’est l’écho de sa pensée, le refrain de son chant :

Je ne veux pas mourir encore.

Non, elle ne devait pas mourir ; le vœu du poète attendri devait fléchir le destin. Mademoiselle de Coigny fut plus heureuse que Chénier ; elle échappa à la hache révolutionnaire ; son beau voyage s’est prolongé jusqu’à nos jours.

Remarquons la hardiesse de cette belle métonymie : le pâle désespoir ; c’est l’effet pour la cause. Je n’aime pas trop Paies, le dieu des jardins ; cette application mythologique est froide et surannée ; de nos jours, l’Olympe païen est proscrit de la poésie ; mais au temps de Chénier on l’employait encore. D’ailleurs, André Chénier était un peu Grec, et, comme nous l’avons dit, sa poésie est marquée au coin de l’antiquité païenne.

8° Ainsi, triste et captif, ma lyre toutefois s’éveillait…

La captive a terminé son chant, douce aspiration vers la vie et le bonheur. Maintenant, c’est le poète qui parle, et nous explique comment les jours languissants de sa prison furent éveillés par cette voix plaintive ; c’est l’émotion qui a ranimé sa verve ; jamais situation n’était plus faite pour inspirer une élégie. Jeune comme elle, et menacé du même destin, qui pouvait sentir et peindre mieux que lui ce débat intérieur de la vie contre la mort ? Pourtant l’âme du poète est triste et languissante ; on voit qu’il est découragé : il n’aurait pu dire pour lui-même ce qu’il fait dire à la jeune fille : il ne tient plus à la vie par tous les liens de la jeunesse, par les fleurs, le soleil et l’espoir. Il en a trop goûté l’amertume ; il a été mêlé à la tourmente révolutionnaire, il a lutté contre le crime audacieux, il a défendu Louis XVI ; puis il a vu les sanglants triomphes de la démagogie, et il a presque désespéré de la France et de l’avenir. Un rayon de beauté a seul pu le réveiller de son abattement, et lui a inspiré le chant du cygne.

Ainsi, triste et captif, ma lyre… C’est une ellipse poétique d’un bel effet.

9° Ces chants, de ma prison témoins harmonieux.

Poète discret autant qu’il est touché, André Chénier ne nomme pas la beauté qui l’inspire ; il voile son nom avec un pieux mystère : c’est un charme de plus. Avec moins de goût, un autre poète eût cherché les grands effets, il eût prodigué les épithètes et les éloges à la jeune fille, et l’eût peinte trait pour trait. Ici, au contraire, quelle admirable sobriété ! un seul vers est consacré à cette peinture :

La grâce décorait son front et ses discours.

Puis le poète ajoute en finissant :

Et, comme elle, craindront de voir finir leurs jours
        Ceux qui les passeront près d’elle.

Cette dernière pensée semble révéler une émotion intime, une sorte d’aveu détourné : si André Chénier emporte un regret dans la tombe ouverte sous ses pas, ce sera sans doute celui de la douce captive.

Le moment fatal approchait pour lui : il eut comme une révélation poétique de ce moment suprême ; car lorsque le messager de mort vint remplir de son nom les longs corridors sombres, il crayonnait son dernier hymne inachevé, commençant par ces mots :

Comme un dernier rayon, comme un dernier zéphyre
        Anime la fin d’un beau jour,
Au pied de l’échafaud j’essaye encor ma lyre :
        Peut-être est-ce bientôt mon tour…

Puis il monta sur la fatale charrette, où il trouva Roucher, autre poète victime de la révolution.

Ce fut au moins une triste et dernière consolation pour les deux amis, que ce rapprochement du dernier voyage ; ils s’entretinrent de leurs travaux, de leurs anciennes espérances. André Chénier se frappait le front en s’écriant : « Et pourtant il y avait là quelque chose ! » Puis ils récitaient entre eux la première scène d’Andromaque.

Oui, puisque je retrouve un ami si fidèle,
Ma fortune va prendre une face nouvelle.
Racine.

Et, au bout du chemin, l’échafaud ! C’était le 7 thermidor ; et l’on frémit d’une douloureuse tristesse en pensant que, deux jours après, Robespierre était renversé, et que les cachots s’ouvraient pour rendre les prisonniers à l’existence !